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Figures et formes de la folie dans les textes algériens d’expression française. Analyse de romans

N°46 | 2009  | Idiomes et pratiques discursives | p. 51-61| Texte intégral 


Kahina BOUANANE :  Maître de conférences à l’université d’Oran
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle


Le travail de thèse que j’ai achevé s’inscrit dans le cadre de la littérature des écrivains francophones. A cet effet, nous avons interpellé quelques auteurs qui ont participé au questionnement scriptural sur la langue française tels que Rachid Boudjedra, Mouloud Mammeri, Assia Djebar  et bien d’autres.

Avec Boudjedra, par exemple, la dénonciation va de pair avec l’énonciation. Tout en embrassant la modernité dans un mouvement révolutionnaire, il tente : « de clouer le pouvoir au pilori, tout en se détachant de la communauté, critique le halo qui enveloppe la conception de la personnalité maghrébine»[1].

Assia Djebar, a été également prise dans cette spirale qui concerne l’écriture du questionnement sur le dire identitaire. Pour analyser d’une manière plus pragmatique la forme que prend le questionnement linguistique et identitaire chez les écrivains, nous avions choisi quatre romans écrits par quatre auteurs phares de la période postindépendance : L’Escargot Entêté[2] de R. Boudjerdra, La disparition de la langue française[3] d’Assia Djebar, N’zid[4] de M. Mokaddem et A quoi rêvent les loups[5] de Y. Khadra.

L’Escargot Entêté est un roman qui s’ouvre autant sur le dire identitaire que sur le questionnement de l’écriture. L’intérêt de ce roman ne se formule pas dans des séquences où l’auteur nous relate une histoire, ou quelque chose qui lui serait arrivée un jour, mais bien dans la manière dont il conduit son questionnement identitaire et linguistique. Le texte de L’Escargot Entêté de Rachid Boudjedra se distingue par la figure de la folie à caractère obsessionnel. Cet employé est maniaque, obsessif et obsédé par la détermination des rats et la sexualité jouisseuse des escargots. Le second roman de notre choix est le texte romanesque La disparition de la langue française[6] de Djebar. L’espace de référence est l’Algérie, les noms des villes et des personnages sont majoritairement algériens. Dans un mouvement de va-et-vient l’auteure se place confortablement entre deux codes linguistiques et culturels : la langue française et la langue vernaculaire. Suite à une rupture amoureuse, le héros Berkane décide de mettre fin à son exil parisien pour rejoindre sa terre natale. L’amour de la terre et celui d’une femme se disputent l’espace de ce roman. Aveuglé par ses sentiments confus et par sa souffrance due à sa mésaventure sentimentale récente, ce personnage ne semble pas apercevoir le mouvement qui l’emporte dans les sentiers de la folie. Le retour aux sources de ce personnage se greffe sur le récit d’une longue quête sentimentale d’une femme Nadjia, qui est l’amour fou de Berkane.

Si Boudjedra a ouvert ce questionnement à travers son texte L’Escargot Entêté, Assia Djebar le formule à travers La disparition de la langue française. Le français reste associé à la langue du colon dans le texte djebarien avec toutes les représentations que cela suppose. En plus, de ces deux classiques de la littérature, nous avions choisi deux autres corpus de deux auteurs algériens : Malika Mokaddem et Yasmina Khadra. Le roman N’zid[7] de Malika Mokaddem est tout particulièrement marquée par cette absence / présence. Nora, l’héroïne du texte de N’zid se cherche : il ne s’agit pas seulement de son identité mais de sa mémoire aussi. Malika Mokaddem décrit une sorte de voyage dans un pays que la raison a déserté. Il est question du personnage de Nora qui erre dans sa propre mémoire, perdue dans sa propre vie…. Ce personnage, après une perte de conscience et d’identité, se réveille amnésique sur un voilier en plein cœur de la Méditerranée. Dès l’ouverture du texte, l’espace méditerranéen, le complice de Nora s’établit comme l’espace de perte et d’absence.

C’est dans la violence et la tragédie que Yasmina Khadra fait entendre la voix de son personnage principal Nafa Walid. Une voix qui nous emmène dans les sentiers de la folie. Il  rêvait devenir acteur d’autant plus que la nature l’avait doté d’un physique avantageux, il comptait bien s’en servir pour quitter les quartiers populaires. Malheureusement, la production cinématographique n’étant pas florissante, Nafa finit par accepter un boulot de chauffeur en attendant mieux. Au fil des événements et sans même qu’il en ait vraiment décidé, Nafa Walid va glisser progressivement vers les groupes d’intégristes et en devenir un membre actif. C’est dans l’horreur de la folie qu’il se réveillera.

 Le texte de L’Escargot Entêté est structuré autour d’un traumatisme causé par des rats qui rendent peu à peu le héros asocial. Il « conjure la folie par l’écriture »[8]. L’absurde et la fragmentation agencent le texte autour de cette psychanalyse.

A quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra nous installe dans un espace violent et sanguinaire : il sombrera corps et âme dans la folie.

La mémoire est le lieu privilégié  dans N’zid de Malika Mokaddem.

Et, le texte La disparition de la langue française d’Assia Djebar exprime une société bouleversée, dévastée par la confusion et le désordre des sentiments.

Les thèmes phares qui constituent la folie dans ces quatre romans sont l’absurde[9] au sens déraisonnable et insensé, la passion qui prend en charge les sentiments et les sensations les plus déséquilibrants, l’amnésie prise en charge par le vide et la perte de soi-même et la folie. Ces quatre formes de folie nous emmènent et nous font basculer de l’autre côté de la norme, loin de la raison, de la rationalité et de l’intelligibilité. Ainsi, à travers l’expression d’une crise identitaire, les quatre auteurs semblent  réfléchir aussi sur les formes d’écriture dont l’écrivain algérien est obligé d’inventer, car ne pouvant s’exprimer que dans une langue qui n’est pas la sienne, tous s’expriment dans la langue de l’autre. En fait, l’autre langue choisie par ces auteurs fait qu’ils sont déchirés et installés dans une sorte d’ambivalence. Le dire identitaire de ces auteurs algériens d’expression française installe une fissure, une faille, une rupture que les auteurs de notre choix doivent combler et habiter. Ils sont écartelés entre ces deux langues. Ainsi, nous avons affaire à la figure de l’absurde qui conduit au délire, à la béance menant à l’interdit, à l’amnésie qui invoque l’absence/présence et à la frustration du désir qui génère des transgressions telle la violence. Toutes ces variantes en tant que réponse à un état de fait, seraient-elles formes et figures de la folie ? Pour mieux cerner cette hypothèse de recherche nous l’avons déclinée selon le questionnement suivant : 1- Si l’être au monde des écrivains de notre corpus se révèle dans l’occupation d’un espace mouvant, un espace en creux, et un espace béant, comment ces écrivains, peuvent-ils habiter une fissure sans être écartelés et déchirés ? 2- Comment arrivent-ils à mettre en place une cohérence dans une rupture entre deux mondes opposés ?  3- La folie de quelque forme qu’elle soit,  serait-elle la solution à cet écartèlement?

Il s’agissait d’examiner à quel niveau du langage la dimension de la folie s’exprime pour donner naissance à une ‘’poétique’’ qui serait propre à la littérature algérienne. D’où le titre de notre  travail, Figures et formes de la folie dans la littérature algérienne d’expression française.

Dans le cadre d’un tel questionnement, il nous est apparu que les analyses littéraires permettraient d’identifier à la fois l’existence et la combinaison d’un réseau de sens ou de significations esthétiquement marquées d’une vision individuelle et caractéristique de la problématique de la folie. La folie dont il est question dans notre travail tentait de déterminer la façon avec laquelle ces écrivains avaient à reconsidérer, à repenser puis à recréer en reconstituant un autre réel (en crise).  Un réel à la mesure d’un imaginaire maghrébin. La langue utilisée pour chacun d’eux relève de signes qui se lisent dans une sorte de spirale qui aspire l’ordre des choses. Néanmoins, ces mouvements en spirale sont des antinomies que la raison ne refuse pas et ne sont pas considérés comme impossibles. Tous les paradoxes s’accordent[10].

Nous avons analysé toutes les figures et les formes de la folie à travers le discours  et le parcours des personnages ainsi que la portée de l’œuvre dans sa dimension ‘poétique’. Nous avons utilisé le terme ‘’figure’’ et   ‘’forme’’, car nous introduisons deux niveaux impliquant la manifestation de la folie. Le premier concerne les personnages eux-mêmes dans leurs actions et dans leurs discours. Il s’agit de ‘’figures de pensée’’, qui agissent comme déterminant de l’organisation structurelle et discursive des textes. En fait, le propre des figures de pensée est d’engager l’interprétation laquelle implique leur reconnaissance. Elles jouent sur le principe de la double entente, donc de la relation aux destinataires et sur les codes partagés ou non. Leur compréhension dépend souvent des contenus de sens tels que les lieux communs ; ainsi que leur conformité aux normes, ou au contraire leur particularité (discours paradoxaux) en font une sorte de garant ultime de la cohésion et de la cohérence des textes ; et elle représente un des lieux où l’acte créatif, en installant une figuration inédite, peut suggérer des échappées de sens nouvelles[11]. Le deuxième reprend l’expression en termes de manifestation des formes de la folie dans les textes du corpus. L’idée de forme peut correspondre selon les emplois aux notions de genre, de structure, de figure et de style, et en définitive aux éléments d’une poétique. L’étude sur la forme que la folie emprunte dans ces romans émane d’un questionnement qui est celui de la ‘’mise en forme’’. Elle intègre la vision idéologique que nous avons relevée chez les auteurs de l’après-indépendance, il est question d’un questionnement identitaire à travers la langue choisie et utilisée par les auteurs : l’idéologique à travers la forme devient esthétique. E. Benveniste écrit à ce propos que : « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre»[12]. Aussi tourmenté que soit le « rapport de signification» entre le réel et le signe, il révèlera certainement un ordre, une unité et une cohérence nouvelle qui rompt avec la conception occidentale de la folie. La conception occidentale place la folie derrière le mur des asiles, par contre l’imaginaire maghrébin accepte cette folie et la fait fondre dans la réalité. C’est pourquoi, des traces se lisent au niveau du signifiant : dé(s) ordre(s) de la société, un «désordre»  de / dans l’œuvre, mise en espace, métaphore de la spirale, suspens de sens et du verbe. Des mouvements qui s’amorcent, déclinant une cohésion : la mémoire, l’amour fou, l’obsession et l’amnésie : en somme une cohérence est recherchée.  Les produits romanesques de nos auteurs semblent interpeller chacun à leur manière la figure de la folie : l’errance, le vide, le trouble et le passionnel ; toutes ces formes constituent les éléments phares de ces textes. Pour  cerner les figures et les formes de la folie dans les textes de notre corpus, notre analyse a choisi trois approches : une approche narratologique, une approche discursive et une approche poétique. D’un point de vue narratologique, la première partie a pour fonction de procéder à une représentation narratologique de la folie à travers les personnages principaux. Le premier chapitre traite du parcours fonctionnel et actantiel des différents personnages de ces quatre romans. Pour chacun des romans nous avons étudié : l’objet de quête des personnages, une quête qui va nous conduire à délimiter ‘’leurs identités’’ hors\norme, dé\raisonnable, les destinataires anthropomorphes et non-anthropomorphes qui ont poussé les personnages dans le chemin de leur quête, les adjuvants et les opposants de ces personnages, et enfin l’aboutissement de cette quête en termes de succès ou d’échec, de gain ou de perte. Le second chapitre aborde le parcours de ces mêmes personnages à travers l’espace et le temps. Nous avons pris en considération l’espace en tant que tel et aussi nous avons tenu spécifiquement « le lieu des images ».  Le temps et l’espace apparaissent à la fois comme des éléments naturels et comme une structure symbolique rythmant la vie individuelle et sociale.

Chaque culture comporte une représentation du temps, représentation élaborée à partir des modes de production, et aussi des valeurs et traditions héritées du passé[13].

La deuxième partie traite de la manifestation discursive de la folie à travers le discours des personnages et le discours romanesque. Le premier chapitre approche essentiellement le bouleversement de la parole, nous nous sommes appuyés sur un ouvrage théorique de Wolfgang Iser ainsi que sur celui d’Austin[14]. La parole des principaux personnages de ces quatre romans Berkane, Nora, Nafa Walid et le bureaucrate se développe selon deux axes (comme toute parole): l’axe de la sélection et l’axe de la combinaison. Selon la conception barthienne[15], le style d’un écrivain est le rapport que celui-ci installe entre les deux axes. Cette parole est tantôt rationnelle et tantôt délirante. En fait, parler impliquerait la sélection de : « certaines entités linguistiques et leur combinaison en unité linguistique d’un plus haut degré de complexité »[16]. Il s’agit de relever les mots utilisés par les personnages et leurs combinaisons en phrases selon les règles grammaticales de la langue utilisée. Pour Jakobson dans un comportement verbal normal les deux procédés sont continuellement liés à l’œuvre. Seulement sous l’influence des modèles culturels de la personnalité et du style, tantôt l’un tantôt l’autre prédomine. Notre analyse s’est développé selon les deux axes : comment la parole de ces protagonistes se développe à travers l’axe de la sélection et celui de la combinaison ? Le deuxième chapitre discute de la prolifération textuelle dans le discours romanesque avec ses structures aléatoires ce qui crée le procédé d’imprécision. Cette structure syntaxique qu’on peut nommer comme quelque peu aléatoire sert avant tout à illustrer par ses énoncés d’une longueur inaccoutumée. Et dans ce cas la signification de l’énoncé a tendance à s’égarer à cause de la combinaison de certains éléments irréguliers qui ont tendance à dissiper la cohésion en rapport avec certains contextes. La cohérence semble être en quelque sorte défaite, certains énoncés ne semblent pas détenir de véritable noyau d’ordre sémantique, mais semble se perdre dans la multiplicité des situations invoquées et suggère en conséquence d’autres situations réalisables. Et enfin, la dernière partie porte sur la représentation surréaliste[17] de la folie à travers les œuvres de notre corpus. Pour les surréalistes, l’Art ne peut pas se contenter de reproduire la réalité, mais doit faire émerger la folie, le rêve, l’errance, l’inattendu, pour atteindre ce qu’ils nomment la ‘’vraie réalité’’ ou le ‘’surréalisme’’. Le premier chapitre avait abordé les formes et les figures que prend le surréalisme dans notre production romanesque. Le deuxième chapitre a traité du discours de ces personnages balançant entre raison et folie, la frontière étant souvent mince, ils véhiculent des idées et un langage qui finissent par s’infiltrer dans la pensée surréaliste. Pour Breton c’est le rôle des auteurs dits non conventionnels de procéder à un « nettoyage » général du langage à l’acte fondamental : « le langage peut et doit être soustrait à l’usure et à la décoloration qui résultent  de sa fonction d’échange élémentaire… »[18].

Ensuite, nous présentons une synthèse reliant la première partie de notre travail concernant la représentation narratologique de la folie à travers les principaux personnages dans La disparition de la langue française, N’zid, A quoi rêvent les loups et L’Escargot Entêté à la deuxième partie qui traitait de la manifestation discursive de la folie à travers le discours des personnages et, enfin la troisième partie qui prend en charge la part du surréalisme dans ces textes maghrébins d’expression française.

D’ailleurs, nous avons montré que ces quatre romans présentaient une approche discursive, puis, interprétative basée sur le fonctionnement réel de la pensée maghrébine, et ce grâce à l’association d’idées, d’images et de symboles.

En s’inscrivant dans la perspective d’une écriture surréaliste et ce à travers l’étude récurrente du thème de la folie, les quatre textes algériens ont rompu (à travers le discours et le comportement des personnages) avec les normes établies par la logique et font du même coup, émerger l’ordre de la non contradiction.

Il est apparu à travers notre étude sur les figures et les formes de la folie dans les textes algériens d’expression française, que la caractéristique essentielle de la folie résidait dans  son pouvoir corrosif et transgressif. Nous avons montré le déploiement de la folie dans l’ensemble des quatre textes étudiés. L’obsession sécurisante, la déchéance et la dégénérescence morale, l’amour fou et l’errance ont été tour à tour énoncés comme étant les invariants structuraux dans l’imaginaire maghrébin. En effet, les auteurs algériens d’expression française finissent par adopter la langue française en la cohabitant avec leur imaginaire arabo-berbéro-musulman. Un imaginaire où le merveilleux, le fantastique et l’oxymore règnent en maître ; leur affiliation d’appartenance et leur affiliation de référence s’enchevêtrent. Ce mode d’être -diversifié- situe la plus part des romans algériens sous le signe de l’ambivalence, de la fragmentation, de la faille et de la fissure. Cette diversité semble être prise dans l’isthme de l’entre-deux idiomatique et établit ainsi des formes de l’écriture interculturelle ; des formes tiraillées entre le passionné et le passionnant. 

Dans ce contexte, la langue française devient l’expression d’une dualité, le signe de l’ambivalence, la marque de la rupture et de la différenciation, le lieu de l’étrangeté : de la folie. La folie, en tant qu’actant, dotée d’une intention et chargée d’une fonction, s’implique dans un référent (social, politique, historique, culturel,…) où elle enclenche un processus transformationnel opérant sur toutes les catégories de la narration visant la création de nouveaux sens et de nouvelles visions. Le dire identitaire de ces auteurs algériens installe une fissure, une faille, une rupture que les auteurs de notre choix doivent combler et habiter. Ils sont écartelés entre ces deux langues. Devant cette difficulté- de vivre tiraillés entre ces deux mondes- ces auteurs instaurent un autre ordre différent de l’ordre rationnel. Cet autre ordre non rationnel se justifie à travers deux paramètres. Le premier s’installe au niveau du récit, en ce sens la quête des personnages de ces quatre romans les a conduits vers un parcours chaotique, Ce parcours chaotique est renforcé par une  quête qui les conduit vers un espace qu’ils occupent et qu’ils s’approprient. Ils arrivent à créer leur propre espace bouleversé par l’irrationnel. Cet espace bouleversé est justifié par un non rationnel et se justifie aussi dans leur discours qui rend cet espace éclaté réel et intelligible et lui donne ainsi sens. Le deuxième paramètre s’instaure au niveau sémiotique. Il s’agit de l’interprétation que le lecteur peut accorder à cet espace non rationnel en l’apparentant à l’espace surréaliste.

Le surréalisme a instauré un changement radical de la pensée qui a fini par avoir une influence sur le comportement de l’homme. La pensée surréaliste a combattu l’attitude ignorante à l’égard de la folie et a redéfini cette notion à sa manière. En fait, Breton a affirmé l’absence de frontière entre raison et folie, les deux phénomènes existent pour lui comme pôles de l’esprit qui s’interpénètrent. La folie a une fonction de confidence du monde de l‘esprit. Selon Breton, la folie permet à l’esprit d’entretenir un rapport  naturel avec la vérité et le réel profond. La condition sine qua non de ce processus est de donner le pouvoir maximal à l’imagination qui fusionne pensée folle et raison véritable. Breton s’est attaqué à plusieurs couples antinomiques dont le plus complexe est celui de la  réalité extérieure, « la raison », et de la réalité intérieure, « la folie ». Ces éléments représentent les deux principaux axes de la recherche surréaliste,  d’où la libération de l’homme. Néanmoins, une différence sépare le surréalisme occidental du surréalisme maghrébin. Le surréalisme maghrébin est le réalisme même de ce monde. Il est question d’une quête de l’ordre de l’existentiel et non pas du hors norme. La folie se trouve au centre de la pensée  maghrébine et non à la périphérie. Le surréalisme ‘’maghrébin’’ ne parle pas de deux mondes mais d’un seul monde en perpétuel dynamisme. C’est en fait la réalité où tout fonctionne dans la synonymie. Nous ne pouvons pas parler de folie, de déraison, de délire chez les personnages romanesque algériens comme nous pourrons en parler chez des personnages romanesques occidentaux. Le surréalisme algérien n’instaure aucune scission, ni aucune discrimination. La folie et ses formes se disputent l’espace de l’écriture algérienne. Elle désigne le réel même de  ces protagonistes. Cette déraison, ce dé-lire est la structure anthropologique de l’imaginaire maghrébin. En fait, il ne s’agit pas d’une ‘’surréalité’’ construite par un rêve de révolte, mais d’une authenticité vécue. La poétique maghrébine est donc structurée anthropologiquement par le non rationnel, d’où le bouleversement et l’éclatement.

C’est ainsi que fonctionnent les protagonistes de ces quatre romans. Chacun d’eux pénètre et visite les méandres de la folie. La représentation de cette folie en termes de forme et de figures se fait unique chez chaque personnage.  Ainsi, la folie en termes de figures et de formes fonctionne dans nos textes comme des invariants structuraux et non plus comme des thèmes. La figure de la folie est vécue comme l’expression d’une pensée logique autre. D’où le fait que la manifestation de la folie dans ces textes est représentée dans une unité, perçue et vécue comme une ‘’ab sens’’, un sens caché, un sens tu. Cela nous conduit vers une perception construite par la logique au sens surréaliste.

Cette sorte de folie est mise en scène dans le but d’approcher la réalité, ce qui esthétiquement a donné lieu à une écriture novatrice, un produit d’une écriture en de(s) lire(s).

En s’inscrivant ainsi, dans le langage des textes pensés en bilingue, les auteurs ont fini par créer une nouvelle écriture propre au Maghreb. Nous pouvons évoquer alors l’existence d’une poétique maghrébine de la folie. Il est question d’une folie d’ordre symbolique, inhérente au langage en tant que phénomène humain qui n’est qu’un prétexte qui a permis aux principaux personnages de (re)mettre en cause les structures de la pensée sociale. Cette démence est un lieu obscur de la pensée qu’il faut explorer comme étant une possibilité de l’esprit et un réservoir d’authenticité. Elle n’est donc pas produite par la confusion entre le réel et l’irréel. Elle réside plutôt dans la présence/absence d’une norme intelligible, qui non seulement à poussé les personnages  dans le vide et l’absurde mais aussi dans la non- maîtrise du langage rationnel, ce qui est valable pour le surréalisme.

Cet état de fait peut s’élargir sur d’autres textes maghrébins tels Habel de Mohamed Dib, Tombéza de Rachid Mimouni et bien d’autres textes romanesques, d’autant plus que les résultats de notre première recherche[19] portant sur la folie et ses manifestations surréalistes dans l’œuvre  de Tahar Ben Jelloun dans Moha le fou, Moha le sage, ont été à l’origine de cette deuxième recherche. Tout au long du texte de Moha le fou Moha le sage, le réel est abordé différemment tantôt par la folie, tantôt par la sagesse. En fait, il n’est pas question d’opposer les deux figures, il ne s’agit d’aucune contradiction. Derrière le voile de la folie, ne subsiste que le masque de la sagesse. Le texte présente une approche surréaliste du monde basée sur le fonctionnement réel de la pensée maghrébine, et ce grâce à l’association d’idées, d’images et de symboles. En s’inscrivant dans le courant surréaliste, ce texte a rompu avec les normes établies par la logique et fait du même coup émerger l’ordre de la non contradiction. Les textes maghrébins comme le texte de Ben Jelloun présentent des nœuds de relations à déchiffrer : des voix venant de partout, de morts et de vivants, conduisent le récit. Toutes ces voix convergent en une seule, celle du narrateur présent ou absent. Notre entreprise a tenté de décoder cette voix et de rechercher la signification de son discours. La folie des personnages est apparue difficile à cerner, car elle semble appartenir à un autre ordre que celui où la raison a l’habitude de la confiner.

Les auteurs instaurent l’étrangeté et la confusion dans le but de déstabiliser et de désorienter la norme. Ainsi, la folie au sens maghrébin ne répond plus à la même définition que celle des occidentaux. La définition occidentale emprisonne la folie derrière le mur des asiles et la réhabilite. La folie ‘’maghrébine’’ émane de la réalité. Elle est normative dans le sens où son expression émane de la pensée directrice de sa mentalité maghrébine  Les personnages utilisent un discours non balisé par des canons sensés, ils expriment verbalement le « fonctionnement de la pensée »[20] : c’est la définition de la sagesse. Formant la même unité : folie et sagesse sont synonymes et non plus antonymes. Le réel maghrébin ne se formule pas dans la réalité des sens mais dans la surréalité d’un autre monde, la folie est acceptée et se fond dans la réalité. Cette définition s’oppose à celle du surréalisme au sens de Breton. Le surréalisme occidental sépare deux mondes : celui de la raison et celui de l’imaginaire. Pour Breton, l’homme est fait de ces deux mondes qui coexistent en lui et l’action de ces surréalistes est de faire fonctionner ces deux réalités sans nier l’une ou l’autre. Par contre, le surréalisme maghrébin ne parle pas de deux mondes mais d’un seul monde en perpétuel dynamisme. C’est en fait la réalité où tout fonctionne dans la synonymie. Il s’agit moins d’une union des opposés que d’une fusion confusionnelle ; ce n’est nullement une situation embrouillée, mais une clarté typiquement maghrébine. Seuls les maghrébins peuvent s’y retrouver. C’est pourquoi, nous ne pouvons pas discourir de folie, de déraison et/ou de délire chez les personnages maghrébins d’expression française : raison et déraison fonctionnent dans une constante alliance voire un véritable dynamisme dans l’écriture.  


Notes

* Thèse de Doctorat en Sciences du Langage  soutenue le 07 février 2009 à l’université d’Oran sous la direction du Professeur Fewzia Sari (Université d’Oran) et la co-direction du Professeur émérite Daniel Delas (Université de Cergy Pontoise-Paris).

Les romans en question sont les suivants : La disparition de la langue française d’Assia Djebar, N’zid de Malika Mokaddem, A quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra et L’Escargot Entêté de Rachid Boudjedra.

[1] Salha, Habib, Cohésion et éclatement de la personnalité maghrébine, Publication de la Faculté des Lettres de la Manouba, Série Lettres, 1990, p. 88.

[2] Rachid Boudjedra, Denoël, 1977.

[3] Assia Djebar, Albin, Michel, 2003.

[4] Malika Mokaddem, Seuil, 2001.

[5] Rachid Boudjedra, Julliard, 2000.

[6] Djebar Assia, Albin Michel, 2003.

[7] Mokaddem, Malika, N’zid, éd, Seuil, 2001.

[8] Le sidaner, Jean-Marie, «  L’écriture et la révolte », In Europe, n° 614-16, juin- juillet, 1980.

[9] Le thème de l'absurde naît du décalage entre ce besoin d'idéal et le monde réel (cf. Le Mythe de Sisyphe, 1951 ou encore La Peste d’Albert Camus.

[10] Cf., thèse relative au manifeste du surréalisme, 1924.

[11] Forget, D., Figures de pensée, figures de discours, Québec, Nuit Blanche, 2000.

[12] Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

[13] Cf. sur le thème les cultures et le temps, 1975.

[14] La théorie des actes de parole, Quand dire c’est faire, Paris, éd. du Seuil, 1970.

[15] Le plaisir du texte, éd. Seuil, 1973.

[16] Jakobson, Roman,  Essais de linguistique générale, éd. De Minuit, 1963.

[17] Cf., Le manifeste du surréalisme de Breton, 1924.

[18] Cf., Le manifeste du surréalisme de Breton, 1924.

[19] Bouanane, Kahina, Folie et Sacré : deux manifestations du surréalisme africain ? Magister en Littérature Francophone et Comparée, juin 2003.

[20] Breton, A., Manifeste du surréalisme, 1924.

 

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