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La passion d’une ville. Constantine et ses ailleurs

Insaniyat N°35-36 | 2007 | Constantine. Une ville en mouvement | p.141-153 | Texte intégral


Town passion. Constantine and elsewhere

Abstract: Constantine is the setting of several novels by Kateb Yacine, Tahar Ouettar, and SalimBachi.It is the place but also the problematical itinerary time  that she sets up  which are part of her .The story is set out in stratai which can mingle or  confront.It reflects iself in imaninary and character perception. It stands out in radical difference to what it is not.
A reading of the three novels seems to allow an understanding of town style, which is established in a rupture of referentiality. The written context is taken into account. Kateb Yacine writes with regard to history and the sensation of May 1945 and of Nedjma. Tahar Ouettar makes Constantine a proteiform force, which can have several faces, including that of cheikh Boularouah himself and  against which this man’s fight from another time is lost in advance. Salim Bachi pushes style even further and makes the town a writing. We could retake this text to speak of another passion for the town, the passion of a lover, and we could thus borrow one of the ways for reading suggested by one of the meanings of the towns nickname, enabling us to read the town as a metaphore.

Keywords : town - passion - Kateb Yacine - Tahar Ouettar - Salim Bachi -elsewhere - cosmopolitanism - School of Fine art - transculturality - symbolic boundary.


Zineb ALI-BENALI : Université Paris VIII.


«La providence avait voulu que les deux villes de ma passion aient leurs ruines près d’elles»**.

Tout récit a besoin d’un lieu qui lui constitue un cadre et donne un élan pour le déploiement de son imaginaire. Pour le roman algérien de langue française de la première période, le lieu était déjà habité par le récit de l’autre, romancier, voyageur et, à l’origine, conquérant. Il fallait non seulement raconter autrement, se présenter autrement, mais aussi reconquérir le lieu. Les villes (Tlemcen, Constantine…) et les villages (le village kabyle) furent réinventés après le mai de Sétif[1]. Ce n’était plus des lieux à visiter mais des lieux à vivre (à écrire, à créer), dans la violence et la découverte d’un nouveau monde, loin de l’exotisme de plus ou moins bonne facture dans lequel ils étaient enfermés jusque-là. Cette rupture dans la conception du lieu avait été annoncée dans les essais poétiques de Camus (vers 1936 et 1947) qui lui aussi refusait le pittoresque et le sensationnel pour s’adresser à ceux qui savent ce qu’est la passion:

Pour le pittoresque, Alger offre une ville arabe, Oran un village nègre et un quartier espagnol, Constantine a un quartier juif. Alger a un long collier de boulevards sur la mer; il faut s’y promener la nuit. Oran a peu d’arbres, mais les plus belles pierres du monde. Constantine a un pont suspendu où l’on se fait photographier. Les jours de grand vent, le pont se balance au-dessus des profondes gorges du Rummel et on y a le sentiment du danger[2].

Voilà les paysages urbains de l’Algérie réduits à quelques plats clichés qui ne présentent aucun intérêt pour celui qui a «le cœur tiède», et dont l’ «âme est une bête pauvre». Car ces paysages deviennent, dans la poétique camusienne, une sorte d’absolu, des appels à des états extrêmes de l’âme, des passions à vivre. Tout le monde ne peut aller à leur rencontre. Camus réserve ces «paysages d’élection» à ceux qui peuvent découvrir ce qu’ils sont vraiment:

(…) pour ceux qui connaissent les déchirements du oui et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l’amour, pour ceux enfin qui aiment les bûchers devant la mer, il y a, là-bas, une flamme qui les attend[3].

Le texte de Camus dit quelque chose de la vérité d’un pays qui avait ainsi commencé à «être» en littérature. Il arrive à cela dans le refus de l’histoire: le temps de Camus est, comme le paysage, un absolu de l’instant. Nulle mémoire, nulle inscription de strates du passé. L’histoire n’a pas de raison d’être, puisque le paysage est un palimpseste toujours totalement renouvelé – un refus du palimpseste, de l’accumulation – et le temps pour toujours de l’ordre du présent[4].

C’est après le geste de Camus qui remet à plat les catégories temporelles et spatiales de la littérature en Algérie, que peut apparaître l’originalité de la littérature qui commence après 1945, après ce qui constitue

(…) un de ces moments «césure» dans l’histoire des peuples, un de ces moments marqués par la brutale irruption du futur sur la scène d’un présent encore largement tributaire des marques du passé[5].

Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri ou Kateb Yacine ne peuvent être dans le même refus de l’histoire et de la mémoire, qui sont l’un des moteurs de leur écriture, sa nécessité passionnée.

Ce détour par Albert Camus permet de situer la visée historique et littéraire (conjointement littéraire et historique) du roman de Kateb Yacine et les différentes significations dont sont investis les lieux: Constantine, mais aussi les autres lieux – le village, le chantier, le piton ancestral – et l’autre ville – Bône.

La ville inexpugnable

Elle offrait des avantages stratégiques exceptionnels. Assise sur un plateau rocheux, entourée d’escarpements abrupts qui dépassent cent mètres au pied desquels coule l’Ampsaga (Rhummel) dans un ravin encaissé, elle n’est accessible que par l’isthme étroit du Sud et demeurait pratiquement inexpugnable, tant que les pluies alimentaient les citernes du rocher[6].

Le texte de Charles-André Julien rend compte de l’entrée de la ville dans le récit français, historique et littéraire, comme lieu marqué par la différence avec les autres lieux: escarpée, abrupte, élevée de plusieurs mètres au-dessus du pays environnant dont elle est séparée par un ravin… Les autres villes prises ou à prendre, Alger, Oran ou Bône, sont également marquées par la différence, quand elles sont décrites par les voyageurs ou les soldats en campagne. Mais Constantine est campée dans une différence radicale, verticale pourrait-on dire. Elle ne ressemble à aucun modèle connu. Elle sera la ville «autre», totalement autre, et sera, pour toujours, inexpugnable, malgré les traces de l’assaut, justement comme nous le verrons, inexpugnable parce que les traces de la prise violente sont encore inscrites dans le paysage urbain, sont le paysage urbain. Le travail de transformation opérée par la conquête française et la colonisation aura peu de prise sur elle. Pour toujours, «Au contraire d’Oran, Constantine était une ville indigène»[7]. En elle, une part imprenable, et pourtant prise.

Dans Nedjma, la ville est une stratification instable d’histoire. La reprise du récit de la conquête de la ville en 1837, après une longue résistance, répond à une nécessité de l’écriture même, puisque le roman est d’abord son propre roman, celui de sa possibilité même, difficile rencontre de plusieurs récits.

Le domicile abandonné dominait la salle du tribunal militaire, par une lucarne due vraisemblablement à l’audace d’une famille turque soucieuse de surveiller les mouvements de la Casba. Visible à cent pas, dès l’entrée de l’impasse, dans le flot d’ordure et de boue que la municipalité radicale conservait à titre de tradition populaire, la maison de Rachid, cruellement passée à la chaux, puis au bleu de méthylène, faisait frontière entre le ghetto et la ville ancienne; sur la gauche, deux autres bâtisses mitoyennes fermaient l’impasse; à droite débordant le mur de l’Intendance – siège du tribunal qui jugeait les déserteurs –, un jardinet sauvage submergeait les décombres d’un quatrième immeuble rasé par l’artillerie de Damrémont, au cours du second assaut qui se termina par les quatre jours de bombardement, les quatre pièces faisant feu à bout portant, et les hauteurs de la Casba rendant coup pour coup comme si les boulets avaient simplement ricoché le long de la muraille et du roc; puis la poudrière explosa, dernière cartouche des assiégés; ce fut alors la conquête, maison par maison, par le sommet du Koudia (aujourd’hui la prison civile où les vaincus purgent leur peine sous d’autres formes, pour un forfait bien plus ancien que celui dont on les dit coupables, de même que leur banc d’infamie repose en réalité sur un silence de poudrière abandonnée) qu’occupait la batterie de siège, pulvérisant les nids de résistance d’un après l’autre; puis, par la place de la Brèche à partir de laquelle allait être bâtie la ville moderne, enfin par la porte du marché, l’entrée de Lamoricière en personne, la hache d’une main et le sabre de l’autre…(p. 145-146).

Le paysage urbain est écriture des ruines – comme chez Camus dans ses essais poétiques, mais autrement –, écriture de la trace. Après le 8 mai 1945, le retour sur la mémoire de ce qui fut au commencement de l’histoire en train de recommencer, ou de continuer, se fait nécessité. Les bâtiments, récents ou plus anciens, encore debout ou détruits, sont signes d’un texte qui s’écrit dans la rêverie de Rachid qui revient dans la maison et la ville natales, pour n’en plus repartir. L’histoire turque, l’histoire de la conquête française, celle de la colonisation, hier et aujourd’hui: les périodes se succèdent et se rencontrent en une sorte de chaos d’attente. Ce n’est pas le temps, qui est forcément succession de moments – Camus parvient à une sortie de l’histoire en élisant le moment du bonheur, qui devient temps absolu de l’éblouissement – , qui est «chronologique», qui permet d’installer le chaos de l’attente (on est au lendemain du 8 mai 1945!). C’est l’espace qui permet d’inscrire la co-présence des périodes. Le cœur de Constantine, pour Rachid et pour la «poétique de l’espace» qui se construit ici, est un lieu où se retravaille l’histoire, où l’histoire coloniale est déconstruite: pas de succession entre un avant et un après, ni d’opposition entre un ici et un là-bas. L’opposition, si éclairante par ailleurs, que fait Frantz Fanon entre une ville européenne et une ville indigène[8], quelles qu’en soient les diversités de peu d’importance dans le système colonial, ne tient pas ici. Le principe «d’exclusion réciproque» ne fonctionne pas, ou alors c’est une dynamique en continuelle transformation. Les différences sont comme écrasées dans leur coprésence. S’il peut y avoir une continuité, inscrite par la transmission de l’oppression et de la résistance, sur l’axe de la succession temporelle, on ne peut en dire autant de l’espace. La maison familiale, lieu de la réalisation de soi et de la mémoire, est «abandonnée», mais «cruellement passée à la chaux et au bleu de méthylène», «visible (…) dès l’entrée de l’impasse». Elle est désertée et pourtant toujours prise dans un réseau de significations qu’elle participe à constituer. Butte témoin, elle traverse le temps et le fige, le mettant au défi de bouger. Elle est, pour Rachid mais aussi pour le récit historique qui est l’une des composantes problématiques du roman, point de départ et étape dans le retour.

Constantine est lieu où l’histoire est en attente. Les prisonniers sont jugés pour un ancien forfait et paient pour les pères, comme à Timgad, où les condamnés et leurs geôliers jouent des rôles déterminés depuis la période romaine. L’histoire est piétinement et le paysage urbain de Constantine un théâtre en attente d’action qui transforme le monde.

Ville du chaos

Constantine est aussi ville du séisme, selon le titre du roman de Tahar Ouettar, Ez-zilzel[9], publié dans la traduction française vingt-cinq ans après le texte de Kateb Yacine, avec lequel il instaure un dialogue. Ce n’est plus – ou pas encore, qui sait? – le temps de la passion amoureuse. C’est le temps de la passion – souffrance pour un bouffon dont la quête est régressive, vers un temps irrémédiablement révolu. Le personnage principal, Cheikh Boularouah, n’est plus qu’une sorte de gnome, héros défait avant même la bataille qui le dépasse. Avatar de Si Mokhtar[10] de Kateb, comme lui sans progéniture assumée et comme lui à la descendance dispersée, il témoigne, comme lui, d’un temps révolu. Comme le père protéiforme de Kateb, il est incapable de prendre pied dans un présent transitoire qui annonce un futur pour lui terrifiant.

Il revient d’Alger pour tenter d’empêcher la nationalisation de ses terres, parcourt Constantine qu’il ne reconnaît plus et essaie de retrouver les traces du temps du bonheur. Presque camusien à sa façon, porté par la passion de la terre, il tente de retrouver «ses» espaces:

Des espaces de possession, des espaces défendus contre les forces adverses, des espaces aimés. Pour des raisons souvent très diverses et avec les différentes que comportent les nuances poétiques, ce sont des espaces louangés. A leur valeur de protection qui peut être positive, s’attachent aussi des valeurs imaginées, et ces valeurs sont bientôt des valeurs dominantes[11].

Pour lui, la ville dans laquelle il va s’engluer de plus en plus, qui le submerge progressivement, a recouvert l’autre ville, celle du bonheur et du temps de l’harmonie. La disparition du temps de l’équilibre est aussi dévastation de l’espace urbain et perte d’une harmonie qui mettait chacun à sa place, Cheikh Boularouah au sommet et ses khammès acceptant cet ordre. Ce «maître des vies» – selon l’une des significations de son patronyme – n’est plus maître de l’espace, qui lui est disputé par ceux qu’hier encore il dominait:

Sur les ruines du monde d’autrefois, ils en ont bâti un autre. Ils ont foulé aux pieds l’âme de Constantine et pèsent de plus en plus lourd sur son rocher (p. 28).

La quête qui le ramène vers la ville de sa jeunesse est doublement régressive: tenter de s’opposer au mouvement de redistribution des terres et sauver ses milliers d’hectares, refaire à sa façon l’histoire et renouer avec l’héritage de Ben Badis, qui aurait pu permettre une autre évolution. La ville devait être un lieu de résistance: il tente de renouer avec la Constantine qu’il avait connue. Mais, Constantine a été submergée par les flots des Bédouins sortis des villages et des petites villes (p. 18)

Le Mouvement de rurbanisation, dont on voyait les prémices dans le roman de Kateb, plus à Bône que dans la ville du rocher[12], qui restait, au lendemain de mai 1945, prise dans une sorte de blocage qui faisait cohabiter les moments historiques tels qu’ils étaient inscrits dans l’espace (l’époque turque, le temps de la prise de la ville, la période coloniale…), est ici poussé à son extrême.

La ville est physiquement prise dans un jeu de forces contraires, qui font que le tremblement de terre n’est pas simple métaphore mais le moteur même du récit et le principe organisateur de l’espace.

Dire que ce rocher miné par les tunnels et ébranlé par les routes se dresse une cité d’un demi-million d’habitants, roulent les charrettes et camions surchargés, s’entassent des millions de tonnes de marchandises et des centaines de milliers de bouteilles de gaz, pèsent des milliers de tonnes de métal et de ciment, s’enchevêtrent canalisations et égouts. (p. 32).

Dans la vision apocalyptique de Cheikh Boularouah, le rocher est au bord de la rupture et le séisme ne saurait tarder, qui mettrait fin à l’anarchie du monde et le nettoierait de tous ces hommes et femmes venus de partout, menaçant l’ordre des enfants de la ville. Entre ces derniers et les Bédouins et autres Chaouias, une lutte inégale, déjà gagnée par les nouveaux arrivants dont le nombre submerge tout. La ville est alors le théâtre d’un drame qui se concentre verticalement et acquiert ainsi plus de densité. Constantine devient une sorte d’icône de ce qui se joue dans le reste du pays.

Le séisme que Boularouah appelle de tous ses vœux est annoncé depuis longtemps, déjà inscrit dans les nouveaux toponymes, comme cette rue Khorrab (le dévastateur, p. 29). Les sept ponts que traverse le personnage sont autant d’étapes, autant de portes qu’il franchit vers son inéluctable enlisement dans la folie, cette perte du contact avec le réel.

Pris dans un rêve millénarisme (la fin du monde), il récite la sourate du séisme, qu’il reprend sans cesse, qui scande de façon obsessionnelle sa course à travers la ville. Sa perception de la ville et de ses habitants se fait à travers les versets coraniques. Tout est signe et annonce de ce qui va se produire.

Les signes qui annoncent la venue de l’Heure sont tous réunis: les pouilleux, les va-nu-pieds et les gardeurs de chèvres élèvent des constructions monumentales, la servante enfante sa maîtresse, les situations sont inversées, on ne sait plus où est le haut ni le bas. (p.85)

Dans le périple de Boularouah, Constantine est le lieu de «l’hallucination»[13], «de quelque chose qui n’y est plus ou qui y est impossible, l’utopie d’un lieu réel»[14]. La ville du bonheur a été submergée par une autre, tentaculaire, monstrueuse et qu’il ne peut ni accepter ni comprendre. Il appelle alors de ses vœux le grand cataclysme qui balayera la ville du désordre.

Constantine est alors un lieu métonymique du monde, qui est tout entier dans ce rocher qui le figure et le condense. Ainsi la ville, à partir de sa fonction référentielle, est prise dans un réseau de significations symboliques qui la mettent en relation métonymique (décrire Constantine, c’est décrire le reste du pays) mais aussi différentielle (c’est une ville qui ne vit pas l’histoire de la même façon). On peut se demander si ses particularités géologiques ne lui confèrent pas une histoire particulière, marquée par l’accentuation et la dramatisation de ce qui ailleurs pouvait être moins marqué.

C’est aussi une ville qui ressemble à Boularouah lui-même, qui réfléchit en miroir ce qu’il est en train de vivre, sans vraiment le comprendre:

Chaque fois que j’examinais la situation, je me voyais toujours au même point; de plus en plus décrépi, comme le rocher de Constantine prêt à éclater et à se désagréger. Le précipice se creusait autour de moi, les eaux noires poursuivaient leur travail de sape (p. 139).

Le parallèle entre le rocher et son corps n’est pas seulement valable dans le passé, durant la période de relative stabilité, du temps de la colonisation et même après, lorsqu’il séjourne à Alger où il exerce la fonction de proviseur de lycée. Toute sa vie est à l’image de la ville, bouleversée, au bord du cataclysme. La folie qui le submerge (et qui était annoncée par la lave qui l’a toujours menacé) met un point d’achèvement, à son insu et sans qu’il ait pu la voir venir, au parallèle entre sa vie et la ville. La description de la ville qui se fait de son point de vue, qu’il soit narrateur ou non, est finalement celle de sa vie, qui se confond avec une période historique. Sa lutte pour empêcher la nationalisation de «ses» terres (terres acquises en spoliant ses proches et ceux qui avaient affaire à lui) est celle d’une classe sociale, celle de petits propriétaires terriens qui s’étaient très bien accommodés de la colonisation, avaient accompagné le mouvement réformiste de Ben Badis, étaient passés au travers de la guerre et étaient retombés sur leurs pieds à l’indépendance. Il tente encore une fois d’accompagner les événements, non vraiment pour en tirer profit, mais pour éviter ce qui pour lui est perte.

La ville que re-découvre le personnage ne correspond à aucune réalité objective. C’est celle de sa quête hallucinée. Le procédé réaliste de la description des quartiers, des rues et des bâtiments, ne fait qu’accentuer cet aspect. La ville finit par engloutir Boularouah. En effet, la topographie qui se dessine dans son monologue intérieur, relayée par le narrateur qui semble gagné pas sa vision hallucinée, n’a rien à voir avec un réel «objectif». S’il part de ce qu’il voit: la dégradation physique de la ville où il reconnaît le signe de ce qu’elle fut (du temps de la colonisation) et l’affluence de gens venus d’ailleurs pour submerger la cité, c’est pour y lire les signes annonciateurs de la fin. Le réel alimente la perception hallucinée du monde. C’est une ville dynamique, tellurique et devenue, elle aussi, folle, qui l’emporte[15].

Et toutes les villes en Cyrtha

L’image de la ville comme condensée – comme métonymie – du monde est aussi à l’œuvre dans le roman de Salim Bachi[16]. La ville n’est plus décrite dans l’opposition avec l’autre ville, Bône chez Kateb Yacine, ou le pays environnant avec ses villages et sa campagne, chez Tahar Ouettar. Elle est un absolu, qui ne se définit pas par son ailleurs. C’est une synthèse des deux oppositions habituelles: ville de l’intérieur, fermée sur elle-même, imprenable[17] / ville de la côte, ouverte au monde et au changement:

(…) la cité qui surplombe la plaine et les flots menaçants, aujourd’hui calme plat, grand miroir de notre désespoir, qui viennent harponner la grève, seul chemin permettant de rejoindre les remparts et de pénétrer par une des portes de la ville antique (p. 24).

Cette cité est issue du rêve et de l’écriture, du rêve donc de l’écriture. C’est sur le Yang-tsé, très loin de la ville de l’enfance, que Hamid Kaïm, l’un des compagnons du narrateur, rêva une enfance, la sienne sans doute, et une ville (p. 82). La ville surgit de son souvenir et de sa rêverie, disant ainsi la coupure entre la cité écrite et tout référent qui s’affirme comme tel. Cela s’empêche pas tout lien avec une ville reconnue, comme si l’écriture opérait un travail de stylisation (d’épure) qui accentue la symbolisation et rend plus grandes les possibilités de reconnaissance non d’endroits précis mais de traits spécifiques, comme la verticalité, l’étagement, la spécialisation des espaces, leur opposition sociale.

Toute illusion de reconnaissance immédiate, guidée par le texte, ruinée, une autre ville se dresse (elle est dressée dès le début):

Forteresse hérissée d’immeubles branlants, de toits aux arêtes vives, où flottent d’immenses étoffes blanches, rouges, bleues, vermeilles, qui dans le ciel s’évaporent et se découpent et sur les nuages, oripeaux d’une ville insoumise, indomptable, cité en construction et pourtant ruinée, Cyrtha luit, dominant terres et mers infinies (p. 11).

Si l’on peut établir un passage vers les autres Constantine en texte: la ville imprenable et immuable, toujours recommencée et toujours ruinée, cette reconnaissance tourne court et ne peut continuer à être menée que sur le mode déceptif. Cela est déjà dans la désignation de la ville, dans la reprise / transformation du toponyme Cyrtha. Si l’on reconnaît l’ancien nom de la ville antique, Cyrtha, on est tout aussitôt intrigué par son écriture (par son identité orthographique, matérielle). Cyrtha fait sortir du cadre habituel et rend problématique la reconnaissance que le texte semblait vouloir établir. L’éclatement du cadre habituel de reconnaissance était déjà à l’œuvre dès le titre qui ouvre un champ de références et de connotations autres.

Reconnue et aussitôt perdue, Cyrtha n’a plus à être un cadre référentiel, n’a plus à être ni la cité des amours – blad lahwa, à la fois ville des airs, du ravin et de la passion[18] – ni ville d’histoire. La mer installée par l’écriture:

seule permet aux captifs de la ville d’espérer un jour échapper au cauchemar de trois mille années placées sous le poids des conflits (…) Dans Cyrtha de longue et triste renommées, ma ville j’en conviens, grouille une humanité dont le passé écrase la mémoire (p. 11).

La mer, «grand miroir», est, comme dans la poétique spatiale de Camus, sortie de l’histoire et de la contingence de la chronologie. Elle permet le rêve d’un point zéro qui rendrait possible la rencontre «pure» d’un amour comme celui de Hamid Kaïm et de sa ville, dans laquelle il s’est perdu enfant, et dont la soif causée par (la) découverte de Cyrtha ne sera jamais étanchée (p. 82).

Par ailleurs la ville semble issue du:

Rêve de plusieurs générations de graveurs (qui) en matérialisant sur le métal (ont reproduit) l’univers étriqué de ces hommes de peine, la ville lazaret, ouverte pourtant (…, p. 82).

Comme dans le conte des 1001 nuits, Cyrtha est une ville de cuivre, gravée dans le métal, et ainsi détachée de la contingence référentielle. Le texte dit clairement que tout recours au référentiel est vain:

La ville de nos rêves, habillée par un destin guerrier, se brise nue et fragile au contact de la réalité (p. 24).

C’est la ville de l’écart, de la mise en quarantaine d’une humanité en souffrance. Le texte l’installe alors comme théâtre d’un combat :

(…) Cyrtha grosse de tous les méfaits, des exactions de ses tortionnaires, flics, terroristes, corrompus, taupes de la Force militaire (…), Cyrtha envahit de toute la force de ses ruelles, de son fleuve de pierre, de ses cataractes d’immondices, de nuit, ma cervelle étroite (…, p. 13).

La ville s’impose et impose sa topographie recomposée au narrateur et à ses compagnons, comme Hamid, mais aussi à tous les habitants captifs de son enchevêtrement de ruelles et de niveaux. Elle se dresse en oppositions violentes: entre le Bas-Cyrtha, monde de la confusion et de l’enfermement, le Cytha-Belphégor des hauteurs dont les rues dessinent des cercles concentriques qui sont autant de zones défensives et d’interdits à franchir, entre les différents protagonistes de la ville de la peur[19].

Sans prétendre établir une continuité entre les trois romans que je parcours rapidement, la lecture me semble permettre de suivre les étapes d’une stylisation de la ville, qui s’établit dans une rupture de la référentialité. Le contexte d’écriture est à prendre en compte. Kateb Yacine écrit sous le regard de l’histoire et de la brûlure de mai 45 et de Nedjma. Tahar Ouettar fait de la ville une force protéiforme, qui peut prendre plusieurs visages, y compris celui de Cheikh Boularouah lui-même et contre laquelle le combat de cet homme d’un autre temps est d’avance perdu. Salim Bachi pousse la stylisation encore plus loin et fait de la ville une écriture. On pourrait reprendre ce texte pour parler d’une autre passion de ville, de la passion amoureuse, et emprunter ainsi l’une des voies de lecture que propose l’un des sens du surnom de la ville. Cela permettrait de lire la ville comme métaphore.

Mdinat lahoua: la ville de la passion

«L’Écrasante», déclare le voyageur anonyme qui se trouve dans le même train que Rachid. L’homme reprend l’appellation de ses habitants suspendus pour le lecteur et pour celui qui revient vers sa ville natale pour n’en plus sortir. En note, le narrateur traduit: L’Écrasante: Ad’dahma, adjectif par lequel l’imagination populaire désigne Constantine, (p. 142-143). Si l’on a déjà cette dimension de la ville comme entité contre laquelle on lutte, contre laquelle on ne peut que lutter, et face à laquelle toute lutte est déjà perdue, on ne retrouve pas vraiment déployée la métaphore de la ville comme femme.

Rachid revient vers sa ville natale qu’il ne va plus quitter.Il avait fait plusieurs périples, en Tripolitaine comme appelé puis déserteur, à Port-Soudan avec Si Mokhtar, au Nadhor ancestral avec Si Mokhtar et Nedjma, à Bône, en prison… Il a définitivement perdu, lui comme tous les cousins-frères, Nedjma, définitivement sous la garde du Nègre.

De Constantine à Bône, de Bône à Constantine voyage une femme… C’est comme si elle n’était plus; on ne la voit que dans un train ou une calèche, et ceux qui la connaissent ne la distinguent plus parmi les passantes; ce n’est plus qu’une lueur exaspérée d’automne, une cité traquée qui se ferme au désastre; elle est voilée de noir. Un nègre l’accompagne, son gardien semble-t-il, car il a presque l’âge du vieux brigand dont il abrégea l’existence, à moins qu’il n’ait épousé la fille présumée de sa victime, après l’avoir maintenue de force au Nadhor et veillée nuit et jour devant le campement des femmes… Elle voyage parfois sous sa garde, voilée de noir à présent, de Bône à Constantine, de Constantine à Bône (p.172).

Nedjma, qui fut dans deux villes, n’est plus que dans le voyage de l’une à l’autre, établissant le lien et le défaisant, entre la ville fermée, comme un coquillage écrit Salim Bachi (Op. cit., p. 83) et la ville ouverte au large et au monde. Nul espace pour elle, nulle stabilité pour ce signe flottant, symbole de l’instabilité. Elle est sortie de l’histoire, n’est plus un personnage (l’a-t-elle jamais été, au sens habituel du terme?), seulement un signe en attente de sens. Le noir de son voile lui fait rejoindre la cohorte des femmes de Constantine dont la mlaya sombre serait le rappel d’un deuil ancien et qui ne peut cesser qu’avec une «réparation» de l’histoire. Il signale l’absence de «sens» pour une femme trop en avance sur sa société, fruit d’un métissage réalisé et impossible à penser au temps de la césure, pour reprendre le mot de Djeghloul déjà cité. Femme-passion, elle finit par être le comparant des villes jumelles et différentes:

Il est des cités comme des femmes fatales, les veuves polyandres dont le nom s’est perdu… Gloire aux cités vaincues; elles n’ont pas livré le sel des larmes, pas plus que les guerriers n’ont versé notre sang: la primeur en revient aux épouses, les veuves éruptives qui peuplent toute mort, les veuves conservatrices qui transforment en paix la défaite, n’ayant jamais désespéré des semailles, car le terrain perdu sourit aux sépultures, de même que la nuit n’est la nuit qu’ardeur, ennemie de la couleur et du bruit, car ce pays n’est pas encore venu au monde: trop de pères pour naître au grand jour, trop d’ambitieuses races déçues, mêlées, confondues contraintes de ramper dans les ruines. Peu importa que Cyrtha soit oubliée… Que le flux et reflux se jouent de ce pays jusqu’à brouiller mes origines par cette orageuse langueur de peuple à l’agonie, d’immémorial continent couché comme un molosse entre le monde ancien et le nouveau… Il existe peu de villes comme celles qui voisinent au cœur de l’Afrique du Nord, l’une portant le nom de la vigne et du jujube, et l’autre un nom peut-être plus ancien que Cyrtha… (p. 172-173).

Nedjma quitte l’histoire racontée avant sa fin. Les caractéristiques que le roman lui a conférées sont alors étendues aux deux villes. Elle dont la paternité directe et officielle est problématique n’est plus que fille de Keblout. Elle est par ailleurs ramenée vers une africanité oubliée et renoue avec une mémoire – pas encore une histoire – qui dépasse la parenthèse coloniale[20]. Elle, dont l’identité est brouillée permet, par le parallèle que le narrateur établit entre elle et les villes, d’appréhender l’attente qui s’instaure après la césure. Il permet également l’ouverture d’une véritable poétique de l’histoire du pays et de l’un de ses avatars, la défaite.

Constantine renoue poétiquement avec Cyrtha et les ruptures temporelles ne sont pas gommées mais organisées spatialement. L’espace, par la comparaison avec le personnage de Nedjma, métonymie de toutes les femmes, devient une métaphore du temps. Cyrtha - mais aussi, comme par contamination métaphorique, Bône - est plus que jamais ville inexpugnable. Ville poème, ville hallucinée, c’est toujours une ville à écrire, espace ouvert dans son enfermement même.


Notes

** Kateb, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, coll. Points, 2004, p. 172.

[1] Que l’on pense aux romans Mohammed Dib et de Kateb Yacine, dont il sera question ici, et à ceux de Mouloud Mammeri et de Mouloud Feraoun.

[2] Albert, Camus, Noces, suivi de l’Eté, Gallimard, 1959, Coll. Folio, 1972, p.129. Cet essai est daté de 1947, le moment où Nedjma était en écriture.

[3] Ibid. p. 131. Ce refus de l’exotisme et du pittoresque peut expliquer l’effacement du paysage dans les romans de Camus au profit de la passion des âmes.

[4] Que l’on relise «Noces à Tipaza», op. cit.: Les pierres des ruines sont redevenues roches et la nature accueille ses «filles prodigues», cf. p. 13.

[5] Djeghloul, Abdelkader, préface au livre de Redouane Ainad-Tabet, 8 mai 1945 en Algérie, Alger, OPU-EAP, 1987, p. 8.

[6] Ch.-A., Julien, Histoire de l’Afrique du Nord. Tunisie, Algérie, Maroc. Des origines à la conquête arabe (647 ap. J.-C.), Paris, Payot, 1966, 2ème édition, p. 95.

[7] Ch.-A., Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. T.1 La Conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, P.U.F., 1964.

[8] Frantz, Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961. On peut lire ce passage éclairant: «La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régies par une logique d’exclusion réciproque: il n’y a pas de conciliation possible. L’un des termes est de trop» (p. 31).

[9] Tahar, Ouettar, Ez-zilzel (Le séisme), traduit de l’arabe par Marcel Bois, Alger SNED, 1981.

[10] On peut repérer d’autres personnages qui sont en écho de personnages katébiens, comme Tahar, l’un des parents que Boularouah recherche. «Ce chenapan de Tahar! Vagabond au lendemain de la mort de son père. Quatre années dans l’armée française. Trois autres en prison. Il en est sorti pour faire le pickpocket au marche de Rahbat-El-Djamal» (p. 48) a un itinéraire qui ressemble à celui de Rachid dans Nedjma. Le patronyme Nedjma est présent dans le roman de Tahar Ouettar comme toponyme: c’est le nom d’un café.

[11] Gaston, Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1967, 5ème édition, première édition: 1957, p. 17-18

[12] «Les personnes déplacées ne manquent pas dans notre ville de Bône», Nedjma, p. 86.

[13] Jean-Christophe, Valtat, «Les villes hallucinées. Le Dublin de Ulysses et la Rome de Petrolo», Juliette Vion-Dury (dir.), L’écrivain auteur de sa ville, Limoges, Pulim, 2001, p. 287.

[14] Ibid., p. 291

[15] On a souvent défini le roman de Tahar Ouettar comme un roman idéologique, exaltant la révolution agraire. Il semble que c’est plutôt le contexte de parution (1974 pour la version arabe) qui impose cette lecture circonstancielle. A relire aujourd’hui le texte, loin du contexte politique de l’époque, on ne peut qu’être frappé par la complexité du personnage de Boularouah, par sa vaine résistance au mouvement de l’histoire, non pas telle qu’elle est décidée par les dirigeants politiques, qui tentent de freiner l’exode rural, mais telle qu’elle est impulsée par la poussée d’une population qui ignore les planifications et les directives.

[16] Salim, Bachi, Le chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001

[17] Du titre du livre d’Isabelle Grangaud, La ville imprenable. Une histoire sociale de Constantine au 18e siècle, Constantine, EHESS, 2002, Média-Plus, 2004

[18] Cf. Isabelle, Grangaud, Op. cit., p. 20. Je préfère pour ma part transcrire Blad lahwa, pour être du côté de la langue parlée, plutôt que Blad al-hawa, selon la transcription convenue.

[19] Cf. Isabelle, Grangaud, op. cit.: Constantine: « La ville de la peur, titrait au début de l’été 93 un journal national algérien», p. 19. Ce titre renvoie à la même période à laquelle réfère le roman de Salim Bachi.

[20] Que l’on pense à l’essai de Kateb, Yacine, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger, Editions An-Nahdha, 1947; mais aussi aux travaux de Cheikh Anta Diop,

 

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