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Attachement, abandon et résilience chez l’enfant scolarisé. Étude en Foyer d’accueil pour Enfance Abandonnée dans la wilaya de Constantine


Insaniyat n° 99, janvier-mars 2023, p. 11-34


Amel BOUKERROU: Université Abdelhamid Mehri- Constantine2, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, 25 000, Constantine, Algérie.


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Quand l’enfant est abandonné pour cause de défaillance de la cellule familiale ou naissance hors mariage, il bénéficie d’un placement en foyers d’accueil. Mais, la responsabilité de ces institutions dans l’apparition de graves retards et pathologies chez l’enfant a engendré beaucoup de travaux précurseurs en psychopathologie (Aubry, 1955 ; Salter Ainsworth et al, 1962 ; Spitz, 1969 ; Bowlby, 1978 ; Loutre-Du Pasquier, 1981). En Algérie également, d’importantes recherches traitant des effets de la carence en soins maternels et du placement d’enfant en milieu institutionnel défavorable ont été menées, grâce aux travaux et publications de Boucebci et Yaker (1976) Ait Saada Bouaziz (1988), Hachouf (1993), Merdaci (2007, 2009) et Moutassem-Mimouni (2004, 2005, 2012, 2018) et Benamsili (2020).

Face aux tableaux cliniques psychopathologiques constatés par ces auteurs, je m’étais demandée pourquoi l’abandon condamne-t-il une catégorie d’enfants à un avenir des plus incertain, parfois tragique alors que d’autres semblent en être épargnés et continuent à se développer d’une manière plutôt positive ? Les observations menées lors d’un stage de recherche en Foyer d’accueil pour Enfance Abandonnée- Filles dans la wilaya de Constantine (FEAF) soulevaient en moi encore plus de questionnements concernant ce phénomène qui permettait à des fillettes abandonnées de tenir le coup et ne pas présenter (du moins en apparence) de graves troubles consécutifs à l’abandon vécu. Feraient-elles partie de ces enfants dits résilients ? Cette capacité de résilience serait-elle conditionnée par des déterminants qui la spécifient ?

Abords théoriques : abandon et placement d'enfants   

L’abandon  

La question de l'enfance abandonnée en Algérie ne saurait être abordée sans se pencher au préalable sur les aspects fondamentaux de la famille algérienne. Selon Moutassem-Mimouni, la famille algérienne patriarcale est caractérisée par trois piliers fondateurs dont la femme est la pierre angulaire et le pivot central : « l'honneur (El-Sharaf), la filiation (El-Nassab) et l'origine (El-Aç’l) » (2004, p. 23). Ces éléments concourent à la pérennité du système familial et groupal, à condition que l’intégrité morale et physique de la femme soit préservée, notamment lorsqu’il s’agit de maternité. Ainsi, lorsque la légitimité de la naissance est attestée par le groupe, l’enfant pourra être éduqué au sein de sa famille et être intégré dans la société (Boutefnouchet, 1980). Par contre, la naissance hors-mariage constitue une grave transgression qui oblige la famille à laver son honneur par le sang, étant donné que l’enfant naturel[1] (Houhou, 2015) met en péril l’existence physique, psychologique et sociale de la mère surtout lorsqu’on sait que cette dernière est considérée « hors la loi, hors normes, haram » (Moutassem-Mimouni, 2018, p. 64).  

Si depuis l’indépendance, l’abandon des enfants était principalement dû à la naissance hors mariage (Boucebci, 1996 ; Moutassem-Mimouni, 2001 ; Rahou, 2014 ; 2020), depuis une vingtaine d’années, les enfants placés sont de plus en plus issus de familles en difficultés (divorce, délinquance, violences, précarités de toutes sortes). Le placement en institution reste avec la kafala (Barraud, 2012 ; Moutassem-Mimouni 2018 ; etc.) les solutions préconisées par le droit algérien, avec les risques de carences plus ou moins graves que cela peut entrainer.

La Kafala constitue une alternative à l'abandon de l'enfant, tout en palliant l’interdiction de l’adoption en droit musulman, en la remplaçant et en s’y substituant de manière légale dans un « engagement de recueillir un enfant privé de famille, de l’élever, de l’éduquer…» (Ait Zaî, 1996). De plus, la Kafala possède l’avantage de « transformer la situation des enfants privés de famille […], elle soulage les institutions d'accueil et rassure les mères célibataires et les familles d'accueil » explicite Moutassem-Mimouni (2012, p. 156). Notons que le placement en Kafala n’est pas strictement réservé aux familles et l’on assiste en Algérie au développement de la demande de Kafala par des femmes célibataires du fait de mutations psycho- socio-anthropologiques (Moutassem-Mimouni, 2018).

Outre la Kafala, l’enfant privé conjoncturellement ou définitivement de sa famille peut également bénéficier de la protection de l’État, « par un placement dans une famille d’accueil en garde gratuite ou payante » (Ait Zai, 2005, p. 24). Selon le Journal Officiel de la République Algérienne N°39 (2015, p. 9), le juge des mineurs peut également décider du placement de l’enfant hors de son cadre familial dans :

- un centre spécialisé dans la protection des enfants en danger ;

- un service chargé de l’aide à l’enfance ;

- un centre ou un établissement hospitalier, si l’enfant nécessite une prise en charge sanitaire ou psychologique.

Qu’elles soient momentanées ou définitives, ces mesures de placement visent la protection de l’enfant hors de son cadre familial, lorsque ce dernier ne garantit plus sa bonne santé, sa sécurité ou les conditions relatives à sa bonne éducation. Dans ces conditions, l’enfant placé pourra-t-il développer des compétences d’adaptation ? Comme nous allons le voir, les fillettes ont toutes vécu dans des familles qu’elles soient biologiques ou d’adoption. Cette séparation relativement tardive leur a–t-elle permis de développer des mécanismes de résilience pour supporter le double changement : l’abandon et l’institution ? Les recherches sur la résilience en Algérie témoignent de l’intérêt manifesté pour ce champ de recherche (Moutassem-Mimouni, 2004, 2005, 2012 ; Boukerrou, 2017, Chelghoum et Bouzid Baa, 2019, Benamsili, 2020, Fodili, Djessas et Moula, 2021).

La résilience renvoie en psychologie aux capacités d’un individu, d’un groupe ou d’une société à se reconstruire malgré des situations de vie difficiles et dont la valeur traumatique est largement reconnue sur l'ensemble de la population générale. Elle consiste, d’après Cyrulnik (Pouyat, 2020), en la reprise d'un néo développement après un traumatisme subi, à condition de faire appel à plusieurs facteurs de protection tels que la sécurité de l'attachement familial, la présence d’un réseau relationnel avec lequel communiquer ainsi que la créativité[2]. Ces facteurs de protection peuvent être résumés en capacités individuelles, soutien affectif et réseau social. (Anaut, 2015). Comment s’opère cette résilience, quels sont ses mécanismes ?

La résilience est un processus complexe à analyser parce qu’il conjugue adaptation comportementale (et donc objectivement observable) à des processus intrapsychiques inconscients. Ces processus peuvent être appréhendés en termes de mécanismes de défenses mobilisés face à des situations anxiogènes ou traumatisantes telles que la séparation parent-enfant et le placement en milieu institutionnel défavorable. Ces mécanismes qui opèrent en grande partie de manière inconsciente protègent le Moi de l’angoisse née de conflits internes et externes et concourent à l’adaptation à la réalité externe. À la question de savoir s’il existe des défenses spécifiques à la résilience, Anaut (2003) explique que chaque personne possède un répertoire de défenses qu’elle utilise de manière différente. À contrario, De Tychey mentionne l’existence de certaines défenses réputées spécifiques à la résilience et qui sont : le recours à l’imaginaire, l’humour, le clivage, le déni et l'intellectualisation (De Tychey, 2001). Lemay fait également référence à des mécanismes salvateurs : le fantasme de toute-puissance, la recherche d'isolement, l’obsessionnalisation de l’espace, la quête d’un étayage mais en parallèle mobilisation de l'agressivité, l’humour, le clivage entre un milieu persécuteur et une zone idéalisée (Cyrulnik, 1999). En plus de faire appel à une mobilisation défensive, le processus de résilience convoque deux autres fonctions intrapsychiques déterminantes: la richesse de l’espace imaginaire et le travail de mentalisation (ou élaboration mentale). D’abord, l’espace imaginaire protège l’individu de par sa valeur défensive protectrice qui lui permet de s’échapper d’une réalité trop intrusive selon De Tychey (2001). Par conséquent, un espace imaginaire riche jalonne la résilience parce qu’il permet à l’enfant abandonné d’obtenir la satisfaction fantasmatique de ses désirs, de s’évader d’une réalité pénible, d’exprimer ses capacités créatives[3] et de maîtriser ses angoisses liées à l’abandon vécu.

Ensuite, la mentalisation permet la construction d’une résilience plus conséquente et à long terme chez l’enfant abandonné, parce qu’elle lui permet de mettre des mots sur son ressenti et de donner un sens compréhensible à l’abandon vécu. Ce processus de mentalisation repose sur deux opérations fondamentales qui sont (De Tychey, 2001) :

1° une opération de liaison des affects de déplaisir à une ou plusieurs représentations de perte et d’abandon, et ;

2° une symbolisation des pulsions sexuelles et agressives.

En résumé, registre défensif mobilisé, qualité de l’espace imaginaire et travail de mentalisation sont étroitement liés, dans la mesure où ils concourent au processus de résilience. Ainsi, le registre défensif mis en place permet à court terme la gestion des traumatismes ou conflits liés à des situations de vie délétères. Cette valeur défensive est également retrouvée dans la richesse de l’espace imaginaire qui permet à la personne en souffrance de se réfugier dans un monde de rêveries pour fuir sa réalité douloureuse. La mentalisation est, quant à elle, le processus à même de fonder la résilience à long terme, parce qu’elle autorise l’élaboration mentale de la souffrance vécue, et grâce à son pouvoir cathartique, la personne parvient à donner sens à ses maux par des mots pour ensuite les communiquer à l’autre.

Méthodologie et terrain de la recherche

Cette recherche analyse trois déterminants intrapsychiques impliqués dans la résilience chez neuf fillettes scolarisées et vivant en FEAF dans la wilaya de Constantine. 

  1. Le registre défensif mobilisé dans la résolution des conflits liés à l'abandon vécu ;
  2. la qualité de l'espace imaginaire, en tant que mécanisme de résolution de la problématique d'abandon sur un mode fantasmatique ;
  3. le travail de mentalisation de l'abandon, élément essentiel à une résilience à long terme.

L’approche clinique a été adoptée et se base, dans un premier temps, sur des entretiens semi-directifs et, dans un second temps, sur la passation de trois tests projectifs. Premièrement, les entretiens semi-directifs menés avec deux médecins du FEAF avaient pour objectif de sélectionner les fillettes selon des critères de bonne santé physique et mentale, alors que les entretiens semi-directifs avec l’assistante sociale visaient la connaissance des conditions familiales et sociales antérieures et postérieure au placement en FEAF. Mener des entretiens semi-directifs avec les petites pensionnaires a été, au début de ce travail, très difficile à cause de leur méfiance vis-à-vis de l’inconnue que je représentais à leurs yeux et dont la présence s’inscrivait sur la longue liste des personnes qui venaient au FEAF pour un laps de temps plus ou moins court et finissaient par ne plus revenir. Avec le temps, la majorité des fillettes acceptait de me partager leur vécu avant et après leur placement mais toujours avec parcimonie, parfois avec de la honte. Mener des entretiens avec les familles de ces fillettes n’était pas possible pour les raisons suivantes :

  • ces familles ne se rendaient jamais au FEAF après le placement de leurs filles ;
  • les deux seules mères célibataires qui rendaient visite à leurs filles étaient la mère de Sahar et Sarah et la mère d’Imène mais elles le faisaient très rarement, soit en raison de contraintes liées au déplacement dans la wilaya de Constantine, soit par peur du jugement social ;
  • l’administration m’interdisait de me déplacer hors du périmètre de la salle d’étude et mes mouvements étaient surveillés. Toute transgression des directives administratives m’aurait value une annulation de mon stage de recherche.

Face au peu d’intérêt porté par certaines éducatrices aux petites pensionnaires et qui répondaient à mes questions de manière évasive et expéditive, j’ai préféré solliciter la longue expérience de l’éducatrice spécialisée Insaf en FEA (plus de 15 années), qui, en plus de posséder de sérieuses connaissances sur la psychologie de l’enfant et un sens aiguisé de l’observation,  Insaf  connaissait très bien le caractère et vécu de toutes les fillettes, était très appréciée par elles  et représentait en cela leur figure maternelle[4] au foyer d’accueil. Les entretiens avec Insaf m’ont aidée à sélectionner les fillettes qui semblaient -de prime abord- posséder un profil résilient (par exemple : gentillesse, tempérament doux, bonnes capacités cognitives, sociabilité, empathie, humour)[5] (Anaut, 2003, p. 40), ainsi qu’à collecter les informations avant et après le placement en foyer d’accueil.

Deuxièmement, la passation de trois tests projectifs : Les Aventures de Patte-Noire, le Thematic Apperception Test (TAT)[6] et le dessin du Bonhomme visait l’analyse des déterminants intrapsychiques de la résilience, en partant du matériel projectif le plus facile au plus structuré. Ainsi, la passation avait débuté par le dessin du Bonhomme, mode d’expression ludique, non-menaçant et peu contraignant. Ce test a permis aux fillettes de laisser libre-court à leur créativité mais surtout d’exprimer leur quête d’amour à travers des dessins riches en symbolisme maternel et paternel. Le test des Aventures de Patte-Noire[7] laisse également libre-court à l’imaginaire et aux projections de l’enfant, c’est un bon indicateur du registre défensif mobilisé dans la gestion des conflits liés aux images parentales ainsi que du degré d’élaboration de l’abandon vécu. Le TAT[8] a été l’outil le plus structuré utilisé pour sa capacité à refléter le fonctionnement psychodynamique de l’enfant en facilitant ses mouvements régressifs et projectifs. Ce test m’a permis d’extrapoler les défenses mobilisées, la richesse de l’espace imaginaire et le travail de mentalisation de la problématique de l’abandon. Pour pouvoir procéder à la passation des trois tests projectifs, trouver un endroit calme m’était nécessaire mais face à l’interdiction d’accéder au bureau de la psychologue, l’éducatrice spécialisée Insaf a mis discrètement à ma disposition une grande salle d’habitude fermée, et où je recevais chaque fillette à part (l’accès au dortoir m’était aussi interdit par la direction, et la salle de lecture avait pour inconvénient d’être très bruyante,ce qui risquait de perturber les narrations). Par souci d’objectivité, je devais aussi veiller à ce qu’aucune fillette ne puisse découvrir le contenu des planches du Patte-Noire et du TAT avant la venue de son tour, ceci aurait eu également un effet angoissant face à certaines planches du TAT.

Critères communs de sélection du groupe d’étude

Des critères communs caractérisent le groupe d’observation et visent la réduction des disparités institutionnelles entre les enfants afin d’inscrire les résultats obtenus dans une approche de résilience centrée sur l’analyse de capacités individuelles et non dans une approche de résilience institutionnelle. Ces critères de sélection sont :

  • vivre une rupture du lien avec leurs parents ou substituts ;
  • être de sexe féminin (être une fille avant l’adolescence est considéré comme facteur de protection individuel chez les sujets résilients selon Garmezy et Masten cité in Anaut 2003) ;
  • être en bonne santé psychique et physique : ne pas présenter de troubles mentaux, de retard intellectuel, de troubles comportementaux ou de maladies psychosomatiques ;
  • être scolarisés dans une école publique ;
  • appartenir à un même lieu de placement avec le personnel éducatif.

Tableau 1 : Présentation des neuf fillettes 

 

Âge

Âge lors du placement

Durée de l’abandon

Caractère décrit par les éducatrices

Niveau scol.

Imène

12

8

4

Douce, gentille, aime le dessin et la peinture

Moy.

Ahlem

8

10

2

douce, réservée, intelligente, curieuse

Prim.

Nayla

12

10

2

Douce, gentille, intelligente

Moy.

Inès

11

9

2

Intelligente, méfiante, réservée

Moy.

Karima

11

9

2

Douce et calme

Moy.

Ikram

10

8

2

Dynamique, sociable,

Moy.

Nour

11

4

7

Réservée, parfois accès de colère

Prim.

Sahar

11

9

2

Douce, gentille, sociable, dynamique

Prim.

Sarah

9

7

2

Douce, gentille, attachante

Moy.

Age Moyen

11,6

8

3

 

 

L’âge moyen des fillettes est de 11,6 et l’âge moyen au placement est de 8 ans, la durée moyenne du placement est de 3 ans. C’est Imène et Nour qui ont subi la plus longue période de placement (4 et 7ans).  

Conditions familiales antérieures au placement 

Les informations relatives aux conditions familiales antérieures à la séparation m’ont été communiquées par l’éducatrice spécialisée Insaf, surtout que j’avais également déploré l'absence d’éléments anamnestiques relatifs au développement psychologique des fillettes ainsi que l’absence de suivi psychologique régulier à cause de multiples transferts des fillettes d’un FEA à un autre sur le territoire national, mais aussi parce que les deux psychologues étaient fraîchement diplômées, avaient très peu d’expérience et n’avaient intégré le FEAF que très récemment. Néanmoins, j’ai pu collecter les informations suivantes :

Imène et Nayla sont nées hors-mariage et ont été abandonnées à leur naissance. Imène a été confiée à la charge de sa tante maternelle et son mari qui l’élevèrent jusqu’à ses huit ans, avant de la placer en foyer d’accueil, alors que Nayla sera élevée par un couple sans enfant qui l’abandonnera à ses 10 ans suite à un échec de placement sur décision de sa mère de substitution qui ne s’occupait plus d’elle, en plus de disputes récurrentes. Le père de substitution de Nayla était, quant à lui, surprotecteur et ne souhaitait pas se séparer de la fillette. Karima, Nour, Ahlem, Ikram, Inès, Sahar et Sarah sont issues de familles en difficultés (décès de l’un des parents, mendicité, précarité sociale, prostitution de la mère, emprisonnement du père, divorce des parents. Karima était très proche de sa mère qui décédera des suites d’un cancer parce que son père lui interdisait toute prise en charge médicale. La mère et la fille étaient également victimes de violence physique de la part du père. Nour a été placée suite à l’éclatement de la cellule familiale (divorce des parents, prostitution de la mère et emprisonnement du père). Ahlem était battue par son père, un repris de justice qui l’a abandonnée lors du décès de sa mère pour rejoindre le maquis en compagnie de ses trois fils. Ikram a été placée pour cause de mendicité familiale. Inès a été placée après l'éclatement de la cellule familiale, elle n’évoque jamais le souvenir de sa mère et les autres pensionnaires la prennent en dérision parce qu’ayant connaissance que sa mère se prostitue. Aux dires des éducatrices, des suspicions d'attouchements sexuels planent sur le père et dont seraient victimes Inès et sa grande sœur (également placée au même FEAF qu’Inès).

Résultats et discussion

Concernant le registre défensif mobilisé 

L’analyse des protocoles du TAT et du Patte-Noire de huit fillettes (exception faite pour Inès) démontre le recours à une diversité de mécanismes de défense face aux planches qui réactivent une problématique d’abandon.

Par ailleurs, les protocoles du TAT et du Patte-Noire sont infiltrés de défenses spécifiques à la résilience (De Tychey, 2001) : Humour, intellectualisation, déni, clivage, idéalisation, contrôle des affects, recours à l’imaginaire ainsi que la recherche d’une présence mais parallèlement à cette quête mobilisation de l’agressivité.

Nous allons analyser chaque cas et comment il mobilise les mécanismes défensifs pour lutter contre l’angoisse et atténuer les conflits.

Les processus primaires 

Les processus primaires émergent lorsqu’il y a une perte de contact avec le réel, ou une déformation de celui-ci au niveau de la perception et du langage, à cause d’un débordement pulsionnel. Ces processus primaires apparaissent momentanément dans les protocoles des neuf fillettes face à un mauvais objet persécuteur et / ou dépressif, ou bien face à l’expression d’une thématique agressive crue en relation avec des images parentales défaillantes. Cependant, la logique narrative est maintenue et les récits restent compréhensibles.

Imène, il faut rappeler que Imène a vécu dans une famille d’accueil et n’a été placée qu’à l’âge de huit ans. 

Au TAT, les récits d’Imène font un important recours à une Mise en avant des affects, dans une expression affective dramatisée et théâtralisée qui permettrait probablement à Imène de se détourner de la réalité douloureuse de l’abandon vécu.

Apparait également une certaine labilité dans les récits racontés, c’est-à-dire que les conflits soulevés par le matériel projectif sont investis à travers l’interrelation, ce qui dénoterait de l’importance accordée à la présence de l’autre dans sa vie. D’autre part, cette labilité exprimerait probablement aussi un sentiment de solitude dû à l’abandon vécu et qu’elle chercherait à réparer par le surinvestissement de la relation à l’autre. Ce surinvestissement relationnel apparait nettement dans l’évocation d’un rapproché corporel entre deux individus (Planche 10) où Imène y perçoit une relation érotisée entre un père et son fils qui débouche ensuite sur l’expression récurrente d’un besoin d’attachement et de protection de la part de la fonction parentale (Planches 2, 5. 6GF, 7GF, 9GF, 11, 12BG, 13B, 19, 16).

Au Patte-Noire,  l’annulation du thème de l’agressivité (Planches Jeux sales, Jars), l’humour manifesté dans l’attaque des images parentales, l’identification régressive à un nourrisson, l’idéalisation de l’image paternelle (Planche Rêve Papa), la mise à l’écart, l’isolation,la négation, la scotomisation de l’oralité et la rationalisation (Planches Portée, Tétée 1 et 2) montre le poids des défenses mobilisées afin de lutter contre l’émergence d’une angoisse d’abandon. Manifestés dans un premier mouvement, le déni et la négation de l’abandon (Planches Chèvre, Départ) laissent place à une demande manifeste d’étayage affectif « sa famille ne pourra pas vivre sans lui et il ne pourra pas vivre sans elle » (Planche Charrette).

Il se pourrait que l’identification à la mère substitutive (Planche Chèvre) serve la compensation de la perte de sa mère, alors que l’idéalisation de cette même planche « la planche est jolie » soit la compensation d’une fonction maternelle abandonnique, ou bien l’étouffement d’une agressivité secrète à son égard. Cette hostilité se devine pourtant à travers l’ironie et l’humour (Patte-Noire qui urine en cachette dans le bassin de l’Auge pendant que ses parents dorment puis le père y boit (rires)) dans une finalité de sublimation.

Le vécu d’une oralité déçue apparait encore une fois dans l’évocation d’une agressivité sadique-orale (pipi ingéré par Patte-Noire) rendant compte d’une régression orale qui manifesterait des carences orales réelles. L’attaque des images parentales étant fortement culpabilisée, Imène opère un retournement contre soi des pulsions agressives « Patte-Noire est malade», « il (Patte-Noire) va également se noyer » dans une recherche d’autopunition.

Nayla, sœur de Imène, était en kafala et n’est en institution que depuis deux ans (placée à l’âge de 10 ans, contrairement à Imène placée à huit ans). Il faut rappeler que la durée de vie institutionnelle peut jouer un rôle dans la résilience.   

Au TAT, Nayla porte un attachement manifeste aux éléments perceptifs des planches, tout en veillant à ne pas évoquer les émotions et sentiments qu’ils suscitent en elle. Cette dépendance au cadre externe dénoterait de l’évitement d’une angoisse éprouvée vis-à-vis de l’abandon vécu, angoisse qui proviendrait certainement de l’intériorisation d’images parentales défaillantes et insécurisantes.

Cette mise à distance affective apparait également nettement dans les procédés défensifs de type obsessionnel mobilisés : l’attachement à la réalité externe, le doute, le remâchage, les précautions verbales et l’isolation qui octroient aux récits un aspect factuel, rigide, plaqué sur la réalité externe.

Le Patte-Noire, dans un premier temps, le refoulement, le déni, la scotomisation, la mise à l’écart, le déplacement, la rationalisation et la négation servent de défenses contre l’hostilité éprouvée à l’égard des images parentales. Cela reste compréhensible lorsque nous savons que Nayla a vécu un double abandon : d’abord de la part de ses parents biologiques ensuite à cause de l’échec de Kafâla). Cette agressivité est manifestée aussi à travers le sens de l’humour manifesté dans l’attaque des images parentales (Patte-Noire qui abandonne sa famille qui en est détruite (rires) puis laisse place à un retournement contre soi des pulsions agressives face au poids de la culpabilité éprouvée d’avoir exprimé un désir d’abandon et de destruction de sa famille.

Sahar, elle vient d’un milieu chaotique (pauvreté, violence, divorce) et n’est placée que depuis deux ans.

Le TAT, l’expression de fantasmes liés à la curiosité sexuelle est soigneusement évitée par une attitude défensive de fuite dans le sommeil (Planches 4, 10 et 12BG) et par le recours à des procédés défensifs de type rigide et de l’évitement du conflit (inhibition, idéalisation, intellectualisation, annulation, isolation). Seule l’attaque de l’image féminine est autorisée grâce à un humour agressif et cru (évocation d’une femme qui doit ramener de l’argent sous peine d’être égorgée, femme qui sera assassinée pourqu’on se débarrasse d’elle). Le poids de la projection exprimerait-il un désir inconscient de voir sa mère morte pour la punir de l’avoir abandonnée et refait sa vie avec un homme autre que son père ?

Le Patte-Noire, comme au TAT, l’humour autorise la dévalorisation et l’attaque de l’image féminine et maternelle, alors que l’idéalisation de la vie de famille et le déni de la séparation (Patte-Noire heureux avec ses parents qui s’occupent de lui) permettent de compenser l’abandon subi. Ces deux mécanismes sont également retrouvés afin de réparer une fonction maternelle frustrante (Planches Charrette, Départ, Tétée 1 et 2 où Patte-Noire est heureux dans sa famille, sa mère lui donne à téter, sa famille est triste de l’avoir perdu mais il est heureux et la vie lui sourit).

Sarah également vient d’un milieu déstructuré.

Le TAT, le non-renoncement à l’amour parental apparait dans le refus d’élaboration de la problématique œdipienne, à travers le recours à des procédés défensifs de type rigide et de l’évitement du conflit (refoulement, isolation, évitement et annulation). La séparation d’avec les images parentales semble bien pénible pour la fillette et une angoisse d’abandon se lit dans ses récits (Planches 5, 6GF, 10) puis débouche sur un besoin d’affection (un homme qui pardonne à une femme une faute grave commise et qui se réconcilient, un petit garçon pauvre et sans abri qui se sent seul). Malgré le besoin important d’étayage affectif, la planche maternelle (Planche 11) provoque chez Sarah la perception de mauvais objets persécuteurs (serpent, monstre, sorcière) et nécessite la mobilisation de défenses contraphobiques face à une fonction maternelle archaïque dépressive et/ou persécutive.

Le Patte-Noire, au premier plan est manifestée une avidité orale à travers une identification régressive à un nourrisson « il faut enlever le frère, le père et la sœur et laisser Patte-Noire téter la mère » afin de compenser des carences orales réelles en raison d’un vécu abandonnique. Au second plan, l’agressivité manifestée à l’égard des images parentales mobilise projection, identification, recours à l’imaginaire, déplacement, rationalisation et retournement contre soi des pulsions agressives. Malgré cette attaque des images parentales, le sentiment d’abandon reste douloureux et nécessite d’être déplacé sur une mère substitutive attristée par la séparation d’avec Patte-Noire (alors que c’est Patte-Noire qui devrait être triste d’avoir été abandonné). L’image paternelle est, quant à elle, désinvestie et toute confrontation conflictuelle avec elle est soigneusement évitée grâce à la scotomisation du personnage paternel, soit parce que perçue comme étant abandonnique ou menaçante pour Sarah.

Encore une fois, déni de l’abandon et idéalisation de la relation mère-enfant « Patte-Noire est heureux parce que sa mère va l’emmener chez elle », « Patte-Noire tète sa mère et il est heureux » et permettent à Sarah l’investissement d’une oralité bienheureuse sur un mode imaginaire.

Nour, après avoir vécu dans une famille déstructurée, c’est elle qui a subi la plus longue durée de placement, en plus, elle affronte l’humiliation et les insultes de ses camarades.  

Le TAT, la mise à distance, l’évitement et l’isolation n’autorise pas l’élaboration de la problématique œdipienne chez Nour à cause du refus de séparation avec ses parents. Une certaine ambivalence est repérée dans l’appréhension des images parentales : expression d’un besoin poignant d’affection « elle a besoin de lui » avec évitement d’une confrontation conflictuelle avec ses parents auxquels elle semble en vouloir (humiliations et moqueries subies au FEAF à cause de la prostitution de sa mère et l’emprisonnement de son père).

Le Patte-Noire, exprime son agressivité à l’égard des images parentales étant culpabilisée, Nour la déplace sur le personnage de la sœur de patte-Noire avant de se muer en fantasmes de dévoration orale « l’oie a mordu la sœur peut-être parce qu’elle a faim » (Planche Jars). L’isolation, la mise à l’écart et la scotomisation des thèmes agressifs évitent à Nour d’avoir à exprimer son hostilité, mais cela ne dure pas longtemps dans les récits et l’on assiste à l’attaque des images parentales grâce à l’humour qui se mue en affects de tristesse (parents tristes qui pleurent (rires). Cette tristesse est vite annulée à travers idéalisation et recours à l’imaginaire pour se dessiner une vie heureuse « Patte-Noire va vivre une nouvelle vie ; elle va aller habiter une nouvelle maison ».

Ahlem, la durée de placement est également courte, mais elle a subi un lourd traumatisme qu’est le décès de sa maman. 

Le TAT, Dans un premier mouvement, Ahlem mobilise une massivité de défenses (refoulement, déni et isolation) qui empêchent l’expression des noyaux de souffrance en relation avec l’abandon vécu, et qui débouchent sur une restriction dans la narration, inhibition et description des planches dénuée d’implication affective. Dans un second mouvement, Ahlem produit des récits où l’expression du besoin d’amour et d’affection est palpable (évocation d’une femme qui retient un homme sur le point de la quitter et le supplie de ne pas l’abandonner ainsi que l’évocation de l’élément neige, symbole maternel).

Le Patte-Noire, le double traumatisme du décès de sa mère et de l’abandon par son père entraine dans les récits d’Ahlem une prévalence du thème du père nourricier avec adoption d’une attitude orale passive à l’égard du père auquel elle attribue la fonction nourricière. Cet attachement à l’image paternelle servirait la compensation de l’absence d’une fonction maternelle protectrice.

Le besoin d’affection est si poignant que la fillette opère une condensation du symbolisme paternel et maternel (Planches Chèvre, Hésitation, Portée et Tétée 1: un papa mouton qui donne à téter à Patte-Noire), dans un désir de maintenir ses parents auprès d’elle malgré le décès de sa mère et le départ de son père pour aller rejoindre le maquis en tant que terroriste.

Karima, a également subi la perte de sa maman qui subissait des violences de son époux, et n’est placée que depuis deux ans.

Le TAT, les procédés de type rigide (description, précisions, références littéraires, référence à la réalité externe) et obsessionnel (précautions verbales, hésitation, remâchage, annulation et isolation) n’autorisent pas l’élaboration de la problématique œdipienne, au profit d’une dépendance affective à l’égard des images parentales (mère inquiète qui appelle son fils absent, petit garçon abandonné qui attend le retour probable de ses parents). Cette dépendance réveille chez Karima des affects de tristesse que l’idéalisation (« une nouvelle vie qui commence avec l’amitié et l’amour ») permettrait de réparer sur un mode imaginaire. Malgré le besoin d’amour, l’image paternelle est négativement représentée dans un mari en colère qui étouffe son épouse enceinte par la fumée de sa cigarette et qui s’expliquerait par les violences physiques qu’il infligeait à Karima et à sa mère et qu’il l’a privée de tout soin médical, la laissant mourir de cancer.

Le Patte-Noire, le refoulement, la scotomisation, l’évitement, la négation et l’isolation n’autorisent pas confrontation conflictuelle aux images parentales parce qu’étant fortement culpabilisée. Ceci dit, une culpabilité sous-jacente apparait à travers la projection, symbolisée par une incessante recherche de pardon vis-à-vis de ses parents (Planche Bataille : « pour leur demander pardon »). Cette culpabilité se mue en une position de soumission qui cacherait une agressivité sous-jacente à leur égard, puis débouche sur un retournement contre soi des pulsions agressives (Bataille : « puis s’était jetée dans l’eau ». L’idéalisation interviendrait dès lors en guise de secrète réparation narcissique (Planche Baiser : « Patte-Noire est heureux »).

Ikram, a été placée par mesure de protection pour cause de mendicité.

Le TAT, le registre défensif majoritairement utilisé est celui de la labilité avec investissement de la relation à l’autre à cause de la dépendance affective éprouvée. Malgré le besoin poignant d’affection, se dévoile une angoisse de persécution face aux images parentales (Planche Nuit : parents qui complotent contre Patte-Noire qui doit fuir parce qu’ils veulent la manger et la jeter dans l’eau), et qui mobilise refoulement, évitement, idéalisation isolation et formation réactionnelle pour la canaliser.

Le Patte-Noire, comme au TAT, le refoulement, l’isolation, la négation et le déplacement permettent à Ikram de se dégager d’une angoisse d’abandon ainsi que la canalisation d’une hostilité à l’égard des images parentales. Cette hostilité est dégagée grâce à une fuite dans le sommeil (Planche Auge « puis Patte-Noire ira les rejoindre pour dormir » mais n’en reste pas moins culpabilisée et nécessite un retournement contre soi des pulsions agressives (Planches Jars et Jeux sales : l’oie qui veut manger Patte-Noire / le tigre qui jette Patte-Noire et veut la manger). Ce retournement allègerait le poids de la culpabilité éprouvée dans l’attaque des images parentales mais exprimerait aussi un désir inconscient d’être incorporée oralement par ses parents pour se les approprier.Cette quête d’affection s’exprime nettement sur la Planche Départ à travers l’idéalisation des retrouvailles familiales : « Patte-Noire se sent heureuse parce qu’elle se dit qu’elle va retrouver sa famille ».

Inès, seuls les protocoles du TAT et du Patte-Noire d’Inès sont caractérisés par le poids de l’inhibition et du refoulement, produisant des récits brefs et factuels où aucune confrontation conflictuelle ni expression affective n’émergent, ainsi :

Le TAT, le placage à la réalité externe, la tendance générale à la restriction, l’inhibition, l’évitement, la banalisation, la mise à l’écart de l’expression affective confèrent aux récits une rigidité qui s’apparente à de la pensée opératoire[9].

Le Patte-Noire, le refoulement, la négation, la scotomisation, l’annulation et l’isolation produisent des récits plats sans résonnance affective. Seule la problématique de dépendance affective peut se lire en filigrane à travers l’identification régressive à un Patte-Noire seul et abandonné qu’Inès souhaiterait voir retrouver ses parents. Ce sentiment de solitude s’exprimerait à travers un humour qui cacherait des affects dépressifs (Planche Trou : « il en a assez de sa vie (rires) » et sous-entendrait un désir inconscient d’autopunition).

Pour résumer, il est à supposer que le recours à des défenses variées chez Imène, Nayla, Ahlem, Karima, Ikram, Nour, Sahar et Sarah dénoterait d’une certaine  force du Moi[10] Cette force se développerait à l’abri de la sécurité de l’attachement, dans le cadre des soins maternels précoces. Il est à supposer que l’élevage des huit fillettes (sauf Inès qui aurait été abusée sexuellement) dans leur milieu d’origine et le placement relativement tardif leur aurait fait bénéficier de soins maternels probablement satisfaisants.

Concernant la qualité de l’espace imaginaire

Le TAT et au Patte-Noire : l’espace imaginaire revêt un caractère échappatoire qui permet à l’enfant blessé de se créer un monde idéal et protecteur qui compense la réalité douloureuse de l’abandon. La richesse de l’espace imaginaire semble être un déterminant de la résilience chez tout le groupe mise à part pour Inès. Cette richesse apparaitrait dans la grande aisance manifestée par Imène, Karima, Ikram et Ahlem à se projeter dans les récits racontés et à y adhérer émotionnellement, laissant libre-court à l’expression fantasmatique et affective en relation avec l’agressivité, l’abandon et le besoin d’amour vis-à-vis des images parentales. Pour leur part, Sarah, Sahar et Nour expriment leur imagination par l’important investissement de la relation à l’autre mais la quête amour reste toujours présente.

Plus globalement, j’ai relevé que la richesse de l’espace imaginaire permettrait aux fillettes :

  • l’expression d’une agressivité culpabilisée vis-à-vis des images parentales ;
  • la résolution du vécu abandonnique sur un mode imaginaire ;
  • la compensation de l’abandon vécu par l’investissement d’une fonction parentale idéalisée et d’une famille imaginaire heureuse ;
  • l’expression d’un besoin incessant d’amour et de sécurité affective ;
  • Inès est l’unique petite pensionnaire qui semble posséder un espace imaginaire relativement pauvre à cause de la forte inhibition manifestée et qui n’autorise ni l’accession à son imaginaire ni l’expression affective et fantasmatique. Inès semble intérioriser de mauvaises images parentales, étant donné que sa mère se prostitue et que son père est suspecté d’abus sexuels sur sa sœur aînée et fort probablement sur Inès elle-même. La difficulté de parvenir à son espace imaginaire serait donc la conséquence d’un traumatisme sexuel subi qui aurait, pour ainsi dire, fermé l’accession à son imaginaire et emprisonné sa parole.

Le dessin du Bonhomme 

Le test du dessin du Bonhomme a été un excellent révélateur de la qualité de l’espace imaginaire chez le groupe des petites pensionnaires observées. Ainsi, il a permis de constater les éléments suivants :

Imène possède un don créatif certain (dessine une jeune femme en longue robe avec un gilet rouge tenant un bouquet de fleurs à la main, de longs cheveux) ses talents de dessinatrice s’expriment au plus fort lorsqu’elle est contrariée ou bien heureuse. Plus tard, elle souhaiterait intégrer l’École des Beaux-Arts, me confie-t-elle. Le dessin d’Ahlem exprime une quête affective vis-à-vis de ses parents à travers des symboles maternels et paternels (une maison, un arbre, une poitrine en forme de fleurs). La tête du Bonhomme de Nayla est proéminente (siège de la vie imaginaire) et la mention « Girl beautiful » qu’elle écrit en grandes lettres sur la robe du personnage et la variété des couleurs employées (jaune, vert, rouge) compenserait une faille narcissique. Le dessin de Sahar révèle la proéminence de la tête, siège de l’imaginaire et de la créativité, celui de Sarah est riche en éléments symboliques maternels et paternels (une mer bleue où nagent plusieurs poissons, un gros poisson, un soleil). Les couleurs employées sont vives (vert, bleu, jaune, rouge) et la tête est proéminente. Le dessin de Nour revêt un important investissement narcissique (dessin exécuté avec une grande précision montrant sept femmes habillées en robes de soirée longues ou courtes, assises sur des trônes et portant des parures, fleurs rouges épinglées sur cheveux longs). Enfin, le dessin d’Ikram symbolise l’importance de la quête affective : une grande maison au centre de la feuille avec deux grands arbres de part et d’autre, et où le symbolisme maternel et paternel reste saisissant.

Concernant les capacités de mentalisation 

Les capacités de mentalisation (liaison des affects de déplaisir à une ou plusieurs représentations d’abandon et symbolisation des pulsions sexuelles et agressives) chez les neuf petites pensionnaires ont été constatées grâce à une analyse détaillée des protocoles du TAT et du Patte-Noire, de sorte à relever pour chaque récit l’expression d’un ou de plusieurs affects de déplaisir (qui expriment tristesse, dépit, colère… ) et voir si l’enfant parvient à les lier à une ou plusieurs représentations de séparation et d’abandon. Ce même procédé a été adopté pour juger du degré de symbolisation des pulsions sexuelles et agressives, en recueillant toute expression qui signe la reconnaissance par l’enfant du sexuel et de l’agressif dans les contenus manifestes ou latents des planches.

Les résultats obtenus montrent que les capacités de mentalisation semblent être un déterminant de la résilience chez huit petites pensionnaires dont le travail de liaison affect –représentation semble opérant (Ahlem, Sarah, Sahar, Karima, Ikram) ou partiellement opérant (Imène, Nayla et Nour). Par ailleurs, le degré de symbolisation des pulsions agressives est satisfaisant (notamment grâce au sens de l’humour qui permet l’expression de l’agressivité et l’attaque des images parentales à l’abri de la projection) pour tout le groupe mise à part en ce qui concerne Inès. La symbolisation des pulsions sexuelles échoue quant à elle chez la totalité du groupe des petites pensionnaires.

Les suspicions d’inceste qui planent sur le père d’Inès n’autorisent le travail de mentalisation que de façon partielle et prudente chez la fillette. Selon Berthelot, Ensink et Normandin, la maltraitance subie par l’enfant contrarie lourdement le développement de ses capacités de mentalisation (2013) parce que « l’enfant victime de maltraitance devient ainsi fortement susceptible de se couper volontairement, à des fins défensives, de toute réflexion en termes d’états mentaux. » (Berthelot, Ensink et Normandin, 2013, p. 9). L’échec du travail de mentalisation observé chez Inès s’expliquerait par une volonté de maintenir hors du champ de sa conscience affects et représentations douloureuses en relation avec un probable abus sexuel subi.

Par ailleurs, le degré élevé de symbolisation des pulsions agressives par rapport aux pulsions sexuelles serait justifié par l’hostilité éprouvée à l’égard d’images parentales défaillantes et abandonniques. D’autre part, il se pourrait que l’échec de symbolisation des pulsions sexuelles soit le propre de la période de latence, caractérisée par le refoulement ou la sublimation des pulsions sexuelles au profit de préoccupations intellectuelles, chose qui est observée dans les résultats scolaires satisfaisants obtenus par sept fillettes sur neuf.

Aussi, les capacités de mentalisation ne sont pas encore totalement opérantes à cause de l’immaturité du Moi qui n’autorise que peu les capacités de gestion des tensions internes (pulsions sexuelles et agressives), de mentalisation des conflits psychiques (plus spécifiquement dans l’élaboration mentale de l’abandon) et d’adaptation aux exigences de la réalité externe.

Il semblerait, dès lors, que la réussite partielle du travail de mentalisation chez huit pensionnaires sur neuf s'expliquerait par le fait qu’elles aient été élevées durant plusieurs années dans leur cadre familiale d'origine (avec une moyenne d’âge de huit ans lors du premier placement et une moyenne de séparation d’avec leurs familles de deux années), ou bien placées à leur naissance dans une famille d'accueil (Nayla) ou chez un membre de leur famille (Imène), alors que certaines continuent à maintenir un contact épisodique avec leurs mères (Imène, Sahar et Sarah).   D’autre part, l'existence d’une filiation reconnue octroie à ces fillettes une reconnaissance de leur identité biologique et sociale, elles se sentent en cela intégrées individuellement et socialement (Mimouni, 2004). Ceci expliquerait que les prémices de la mentalisation se soient construites durant leur enfance à l'abri de l'attachement et de l'appartenance filiale et sociale.

Un autre élément essentiel à la résilience est le soutien affectif de l'éducatrice spécialisée Insaf qui a eu un rôle important dans le développement des capacités de mentalisation chez le groupe des petites pensionnaires: elle leur prodigue divers conseils et les incite à fournir les efforts nécessaires pour réussir dans leurs études, corrige leurs exercices, leur achète (par ses propres moyens financiers) les fournitures scolaires nécessaires ou le matériel pour faire de la peinture et les aide à développer leur plein potentiel. Ces fillettes sont dites « privilégiées » (Moutassem-Mimouni, 2004, p. 105) parce qu'elles bénéficient de l'attention et de l'affection d'une personne bienveillante et empathique qui prend soin d'elles et les aide à faire face et à l’abandon vécu et aux aléas de l’élevage en foyer d’accueil.

Le rôle du groupe des pairs n’est pas non plus à négliger et peut constituer un puissant vecteur de résilience. Grâce au climat de sécurité et de soutien affectif qu’ils apportent, les pairs compensent une fonction parentale défaillante et « il semble même qu’ils possèdent un pouvoir de résilience supérieur à celui des adultes. » (Cyrulnik, 2008, p. 224). J’avais observé cette complicité et attitude de protection mutuelle et envers les plus jeunes lors de plusieurs situations, comme lorsque les petites pensionnaires se peignent mutuellement les cheveux, partagent leurs repas, se défendent mutuellement contre les réprimandes des éducatrices, s’échangent leurs vêtements, s’aident à faire leurs devoirs scolaires, se manifestent des gestes d’affection en se prenant dans les bras ou en se peignant les cheveux, etc.

École et résilience

Une étude comparative entre enfants vivant en FEA et enfants abandonnés après avoir vécu dans leur milieu familial (Kellou-Djitli, 2017) montre que les résultats scolaires des enfants élevés dans leur milieu familial avant leur placement en FEA étaient nettement meilleurs en langue, lecture, écriture et mathématiques que ceux des enfants élevés en FEA dès le début. Ces résultats sont également observés chez le groupe observé car les fillettes placées au FEA assez tardivement (à partir de l’âge de 8 ans en moyenne) présentaient des résultats scolaires jugés relativement satisfaisants (Imène, Nayla, Karima, Ahlem, Ikram, Sahar et Inès) contrairement aux résultats des fillettes élevées en FEA dès leur plus jeune âge (Sarah et Nour, placées dès l’âge de 4 ans en moyenne). Ainsi, Imène, Nayla, Karima, Ahlem, Inès font preuve d’un excellent niveau scolaire. Les résultats d’Imène étaient faibles mais Insaf l’a aidée à rattraper son retard en mathématiques et en langue arabe d'une manière frappante, tout comme Nayla qui obtient d'excellents résultats scolaires notamment en mathématiques. Karima possède, quant à elle, un excellent niveau en langue arabe et manifeste une passion pour la lecture et l’écriture de poèmes « la réussite scolaire est l'arme de la femme » me confie-t-elle. Ahlem obtient, quant à elle, l'une des meilleures moyennes de sa classe et est très assidue dans ses études. Inès fait également preuve de beaucoup de sérieux et de motivation dans sa scolarité. Les résultats scolaires de Sarah et de Ikram sont plutôt moyens mais Ikram fournit des efforts soutenus pour améliorer son niveau (se rend chaque jour à la bibliothèque du foyer pour faire ses devoirs et demande à ce qu’Insaf lui donne des exercices de mathématiques à solutionner). Seuls les résultats scolaires de Nour et de Sahar sont jugés faibles.

Les résultats peu satisfaisants obtenus par Nour et Sahar démontrent encore une fois que l’abandon et le placement en milieu institutionnel défavorable se répercutent négativement sur les performances scolaires de l’enfant. Ceci dit, il n’en demeure pas moins que l’école peut constituer une opportunité de réussite scolaire pour un enfant en difficultés (Benamsili, 2020, p. 143). Aussi, l'école peut être une résilience de par la protection et la chance qu’elle offre à l'enfant de développer ses ressources et compétences : confiance en soi et estime de soi, créativité, capacités cognitives, psychoaffectives et sociales (Anaut, 2006 ; Gaucher, 2013/ 2014).

Conclusion

Cette étude analyse trois dimensions intrapsychiques et relationnelles qui détermineraient la résilience chez l’enfant scolarisé face au traumatisme de l’abandon. Les résultats obtenus montrent que huit petites pensionnaires semblent s’inscrire dans une dynamique de résilience parce qu’elles mobilisent un registre défensif varié dans la gestion des conflits liés à l'abandon vécu ; la richesse de leur espace imaginaire permet la résolution de la problématique de perte d’amour sur un mode fantasmatique et le travail de mentalisation autorise la symbolisation de l'abandon vécu. Cependant, l’approche projective employée n’autorise pas la compréhension de la résilience infantile dans toutes ses dimensions psychiques, comportementales et sociales. En effet, le paradigme de la résilience reste complexe à analyser et nécessite la convergence de plusieurs variables psychiques, affectives, cognitives, comportementales et sociales.

Par ailleurs, focaliser sur certains déterminants de la résilience ne reviendrait pas à mésestimer la souffrance vécue par l’enfant traumatisé ou à nier le risque d’apparition ultérieure de certaines psychopathologies. D’autre part, il est d’importance majeure de développer les capacités et habilités infantiles impliquées dans la résilience, spécifiquement dans le domaine scolaire, étant donné la chance qu’il offre à des enfants meurtris d’éveiller et d’exprimer leur plein potentiel en promouvant les facteurs de résilience fondamentaux tels que le rôle joué par le tuteur de résilience et le groupe des pairs, la confiance en soi, l’estime de soi et la créativité. Par extension, il serait nécessaire de promouvoir une résilience institutionnelle en élaborant des programmes de prise en charge psychothérapique qui favorisent le processus d’élaboration mentale de l’abandon vécu et l’expression d’une souffrance encore peu écoutée.

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[1] Terme sous lequel est désigné l’enfant illégitime dans certains systèmes juridiques.

[2] Article d’Alice Pouyat paru le 30 octobre 2020 et consultable en ligne via le lien suivant : www.wedemain.fr/Boris-Cyrulnik-Etre-resilient-c-est-aller-vers-un-nouveau developpement_a4633.html

[3] Selon Iblova (2005), la créativité est un port de l’imagination qui permet à la personne résiliente de cacher et réorganiser les détails de sa vie en se focalisant sur les activités qui lui procurent du plaisir.

[4] Mère biologique de l’enfant ou toute autre personne significative de son entourage capable de répondre de façon adéquate à ses besoins de confort, de soutien et de protection.

[5] Critères élaborés par Garmezy et Masten.

[6] Test basé sur l’analyse de procédés discursifs dont la nouvelle grille d’évaluation adoptée dans ce travail est élaborée par Françoise Brelet-Foulard et Catherine Chabert en 2003.

[7] À travers 17 planches, ce test présente l’histoire de l’agneau Patte-Noire (dont la patte est tachetée de noir) et de sa famille qui sont placés dans des situations humaines. L’interprétation des réponses se base sur le contenu manifeste et latent des planches à travers certains thèmes (agressivité, Œdipe, abandon, etc.).

[8] De l’édition originale comprenant 31 planches, 14 planches aux contenus manifestes
et latents sont retenues dans ce travail : 1, 2, 3BM, 4, 5, proposées aux garçons et aux filles, aux hommes et femmes ; 6GF, 7GF, et 9GF, proposées aux filles et aux femmes ; 10, 11, 12BG, 13B, 19 et 16, proposées aux garçons et aux filles, aux hommes et aux femmes.L’ordre de présentation des planches doit être respecté et la passation du test ne comporte qu’une seule séance.

[9] La pensée opératoire est caractérisée par l’incapacité du sujet à exprimer ses fantasmes, affects et émotions, son langage est cantonné dans le faire et l’agir.

[10] Qualité indispensable dans la gestion et traitement des conflits internes liés à la séparation et à la perte, dans la mentalisation de l’abandon et dans la l’adaptation aux exigences de la réalité externe.

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