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Insaniyat N°72-73 |2016 |Les personnes âgées entre les deux rives de la Méditerranée| p. 21-24 |Texte intégral
 

La question abordée ici est relativement peu étudiée au Maghreb dans la mesure où le taux de personnes âgées est faible comparé aux taux existant en Occident et dans certains pays développés comme le Japon par exemple.

Il ne s’agit pas seulement de voir ce qui a changé chez les enfants et petits-enfants, ni chez les belles-filles, mais également les changements chez les personnes âgées elles-mêmes que ce soit en Algérie ou en contexte migratoire. En France, la situation des personnes âgées issues de l’émigration est très complexe. Cette catégorie est partagée entre deux cultures, deux pays, avec « un pied ici, un pied là-bas », « ici migri et là-bas migri » disent-ils parfois avec amertume. Les séniors d’origine maghrébine, en France, sont essentiellement des personnes parties dans les années cinquante et soixante du siècle dernier. Ils ont travaillé dans des conditions souvent très difficiles. Une partie des hommes a vécu toute leur vie en célibataires et ont subi les affres de la ségrégation, de la solitude, des foyers pour travailleurs migrants. D’autres ont fait venir leur famille et ont condamné à l’exil des épouses souvent analphabètes, complètement déstabilisées par les conditions de vie en France en totale contradiction avec les conditions de leur village ou douar marquées par des liens sociaux et affectifs intenses. Si certaines de ces femmes isolées de leur milieu vont se réadapter, se reconstruire ; d’autres vont se sentir isolées, perdues et vivront dans la nostalgie et la tristesse.

Ce sont toutes ces questions qui sont abordées dans ce numéro d’Insaniyat par les chercheurs :

Badra Moutassem-Mimouni interroge les changements et mutations du regard et des vécus sur la H’ouana (le vivre ensemble) en famille élargie. Ces changements ont touché la famille, son organisation, ses modes d’habiter et ses représentations. Si les jeunes couples préfèrent vivre en dehors de la maison familiale, qu’en est-il des parents eux-mêmes ? Les observations et les entretiens montrent des situations et des attentes contrastées et flexibles, génétiques dirait J. Piaget c’est-à-dire évolutives, dans la mesure où les attitudes, les habitus dirait de son côté P. Bourdieu concernant cette cohabitation directe ou indirecte, évoluent avec le temps. L’auteure constate des transformations qui se sont manifestées au cours du temps (une ou deux décennies) dans les familles observées, que ce soit chez les séniors ou chez les jeunes couples. Il va de soi que les protagonistes directs sont les belles-filles et les belles-mères, elles s’affrontent et tentent de tirer l’assentiment des hommes.

Tassadit Yacine explore des vécus très douloureux de femmes âgées en France et en Algérie. Ce qui ressort des pratiques des jeunes issus de l’immigration ressemblent fortement aux jeunes en Algérie qui vivent également des revenus des parents lorsqu’ils ne travaillent pas. Ce sont les pensions des vieux émigrés qui « font vivre » les jeunes inoccupés de Kabylie. Autant en Algérie qu’en France, les questions financières et matérielles sont cruciales, mais ce qui ressort davantage ce sont les écarts générationnels, les valeurs traditionnelles de respect du plus âgé(e) étant moins affirmées, ce sont les personnes âgées qui semblent en payer le prix. Ces personnes rejettent la faute sur « la France et sa culture », cette culture envahissante qui va submerger les pratiques et habitus de certains migrants et leur faire perdre leur quiétude. Il est certain que la culture de la rue, de l’école et des médias, soit d’autant plus puissante que la culture de la « maison », calfeutrée, presque honteuse, pratiquée par des parents en situation de « subalternes », est rabaissée, agressée, minorisée.

Balladine Vialle décrit les premières grands-mères de l'expérience migratoire amazighe en Ariège. Venues du Haut Atlas marocain, ces femmes arrachées à leur famille et isolées dans des HLM avec des hommes condamnés au silence (ne connaissant pas la langue, dévalorisés), l’auteure nous présente des femmes battantes qui ont su tisser des liens entre les membres de leur communauté et constituer un réseau de relations et d’affection qui va les sauver de la dépression. L’auteure conte plus qu’elle ne raconte comment, devenues grands-mères, elles ont su creuser leur sillon et asseoir leur place et leur autorité auprès de leur communauté. Jeunes et moins jeunes vouent à leurs aïeules affections, respect et écoute. Elles sont des modèles de transmission de la tradition et parfois instigatrices de changements de ces traditions qui sont loin d’être appliquées aveuglément. 

Dans son texte, Halima Belhandouz semble répondre en écho aux questionnements de Tassadit Yacine. Elle interroge, par une approche historique et linguistique, la mutation des représentations des jeunes de l’émigration sur la personne âgée en tant que « cheikh », figure traditionnelle chargée de considération et de respect, vers la représentation de « chibani » du « vieux ». Cette mutation ôte à la personne âgée son pouvoir et ses compétences et la ramène à une position de faiblesse et de dépendance. Pis encore, cela lui dénie tout aura qui la rend presque incapable, si ce n’est indigne de transmettre. L’auteure décrit la mutation de la figure du père qui, traditionnellement, se bonifie avec l’âge et prend de la sagesse en tant que cheikh, vers l’image du Chibani ou « vieux corps » « muet et désaffilié ». 

Khadidja Kebdani se penche sur la question des modes de relations socioculturelles envers les séniors et le vécu de ces derniers. Après des entretiens avec des personnes âgées, l’auteure constate que ces personnes se sentent parfois jugées en état de faiblesse « mesquine » qui lui donne le sentiment de ne pas être reconnu(e) à sa juste valeur. Comme si la faiblesse du corps entraîne forcément la faiblesse de l’esprit. Alors que le sénior, fort de son expérience, se sent en possession de ses moyens et en mesure de donner encore plus. Le recours aux pratiques religieuses maintient sa position sociale, occupe son temps et lui apporte la sérénité ; ainsi l’autonomie constitue un critère fondamental dans l’appréciation positive ou négative de cette étape de la vie.  

Mostéfa Mimouni étudie la retraite complète et la retraite anticipée auprès d’une population d’enseignants dans la ville de Mostaganem. Il a fait de nombreux entretiens avec les retraités et constate une multitude de trajectoires qui peuvent être regroupées en deux grandes catégories : les retraités qui ont préparé leur retraite et ceux qui se sont laissé « surprendre ». Ces deux cas de figure ne donnent pas lieu aux mêmes vécus, ni aux mêmes réactions. Car si certains vivent la retraite comme une libération, d’autres vivent cette déprise comme un « abandon » voire comme une « trahison ». Ce qui va entrainer sentiment de bien-être et de liberté ou sentiment de mal-être, d’amertume et de dépression. Cette dernière catégorie a du mal à lâcher prise et à se reconvertir vers d’autres activités, d’autres horizons et d’autres pratiques. Mais ces cas particuliers n’empêchent pas que les enseignants rencontrés ont, dans l’ensemble, mieux géré leur retraite.

Mansouria Bouhala interroge les rapports grands-parents, enfants et petits-enfants. Quelle place et quels rôles jouent-ils auprès des uns et des autres ? Ces questions sont discutées sous deux angles : celui des grands-parents en contact avec leurs enfants et petits-enfants (que ces derniers soient en Algérie ou en France), et celui de ceux qui vivent dans une institution et qui n’ont plus de liens avec leurs enfants et petits-enfants. Des entretiens avec les grands-parents, les parents et petits-enfants laissent ressortir des sentiments contrastés pour les premiers (en lien avec leur famille) : les liens entre les grands-parents et leurs enfants sont globalement basés sur le respect et l’affection. L’interventionnisme des grands-parents dans l’éducation des enfants, complique et rend la cohabitation peu attractive, comme le souligne B. Moutassem-Mimouni dans son travail sur la h’ouana. Par contre, les entretiens avec des grands-parents en institution (bien que peu nombreux) montrent les frustrations et les souffrances de ces personnes qui se sentent exclues de la vie de leurs enfants et petits-enfants et si certains sont dans la résignation, d’autres sont dans la colère et le rejet de tout.

Peut-on conclure face à une si grande richesse s’étalant sur un vaste continuum si contrasté ? Nous avons constaté que ce soit dans le contexte migratoire, ou plutôt « les contextes migratoires » ou en Algérie, il existe toutes sortes de situations. Les personnes âgées sont loin de constituer un groupe homogène.

En Algérie, les personnes âgées interviewées sont pour la plupart de « jeunes vieux », ils sont donc autonomes, plein de projets. Les trajectoires multiples rendent difficile toute généralisation mais offrent une palette de situations, de vécu et de sentiments qui méritent une investigation plus approfondie des tranches d’âges plus avancés.

 

Badra MOUTASSEM-MIMOUNI  et Tassadit YACINE

 

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