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De la poésie à l’éducation universelle : la voie d’El Mejdoub

Insaniyat N° 71 | 2016 | Varia | p. 23-35 | Texte intégral


From poetry to universal education: the way of El Mejdoub

Abstract:The quatrains of El Mejdoub continue across the centuries to print their keen images in the Maghrebin imagination. I‘d like to show, by this text, that themes discussed by the Sufi are always relevant and of current issues. And if they draw the interest and attention of the Maghrebins, they are not special for them because these themes raise universal problems in the sense that they evoke eminently human situations such as self-image and parental narcissism, relationships with others in various situations, human dignity, etc. That is why the title evokes universal education. The pedagogical aspect is very interesting because the versifier uses a poetic beauty with incisive metaphors and rhythmic sounds that give strength and clearness to it. By this text I’d like to show that what is old is not necessarily worn out and can serve as typical for inspiration to make education more attractive.

Keywords : Education - universality - parental narcissism - oral tradition -
El Mejdoub - Maghreb.


Mostéfa MIMOUNI :Université Abdelhamid Ibn Badis Mostaganem, Faculté des Sciences Sociales, 27 000, Mostaganem, Algérie.


« Mal fagoté ils m’ont vu

Il n’y a point de trésor ont-ils dit

Comme livre je suis écrit

Pour autrui plein de profits »

                                                                Sidi A. El Mejdoub

Introduction

L’éducation a toujours préoccupé les humains. Quels que soient leur culture, leur milieu, leur espace, ils se sont penchés sur les limites permettant au groupe, à la communauté de vivre ensemble, de partager, de se soutenir pour mieux affronter les affres de la vie.

Si la famille est le maillon central aujourd’hui, ses fonctions étaient moins circonscrites, c’est le groupe social large qui veillait à l’unisson pour mieux éduquer et appliquer les règles.

L’acquisition de comportements socialement valorisés et valorisants passe par la trame de la connaissance familiale en matière d’éducation. Pour intégrer l’enfant dans les règles de la bienséance, l’éducation et l’apprentissage prennent leurs sources dans l’héritage référentiel de la bonne conduite et de la morale et c’est dans ce sens que Sidi Aberrahmane El Mejdoub (Saint du Maghreb, 1504-1569, connu pour sa sagesse et sa probité) est utilisé dans la conscientisation de l’enfant et de l’adolescent pour respecter les règles de la socialité. Règles qui édictent et régissent ce qui « peut-être » et ce qui « ne doit jamais être ».

Le but de ce texte est, à partir de quelques propositions [émanant des préceptes de A. EL Mejdoub], d’éclairer cette complémentarité recherchée dans l’acte éducatif afin de parfaire une conduite et un comportement socialement valorisants pour l’enfant et pour les parents communément entendus par ‘Rahmet Waldik’ et ‘M’rabi’, ce qui confère une considération et une reconnaissance de l’éducation parentale. Ce quatrain montre le rôle de l’éducation qui a pour fonction de mener l’enfant sur le chemin de la concorde :

Le blé est richesse

Sasse-le, il se purifie de ses poussières

Si tu veux avoir bonne relation à autrui

De l’agression, écarte les enfants »

Ceci pour dire que l’éducation doit amener les enfants à acquérir les principes fondamentaux de la morale : plus de respect, de considération et de tolérance envers les autres. Il ne s’agit pas que de protéger l’enfant, mais aussi ses parents qui seront valorisés, reconnus comme « bons parents »[1], ce qui nourrit leur narcissisme et remonte leur estime aux yeux de l’entourage.   

Cette finalité se retrouve chez tous les éducateurs et moralistes à travers les âges et les civilisations humaines : les adages, les contes, les fables, les proverbes, ont toujours été et restent le moyen didactique le plus approprié au niveau de cognition de l’enfant.

Tradition orale d'El-Mejdoub et éducation

Ce qui nous intéresse dans cette réflexion, c’est de voir pourquoi la tradition orale du Mejdoub est partagée par tout le Maghreb, et pourquoi cette tradition, malgré les siècles, continue à jouer un rôle prépondérant dans l’éducation (ainsi que dans les relations entre adultes) et pourquoi les parents se sentent tenus, dans différentes situations, de faire appel à ses quatrains pour appuyer, donner plus de poids à leurs orientations éducatives.  

Quelques repères biographiques d’El Mejdoub

Sidi Abderrahmane El Mejdoub est né au mois de ramadhan 909 de l’hégire (1504 après J. C, mort le 28 mai 1569) au village de Tit près de Azemmour entre Tanger et Rabat, à quelques kilomètres d’El Jadida (Maroc). Il est originaire de Ouled Faradj de Doukala, tribu arabe entrée au Maroc à l’époque des Fatimides sous le règne de Moulay Ismaêl El Alaoui[2], descendant d’une famille de saints des Morabitines Almoravides[3].

C’est Sidi Ali EL Sanhadji qui dirigea son éducation spirituelle
et l’envoya à Meknès pour suivre l’enseignement de cheikh Saïd
et Tlemçany. La voie soufie lui sera enseignée par le grand mystique Omar Ben Khatab du Zerhoun qui lui donna le titre de Mejdoub. Mejdoub veut dire « illuminé », « éclairé », « aimanté », « capté ».
El Mejdoub était soufi Malamati, « le soufi malama s’expose volontairement à la suspicion et au blâme pour combattre l’orgueil »[4] [5]. El Mejdoub représentant la parole maghrébine : depuis le 16ème siècle, ses quatrains nourrissent l’imaginaire maghrébin, cette longévité soulève de nombreuses hypothèses :

  • 1) Si ses propos, ses quatrains, ses satires gardent toute leur saveur et leur pertinence explicative du « réel » social plusieurs siècles plus tard, c’est que la réalité sociale n’a pas beaucoup évolué depuis.
  • 2) C’est (peut-être) une Parole visionnaire propre à ceux qui savent pénétrer le sens « voilés » des choses et des réalités humaines au delà du temps social : c’est une vision de l’humain dans son universalité, les sentiments humains sont les mêmes depuis la nuit des temps.
  • 3) L’expression en poésie de quatre lais permet, par la structure de leur musicalité, d’être facilement audibles, saisissables, assimilables
    et facilement mémorisés. Cette forme d’expression, toute de rimes et de sonorités, ne lasse pas l’oreille et éveille les sens.

La première hypothèse paraît peu probante dans la mesure où toute société évolue. La deuxième hypothèse également dans la mesure où le soufi, en renonçant au confort terrestre, se dépouille tout en plongeant au plus profond de l’être pour  chercher et tenter de comprendre les racines de l’humain.

La troisième hypothèse complète la deuxième, dans la mesure où ayant compris le fonctionnement humain, le soufi devient pédagogue  et choisit les moyens accessibles qui touchent l’être, éveillent sa curiosité et sa sensibilité, Tolstoï dira que « les grandes œuvres d’art ne sont grandes que parce qu’elles sont accessibles à tous. » Et cette grandeur, due à cette accessibilité, a fait d’El Mejdoub le chantre du Maghreb.

La qualité des conditions d’émission et de réception des messages est une condition essentielle à une communication éducative de qualité  (J. Loisier, 2009). Le fait que depuis des siècles El Mejdoub participe à l’éducation dans ce grand Maghreb, c’est qu’il y a comme le résume bien H. Remaoun (2010) « il y a plusieurs facteurs objectivement favorables, tels les référents identitaires hérités qui rapprochaient les différents « protonationalismes » (interprétations des parlers berbères et arabes, islam, mémoire partagée…), la contigüité territoriale, et une histoire interférente, sinon commune depuis les temps les plus reculés jusqu’à  la confrontation avec la colonisation contemporaine. » Tout cela facilite le passage, les métissages, les partages.

Importance des sonorités 

L’être humain apprend à partir du son de la voix de la mère et dès trois, quatre ans, il est mis dans les katatibs où l’oreille joue un rôle important dans l’acquisition du langage et de l’apprentissage du Coran, qu’il apprend par cœur même s’il n’en saisit pas le sens ni  l’essence. Les sonorités rimées et rythmées facilitent la mémorisation tout en donnant du plaisir à l’enfant qui va apprendre en s’amusant. C’est le plaisir des mots, du jeu de mots, qui favorise l’assimilation de la symbolique
et l’arrime à sa culture originelle.

Il n’est nullement surprenant que gouals, meddah, berrah, etc. chantent les sentences de El Mejdoub. L’assemblée est subjuguée par ses  paroles qui semblent pénétrer au plus profond de l’être. Ses quatrains ont été conçus pour être chantés.  Alors que El Mejdoub n’a jamais quitté le Maroc, ses paroles sont chantées et récitées en Algérie et au fin fond de la Tunisie. Ce qui est intéressant c’est que le dialecte utilisé est parfaitement compréhensible d’un bout à l’autre du Maghreb. Cette question a été abordée par Elimam (1997) qui ramène cette compréhension à l’unité culturelle du Maghreb qui trouve ses racines plus loin que la pénétration arabe au Maghreb, dans la langue punique (cf. F. Benramdane, Insaniyat, 1998).

El Mejdoub a pris la société dans son réel et sans chercher à la culpabiliser, il a situé les points d’ancrage de la critique là où l’homme a failli ou risque de faillir. Il a relevé les points de force et de faiblesse universels de l’humain. Les significations que revêtent les  quatrains sur le mensonge, la trahison, la générosité, la sincérité s’appliquent dans toute société humaine quelles que soient ses particularités ethniques, religieuses ou géographiques : ce sont des valeurs universelles et les sentiments humains donc universels.

Ses paroles sont utilisés par les parents pour mettre fin à toutes palabres inutiles, leur sens précis et imagé répond mieux au niveau psychologique de l’enfant, mais aussi de l’adulte. La survivance des quatrains d’El Mejdoub est justement liée à ces images saisissantes, ces métaphores puissantes, parlantes à l’instruit comme à l’illettré, à l’enfant comme à l’adulte.  

L’expression : El hor b’ramza, oual barhouch b’debza (un clin d’œil suffit pour le vif d’esprit quand l’entêté a besoin du bâton ») : évite à l’enfant d’aller trop loin dans ses exigences ou bêtises. Cette expression fait l’économie de menaces bien peu convaincantes, et de discussion inutile. On n’a pas besoin de répéter ou de sévir.

L’évocation du nom d’el Mejdoub frappe l’imagination de l’enfant, mais aussi de l’adulte responsable de son éducation et lui fait percevoir  un mystère et un respect qui l’amène à tempérer ses ardeurs. En effet, très jeune, l’enfant est confronté à ce personnage lointain mais omniprésent, il va le parer de pouvoirs quasi magiques et devient un modèle identificatoire.

La socialisation est un processus continu, allant de la naissance à la mort, qui permet d’acquérir les modes de pensée, le langage, les us  et coutumes, etc., à tout individu (à l’enfant et l’adolescent essentiellement, mais ne s’arrête pas, car l’adulte aussi continue sa socialisation autant que la personne âgée). Cette socialisation passe par la communication (verbale et non verbale)  au cours des interactions entre l’enfant et son milieu socioculturel particulier. Ainsi, les enfants sauvages[6] qui ont été recueillis et décrits par des chercheurs (Victor le sauvage de l’Aveyron en France ; Amala et Kamala, en Inde ; Kaspar Hauser en Allemagne ; etc.) ont perdu leur humanité et non leur intelligence, puisqu’ils étaient bien adaptés au milieu animal, mais n'avaient aucune compétence en terme de relations et de culture  humaine et ne pouvaient s’intégrer dans leur communauté. On voit ici qu’au début de sa vie, l’enfant a des possibilités d’adaptation mais ces possibilités ont besoin d’un bain social et culturel humain pour s’actualiser et jouer pleinement leur rôle dans la socialité de son milieu. Le milieu d’origine constitue un référent stable qui donne cette continuité d’être, cette communauté de sentiments, de conduite  et d’unisson. Quand il n’y a pas de crispation identitaire, cela rend plus facile l’ouverture à l’altérité
et s’en enrichir (Vincenzo Cicchelli, Insaniyat, 47-48 | 2010). 

Dans ce cadre concernant l’influence du milieu, El Mejdoub donne la sentence suivante :

Qui fréquente les valeureux, sur lui leur valeur déteint

Qui s’allie aux lâches/viles, perd son engeance

Qui se frotte à la marmite de sa suie se salit

Et qui se frotte au savon y trouve propreté.

Dans un autre quatrain, l’allusion est beaucoup plus précise :

Traverse le gué de la rivière :

Ta traversée deviendra divertissement

Fréquente, d’entre les gens, les hommes de bien :

Ils te satisferont à tous besoins

L’éducation a pour objectif de mener l’enfant qui veut dire en latin « celui qui ne sait pas parler » à parler, donc, à communiquer en utilisant la parole mais aussi dans le sens qu’on emploie en Algérien « ne sait pas parler » veut dire « ne respecte pas les convenances : Ma Ygamench, ma ya’rafch el mi’ad, machi m’rabi. » 

La parole est donc nécessaire mais comporte des dangers et bien parler c’est ne pas parler à tort et à travers :

Le silence est or raffiné

Et trop de parole nuit

Garde-toi de parler de tout ce que tu vois

Si on te questionne, tu ne sais point.

La morale chez l’enfant et l’adolescent

Psychologues et pédagogues ont très bien ciblé l’acquisition, l’évolution et la cognition de la morale chez l’enfant et l’adolescent en trois grandes finalités :

Sentiment de valeur et confiance

Le jugement moral chez l’enfant puise ses racines dans l’amour que lui portent ses parents et lui donne un sentiment de valeur, d’importance pour autrui, ce qui nourrit son narcissisme, c’est-à-dire l’amour pour lui-même qui est nécessaire à sa survie. Au début, l’enfant est profondément attaché à ses parents qui n’ont pas de pareils : ils sont les meilleurs, les plus beaux, les plus forts et constituent donc des modèles auxquels il va s’identifier (vouloir être comme eux, S. Freud) Cet attachement va progressivement se transformer et s’élargir à d’autres personnes de son entourage. Au fur et à mesure qu’il grandit, il prendra conscience des imperfections de ses parents et des possibilités relationnelles  et identificatoires que portent les autres en eux, c’est ce qui va l’aider  à prendre de la distance vis-à-vis des parents. Ces derniers, s’ils veulent vraiment l’aider à s’épanouir, doivent absolument favoriser cette distanciation (pour ne pas l’étouffer et faire de lui un asocial, incapable de se prendre en charge), c’est-à-dire l’amener à être autonome, à être un être capable de jugement, de raison, de responsabilité.

L’éducation vise à amener progressivement l’être à la maturité qui nécessite réflexion, pondération, responsabilité et courage vis-à-vis de ses paroles et actes, les vers suivant illustrent bien cette finalité :

« Ne selle qu’après installation des rennes

Et serre bien ton nœud

Ne parle qu’après réflexion

Si tu ne veux être ridicule »

Le temps reste une condition essentielle à la réussite et à l’accomplissement et mérite d’être maîtrisé rationnellement :

« Qui veut caracoler doit prendre un cheval racé

De fils d’or sa bride est rehaussée

Qui veut vérité énoncer

doit s’armer pour l’exprimer »

El Mejdoub indique par-là que la vérité n’est pas toujours facilement à accepter et nécessite du doigté et du courage de son énonciateur. L’altérité est encore là, car l’autre n’est pas oublié, il doit être pris en compte, on ne peut pas dire n’importe quelle vérité à n’importe qui et n’importe comment. Il faut prendre le temps, mesurer ses propos, réfléchir et choisir ses mots. Adapter le propos en fonction des capacités cognitives de celui qui reçoit la remarque ou le discours, nous conseille le Prophète de l’Islam :

«  Khatibou ennassa hasba 3ogolihoum » wa« bellati hya ahcen » (Dans le chapitre

 consacré à Lokman,le Coran souligne fortement les conduites nécessaires que tout

fils doit adoptées dans sa relation à Allah,à autrui et à soi-même, Et c’est en toute logique

que nous trouvons chez Sidi Abderrahmane El-Mejdoub ce qui suit :

Les vers suivants visent à se protéger de la flatterie et de la vanité : 

« Prends l’avis de celui qui te fait pleurer

et non celui qui te fait rire»

La flatterie caresse dans le sens du poil et tend à édulcorer la vérité, quitte à tromper. Celui qui ne te ménage pas est plus proche de la vérité  et t’oblige à te remettre en question, même si cela n’est pas très agréable pour ton égo.

au rapport à autrui :

«A qui fait le bien offre tes compliments

toujours avec joie et avec gratitude

pour qui fait le mal n’aie aucune inquiétude

Dieu se chargera de régler son destin»

Cette expression nous la trouvons dans le corpus éducatif traditionnel par «laisse le soin à Dieu» qui évite des conflits et des confrontations stériles.

«Toi qui appelle devant la porte

Appelle et n’oublie pas

Que femmes et argent

détruisent les amitiés»

Ce quatrain met en garde contre l’indiscrétion et pousse à la pudeur et à la retenue devant l’entrée d’une autre demeure[7]. Les femmes et l’argent sont les causes des discordes entre les hommes, El Mejdoub met en garde contre le non-respect de la discrétion et de la pudeur des femmes tout en protégeant l’honneur des hommes et des familles. Il s’agit surtout de règles de bienséance régissant la vie avec l’autre, avec les autres.

Le sentiment de justice

La morale est inséparable de la justice (l’équité). Seuls les parents sont en mesure de semer les graines de la justice dans l’esprit de leur enfant : d’abord en ne faisant pas de discrimination entre les enfants que ce soit en fonction du sexe, de l’âge ou des particularités individuelles. C’est cette justice première accompagnée des injonctions et interdictions qui va lui permettre de distinguer entre ce « qui est bien/pas bien, bon/mauvais, propre/sale ; gentil/méchant. Ce sont là les prémices de la morale.

Pour J. Piaget, l’enfant passe par trois grandes étapes dans l’élaboration du jugement moral :

         a) avant 7 - 8 ans, au début, il se contente d’obéir à l’interdit en présence de l’interdicteur (autorité sacrée donc extérieure : hétéronomie, ici le respect est unilatéral), quand ce dernier n’est pas là, il transgresse
et ne ressent qu’un malaise momentané. C’est le réalisme moral « selon lequel les obligations et les valeurs sont déterminées par la consigne en elle-même, indépendamment des intentions et des relations » (J. Piaget, B. Inhelder).

          b) De 7 à 12 ans l’enfant passe à l’autonomie morale : le développement de l’intelligence qui va devenir plus opératoire, c’est-à- dire plus logique, de moins en moins subjective (centrée sur son propre point de vue) et avec la coopération sociale entre enfants « l’enfant en vient à des relations morales nouvelles fondées sur le respect mutuel » (Ibid., p.101). Peu à peu, l’enfant intègre le sentiment de justice qui va dépasser l’obéissance et devient une « norme centrale ». Et c’est à travers le jeu avec les adultes et avec les pairs qu’il se socialise c’est-à-dire apprend à respecter les règles et à les intégrer et constituer le corpus qui lui servira pour éduquer ses enfants à son tour.

        c) A l’adolescence et à l’âge adulte, la pensée abstraite ouvre de nouveaux horizons à l’individu, qui, s’il a bien intégré les règles, est en mesure maintenant d’anticiper, de prendre des décisions en harmonie avec des valeurs qui dépassent le réel et sont « des valeurs idéales ou supra-individuelles ». Intégration des notions d’équité, d’humanité, de justice, d’amour, de respect de la vie en général et non de soi et de sa famille seulement. Il devient capable de transgresser les règles en toute conscience quand les règles ne sont plus en conformité avec les grandes valeurs sus citées. Ainsi, c’est l’intention et la situation qui déterminent la conformité ou la désobéissance en son âme et conscience.

Là également, El Mejdoub apporte des  mises en garde selon les situations et rappelle que les apparences sont trompeuses et doivent être décryptées avant engagement :

« Ne te plaisent les fleurs du laurier

Ombrageant les ruisseaux

Ne te plaise la beauté de la fille

Qu’après ses actes  vérifiés »

Il en est de même pour ceux qui se lancent dans la vie avec avidité et sans retenue, se laissant entraîner sans pouvoir de contrôle :

« La vie est comme une pastèque

Roulant parmi les pastèques

L’éveillé se laisse entraîner  un moment

L’empoté y va éternellement »

La notion de « limites » 

L’enfant va sans cesse tester ses limites et celles de l’adulte. Si on se contente d’interdire sans expliquer, dès qu’on a le dos tourné, il va le faire. Il faut peu à peu aider l’enfant à intégrer le système de valeurs de sa société, de son entourage de sa famille. S’il y a un modèle de valeurs particulier à une société ou culture donnée, ce système présente des variantes à l’intérieur même de cette culture. L’intégration des valeurs morales ne se fait pas sans conflit, bien au contraire, car l’enfant ne comprend pas toujours les raisons des adultes qui lui interdisent souvent trop de choses à son goût. Mais les limites doivent être fixées par les adultes qui lui font sentir qu’il y a des lois, des règles mais toujours de façon ferme et progressive. Dans le cas contraire où les parents sont coercitifs, interdisent tout, ils vont empêcher l’enfant de s’émanciper, de faire ses expériences, quitte à se tromper. Il ne s’agit pas de ne jamais se tromper, mais d’assumer ses expériences, c’est-à-dire en supporter les conséquences. Dans la vie, le risque zéro n’existe pas, par contre, on peut réduire les risques par la réflexion. Là également, El Mejdoub vient au secours des parents pour aider leurs enfants à réfléchir, à voir loin :

« Celui qui dans sa vie ne prévoit

Sur la tête choira »

Et pour apprendre à faire les choix les moins coûteux, il faut laisser le jeune faire ses expériences tout en le soutenant, en l’orientant sans pour autant que les parents lui imposent leurs propres positions qui sont peut-être bonnes pour eux, mais pas forcément pour lui (ils n’ont ni le même âge, ni les mêmes préoccupations, ni forcément les mêmes projets).

L’enfant ne se contente pas de mémoriser les interdits mais les intègre dans un modèle plus large. C’est aux parents[8] de donner à l’enfant la possibilité de construire ses propres valeurs, de les sentir siennes et d’en enrichir son essence. C’est ce qui donne sens à son monde et l’amène à respecter et à défendre les valeurs humaines comme l’amour, le respect, l’humilité, la solidarité. Ces valeurs lui permettent de se sentir membre d’une communauté, d’une culture mais aussi d’une humanité universelle. Les valeurs morales, tirées en grande partie de la religion et de la coutume, que présente El Mejdoub, ne sont pas basées sur la sanction mais visent à asseoir une profonde conviction qui fait se sentir humain parmi les humains unis dans un même « destin » qui relie les vivants, tous les êtres jouissant du même droit inaliénable à la vie, au respect, à la dignité.

La tolérance est une valeur qui se fait rare en notre monde d’aujourd’hui où les intégrismes et les ségrégations deviennent de plus en plus dominants, chacun veut imposer à l’autre son modèle d’où les souffrances, les incompréhensions, le rejet. Aucune caractéristique (couleur, sexe, origine ou religion) ne justifie l’intolérance, ce qui doit compter avant tout ce sont les qualités d’humanité de la personne. 
El Mejboub, par ce magnifique quatrain, nous montre que la richesse est intérieure :

« Mal fagoté ils m’ont vu

Il n’y a point de trésor ont-ils dit

Comme livre je suis écrit

Pour autrui plein de profits »

En guise de conclusion, je peux dire que l’axe fondateur de toute éducation et de tout apprentissage des règles sociales, est de parfaire le contenu en puisant dans ses racines et dans la culture universelle afin de donner profit à l’éduqué et à l’apprenant sur, au moins, quatre points fondamentaux :

  • 1) l’autonomie : apprendre à l’enfant et à l’adolescent à être un adulte comptant sur ses propres efforts et ne tirer fierté que de ce qu’il possède réellement, El Mejdoub nous dit que « richesse des aïeux disparaît, ne reste que le gain acquis du métier ».
  • 2) La relation à autrui : apprendre à équilibrer méfiance
    et respect afin de ne pas douter de l’autre sans raison, sans faire pour autant confiance aveuglément. Ne pas se disperser au risque de se perdre, le nombre de fréquentations doit être limité à peu d’amis car nous dit El Mejdoub « à avoir trop d’amis, on finit par n’en avoir aucun. »
  • 3) La solidarité socio-familiale : développer respect
    et solidarité avec la famille et le groupe social d’appartenance. La vie collective nécessite participation, collaboration et engagement sincère et productif. Sur ce plan, les principes d’éducation issus de la religion soulignent le dévouement aux parents et l’entraide entre les membres de la communauté pour le bien de tous ; la touisa ou Twiza [9] individuelle et collective en est l’expression par excellence au Maghreb[10].
  • Renforcer les compétences nécessaires pour assimiler
    et développer les attitudes pour une mise en place des conduites propres au savoir-être dans tout apprentissage de savoir et de savoir-faire dont la société a besoin pour assurer un développement socio-économique utile, efficace et durable. Savoir et savoir-faire sans savoir-être constituent des conduites tronquées, sans âmes, car comme le disait Rabelais « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Cette réflexion n’est pas un plaidoyer pour la régression vers le passé, il ne s’agit pas de passéisme béat. Mais le passé est souvent en mesure de nourrir le présent, de l’enrichir. Rien ne justifie de s’écarter du contenu des principes de l’éducation traditionnelle.

 Il s’agit, ici, d’une contribution, d’un appel à faire de l’éducation au présent une intégration des contenus des pratiques éducatives traditionnelles qui ont un profond écho dans notre imaginaire afin de mieux asseoir, dans le futur, les valeurs sociales et morales qui fondent l’humanité. Le Mejdoub est partie intégrante du patrimoine Maghrébien, voire universel, il est du devoir des concepteurs et éducateurs de s’en inspirer et de l’intégrer pour redonner poésie et vitalité à l’enseignement.

Je laisse humblement le soin à Sidi Abderrahmane El Mejdoub le mot de la fin :

« Ne pensez pas que cela soit bon marché :

C’est que tout être aimé passionnément est cher :

On ne moissonne la belle récolte de l’été

Que grâce au froid du plus fort de l’hiver »[11]

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Notes

[1] Houzel D. (2008), Les enjeux de la parentalité, Toulouse, Erès.

[2] Noureddine, AEK. (1987), Sidi El Majdoub, Alger, Dar El thalabia.

[3] Scelles, M., Khelifa B. (1966), Les quatrains de Majdoub le sarcastique, poète maghrébin du XVIe siècle, Paris, Maisonneuve la Rose.

[4] Benblal, R. (1992), « Sidi Abderrahmane El Majdoub », Quotidien L’espoir,
8 mars, p. 9.

[5] De Prémare, A. (1985), Sidi Abderrahmane EL Majdoub, Paris, Edition du CNRS. Voir aussi : De Prémare, A. (1986), la tradition orale du Majdoub, récits et quatrains inédits, Paris, Editions Sud.

[6] Malson, L. (1964), Les enfants sauvages, Paris, éd. Broché, p. 10-18.

[7] Dans les maisons collectives (haouch), quand un homme rentre, il s’annonce toujours par « trigue », qui signifie « libérez le chemin » afin que les femmes se mettent à l’abri des regards du passant.

[8] Moutassem-Mimouni, B. (2013) sous la direction de Sebaa, F.-Z., Mimouni, M., Chabane, Z., Mohammedi, S.-M., Medjehdi, M. (2013), « Famille et changements sociaux », in Insaniyatn n° 59 | mars 2013, Oran, éd. CRASC.

[9] La touisa/Twiza est un travail collectif gratuit, qui permet de rendre facile ce qui peut être pénible pour la communauté. Chaque membre du groupe est tenu par le droit coutumier à y participer obligatoirement. Tout manquement amène à la désolidarisation du groupe vis-à-vis du contrevenant.

[10] Mimouni, M. (2003), « La Twiza : entraide d’hier et d’aujourd’hui », in site (http://www.p-s-f.com/psf/spip.php?article108) de l’association ‘Parole sans frontières’, Strasbourg, 2003. http://www.p-s-f.com/psf/spip.php?article108

[11] De Prémare, A.-L., Sidi Abderrahmane El Mejdoub, p. 153.

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