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Abderrahmane YEFSAH, …et Caïn tua Abel, Alger, publié à compte d’auteur, presses de l’imprimerie Brise-Marine, Bordj El Bahri, 2012, 199 p.


 Insaniyat N° 75-76| 2017| Sur les réformes en Algérie | p. 173-176 |Texte intégral


Dans le roman….et Caïn tua Abel, le lecteur est convié à lire une fiction ancrée dans la mémoire collective et l’histoire traumatique du terrorisme qui a sévi dans les années 1990 par un déferlement sanglant, haineux et barbare en Algérie : « Chaque matin, de nombreux citoyens étaient retrouvés égorgés et atrocement mutilés dans les villes, et les villages subissaient les assauts sanglants des bandes armées. Des familles entières étaient ainsi anéanties, pour des motifs d’appartenance aux services de sécurité, des femmes et des jeunes filles étaient enlevées pour assouvir les bas instincts de ces groupes armés. » (p. 9) Le narrateur multiplie les fragments du témoignage : « Je revis les scènes d’horreur qui s’étaient produites dans certains villages de la Mitidja : des maisons brûlées et dynamitées, des corps déchiquetés, les têtes séparées du tronc, des bébés enfournés, des femmes enceintes éventrées, des récoltes brûlées et du bétail massacré. Un dictionnaire de l’horreur. » (p. 22) La texture narrative est organisée par le narrateur homodiégétique et unique foyer énonciateur, Boualem, journaliste dans la presse publique. Deux récits s’imbriquent alternativement : en premier, le récit autodiégétique du narrateur, l’histoire d’un bel amour qu’il partage avec son épouse, Taos, dans un espace social éclaté, menaçant et violent et en second celui d’Améziane Tafat, chef de la résistance du groupe des patriotes d’autodéfense du village. Améziane est « le plus engagé d’entre nous, pionnier en matière de lutte sociale et syndicale … » soutient le narrateur 11). Ainsi, au plan de la narration, deux forces antagoniques s’affrontent-elles dans une trame globalement dichotomique : les patriotes vs les terroristes- islamistes. Cette bipolarisation se manifeste dans d’autres oppositions qui traversent la fiction comme le héros/l’anti héros, la mort/ la vie, l’amour/la haine, le bien / le mal, l’amitié/ la traitrise. L’histoire se déroule entre Alger, sa banlieue et en zone rurale. Un espion islamiste, Badredine, infiltre l’organisation des patriotes ; c’est un ancien brigand « spécialisé dans le vol, le recel et la vente de produits illicites » 164), notoirement connu par la police, recherché depuis fort longtemps. Son organisation l’investit d’une mission criminelle car il doit assassiner les leaders du mouvement d’autodéfense des citoyens, les attirer dans un guet-apens, en l’occurrence Améziane et sa femme Zahra ainsi que Boualem et son épouse, Taos. Le terroriste, de son vrai nom Nabil Gohrab, incarne le rôle d’un traitre dans une guerre entre frères. Dans la stratégie du complot échafaudé par l’ennemi, Badredine parvient à tisser des liens d’amitié fraternelle avec Améziane ; il est accueilli dans sa famille ; gagnant la confiance inébranlable de tous, il en devient un membre à part entière. Il commet son forfait en tuant Améziane et Zahra alors que le second couple échappe miraculeusement à son dessein criminel. La particularité du roman, qui se présente comme un projet de lutte contre l’oubli, est de porter un regard sur la résistance populaire et citoyenne aux assauts des groupes armés terroristes fondamentalistes, leurs exactions, leurs « incursions sanglantes » 11) incontrôlées et impunies. Le titre du roman convoque un texte déjà existant. En effet, L’auteur emprunte son histoire à travers la renarrativisation du texte sacré de Caïn et d’Abel, les deux fils d’Adam et d’Eve. Selon le mythe religieux, leur histoire est celle d’un meurtre fratricide motivé par la jalousie de Cain à l’égard de son frère, Dieu ayant refusé l’offrande de Cain (berger) et accepté celle d’Abel (agriculteur). Reformulé, reformalisé, ce récit est retravaillé par l’imaginaire de l’auteur, dans un rapport d’intertextualité qui engendre un récit autre dans la confection d’une nouvelle scénographie (Maingueneau, 2010) adaptée à l’histoire contemporaine d’Algérie : « Le travail de l’écriture est une réécriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent (….). Réécrire, réaliser un texte à partir de ses amorces, c’est les arranger ou les associer, faire les raccords ou les transitions qui s’imposent entre les éléments mis en présence. Toute écriture est collage et glose, citation et commentaire» (Compagnon, 1979). La version romanesque s’accomplit dans un exercice littéraire de création dans l’interactivité des textes et leur circularité ; l’auteur opère une reconversion du récit originel. Le procédé de la réécriture produit un texte fonctionnant comme un pastiche ou une réécriture métaphorisante. En assassinant Améziane, Badredine a finalement éliminé un homme qui lui vouait une fraternité inébranlable. Les propos de la mère d’Améziane sont significatifs dans ce sens ; usant du style oratoire interpellatif puisé dans la parole ancestrale illustrant l’idée de la fraternité, de la solidarité, de l’amour du prochain, du dévouement : « Tu as trahi le pain et le sel que je t’ai servis comme à mon propre fils. Tu as trahi le pain et le sel que Zahra t’as servis comme à son propre frère et que tu as à satiété, mangés chez nous, et qu’as-tu fait de l’amitié d’Améziane ? » 163). Le récit élaboré sert de tremplin à la manifestation du discours dans une entreprise esthétisante. Au-delà d’une posture de la remémoire d’une tragédie nationale, c’est tout un discours métadiégétique ou commentatif que l’auteur injecte dans le texte en lui donnant un fondement politico-idéologique. Cela relève du positionnement de l’auteur, un « éthos discursif » (Maingueau, 2004) disséminé dans les signes dont la référentialité fortement allusive au réel active la relation auteur/texte/lecteur. Dans ce sens, D. Maingueneau rappelle que « le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un coénonciateur qu’il faut mobiliser pour le faire adhérer « physiquement » à un certain univers de sens. »[1] Cette configuration discursive, l’ « éthos rhétorique »[2], est exploitée tout particulièrement dans l’épilogue du roman (p. 181-199) Ses dernières lignes portent les traces d’un narrateur au regard rempli d’espoir car la nature, toujours renaissante, affiche un tableau d’une éternité étincelante et vivifiante : « mon regard se détacha du rétroviseur intérieur pour se poser sur la vallée, à nos pieds, une image édénique explosa sous mon regard. Jamais je n’eus une telle vision ! Le soleil éclatant de lumière, de générosité dans un azur d’une autre planète… » (p. 198-199) ; ce lyrisme domine le roman. Paradoxalement, cette évocation est redondante dans un espace social soumis aux atrocités macabres de la guerre et invite à l’espérance. Le qualifiant « sinistre » s’estompe au profit des mots de l’espoir. La dualité qui tisse le récit engendre une paratopie (p. 85) qui transcende la conflictualité et appelle et rappelle inexorablement la vie.

Faouzia BENDJELID

Bibliographie

Compagnon, A. (1979). La seconde Main ou le travail de la citation. Paris : Seuil.

Maingueneau, D. (2004). Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Paris : Armand Colin.

Maingueneau, D. (2010). Manuel de linguistique pour les textes littéraires, Paris : Armand Colin.


Notes 

[1] Ibid., p. 202

[2] Ibid., p. 203

 

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