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Les écrits de l’après urgence. Romans de Bouziane Benachour

Pour ce compte-rendu de lecture, nous avons choisi quatre romans de Bouziane Benachour[1] : Dix années de solitude, Sentinelle oubliée, Hall’aba, Mèjnoun.

Ces écrits appartiennent chronologiquement à l’ère de l’après urgence dans le champ littéraire algérien.

Dix années de solitude : Ce roman fait fusionner trois codes narratifs : le théâtre, le polar et la narration réaliste par ses différentes catégories narratives : lisibilité, vraisemblance, linéarité, psychologie et statut social des personnages. Nous assistons à la confrontation orale de deux personnages féminins à travers un dialogue qui traverse tout le roman, celui d’un interrogatoire dans le cadre d’une enquête policière. La coupable, Aouïcha, évadée des casemates de terroristes intégristes où elle subit séquestration, viols collectifs et toutes les humiliations portant atteinte à la dignité humaine ; son évasion la conduit au vagabondage et l’impossible intégration dans la société. Engrossée dans les maquis, elle se réfugie dans les bas fonds de la ville ; au sein d’une population démunie, vivant au ban de la société, elle met au monde sa fille, Dourra. Après avoir assassinée son amie d’infortune des maquis intégristes, Safia, elle est confrontée à l’institution judiciaire ;  à la policière (la sœur de la victime) qui l’interroge,  l’héroïne tente de la persuader qu’elle est plus victime que coupable et lui arrache, au bout d’un duel hostile, le « droit » de dire le calvaire enduré dans les « casemates de l’ignominie ».

 

Au plan de l’écriture, notons certains procédés

Le roman conserve toute sa lisibilité en dépit de son genre qui déroge au cadre traditionnel de la fiction romanesque.

La théâtralisation du genre et très perceptible à travers le duel oral des deux personnages  installés dans un cadre de communication orale ; cet échange charrie tout un discours sur la violence terroriste des intégristes, la condition féminine et l’exclusion sociale.

Roman de l’après urgence, il se présente comme un témoignage, une écriture de la mémoire, une lutte contre l’oubli et un discours exprimant les malaises d’une société  en crise car enlisée dans la contradiction des idéologies. L’environnement social du roman est celui du peuple, des gens humbles en prise avec leur quotidien et ses difficultés.

Ce polar reste un genre particulier car transcendant les normes et les formes du policier classique de tradition occidentale ; il est plus proche de l’écriture du roman policier tel que perçu et  formulé dans la lignée du genre en Algérie (Zahira Houfani Berfas, Djamel Dib, Kheddar Youcef, Mohamed Benayat, Yasmina Khadra, Abed Charef …), disons des fictions dans lesquelles sont investis des discours  et dont les techniques de mise en forme sont tronquées ou retravaillées par l’imaginaire de leurs auteurs et  ancrés dans un contexte algérien.

Sentinelle oubliée : l’histoire d’une vielle femme, épouse d’un martyr de la Guerre de libération nationale, qui essaie de ramasser patiemment les ossements de martyrs dont le cimetière a été emporté par les débordements des eaux du fleuve, Oued Diss, à « fillage Diss ». Pour cela, « elle explorait sans cesse l’oued ». La narratrice est sa petite fille, instance d’énonciation première et unique du récit. Elle raconte l’histoire de sa grand-mère, un personnage devenu extravagant et vivant jusqu’à la démence son fantasme, «son seul projet de société ». L’aïeule, ayant vécu sous la colonisation française et la Guerre de libération nationale, considère que son projet de reconstitution du cimetière est le symbole du « devoir de mémoire » devenu impérieux et irréversible dans un milieu voué à l’oubli et surtout celui des Autorités et leurs défaillances. Dans son obsession, dans son désordre mental, elle devient farouchement autiste face à un contexte social et familial  qui la repousse par son incompréhension hostile. Le roman est encore un regard que porte la narratrice sur la vie des humbles et sur  l’écriture de l’histoire et de la mémoire.       

 

Au plan de l’écriture, notons certains procédés 

Le roman se présente comme une poétique du regard, regard sur trois personnages différents qui animent la fiction, chacun incarnant une génération et un idéal, un discours :

La grand-mère, être extravagant, solitaire dans son entreprise de reconstituer le cimetière des martyrs, actant en prise avec sa passion obsessionnelle et sa folie.

La mère de la narratrice : femme soumise, emmurée dans son silence et son espace qui se réduit à l’intériorité de la maison de son époux.

La narratrice, Saadi-Ya, diplômée de l’université, au chômage, est un personnage du présent qui n’arrive à adopter aucune des positions, mais qui est profondément marquée par une autre guerre, celle des violences barbares du terrorisme des années 90 qui a mis l’Algérie à feu et à sang.

Sentinelle oubliée est un roman du regard, celui que la narratrice qui se promène, qui juge, qui commente son itinéraire et celui des autres protagonistes essentiels de l’histoire. Contiguïté de trois récits, trois trajets narratifs écrits selon un procédé de l’alternance de la narration et du  regard en mouvement; le texte préserve la transparence de l’histoire et sa lisibilité mais ne sauvegarde point la linéarité. Le discours porte sur l’affrontement entre le passé, le présent et l’avenir, trois périodes qui semblent se mettre en disjonction totale au niveau des itinéraires, des quêtes et des discours des personnages actants dans la fiction. Ces moments de l’Histoire d’Algérie bénéficient d’une représentation émiettée, morcelée, fragmentée. La condition de la femme dans la société algérienne reste un thème majeur. Ce roman à rapprocher Des chercheurs d’os[2] de Tahar Djaout au plan de la thématique seulement et d’Un oued pour la mémoire[3] de Fatima Bakhaï.

Hall’aba : Ce roman retrace l’itinéraire insolite d’un personnage qui construit sur193 pages, dans presque la totalité de l’espace textuel, un discours fleuve de séduction amoureuse adressé à une voix radiophonique qui le fascine, celle de l’animatrice de l’émission « Hall’aba ». Le roman est un long monologue ou soliloque adressé à un  personnage dont le narrateur ignore tout de l’identité,  voix féminine anonyme qu’il admire pour un tas de raisons ; les réponses reçues sont un lien laconique, ou  indéterminé par SMS ou coups de fils occasionnels et sporadiques transmis sous forme de rapides segments au discours rapporté. Toute l’histoire se construit sur un mystère.

Au plan de l’écriture, notons certains procédés

La part du discours est très importante : les formes engagées sont celles d’une prise de parole au discours direct injonctif, interpellatif, réunissant prière, invitation, exhortation, souhait, désir, sollicitation, imploration, requête, supplication … diverses formes du discours performatif qui permettent au narrateur d’exprimer son désir de construire une liaison amoureuse, un itinéraire avec la femme qui semble correspondre à ses rêves. Cependant, quelques espaces textuels échappent au monde de l’énonciation subjective pour investir le regard du narrateur dans les tracasseries de la vie quotidienne du petit peuple, des gens simples du quartier, leurs relations de voisinage,  amicales ou intimes, voire leurs inimitiés, leurs frasques, leurs dérives et leurs difficultés de toute nature. L’écriture inscrit le passage du monde de l’intériorité vers celui de l’extranéité du personnage narrateur, héros et instance d’énonciation au premier degré. C’est à un moment où il se soustrait aux pressions des ses fantasmes qu’il apprend et tout à fait  fortuitement, à la faveur d’un reportage radiophonique dans son quartier, que cette voix si aimée, si sublimée n’est autre que celle de son frère homosexuel.

 La part plus qu’importante du monologue est proche d’une théâtralisation du texte. Ce roman est une véritable poétique du discours oral.

Mèjnoun : dans la fiction de Mèjnoun se croisent les cheminements de plusieurs personnages dont la particularité est de partager le même statut social : des êtres marginaux, déclassés, reclus, rejetés de la société. Ils accomplissent leurs programmes narratifs dans la réalisation de leurs fantasmes les plus fous défiant et bousculant tout naturellement les normes, les conventions et l’ordre de la société. Dans ce monde de l’insensé, le narrateur, Tahar Mèjnoun, première instance d’énonciation, relate sa vie au lecteur,  assez souvent interpellé. Graveur de pierres tombales (déchu de sa fonction par son administration), il raconte son itinéraire singulier et insolite et celui des autres protagonistes : Chérif, « présentateur vedette de la chaîne nationale » qui se convertit spontanément et subrepticement en barman, les émigrants clandestins ces « candidats du Nord », Khit Sbaïlo, enfant abandonné dont la rue est le seul domicile, Samia Berouali, actrice déchue, Yahyia El Mejd, « l’homme de Kassamen », confiné dans les gloires patriotiques du passé, Radhi Taliani qui se suicide par amour pour Aâchika… Autant de personnages du peuple partageant en commun l’exclusion, l’abandon, la solitude, la douleur morale. Leurs quêtes sont étranges, démentielles et s’entrecroisent dans un récit déconstruit et un discours  déliriel.

Au plan de l’écriture, notons certains procédés 

Dans le roman Mèjnoun, l’empreinte du théâtre disparaît ; le lecteur se trouve face  à un texte narratif dont la structure est morcelée. Le roman se présente dans un récit de mise en abîme : un récit premier dans lequel se greffent plusieurs micro-récits ou récits seconds. Discours réflexif, déconstruction narrative, lisibilité du récit, personnages dont la composante est éclatée font de Mèjnoun une écriture dont la tendance est celle du « réalisme moderne ».

Ces quatre romans de Bouziane Benachour se situent dans la production littéraire de l’après urgence en Algérie. Ils sont à inscrire dans le courant littéraire de la  postmodernité  ou réalisme moderne. Ils recèlent quelques formes esthétiques permanentes. Ainsi, ces récits préservent la lisibilité du discours littéraire tout en détruisant sa linéarité et recourent à la référentialité à travers l’émergence du contexte social de l’Algérie contemporaine dans les turbulences de son Histoire. Les personnages vivent leurs déviances obsessionnelles et fantasmagoriques, manifestent des discours déliriels dans un contexte social en déconfiture et sont de ce fait des êtres de la marge. Les textes sont surchargés d’un discours réflexif (métadiégétique) abordant différents thèmes liés à la condition humaine et à ses misères. Les récits manifestent une structure déconstruite, fondée sur une poétique ou esthétique du regard qui introduit le procédé de la mise en abîme et s’appuie sur la confluence de plusieurs codes narratifs. Le déplacement du regard des foyers d’énonciation est un élément qui participe ou qui fonde les ruptures dans la texture narrative.

Faouzia BENDJELID


notes

[1] Dramaturge, romancier et journaliste  dans divers journaux algériens (respectivement : le quotidien El Djoumhouria - ex. la République - l’hebdomadaire, Algérie Actualités et depuis douze ans  au quotidien national d’informations, El Watan.

 Romans publiés : Dix années de solitude (2003), Destins croisés (2004), Sentinelle oubliée (2004), Hogra (2006), Fusil d’octobre (2006), Hall’aba (2007), Dépossédé (2008), Mèjnoun (2008) : Oran, Editions Dar El Gharb.

Essais : Le théâtre en mouvement, octobre 88 à ce jour (2002), Figures du terroir (2003), le Théâtre algérien, une histoire d’étape (2005),  Oran, Editions Dar El Gharb.

[2] Djaout, T., Les chercheurs d’os, Paris, Seuil, 2000.

[3] Bakhaï, F., Un oued pour la mémoire, Paris, L’Harmattan, 1995.

 

 

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