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Pour une clinique de la double culture. L’exemple de l’enfant placé ou d’origine étrangère

Insaniyat N°41 | 2008 | Enfance et socialisation | p.83-94 | Texte intégral


In favour of bicultural clinics. The example of foster children or children of foreign origin

Abstract: From the question of culture, of language and the body as identity markers, confronted with the trials of difference in the context of cultural or familial change, the author defends the idea that language forms impulses. A first name is often a representation of cultural impulse.
Culture deposits in a language inclusive elements which are handed down for generations. This article illustrates the thesis that the relationship to language forms the relationship to the world.
A subject speaking possesses a culture which is translated in language, and this culture can’t be rejected in the cure and the treatment. This opens two perspectives:
- the first one, a clinic focussed on listening to the subject, to his intra psychic resonance.
- the other shows the subject acts as a support to translate the subconscious according to his specific cultural characteristics.
Going from a cultural or familial space, to another necessitates an intermediary space, a latency chamber for incompatible ordeals of these two cultural spaces, the time of their metabolism.

Keywords: introspection - incorporation - the ideal Me - intercultural - the language of dreams - cultural cocoon - difference topic.


Hossaïn BENDAHMAN : Maître de conférence en psychologie, Université de Reims. Directeur de recherches au “ Laboratoire de psychologie de la famille et de la filiation, Université de Strasbourg I.


 

Se fixer sur le passé c'est se dérober au présent;

Ignorer son passé s'est se dérober à l'avenir.

Les graines de notre destinée sont nourries par

les racines de notre passé.

Premiers regards et filiation : au commencement était le désir

La filiation est une assignation à une place donnée dans les structures de parenté, un don et une transmission par le nom et dans le nom. Toute identité est une construction qui s'édifie très tôt dès la venue au monde. Elle est attribuée dès la naissance par le regard porté par la mère et l'entourage sur l'enfant. L'enfant placé est celui qui émigre d'une famille à une autre, d'une culture à une autre. Sa problématique s'apparente bien souvent à celle de l'exil, à celle de l'enfant d'origine étrangère.

Avant que l’enfant existe, il y a le désir d’enfant des parents. C’est le sens des désirs des parents advenus dans l’enfant qui va être lié à l’origine de certaines souffrances. Il y a désir de réparer quelque chose avec ses propres parents et ses mauvais objets internalisés[1]. L’enfant ne peut pas y échapper. Tout dépend des parents. Cela entraîne des conséquences considérables sur la constitution de l’enfant. C’est le mécanisme qui conduit (induit) à l’incorporation et à l’introjection. L’incorporation est une demande de présence dans le corps de l’enfant ou de la mère, c’est à double sens. L’introjection se situe dans l’espace psychique. Elle « est proche de l’incorporation qui constitue son prototype corporel mais elle n’implique pas nécessairement une référence à la limite corporelle (introjection dans le moi, dans l’idéal du moi, etc.). Elle est dans un rapport étroit avec l’identification » (in Vocabulaire de Psychanalyse, PUF, 1978). Il y a aussi le sens inconscient attribué à la venue de l’enfant qui d’une façon ou d’une autre va être déposé dans l’enfant. Ce sens est obligatoirement attaché à la notion de réparation. Le premier problème que l’enfant doit réussir c’est une symbiose, et le premier objet investi est le corps de sa mère. Dans la petite enfance il y a un corps qui reçoit des soins. Très tôt, à l’occasion de ces soins et des jeux, des communications tactiles primaires s’établissent entre la mère et le nourrisson. Souvent, lors de ces jeux, la mère répète des sons, des rimes, des syllabes en berçant le corps du nourrisson. Elle y injecte des sons (musicalité et matérialité du langage) avant même que ceux-ci prennent sens pour lui bien que laissant des traces indélébiles qui se dévoilent dans l’analyse.

Dans la relation mère-enfant le regard comme porteur de l’autre en tant qu’objet, apparaît avec une grande clarté. Winnicott a très bien décrit ce qui se passe entre les yeux de la mère, ceux de l’enfant et l’image qui les relie. L’enfant regarde sa mère et ce qu’il voit c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle vit (in Jeu et réalité, Gallimard, 1988).

Pour que l’enfant se voit désirant, il faut qu’il ait construit un corps. L’image du corps se construit tôt, elle s’inscrit dans l’inconscient. L’enfant mûrit au travers des aliments psychiques reçus des parents.

Naissance et espace culturel

Les phénomènes sociaux et culturels ont un impact dans la relation mère-enfant. Quand l'enfant vient au monde, il vient dans un système culturel préorganisé où sa place est préexistante. Il doit composer avec le projet qu'on a pour lui et le prénom qu'on lui a donné (1986, 1989) pour pouvoir circuler d’abord à l'intérieur de ses structures de parenté et ensuite dans son monde culturel où les codes l'enserrent de toutes parts. « La culture, dit Winnicott, est cette tradition dont on hérite, à condition d'avoir un lieu où situer ce que nous recevons ». Ce lieu joue un rôle de contenant culturel c'est-à-dire celui d'un espace où les contenus culturels reçoivent un sens déterminé et plus ou moins inconscient, ce qui les rend difficiles à saisir d'emblée. Les contenants culturels organisent les investissements de la sexualité infantile en fonction d'un compromis viable entre le Moi et l'Idéal du Moi. Ces contenants culturels fondent les références communes aux individus d'une même culture qui sous-tendent l'édifice de leur Identité. Aussi, venir au monde dans un milieu traditionnel au sein d’une famille étendue ou dans le monde moderne au sein d'une famille dite nucléaire ne structure pas la personnalité de la même façon (Bendahman H., 1984). Concevoir et attendre un enfant n'entraînent pas les mêmes fantasmes et ne donnent pas lieu au même imaginaire dans ces deux mondes. Il faut d’ailleurs noter que le mot concevoir est un mot à double sens. Il inscrit en quelque sorte, dans son origine même, la bisexualité originaire. C'est à la fois penser et porter : porter le sens dans la tête et porter l'enfant dans le ventre. C'est un mot qui traduit la double polarité de la pulsion et ouvre une métaphore (majàz)', un passage entre le soma et le psychisme. Double polarité et passage que chaque culture travaille et traverse à sa façon. Métaphore en arabe c'est "majàz" ou "isti'âra"; le mot renvoie à passage, traversée, dépassement, permission, autorisation, emprunt.

On voit qu'il s'agit ici de la projection et on peut dire que toute l'œuvre de Freud est un vaste travail de/sur la projection. Or la projection ne mobilise pas le même travail psychique en français qu'en arabe par exemple. En arabe le terme qui désigne la projection c'est isqât. Ce qui signifie à l'origine l'action de sonder, de mesurer à quelle profondeur se trouve l'eau dans un puits. C'est un mouvement vers le bas, la profondeur, l'intériorité. Ce n'est pas le même axe (diachronique ou synchronique) qui est investi dans le vocable arabe que dans le vocable français.

L'intrusion dans un autre mode de penser, comme en situation de placement ou d’immigration, entraîne l'effraction dans le vécu de l'enfant d'une nouvelle "réalité" sous la forme d'une modification de son environnement immédiat. Des liens peuvent-ils encore s'établir entre le présent et le passé alors que les deux familles (deux lieux, deux milieux de vie) expriment des vécus, des réalités et un imaginaire différents qui s'excluent bien souvent ?

En psychanalyse tout passe dans et par le langage. L'analyse c'est le contre-transfert et l'attention flottante portés par la langue de l'analyste - tout particulièrement sa langue maternelle - qui lui fournit non seulement un cadre pour penser (panser) ses pensées mais aussi et surtout un cadre pour rêver l’"Autre". Ainsi, la langue maternelle de l'analyste détermine non seulement sa théorisation et ses découvertes cliniques mais aussi son écoute (Bendahman. H., 1990). Le corps et la langue ont partie liée avec la culture, l'inscription du sujet dans sa culture et l'accès à son Identité Culturelle. Le corps est pris à partie dans l'initiative culturelle. On ne peut pas dissocier le psychisme du corps qui le vit ni de la langue qui l'exprime.

Par ailleurs chaque culture a ses propres temps logiques dont le premier est "l'attachement libidinal à la mère". Ce qui fait la genèse du sujet, c'est la manière dont il traverse les temps logiques qui ont cours dans sa culture.

C'est par l'éducation et la mise en mots longue, lente et douloureuse que j'apprends à exister et à habiter mon corps, ma langue et ma culture et trouver ma place préexistante dans le discours familial et social. La langue c'est l'élément essentiel de la structuration de la culture. D'autre part, la culture dépose dans la langue des éléments d'Inclusion qui se transmettent de génération en génération. Le sujet parlant possède une culture qui se traduit dans le langage et cette culture ne peut être rejetée dans la cure. Ceci ouvre deux perspectives :

‑ l’une clinique, centrée sur l'écoute de la résonance intrapsychique du sujet ;

‑ l'autre montre que le sujet comme support à traduire l'inconscient prend selon les cultures des caractéristiques qui lui sont spécifiques.

Repenser ainsi la clinique analytique à partir du culturel et du travail interculturel questionne le statut même de la pathologie et de la psychopathologie qui suit le filtre ou la partition culturelle et linguistique dans lesquelles la souffrance se dit et se joue. La maladie mentale s'inscrit dans un univers culturel qui lui donne son sens, son originalité et met en place les réponses à lui apporter.

L'autre langue, la langue étrangère, non transmise par la mère, ne dit plus l'imaginaire; tout au plus elle le rétrécit, le dit d'une façon littérale voire létale.

Le problème donc est de savoir dans quel lieu psychique on peut envisager de se rencontrer. Pour qu'il y ait rencontre, il faut accepter d'entendre ce qu'on n'est pas habitué à entendre dans nos langues respectives, ou dans notre registre culturel. Sinon, on ne l'entend ni dans la cure, quand on est psychanalyste, ni à propos de la demande des enfants ou des conjoints dans la famille, ni dans le comportement des élèves en classe.

Il n'y a pas que des bases pulsionnelles de la psyché. Il y a aussi des bases culturelles qui la structurent. Si je prends l'exemple du rêve, il ne m'est pas impossible de dire qu'il y a peut-être deux sortes de rêves[2]. Un rêve à prédominance organique, lié à la phylogenèse comme dans les espèces animales, et une "rêverie de langue" où nous portons l'autre en nous et c'est cette rêverie qui est facteur de croissance pour l'autre, qui lui donne fonction de sujet lorsque nous passons de la rêverie à la relation. S'il n'y a pas dans notre psyché une place vide, non pas vide de sens mais vide comme une page blanche à enrichir, faite pour accueillir l'autre sans préjugés, il ne peut y avoir rencontre. C'est la condition pour donner sens à ce qui arrive à l'autre, à sa différence, à ce qu'il transforme et avec quoi il arrive dans sa famille d'accueil, son pays d’accueil ou à l'école.

Incorporation des failles paternelles ou le mal du père en héritage      

Bien qu'on puisse redouter la transcription et la lecture d'extraits de cure, j'en ai tout de même choisi quelques exemples pour illustrer mon propos.

En voici une illustration brève qui montre, en plus, comment la culture dépose dans la langue des éléments d'inclusion qui se transmettent de génération en génération.

Joël est un jeune homme de 26 ans, placé dans une famille d'accueil, il est issu d'un couple mixte franco-maghrébin. Il se plaint de fortes angoisses, d'être mal dans sa peau; il décrit des choses proches de la dépersonnalisation. Il a consulté également suite à l'échec au diplôme de travailleur social.

Un jour la séance a porté sur les fautes d’orthographe. Lui qui ne faisait jamais de fautes d'orthographe, commence à en faire lors de la rédaction de son mémoire de fin d'études qui porte sur le même milieu social que celui dont il est originaire. Il se met à oublier systématiquement les doubles 1, c et t par exemple. Je lui demandai, compte-tenu du reste du matériel, le nom de sa mère. Et il eu un « flash »: c'est en effet un nom qui comporte les lettres 1, c et t. Le voyant suffoquer et si interloqué, j'ai voulu rétablir l'équilibre économique en lui disant que du côté du père aussi il y a un 1 et un t. La séance suivante il eu sa première absence pour Otite et furoncle à l'oreille.

Au cours d'une autre séance il piétinait et patinait sur le mot QUASI que j'entendais avec insistance comme KAYJI qui signifie en arabe dialectal de la région de son père: il vient et renvoie également aux liens de parenté. J'hésitai à reprendre ce mot, pensant cette association trop osée compte-tenu du fait que le sujet ne comprend pas un mot d'arabe. Le français, langue de ma formation analytique exerçait une emprise sur moi. Opérant une déprise, je lui demandai d'associer sur venir. C’est alors qu’il me parla de son père qui venait régulièrement lui rendre visite dans sa famille d'accueil. Il est le seul, d'une fratrie de dix à être basané et à ressembler au père. Dernièrement il a vu une photo de celui-ci chez une de ses sœurs et tout le monde lui a fait remarquer sa ressemblance à son père. « je ne peux pas nier sa paternité » conclut-il. Lui et son frère, qui sont placés dans la même famille, sont les seuls à avoir un deuxième prénom arabe: son nom signifie 10ème, dîme dont le montant est le dixième, la fête qui a lieu le 10 du premier mois du calendrier musulman.

Un jour il fit un rêve où il était à la pêche avec REAGAN et il me dit sa surprise car il ne comprend pas un seul mot d'anglais, ni d'arabe (langue du père) d'ailleurs. Je pense alors à RIHANE et RAHAINE (otage et pari) et je lui demande ce que le mot otage lui évoque. Il développa alors une lourde souffrance où il se vivait comme otage des deux cultures dont il ne pouvait se défaire, ne serait-ce que par son physique, otage aussi des deux familles (naturelles et d'accueil) et qu'il faisait le pari sur l'analyse pour le sortir de là.

Dans d’autres séances le terme mal être (mal de vivre) revenait en leitmotiv lié le plus souvent à l'impuissance sexuelle qu'il a révélé au bout de quelques mois... Il avait le sentiment d’avoir une hache suspendue au-dessus de lui mais ne savait contre qui se battre ni pourquoi.

Je repris le mot mal-être, ma lettre, (la lettre) pensant aux lettres t et 1. Il décrivit alors comment jusqu'à l'adolescence il ne mettait jamais la lettre h quand il écrivait son nom. Il ajouta que ce h se trouve en plein milieu de son nom, qu'il coupe bien au centre et qu'encore maintenant quand il l’épelle au téléphone il a tendance à le couper. Son nom avec la lettre h désigne bienfaisance, bienfaits, alors que sans h il signifie le froid, la froideur. On dit de l'impuissance et de la fragilité sexuelle en arabe : la froideur sexuelle.

Quant à la lettre t de son nom, c'est une lettre terminale, c'est un t littéralement de féminisation, un t lié, terme qu'on utilise aussi pour profondément amoureux jusqu'à la fusion et impuissant sexuellement (tà marbouta : t attaché, entravé, fermé). Son nom, qu'il dit écrire en verlan parfois, peut s'entendre moitié français (tari) moitié arabe (chiens)comme une filiation impure et tarie par l'impuissance. Le h, tel qu'il est placé dans le nom de notre sujet, permet la médiation, le passage, la continuité pulsionnelle et son écoulement; il est liant, c'est le lien; supprimé du nom c'est le gel. Le t, tel qu'il est placé, est lié, attaché, cercle fermé et enfermant, c'est la métaphore même de l'impuissance sexuelle; il est plus ronflant et auto-érotique, un érotisme de soi à soi où l'ouverture à l'autre est fermée, l'élan à l'autre est barré.

La culture comme espace médiateur et tiers symbolique

Ainsi notre imaginaire est structuré par la langue et tout particulièrement par notre langue maternelle, et pour les immigrés dont je fais partie, par le français également qui impose ses signifiants.

Mon travail consiste à offrir à ces patients dont je partage l'appartenance culturelle et la transplantation un espace intermédiaire où ils peuvent être entendus dans leur langue d'origine et/ou dans la langue du pays d'accueil. J'essaie de leur offrir un espace de médiation, un espace hors menace où leur soi privé (horma)[3] et leur soi social se rencontrent sans s'affronter grâce à l'étayage sur le thérapeute lors du transfert et du contre-transfert (Bendahman, 1990). Dans cette relation en miroir le thérapeute a recours à ses connaissances et valeurs culturelles qu'il redécouvre et perpétue. Il permet ainsi au sujet souffrant de retrouver à son tour sa culture et ses traditions pour pouvoir, par la reconstruction de ses objets internes ébranlés par le choc culturel, aller à la rencontre de l'autre. Car pour conquérir l'autre sexe, pour que la rencontre hétérosexuelle ait lieu, il faut d'abord conquérir ou reconquérir son propre corps et le détacher - voire l'arracher - de ses propres parents.

Cet espace intermédiaire ou de médiation que je leur offre est une modalité d'action qui permet un sas entre deux états. Cette notion d'espace intermédiaire ou de sas réfère à la possibilité de stratifications pour éviter la violence familiale, culturelle ou thérapeutique. La médiation est un concept qui permet dans le fonctionnement psychique de faire la liaison entre l'intrapsychique et le rapport entre ses objets internes et externes. Il permet en même temps la compréhension du fonctionnement social.

Dès qu'on aborde la relation à autrui on se trouve rapidement confronté à l'incontournable présence de la pulsion d'emprise et à ses insaisissables effets dans le champ institutionnel, clinique, pédagogique et socio‑éducatif. Elle touche aux limites de l'analysabilité et renvoie à la tyrannie clinique, sociale et éducative car il y a main mise sur la pensée et le corps de l'autre. La pulsion d'emprise, découverte par Freud à partir de 1905, consiste à maîtriser un objet et à maîtriser les excitations. Elle devient par la suite un appareil d'emprise, le fondement même de ce qui va être un rapport de relation de pouvoir et de domination. L'emprise qui s'intrique au Narcissisme "renvoie à l'idée que pour protéger le Moi Immortel et le Narcissisme originel, l'appareil psychique du sujet a besoin de détruire tout ce qui peut gêner, tout ce qui peut empêcher l'évolution de sa propre existence". Cette notion d'emprise fonctionne comme analyseur du champ social, clinique et socio-éducatif comme le montrent les auteurs de l'ouvrage Emprise et Liberté (NADAL et Col. 1986).

Dans ces vignettes cliniques nous voyons que le sujet est mis ainsi en demeure de vivre ce qui ne lui appartenait pas au départ. Ce registre de l'écoute appartient à la culture et à l'écoute psychanalytique. Si l'écoute psychanalytique émascule, dénie ce mode d'écoute, elle n'est plus analysante. Elle ne peut qu'être momifiante, empêchant la circulation des mouvements pulsionnels (tà marbouta : t attaché, fermé).

C'est la création de cet espace qui favorise la fonction liante de l'interprétation : le patient dans son pré-transfert et transfert rêve l'analyste dont il a choisi le nom dans une liste ou un annuaire téléphonique qui en contient beaucoup d'autres. Le nom choisi lui sert déjà de support projectif. Il y projette déjà ses fantasmes, ses croyances, ses craintes ou ses désirs de transformation. Il se fait une représentation de l'analyste choisi et de la cure, travail de représentation qu'il poursuivra dans la cure. Quant à l'analyste, il sert avec son nom, sa fonction, son appartenance ethnique et religieuse, ses traits physiques, son accent, les intonations de sa voix (voie), de support de projection aux fantasmes du patient dans cette aire de jeu et d'onirisme. L'analyste, par son attention flottante, et le rêve qu'il libère et "éveille" chez le patient reçoit les fantasmes et les identifications projectives de celui-ci; il les éprouve et les interprète comme des affects plus spécifiques, déjà chargés de sens qu'il lui restitue dans une interprétation permettant au patient d'intégrer de nouvelles significations qui lui permettent de reconstruire une version de son passé qui rend son temps présent et à venir libidinalement investissables. Le psychanalyste par sa rêverie contre-transférentielle digère psychiquement les projections de la psyché du patient : il les remâche en quelque sorte grâce à cette "capacité de rêverie" comme dans certaines cultures ou chez certains mammifères et le nourrit autrement en lui rendant ce produit préassimilé par lui. Le patient reçoit par l'interprétation de l'analyste une nourriture seconde, métaphorique de la première. Ainsi, « le contre-transfert s'apparente à un processus onirique dynamique se formant dans l'appareil psychique de l'analyste en prenant comme point de départ les matériaux que le patient lui donne en dépôt et qui, entrant en résonance avec son équation personnelle doivent lui servir à s'auto-analyser, à maîtriser ses interprétations, mais aussi et surtout à y trouver des éléments qui éclairent les problématiques inconscientes du patient » (Nadal J., 1985, P. 191).

Le petit humain, en accédant à la parole, en prononçant le « Je », introduit la distinctivité et la différenciation. En disant « Je », il dit ce qu'il est par rapport à ce qu'il n'est pas. Et le petit enfant que son grand-père Freud observait en jouant avec une ficelle et une bobine au « da-fort » (ici-ailleurs) ne faisait que jouer son drame existentiel entre l'ici et l'ailleurs (le dedans et le dehors) qu'un bout de fil relie. Le fil s'apparente et s'associe avec la filiation. Il faut qu'on ait en Soi ce fil d'Ariane qui permet à ces personnes à cheval sur plusieurs cultures ou en marge de la famille nucléaire - qu'ils soient immigrés, ou enfants de divorcés ou de familles recomposées.... - de se diriger dans l'obscur et labyrinthique domaine de la transmission psychique - consciente ou inconsciente - et dans les combinaisons fantasmatiques qui caractérisent la filiation.

Conclusion

Je conclurai en citant Al-Jâhiz, auteur du VIIe siècle, à propos de son travail sur «Le doute et la certitude» et l’indispensable topique relationnelle : «Sache, après ce que je viens de te rapporter, localiser les cas et les situations où le doute (shakk) s'impose obligatoirement afin qu'en fonction de ces contextes, tu apprennes à déterminer la certitude (yaqîn), ainsi que les lieux et situations où elle s'impose. Apprends par toi-même, et profondément (ta'allam... ta'alluman), à connaître ce qui est douteux (mashkûk fîhi). N'y aurait-il en cela que l'apprentissage de la suspension de jugement (tawaqquf), précédant la confirmation (tathabbut), ce serait là déjà une attitude indispensable». Oui ceci est indispensable pour contenir l'Emprise destructrice qui est à l’œuvre parfois dans le rapport à l’Altérité. Que cette Emprise soit pulsionnelle et agisse à l'intérieur de l'individu ou qu'elle soit sociale, politique ou familiale. Il est nécessaire de contenir cette Emprise destructrice pour qu'un espace de liberté puisse exister. Car l'Emprise est de l'ordre d'un déjà-là, alors que la liberté reste constamment à conquérir ; la liberté est une conquête sans fin.

Le terme arabe qui signifie « localiser les cas », employé par Al-Jâhiz, est mawâdi' : les lieux, lieu de dépôt et d'au revoir. Il est intéressant de relever les associations en arabe auxquelles renvoie ce terme :

Adieu, jeter un regard d’adieu; faire ses adieux à, dire au revoir à quelqu’un; quiétude, sagesse ; dépôt, dépositaire, mise en dépôt ; confier quelque chose à quelqu’un ; disponibilité, mise en réserve ;…

En somme cette topique de la différence est un lieu de mise en dépôt, un sas de mise en latence des inconciliables, un espace hors menace qui permet la suspension de l’angoisse de désaffiliation qui paralyse en laissant le temps nécessaire au psychisme de métabolisation pour venir à bout de cette angoisse. C’est une topique au sens freudien, à savoir un lieu psychique avec ses traits, ses fonctions et ses caractéristiques spécifiques.

Pour conclure, disons que le placement comme l’exil et l’immigration est un voyage singulier, une traversée tumultueuse où certaines montures résistent sans dégâts et où d'autres chavirent et se brisent. Ecouter l'enfant placé ou d’origine étrangère en le reconnaissant dans son propre pouvoir dynamique, en le rendant à lui-même, en faisant parler son angoisse pour lui permettre de la dépasser, afin qu'il puisse s'ouvrir sur la culture du pays d'accueil ou de la famille d’accueil et se dégager quelque peu de sa culture d'origine tout en continuant à lui appartenir et à l'enrichir, tels sont quelques enjeux éthiques auxquels nous confronte le travail avec les enfants placés : quel changement, en fonction de quel but, quelles valeurs, quel savoir, quel modèle familial et pour quel modèle social ? Respecter l'éthique c'est bien faire son travail en respectant l'autre dans ce qu'il a de radicalement différent, en lui laissant la parole. Ce n'est qu'à partir de là que la nidification culturelle peut se faire.

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Zaidane, A., « La maternité et le changement social », in Alfaisal Magazine [Riyadh] (en langue arabe


Notes

[1] J'utilise ici le mot “internalisé” pour souligner l'ancrage corporel.

[2] Bendahman, H. « Rêve onirique et rêve de langue » in Psychopathologia : International Journal of Psychiatric Culture and Praxis, [Brescia (Italie)], n° 6, vol. IX, 1991, pp.393-400.

[3] Horma: ce mot porte en lui et de façon indissociable le sens de "sacré" et celui de "l'interdit", de "tabou". Lieu de l'inviolabilité et de la neutralité. Sanctuaire familial qu'on ne montre pas aux étrangers et qui leur est interdit. Les mois, quand il s'agit de mois, où le combat était interdit chez les arabes. C'est un espace hors menace.

 

 

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