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Pour en finir avec le Patrimoine ? Production identitaire et métissage dans le champ culturel algérien

Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.07-29 | Texte intégral


To be done with patrimony ? Creations reflecting identity and cross breeding in the Algerian cultural field

Abstract Taking into account its place, we can ask what use is patrimony in our ideological landscape. Especially when one realizes the time lag which is more and more striking, between the values which one pretends to defend, and social cultural practices. In Europe, heritage is a product of modernity, emerging from the ruins of popular tradition. As for, the Algerian patrimony, it is made up in so much as a cultural norm within the frame of a historical project which sees the state trying to produce a new national identity. Bur entangled in inherited contradictions for the colonial period, this “policy of patrimony” with its variants (Algerian personality, specificity, authenticity and constancy) has finally failed. Even more so, it has greately contributed in developing a fundamentalist imaginary. Shouldn’t we immediately abandon this mortifying concept to assume our cross breeding and at last promoting our plural memory


Mourad YELLES :  Enseignant, Université Paris VIII, France


D'une façon plus générale, l'homme pour les sciences sociales, ce n'est pas ce vivant qui a une forme bien particulière (une physiologie assez spéciale et une autonomie à peu près unique) ; c'est ce vivant qui de l'intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie.

Michel Foucault,

Les mots et les choses

 Tout commence sans doute par une apparente aporie : comment l'être peut-il simultanément s'absenter de l'être et signifier (par) cette absence même ? Grave problème philosophique qu'il est certainement plus simple d'illustrer par une métaphore littéraire. Dans une nouvelle d'Edgar Poe, un personnage féru de spiritisme et curieux de savoir quel état de conscience peut éventuellement se manifester après la mort décide de se faire hypnotiser pendant son agonie. Quelques instants après le décès clinique, son hypnotiseur réussit à arracher au cadavre un énoncé bouleversant : “Je suis mort”. Impossibilité logique, incongruité terrifiante, paradoxe insoutenable qui ne peut se résoudre que dans une deuxième mise à mort spectaculaire. Une fois dissipé l'envoûtement médiumnique, une fois rompu le lien hypnotique, le cadavre va en effet connaître une décomposition accélérée qui rétablit l'ordre naturel et met fin au scandale du mort-vivant.

Au-delà de l'anecdote scientiste et de la spéculation sémiologique, la problématique que pose ce conte fantastique me semble d'une brûlante actualité à condition toutefois de reconnaître dans le "cadavre exquis" d'Edgar Poe une figure familière de notre environnement idéologique. Question : quel est ce monstre énigmatique qui est lui sans être lui, qui peut prendre des formes variées tout en restant identique à lui-même, qui participe à la fois du passé, du présent et même de l'avenir, qui prétend régenter la vie au nom de la mort ? Non, il ne s'agit pas d'un spectre ou d'un zombie mais bien de cet ectoplasme socioculturel que l'on nomme "patrimoine". Ce dernier fait partie intégrante de cette vaste ingénierie sociale responsable de la production de l'identité collective et du contrôle du capital symbolique des sociétés modernes. De ce point de vue, le parallèle s'impose de lui-même entre la médecine (au sens large) comme technologie d'intervention et de gestion du corps individuel et l'institution patrimoniale comme système de gestion du corps social. D'une certaine façon, elle veille, elle aussi, à la bonne santé de la mémoire collective, c'est-à-dire à son intégrité physique et à son fonctionnement optimal…

Mais qu'en est-il du patrimoine en Algérie ? Ne sommes-nous pas confrontés au même type de paradoxe que celui que tente d'explorer le personnage d'Edgar Poe ? Comment interpréter le rôle que joue dans l'histoire récente de notre pays un héritage culturel sous haute surveillance ? Quelle est donc cette relation hypnotique, quasi-névrotique que les Algériens entretiennent depuis des lustres avec un passé dont la décomposition n'en finît pas ? À l'aube de ce troisième millénaire, ne faudrait-il pas se décider enfin à entamer un véritable travail de deuil afin de nous libérer des fantômes du patrimoine ? Autant de questions cruciales que nous nous contenterons d'évoquer dans le cadre de cette rapide contribution.

Le monstre et le monument

Revenons à la scène centrale de notre conte. Dans la phrase que profère la voix d'outre-tombe, il y a comme la réponse à une question non-verbalisée et pourtant bien présente depuis le début du récit. “Qui suis-je ? ” se demande - nous demande - en fait le mort, poursuivant ainsi une enquête débutée de son vivant. À juste titre, cette question nous semble familière. C'est une énigme cruciale[1], qui nous renvoie précisément au mythe d'Œdipe et à la problématique du monstre. En effet, lorsque le Sphinx demande au futur roi de Thèbes de deviner la nature de cet être étrange qui, “doué d’une seule voix, a successivement quatre pieds, deux pieds, trois pieds et d’autant moins de force qu’il a plus de pieds, qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux à midi et sur trois le soir”, il paraît évident qu'il pousse Œdipe dans ses derniers retranchements, aux limites de son humanité. En formulant cette proposition absurde, le monstre tend un piège philosophique et anthropologique au jeune homme. Par le jeu énigmatique du paradoxe, il lui présente un miroir sans tain dans lequel Œdipe va précisément être amené à reconnaître sa nature ambivalente, mi-humaine, mi-monstrueuse. L'épreuve cruciale dévoile ainsi la double dimension de l'homme à travers l'opacité d'un logos que l'on tenait jusque là pour transparent. L'énigme résolue signifie à la fois la victoire du héros humain sur la Bête mais anticipe aussi sur sa défaite monstrueuse et sa métamorphose en parricide incestueux.

La mort du Père est au cœur de l'aventure humaine et se retrouve tout naturellement dans la problématique du patrimoine. Si cette question est aussi importante dans nos sociétés modernes, c'est donc d'abord parce qu'étymologiquement, c'est celle du Père et de sa mémoire. Il est plus que probable que les plus anciennes manifestations de cette propension éminemment culturelle à la conservation patrimoniale remonte aux cultes funéraires organisés par les premiers hominiens. Depuis, le culte des morts a connu des évolutions significatives mais chaque génération continue à porter le deuil du Père. Il est à remarquer que la gestion de la mémoire collective peut varier considérablement d'une société à une autre. Ainsi, l'effort de préservation et d'investissement symbolique ne porte pas sur les mêmes éléments culturels suivant les époques.

Jusqu'à une date récente, les civilisations se succédaient dans une relative indifférence, voire dans un mépris souverain pour la plupart des réalisations matérielles du passé. Il était rare qu'un monarque ou plus généralement un pouvoir décide de dépenser temps et argent pour conserver et/ou pour restaurer un monument ou un objet ancien, hormis ceux dont l'utilisation pratique ou symbolique continuait à s'imposer[2]. À l'intérieur d'un même continuum culturel, en dehors de la sphère domestique et familiale, des pans entiers de la mémoire sociale étaient naturellement voués à disparaître. Pour ne pas parler de ceux qui concernaient les autres cultures, même voisines : on connaît le sort réservé par les dynastes de l'Antiquité babylonienne ou égyptienne aux capitales déchues. Plus près de nous, au 10ème siècle, les Sanhadja détruisent Tlemcen et déportent sa population à l'est du pays. Quant aux Conquistadores espagnols, on sait ce qu'ils ont fait des merveilles architecturales des cultures précolombiennes. En fait, si la valeur d'exemplarité attachée à la notion de "mémoire ancestrale" est ancienne, elle ne s'est appliquée pendant des siècles, et dans le meilleur des cas, qu'à certaines réalisations intellectuelles ou artistiques. Témoin le travail de collecte des grammairiens et philologues arabes à Koufa ou la redécouverte de l'héritage gréco-romain par l'Europe de la Renaissance.

Dans cette perspective, la tradition conçoit la mémoire collective comme un corpus de signes - à l'instar de l'énigme d'Œdipe -, un thesaurus de symboles constitué par le temps et la puissance divine pour l'instruction des vivants. Elle remplit bien une fonction démonstrative, au sens étymologique, transformant tel objet mémorial en monument exhibé (monstré) à dessein et destiné à édifier la société. Pendant des siècles, c'est le monstre lui-même qui manifeste par sa nature ambiguë la complexité de l'univers et l'omnipotence d'un ou des dieux créateur(s). Comme l'explique Claude Kappler en ce qui concerne l'Occident médiéval, “le monstre, le prodige sont, pour le Moyen Âge, des signes qui précèdent et préfigurent des événements, qui en sont l'avertissement à travers un sens caché : c'est pourquoi, monstres et prodiges sont matière à interprétations, pour ne pas dire à divination. A toutes les époques du Moyen Age, mais plus particulièrement à la fin et encore plus au XVI° siècle, le monstre a été pris pour un signe prémonitoire [...]”[3] Dans le grand livre de la nature, le monstre rappelle aux humains les limites de l'humain mais aussi la fragilité de toutes les conventions et l'arbitraire des représentations collectives.

Ainsi, dans un écrit de 1611 consacré aux médailles, Antoine Rascas explore l'étymologie du monument et y reconnaît une autre signification, plus profonde, selon lui : “Le nom général de monument qui vient du latin monitor, pour signifier toute chose qui admoneste les absents ou de lieu ou de temps de la Mémoire de quelque sujet semble d'autant plus nécessaire d'être reçu dans ce discours, que l'autre nom de Monument se trouve trop restreint par l'usage du vulgaire (qui est le maître du langage) à signifier particulièrement les sépulcres des morts, qui sont aussi faits pour la mémoire. ” [4] Bien que l'époque y soit pour le moins favorable, on peut néanmoins trouver curieux ce rigorisme lexical et superflu le recours à un doublet monument/moniment pour désigner un même objet mémoriel. En réalité, Rascas préconise de revenir au sens premier du latin (monere, monitio) pour réveiller notre conscience morale en ravivant, en quelque sorte notre mémoire linguistique. Le moniment prend alors valeur de remon(s)trance[5]. Il a pour fonction d'évoquer tel élément de la mémoire anthropologique du groupe et participe du culte des ancêtres, mais, comme le héros de la tragédie antique[6], il doit également inspirer une terreur sacrée. À l'image du zombie d'Edgar Poe ou du squelette apostrophant le pèlerin - “J'étais ce que tu es ; tu seras ce que je suis” - le moniment a valeur d'exemple et d'avertissement. C'est pourquoi la médaille est importante aux yeux de notre numismate éclairé : à la fois commémoration et admonestation, la mémoire combine ainsi les deux valeurs fondamentales de toute tradition.

La tradition entre les marges

Car, il faut le signaler, avec l'ordre monimental, nous sommes encore dans une culture de type traditionnel. C'est-à-dire à l'intérieur d'un système qui organise la vie collective et assure la cohésion et la reproduction du groupe à travers le temps et l'espace suivant un modèle itératif. La répétition est évidemment au cœur du système traditionnel car il s'agit d'abord de reproduire de génération en génération les schèmes comportementaux et les techniques d'intervention les plus adaptés aux conditions socio-écologiques. Cependant, le caractère fondamentalement imitatif de la tradition ne signifie nullement que cette dernière ignore la création. Comme nous allons le voir, elle repose également sur le principe de variation qui "travaille" à tout moment la masse considérable des discours, des représentations et des pratiques. Qu'elle emprunte les chemins de l'oubli sélectif ou ceux de la création/improvisation, la variation introduit dans toute tradition un principe actif qui tempère la rigueur du cycle reproductif. À l'exception de certains éléments culturels[7], l'évolution peut toucher n'importe quelle partie du système traditionnel. Pour peu qu'elles soient entérinées plus tard par la communauté, toutes les combinaisons sont possibles, y compris celles qui semblent a priori improbables ou impossibles. Bien plus, l'ordre traditionnel intègre aussi la possibilité de l'exception et ne répugne pas, à l'occasion, à faire bon usage de l'excentricité.

On a beaucoup glosé sur les facteurs de conservatisme au sein des sociétés traditionnelles. Certes, ce sont eux qui apparaissent avec le plus de netteté. Rigorisme des valeurs, résistance des pratiques sont des phénomènes particulièrement développés dans des sociétés encore peu touchées par le mode de production capitaliste, surtout dans un contexte d'agression et de domination. Ainsi, comme l'ont montré les historiens et anthropologues, jusqu'au 19ème siècle, la plupart des sociétés du bassin méditerranéen avaient connu une évolution comparable. Les transformations structurelles demeuraient relativement faibles et elles présentaient des caractéristiques similaires d'une rive à l'autre, tant pour ce qui concernait l'organisation socio-économique que pour ce qui était des institutions culturelles ou de l'imaginaire communautaire. En fait, depuis la révolution néolithique, les structures de la parenté, les stratégies matrimoniales, les modes de transmission des techniques, des biens et des valeurs n'avaient que peu changé : mutatis mutandis, entre un paysan français du 17ème siècle et son homologue maghrébin, les différences apparaissent, somme toute, mineures aussi bien en matière d'outillage, de méthodes agraires, d'habitudes alimentaires, que de pratiques symboliques[8].

Cette faculté de résistance culturelle et cet esprit de conservation des vieilles sociétés (en particulier rurales ou nomades) qui leur a permis de traverser les siècles ne doit cependant pas occulter le fait qu'elle s'est toujours accompagnée d'une autre faculté non moins importante : l'oubli. Cette remarque peut paraître étrange dans la mesure où l'oubli est généralement considéré comme une défaillance, une ratée de la mémoire, comme une manifestation psychique aberrante, voire pathologique aux conséquences graves aussi bien pour l'individu que pour la communauté. L'homme sans mémoire ressemble quelque part à un zombie, créature paradoxale flottant entre deux états incompatibles, livrée aux dérèglements du flux temporel sans espoir de salut. Il s'apparente au fou, lui aussi incapable de se repérer dans l'espace-temps et qui vit dans une espèce de présent continu.

Si la théorie freudienne consacre, on le sait, une place considérable à l'oubli comme modus operandi du procès de refoulement, elle s'interroge pourtant sur son caractère systématique et nécessaire. Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit ainsi “Peut-être devrions-nous nous contenter de prétendre que le passé n'est pas nécessairement exposé à la destruction. Peut-être encore, un grand nombre d'éléments anciens sont-ils suffisamment effacés ou résorbés pour qu'aucun événement ne puisse désormais les faire reparaître ni revivre… Tout cela est possible, mais à la vérité nous n'en savons rien. ”[9]

A cet égard, Marc Guillaume rappelle fort à propos qu'il existe deux types d'oubli “ […] (entre lesquelles s'étend un spectre continu de niveaux de mémoire) : l'oubli qui laisse échapper sans résistance une multitude de faits insignifiants (laissant donc de côté la question de savoir s'il n'en reste finalement aucune trace) ; celui qui, au contraire, concernant des éléments importants pour la vie psychique, peut s'analyser comme refoulement, comme lésion de la mémoire.”[10] Volontaire ou accidentel, rapporté à l'échelle des sociétés humaines, faut-il considérer l'oubli comme le signe d'un dysfonctionnement ? À ce titre, est-il préjudiciable à la pérennité du groupe dans la mesure où il affecte l'image que celui-ci projette de lui-même dans le temps et l'espace ?

En fait, considérer l'amnésie comme une perte ou, mieux, comme une absence à soi, est le propre des sociétés modernes. Les sociétés traditionnelles, pourtant réputées comme particulièrement conservatrices, ont toujours intégré ce facteur déterminant de la vie sociale et de l'évolution socioculturelle. L'oubli permet en effet, d'opérer une sorte de tri permanent à l'intérieur du fond sans cesse accru d'éléments culturels. Il joue un rôle important dans l'évolution du stock imaginaire et réajuste l'offre et la demande symboliques en élaguant les pratiques ou les représentations devenues caduques pour ne retenir que celles qui présentent une fonctionnalité et une pertinence suffisante aux yeux des acteurs sociaux.

Ce phénomène qui s'apparente en quelque manière à la censure sociale dans la mesure où il aboutit comme elle à la mise à l'écart (provisoire ou définitive) de certains traits culturels s'en distingue pourtant par le fonctionnement. En effet, on peut considérer qu'il s'exerce de manière spontanée, au gré des rythmes évolutifs de la société et ne présuppose pas nécessairement l'existence d'une instance de contrôle institutionnelle. Selon le contexte socio-historique, ce sont des facteurs exogènes aussi bien qu'endogènes qui expliquent la disparition de tel ou tel élément culturel. Ainsi, à partir de l'effondrement de Rome, l'Occident a "oublié" pendant des siècles la plupart des composantes culturelles de son passé gréco-romain. De même, durant la phase de décadence, le monde arabe a perdu la trace d'une partie importante de son héritage philosophique (rationaliste en particulier) avant de le redécouvrir à l'époque de la Nahda.

Comme le signalions précédemment, dans le même temps où elles oublient, les sociétés traditionnelles innovent. Même si les rythmes de l'innovation sont différents suivant les cultures et les moments, il est incontestable que la tradition n'implique nullement la fermeture à toute dynamique historique. Contrairement aux idées reçues, les sociétés - de moins en moins nombreuses -où elle continue à prédominer sont animées de mouvements centrifuges et centripètes qui brassent les conduites et les valeurs de manière permanente. La tradition apparaît alors non plus comme un cadre abstrait, figé pour l'éternité mais beaucoup plus comme un véritable champ de forces, producteur de tensions et d'énergies qui jouent de manière parfois antagoniste mais dont la résultante exprime en définitive le consensus de la communauté.

Qu'il s'agisse de pratiques religieuses, juridiques, esthétiques, voire amoureuses, la tradition ne cesse ainsi de s'auto-produire dans une succession de micro-conflits et de micro-fusions, à travers un réseau d'affrontements, d'accommodements et de négociations. À ce titre, l'hérésie comme l'outrance jouent un rôle fondamental dans l'évolution de la doxa et l'on ne dira jamais assez l'importance de la marge dans l'élaboration de la norme. De même, les usages habituellement qualifiés de délinquants et autres tactiques interstitielles sont indispensables à la production de la Loi[11]. Comme d'autres, tout au long de leur histoire, les cultures maghrébines se sont, elles aussi, constituées dans un jeu dialectique complexe entre ouverture et fermeture, rigorisme et permissivité, ordre et désordre, exclusion et intégration. Que l'on songe par exemple au statut des minorités (esclaves, homosexuels, Juifs, étrangers, chanteuses et musiciens) dans la cité traditionnelle, des pratiques magico-religieuses en milieu féminin, de la place de la "rurbanité" dans les usages linguistiques et poétiques, des ruses syncrétiques de la jurisprudence ('orf), et l'on se rendra rapidement compte de l'étendue des domaines où se sont négociés depuis des siècles les contours de la légitimé et les frontières de la doxa. Combien de poèmes célèbres - du répertoire andalou, par exemple - souvent chantés par des femmes et même des jeunes filles présentent un mélange pour le moins curieux d'érotisme et de dévotion ? Combien de lieux-dits témoignent-ils encore en Algérie de la combinaison séculaire des croyances autochtones avec les religions importées ? Combien de patronymes courants révèlent-ils au chercheur ou au simple curieux une origine métisse, résultat des nombreux mouvements de population du sud au nord et d'Orient en Occident ?

Ainsi, la fonction paradoxale mais essentielle de l'hétérodoxie est de susciter et d'entretenir la quête du sens. Par la contradiction et même la subversion, elle n'en finit pas d'alimenter, en quelque sorte, ce processus majeur de toute société humaine. D'une certaine manière, c'est aussi par le verbe iconoclaste du poète ou par les recherches alchimiques de la magicienne que peut se prolonger l'aventure sémiologique du groupe et se renouveler la mise en forme et le mode de représentation des questions essentielles que se posent les membres de la communauté. Avec l'oubli, l'hérésie représente l'un des moyens mis au point ou assumé par les acteurs sociaux pour gérer le changement et assurer la poursuite du projet collectif à travers les gouffres du temps et les ombres de la mort.

Les ruines et le bazar

Cette mort qui ne nous quitte pas d'une semelle, qui nous harcèle et nous hèle. Et ces hommes qui s'ingénient à la com-prendre, qui s'épuisent à vouloir la raisonner ou, mieux encore, l'arraisonner… En fait, toute civilisation se construit comme une réponse à la question de la mort. Certaines cultures ont choisi de la masquer ou de la cantonner aussi loin que possible hors de leur domaine. D'autres, les plus nombreuses, ont décidé au contraire de la placer au centre de leur système, escomptant ainsi peut-être, par cette vénération quasi-obsessionnelle, l'apprivoiser à défaut de pouvoir l'oublier. Par le rituel et la célébration, elles ont fait de cet événement énigmatique et scandaleux le cœur même de leur organisation politique et de leur imaginaire. Les peuplades dites primitives mais aussi des sociétés archaïques d'Asie ou d'Amérique ignorent souvent la distinction entre vie et mort. Celle-ci ne prend forme et sens qu'à partir de l'instauration du sacrifice (quelles qu'en soient les modalités). Cette extraordinaire dépense d'énergie n'a d'autres fonctions que “d'articuler socialement”[12] la problématique de la perte. Dans un univers peuplé de puissances souvent hostiles, le culte sacrificiel équivaut à une remémoration périodique des rapports ambigus - de contiguïté et d'exclusion - entre le monde des vivants et celui des morts, à une réactualisation nécessaire et solennelle des limites entre hommes et dieux

Dans les cultures précolombiennes, et mexicaines en particulier, Le Clézio rappelle que “l'univers est fait de mort. Le vent, l'âme même de Quetzacoatl, vient des quatre bornes du monde, qui sont les limites des séjours de l'au-delà : l'orient, le domaine des dieux Tlaloques, d'où souffle le vent tlalocayotl ; le nord, domaine de l'enfer Mictan, d'où vient parfois le vent furieux mictlampa ehecatl ; l'occident, domaine des déesses maléfiques Cihuapipiltin, d'où souffle le vent froid du malheur et des maladies ; le sud, demeure des déesses Huitznahua, d'où souffle le vent huitzlampa ehecatl, le vent dangereux. Entouré de vents et de mort, comment l'homme pourrait-il être libre ? ”[13] On peut imaginer que c'est précisément pour aménager un minimum d'espace à ce "dur désir de durer" qui fait sa spécificité que l'homme investit rapidement dans des dispositifs mémoriels : temples, pyramides, autels, sépultures. Ces constructions monumentales - au double sens évoqué plus haut - instaurent là encore un ordre dans le désordre d'un univers en proie simultanément à l'expansion et à la désintégration. La terre n'est habitable que si la place des êtres et des choses est clairement assignée suivant leur nature prédéfinie. Ainsi, l'espace des morts doit être distinct mais non disjoint de celui des vivants. Topographiquement et symboliquement ces deux séjours sont toujours proches car la vie participe de la mort comme ne cesse de le rappeler les différents cycles naturels et cosmologiques. On l'a vu, le monument rappel et célèbre cette proximité métaphorique. Il peut d'ailleurs prendre une multitude de formes, depuis les tumulus de la préhistoire jusqu'aux grandes pyramides d'Égypte en passant par les urnes funéraires des Romains et de bien d'autres peuples.

Si la dégradation de l'objet mémoriel par le temps est chose banale, certaines cultures feront toutefois de cette transformation du monument en ruine un paradigme important de leur imaginaire. Ainsi, l'Europe du 18ème siècle connaît un engouement sans précédent pour le vestige architectural. Dans la continuité du baroque[14], les artistes et le public cultivé se mettent à développer et à entretenir une sorte de vénération pour les “ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux”[15]. Ce topos va connaître une fortune durable qui peut d'autant plus surprendre que cette mode intervient dans le champ symbolique de l'Occident à un moment où celui-ci inaugure sa modernité avec sa révolution industrielle et semble donc a priori de moins en moins sensible aux ombres d'un passé révolu.

Certes, le mythe du Progrès perpétuel enthousiasme le siècle des Lumières, mais l'avenir prométhéen de l'homme occidental y manifeste déjà sa face cachée. L'homo œconomicus doit désormais faire face à la perte du sens. Comme le rappelle Max Weber, “Abraham ou les paysans d'autrefois sont morts vieux et comblés par la vie parce qu'ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu'elle pouvait leur offrir, et qu'il ne subsistait aucune énigme qu'ils auraient voulu encore résoudre. L'homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d'une civilisation qui s'enrichit continuellement de pensée, de savoir et de problèmes, peut se sentir las de la vie et non comblée par elle… C'est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n'a pas de sens, la vie du civilisé comme tel n'en a pas non plus, puisque du fait de sa progressivité dénuée de signification, elle fait également de la vie un événement sans signification. ”[16]

D'où l'importance de l'objet mémoriel et la vogue de la ruine. Symbole du temps qui passe, mais d'un temps chargé de mémoire et donc de sens, la ruine installe le sujet dans un rapport de nostalgie et d'exaltation dont l'art romantique fera un usage abondant et varié. Au moment où le vieil ordre politique, économique et culturel de l'Europe bascule dans l'ère moderne, alors que commencent à disparaître les anciennes valeurs liées aux vieilles paysanneries et autres confréries artisanales, l'Européen se surprend à s'interroger sur la portée de son aventure. C'est précisément de ce doute que va surgir "tout armé" par les soins de l'État, tel Athéna, le patrimoine qui prend alors la place d'une tradition agonisante. À ce propos, sur le plan de l'imaginaire, il est intéressant de constater que les débuts de l'industrialisation s'accompagnent de la mise en scène d'un fantasme de mort matérialisé dans le paysage par la présence des ruines… Comme si cet artefact était destiné à symboliser (en le facilitant) le travail de deuil que commence une société sans toujours s'en rendre compte.

Mais qui ou que pleure-t-on au juste ? Non pas seulement l'homme originel mais plus généralement le Bon Sauvage où qu'il se trouve. Des vastes déserts du Nouveau Monde aux foisonnantes métropoles du vieux Croissant fertile en passant par tous les espaces intermédiaires des sociétés-vestiges d'une ruralité archaïque en voie d'extinction. Cette déploration n'est pas exempte d'arrière-pensées ou de visées polémiques. Qu'on relise ici les écrits des grands noms de la littérature romantique depuis Chateaubriand et l'on sera surpris par le discours contradictoire qui s'y développe dès qu'il s'agit d'évoquer la campagne, la province ou plus généralement l'Ailleurs. Condescendance et enthousiasme, ironie et tendresse, nostalgie et irritation, préjugés racistes et sensiblerie s'y mêlent de manière parfois étonnante. Mais il reste que de Sand à Fromentin, de Daudet à Nerval, de Flaubert à Maupassant, l'écriture prend irrévocablement acte du divorce entre le signe et le sens. Nous entrons décidément dans l'ère de ce que Baudelaire désignera sous le nom de "modernité"[17].

Celle-ci commence par transformer le monde en un gigantesque caravansérail où la bourgeoisie va trouver un remède à son spleen et une compensation face à un déficit sémiologique chronique. Le patrimoine européen commence ainsi à constituer son "musée imaginaire" et à intégrer un nombre toujours plus impressionnant d'éléments culturels empruntés aux cultures dominées, qu'elles appartiennent à la même aire culturelle (Espagne, Italie) ou à d'autres plus éloignées dans le temps et l'espace (Orient, Maghreb, Asie, Amérique). L'exemple le plus étudié est certainement celui du bazar oriental. Ce dernier fait partie des thèmes obligés de tout récit de voyage en Afrique du Nord ou en Égypte. Mais qu'est-ce qu'un bazar pour l'Européen du 19ème siècle sinon le lieu emblématique de l'exotisme, le symbole d'une certaine vision de l'Orient faite de stéréotypes et de poncifs développés, pour l'essentiel, dans la littérature et la peinture de cette période. C'est aussi l'univers d'un certain orientalisme considéré comme l'une des branches du folk-lore, cette "science du peuple" qui produit en fait une image du Dominé à l'usage du Dominant et reproduit le regard fasciné et pseudo-scientifique que jette l'élite européenne sur les Barbares et les cultures de la marge ou de la périphérie - paysannerie, pègre[18], Indiens, Maures, etc.

Car ce qu'on pourrait qualifier de "syndrome du bazar" ne touche pas que l'Orient ou le Maghreb. L'exotisme commence en fait bien souvent aux portes de Paris ! Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à relire Maupassant décrivant ses paysans normands ou Daudet évoquant ses montagnards corses… S'agissant de ce dernier auteur, Les Lettres de mon moulin - certainement son œuvre la plus connue - expriment bien toute l'ambivalence du bourgeois parisien partagé entre son amour pour la capitale et ses lumières et sa nostalgie pour le pays des moulins, le désarroi de l'intellectuel pris entre les angoisses de la modernité et les fantômes d'une civilisation traditionnelle en harmonie avec la nature et le cosmos. Comme on le sait, des générations d'écoliers apprendront par cœur des passages entiers de ce recueil. Preuve, s'il en fallait de son appartenance au patrimoine littéraire français[19]

Genèse du Patrimoine

Ainsi, si la tradition a une longue histoire derrière elle, le patrimoine, quant à lui, est une invention de la modernité occidentale. Pour être plus précis nous dirons que l'idéologie patrimoniale est fille de la Révolution française. C'est à dire de l'effort héroïque et concerté d'une classe pour s'inventer une légitimé à la hauteur de ses ambitions. Ainsi, non content de "nationaliser" le mètre, par un décret du 6 mai 1791, la Convention transforme le Louvre, résidence des rois de France, en Museum central des arts de la République. La coïncidence entre ces deux décisions législatives n'est ni fortuite ni gratuite. Dans les deux cas, une nouvelle norme (de mesure physique ou idéologique) s'impose désormais à tous les citoyens. Norme de la culture républicaine que la bourgeoisie va dorénavant opposer non seulement à la culture aristocratique des "ci-devants" mais aussi à la culture traditionnelle de la paysannerie.

Une lecture littérale et rapide du scénario révolutionnaire de 1789 pourrait nous amener à opposer patrimoine et tradition à partir de l'antinomie ordre républicain vs ordre aristocratique. Mais dans ce domaine, les choses sont plus complexes. En l'occurrence, il y a tradition et tradition. S'agissant de celle héritée de l'Ancien régime - système dont elle participait culturellement depuis longtemps -, la bourgeoisie française va lui faire subir un subtil détournement. Elle "nationalise" là encore à son profit la majeure partie du capital symbolique de la classe qu'elle vient d'éliminer, prétendant en élargir l'accès à l'ensemble de la nation, voire à toute l'humanité. Mais en définitive, par delà leur valeur idéologique universelle[20], les modèles culturels de la bourgeoisie française (littéraires, architecturaux, vestimentaires) sont bien ceux de l'Ancien régime.

Il n'en demeure pas moins que l'avènement du patrimoine dans le paysage idéologique français est bien le résultat d'un coup de force historique. Celui-là même qui a déjà conduit la Révolution au régicide. Après avoir renversé l'ordre de la tyrannie la bourgeoisie se propose à présent d'imposer le règne de la Raison. Raison d'état qui remplace, tout au moins formellement, la dictature du Père (en la personne du Roi) par celle du Peuple, qui récupère, réévalue et institue en fond patrimonial, en capital idéologique public administré pour le bien de la collectivité tout entière un stock de pratiques et de symboles culturels constitué depuis des siècles sous l'égide des classes dominantes (féodales et aristocratiques).

Quelques décennies seulement après la prise de la Bastille, le patrimoine participe de la culture républicaine et fonctionne déjà comme un substitut du Dogme : absolu et intangible. Dogme laïque, cela va de soi, qui instaure pourtant une nouvelle religion, celle du savoir et de la culture (les "Humanités"). Ce culte inspiré des Lumières va d'ailleurs très vite organiser sa propre liturgie, avec son corpus et ses officiants. Après la Bibliothèque et avant l'École, le Musée fait désormais concurrence à l'Église. Il désigne et matérialise l'un des lieux centraux où se produit la transmutation quasi-alchimique de l'objet en valeur. Catalogué, exposé et admiré, le patrimoine est conçu comme une collection d'exempla, véritable réservoir des vertus républicaines incarnées dans les chef-d'œuvres (au sens large) de l'Esprit humain. Nous avons une splendide illustration de cette démarche pédagogique et prosélyte dans un travail du type de L'Encyclopédie. Qu'est-ce en effet que cette somme exceptionnelle sinon un véritable musée de papier à la gloire de l'esprit d'innovation de l'homme industriel, un monument d'érudition pour célébrer la créativité de la bourgeoisie européenne. L'entreprise muséographique et l'idéologie patrimoniale se conjuguent ici parfaitement.

Pour ce qui est de l'autre tradition, celle des classes subalternes - paysannes, pour l'essentiel -, malgré les mythes astucieusement entretenus, elle entame un processus de désintégration lent mais irréversible. De fait, avec la Révolution et l'avènement du patrimoine s'amorce la disparition inéluctable de la tradition populaire. D'essence urbaine à la fois dans son histoire et dans sa pratique, le centralisme jacobin va désormais imposer sa marque dans la gestion idéologique de la culture en organisant de façon autoritaire la captation, la structuration et la redistribution des biens et valeurs culturels. Comme on le sait, l'école jouera un rôle central dans ce dispositif qui implique aussi la reproduction des élites. Les maîtres et instituteurs seront chargés de répandre jusqu'au fond des campagnes françaises les principes et symboles de l'ordre républicain avec les valeurs patrimoniales, éliminant de fait le plus gros d'une tradition séculaire. La langue fera, par exemple, l'objet d'un énorme effort de contrôle institutionnel. Au nom de l'égalité et de l'unité de tous les citoyens français, les écoliers devront impérativement oublier leurs divers patois pour apprendre le français de la République, norme linguistique "une et indivisible". Pour l'Abbé Grégoire, dont on connaît le rôle historique, il s'agit de “[...] travailler pour l'établissement de l'égalité, donner de grandes facilités à l'instruction publique, unir en un seul cœur comme en un seul peuple tous les français. ”[21]

Sous l'influence des intellectuels allemands, la révolution romantique va encore compliquer ce processus en accentuant la dimension populiste du patrimoine. Enthousiasmés par la naissance à travers l'Europe de nouveaux systèmes politiques (les Etats-Nations), les artistes et idéologues surinvestissent affectivement et théoriquement dans toutes sortes de manifestations considérées comme populaires, c'est-à-dire représentatives du Peuple comme principal acteur de l'Histoire. Aux emblèmes de la culture dominante (essentiellement classique et aristocratique) vont ainsi venir s'ajouter les reliquats d'une tradition rurale largement dépassée du fait des bouleversements induits par les techniques et les politiques capitalistes. L'idéalisation de l'aède populaire, héritier d'Homère et d'Ossian et son accession au rang d'artiste - et non plus seulement d'artisan - est un bon exemple de ce travail d'"embaumement" effectué par l'élite intellectuelle bourgeoise.

La frénésie conservatoire et archivistique qui s'empare de l'Europe à cette époque permet en tout cas la mise en place matérielle d'un mythe qui accompagne désormais l'imaginaire patrimonial et le développement du système industriel et de l'économie capitaliste : celui du folklore. Inventé en 1846, il va s'appliquer en fait aux productions culturelles des classes dominées de la province française aux colonies. Les temps ayant changé et les antagonismes de classes s'exprimant désormais de manière plus dure, un autre concept fera ensuite son apparition, moins connoté péjorativement : la culture populaire. On sait la longévité et les prolongements idéologiques et institutionnels de ce mythe jusqu'à Malraux. C'est ainsi que le patrimoine entend célébrer la grand-messe du Peuple et de l'État dans une histoire enfin pacifiée et transformée en un vaste et solennel "musée imaginaire"…

Les "constantes" et les autres

En Algérie, avec ses instruments administratifs, l'État national hérite de bon nombre des valeurs idéologiques de l'ancienne puissance occupante. Ainsi, la direction politique qui s'installe à l'Indépendance s'inspire spontanément des principes et de ses pratiques du pouvoir colonial en matière de protection et de gestion des biens et symboles culturels. Elle reconduit ainsi apparemment sans état d'âme la mystique jacobine du patrimoine, mystique qu'elle combine au demeurant avec un panarabisme bouillonnant. Le Programme de Tripoli (juin 1962) dispose ainsi que “la culture algérienne sera nationale, révolutionnaire et scientifique” et ajoute qu' “[…] elle s'appliquera à reconstituer, à revaloriser et à faire connaître le patrimoine national et son double humanisme classique et moderne, afin de les réintroduire dans la vie intellectuelle et l'éducation de la sensibilité populaire. ”. On relèvera que le patrimoine dont il est ici question[22] renvoie, de manière implicite, à la fois à l'Orient et à l'Occident. Ambiguïté qui ne doit pas étonner quand on l'analyse à la lumière de l'histoire du développement du mouvement national. En effet, sur la question culturelle et ses implications politiques, entre la position des Ulémas et celle du MTLD ou du PPA, les divergences sont importantes, même sur des points apparemment consensuels comme la langue ou la religion. Avec la radicalisation politique et idéologique du combat anticolonialiste et le déclenchement de la lutte armée, le débat est d'une certaine façon, ajourné et son issue reportée à plus tard. Ceci étant, les rivalités entre tenants d'une modernité importée d'Occident et émules de Abdou et Al-Afghani se poursuivront de manière sporadique et parfois spectaculaire, l'influence des idées islahistes demeurant néanmoins déterminante.

Sur ce point, il convient de préciser que malgré les positions politiques souvent ambivalentes de leur mouvement - l'intégration administrative dans la différence culturelle - la nature patrimoniale du projet identitaire apparaît clairement dans le discours réformiste. Ce projet repose sur un triptyque (la langue arabe, la religion musulmane, la nation algérienne) inspiré par une lecture téléologique du passé de l'Algérie, c'est-à-dire dans la perspective d'une restauration rapide de la civilisation arabo-musulmane au Maghreb. Il s'inspire bien entendu des perspectives exaltantes dégagées par la Nahda moyen-orientale afin de sortir le monde arabe d'une impasse politique et culturelle aux conséquences dramatiques. Il revendique ainsi un “[…]"legs" arabe, al-turâth, [qui] a dignité mythologique. Les siècles l'ont abrité dans un passé assez lointain pour apparaître au moderne - oriental ou orientaliste - comme dégagé des misères du réel, épuré par la distance. Non pas matière brute, minerai rugueux comme ce que l'historicisme occidental ramène, à force de recherches, des entrailles du temps : mais trésor ramené intact de sa cachette, émail conservant pour toujours son éclat minutieux. ”[23]

Dans cette optique, on l'aura sans doute compris, il ne saurait être question pour les intellectuels maghrébins de songer à revendiquer les traditions proprement autochtones en tant que partie intégrante de ce legs ancestral ! Mis à part quelques rares individualités, les élites arabophones et bilingues manifesteront une méfiance discrète ou un mépris évident à l'égard des pratiques populaires - poésie orale, cultes hagiographiques, etc., - assimilées un peu trop rapidement à un folklore dégradant[24]. Contrairement à ce qui s'était produit en Europe au 19ème siècle, ce dernier fera l'objet d'un rejet qui s'explique principalement par le contexte historique et par l'impact négatif d'un certain orientalisme sur la constitution de la conscience identitaire nationale. Par la publication de travaux souvent plus que discutables, l'Université française donne ainsi le sentiment de "voler au secours de la victoire" en contribuant à renforcer les stéréotypes exotiques et les préjugés racistes. En tout état de cause, son implication dans le conflit colonial - volontaire ou accidentelle - pèsera d'un poids très lourd dans le développement pour le moins chaotique des sciences humaines dans le paysage intellectuel et scientifique algérien[25] de l'après-guerre.

À l'Indépendance, après une brève période d'hésitations et de tâtonnements, c'est finalement le "tropisme oriental" qui s'imposera et avec lui un corps de valeurs idéologiques qui marqueront de manière durable l'évolution du pays. Les épigones de Ben Badis vont rapidement retrouver les chemins du pouvoir et enfermer le projet culturel dans la problématique de l'"authenticité". Ainsi, en 1964, la Charte d'Alger stipule : “L'Algérie est un pays arabo-musulman […] L'essence arabo-musulmane de la nation algérienne a constitué un rempart solide contre sa destruction par le colonialisme. Cependant, cette définition exclut toute référence ethnique et s'oppose à toute sous-estimation de l'apport antérieur à la pénétration arabe. ” On aura apprécié au passage les contorsions stylistiques des rédacteurs[26], pour le moins embarrassés par la référence - incontournable au demeurant - au passé anté-islamique de l'Algérie…

Avec le "redressement révolutionnaire" de juin 1965, l'orientation idéologique se précise et s'accentue : arabisation de l'enseignement primaire et supérieur, campagnes médiatiques sur le thème de la "récupération de l'identité nationale" et surtout lancement de la "révolution culturelle". Celle-ci, précisera la Charte nationale de 1976, “[…] aidera à l'épanouissement de notre être national en conformité avec la culture progressiste du siècle. Il s'agit par là d'affirmer, à la fois, notre attachement à notre patrimoine culturel et notre confiance dans les capacités d'adaptation du peuple algérien au présent et d'ouverture toujours plus audacieuse sur le monde moderne. ” Par-delà les effets logomachiques habituels dans ce type de texte, on remarquera l'absence persistante de toute définition pour ce qui concerne ce patrimoine culturel auquel on réaffirme pourtant sa fidélité et qui mobilise par ailleurs des moyens institutionnels importants[27].

En effet, dans la pratique, l'avènement de la "culture nationale" en tant que doctrine politique et référence idéologique se manifeste par un effort remarquable d'organisation et de valorisation de divers pans de la mémoire collective. Cette stratégie d'encadrement concerne aussi bien le secteur artisanal (tissage, dinanderie, broderie, ébénisterie, etc.) dépendant d'une direction ministérielle, que les "traditions populaires" dont la prise en charge incombe à plusieurs instances administratives au sein du ministère de l'information et de la culture (RTA, CRAPE, INM), du ministère de l'enseignement supérieur (URASC, etc.), en passant par une redynamisation de la pratique muséographique (à l'image du musée du Bardo ou du Musée des arts et traditions populaires d'Alger) sans oublier un activisme marqué dans le domaine des manifestations festives à caractère périodique : festivals (de la danse, du melhûn, de la "musique classique"), "semaines culturelles", etc.

Cette politique du patrimoine qui se met en place pour l'essentiel entre 1965 et 1975 s'élabore en fait à partir d'une conception de l'identité nationale très fortement ancrée dans l'histoire arabo-musulmane, dans une culture "socialiste" qui rejoint par de nombreux aspects le communautarisme rural et pastoral des peuples maghrébins et dans un tiers-mondisme militant[28]. Sur le plan symbolique, les promoteurs de la "culture nationale" s'efforceront de lui conférer un style propre à travers un ensemble de mesures et de pratiques officielles impliquant des aspects variés de l'histoire culturelle algérienne. Seront ainsi sollicités tour à tour ou simultanément telle expérience architecturale (Pouillon et le style "néo-saharien"), tel parcours spirituel et pictural (Dinet et "l'orientalisme socialiste"), tel ou tel aspect du répertoire musical (la San'a, musique "classique algérienne" ou le chant bédouin), telle pièce du costume traditionnel (burnous présidentiel, caftans "télévisuels") ou telle période archéologique (décor "néo-rupestre").

Entretenu par des décisions le plus souvent arbitraires, inspiré par des réactions conjoncturelles sous la pression d'événements extérieurs, (comme le classement de quelques sites par l'UNESCO) ou internes (comme le "Printemps berbère") un tel "bricolage" idéologique - au sens de Lévi-Strauss - ne pouvait pas manquer d'alimenter la grave crise identitaire que connaît le pays. À titre d'exemple, l'exclusion du raï[29] ou, à l'opposé, la récupération officielle d'une partie de l'œuvre de Mohammed Dib et de Mouloud Mammeri étaient évidemment loin de régler le problème du statut des productions orales populaires ou des langues minoritaires (arabe algérien, berbère) et étrangères (à commencer par le français) en Algérie.

De même, si, dans la foulée des émeutes de Tizi-Ouzou (1980), les grandes universités algériennes (Alger, Oran, Constantine et Annaba) se voient concéder le lourd privilège de gérer l'enseignement et la recherche dans le domaine de la "culture populaire", c'est avec des moyens dérisoires et des objectifs qui s'inspirent - mais le paradoxe n'est qu'apparent - de ceux des ethnographes coloniaux, que l'Institut national supérieur de culture populaire de Tlemcen (ouvert en février 1987) sera chargé de “contribuer à la préservation du patrimoine culturel populaire algérien : [...] traditions, coutumes, médecine traditionnelle, arts populaires, chant et poésie”. On pourrait multiplier ainsi les exemples flagrants d'improvisation et de populisme y compris dans le domaine de l'enseignement et de la recherche où l'entreprise de nationalisation du champ culturel affecte en priorité certains domaines stratégiques considérés comme particulièrement représentatifs de "l'identité algérienne". Parmi ce que la terminologie officielle désignera par la suite sous le nom de "constantes", la langue joue, avec la religion, un rôle de tout premier plan.

Historiquement, dès les premières décennies de la présence française, les élites autochtones revendiquent, on le sait, le maintien de l'enseignement de l'arabe et le respect du culte musulman[30]. En tant que vecteur du sentiment religieux et expression de la mémoire culturelle de la nation, la langue du Coran représente par conséquent un enjeu capital que les différentes composantes du mouvement national ne manqueront pas d'exploiter. On se souvient du célèbre slogan de Ben Badis et l'on peut également évoquer cet autre passage du Programme de Tripoli qui précise bien que le “[…] rôle de [la] culture nationale consistera, en premier lieu, à rendre à la langue arabe, expression même des valeurs culturelles de notre pays, sa dignité et son efficacité en tant que langue de civilisation. ”. Au nom de l'unité nationale et de l'"authenticité", le pouvoir et ses scribes refuseront obstinément d'intégrer les langues minoritaires ou minorisées (arabe "dialectal", berbère) et les diverses composantes de l'identité nationale (amazighité, latinité, judaïté, négritude, etc.) dans le système patrimonial. En fait, malgré de tardives tentatives de réajustement[31] et nonobstant quelques concessions formelles[32], l'appareil idéologique d'état campe fermement sur ses positions pendant près d'un quart de siècle. Les "Résolutions sur la culture" du Comité central du FLN de juillet 1981 ne font qu'une timide allusion à “notre patrimoine culturel populaire” et si la Charte nationale amendée de 1986 admet que “l'histoire de l'Algérie remonte aux temps les plus reculés”, elle n'en décrète pas moins que “l'apparition de l'Islam a été une Révolution globale, humaine dans sa démarche, universelle dans ses principes, arabe dans son expression. ” Elle en conclut que “le peuple algérien est un peuple arabe et musulman. ”[33]

Après octobre 88, on aurait pu penser que, le vent de démocratisation aidant, on allait assister à une véritable "mise à plat" du projet identitaire et à une révision en profondeur de la politique du patrimoine. On sait ce qu'il en a été et le retour en force des thawâbit[34] dans les années 90 indique assez que l'on n'est pas sorti du "syndrome des vestiges"[35]. Récusant l'historicité du modèle civilisationnel arabo-musulman et l'imposant en tant que norme, l'idéologie patrimoniale persiste à verrouiller le développement de l'imaginaire collectif et à bloquer son cours historique. Compte tenu de leurs caractéristiques discriminatoires (immuables et intangibles), les "constantes nationales", telles qu'elles sont instrumentalisées par certains courants politiques dominants apparaissent comme les symboles même du caractère réactionnaire de l'idéologie patrimoniale. En effet, non content d'installer les acteurs sociaux dans une histoire figée une fois pour toutes, dans une permanence factice échappant à l'emprise des hommes, elles incitent à un retour à l'ordre ancien, à une échappée contre le temps et la mort, aux origines fantasmatiques d'une civilisation déchue[36].

Les récents développements sur la scène politique ne doivent probablement pas faire illusion. Même si, au plus haut niveau de l'État, on semble avoir pris une plus juste mesure des choses, et si l'on paraît décidé à rompre avec les leitmotivs et les slogans de l'époque du parti unique, il est permis de douter des intentions réelles du pouvoir. Au-delà des ruptures symboliques et des gestes spectaculaires, on peut surtout s'interroger sur sa capacité à dépasser le conformisme et l'"intégrisme idéologique" qui a sévi pendant si longtemps dans les sphères dirigeantes.

Dans un contexte de crise marqué par la prégnance du discours millénariste, l'Algérie continue à hésiter entre Occident et Orient, écartelée dans sa foi et ses valeurs, contrainte au trabendo culturel et au "bricolage" dans la plupart de ses pratiques quotidiennes (éducatives, économiques, linguistiques, etc.). Si le patrimoine, comme idéologie de l'État national, a amplement démontré son impuissance à rendre compte de la complexité de la situation culturelle du Maghreb et de l'Algérie en particulier, comment penser autrement cette mémoire plurielle ? Comment être maghrébin et à plus forte raison algérien, pris que nous sommes tous dans la tornade d'une mondialisation agressive et de plus en plus hégémoniste ?

Maghrébinité, métissage et mondialisation

Qu'est-ce que le patrimoine pour un jeune Algérien de 2000 sinon un objet virtuel ! Un corps de valeurs et de symboles appartenant à des époques révolues mais érigé en système normatif. À la différence d'une tradition séculaire en constante évolution, l'idéologie patrimoniale exhibe une mémoire morte, saturée de "cookies"[37], pour user d'un jargon informatique. En quoi cette mémoire nous parle-t-elle vraiment de notre maghrébinité ? Et de quelle algérianité problématique peut-on encore parler lorsque l'on constate tous les jours, à divers niveaux de nos pratiques, l'influence grandissante des modèles de consommation occidentaux (américano-européen ou américano-oriental) ? Quelle valeur lui attribuer dans le contexte d'une modernité dont les enjeux et les stratégies se négocient le plus souvent dans les places fortes de la pensée unique made in USA ?

Dans la culture occidentale postmoderne, tout peut devenir objet de conservation. La liste est longue des objets, pratiques, monuments, symboles, etc., que la politique du Patrimoine prend ainsi en charge : il n'y a qu'à consulter la liste des sites et monuments ouverts chaque année à l'occasion de la "Journée du Patrimoine" en France, par exemple. On assiste donc à une extension et à une inflation sans précédent des applications idéologiques de ce concept, jusqu'à englober les productions, — préalablement définies comme "culturelles" (?) — de tous les peuples de la terre ainsi que l'actualité récente vient d'en fournir une illustration[38]… En réalité, il ne faut surtout pas se le cacher, le patrimoine culturel de l'humanité représente aujourd'hui un enjeu politique, économique et idéologique de première importance. Avec le développement prodigieux des compagnies multinationales et l'explosion de la technologie, les États-Unis et leurs actionnaires européens exercent un contrôle de plus en plus étroit et efficace sur les flux et les stocks de biens culturels à l'échelle du globe. Le temps que ces quelques mots soient tapés et, en deux clics de souris, ce sont des musées entiers qui s'expatrient et se vendent sur Internet…

Dans ces conditions, il nous semble que poser autrement la question du patrimoine au regard de notre situation culturelle — au triple sens de position géopolitique, d'état anthropologique et de phase socio-historique — ne relève ni d'une vague nostalgie pré-coloniale ni d'un funeste vertige cosmopolitiste mais d'une urgence absolue[39]. De fait, en dépit des vicissitudes politiques et des brouillages médiatiques de toutes sortes, nous sentons bien, à l'orée de ce troisième millénaire, que l'heure est venue, dans cette région de notre vieille Méditerranée où se jouent aussi le sort de la planète, de commencer à évoquer les bonnes questions (à défaut de pouvoir, dans l'immédiat, formuler les bonnes réponses). Bien plus, il nous faut les évoquer ici et maintenant avant qu'il ne soit trop tard et que nous nous retrouvions embarqués malgré nous pour un nouveau cycle de fantasmes névrotiques et d'aberrations meurtrières sur fond de sous-traitance idéologique. Cette entreprise suppose au préalable la réévaluation d'un programme idéologique largement mortifère qui continue à hypothéquer notre avenir et celui de nos enfants et une relecture de notre passé.

Car notre région, faut-il le rappeler, a été un véritable creuset culturel dans lequel se sont fondues et combinées de nombreuses influences civilisationnelles. Dans un long entretien publié en 1987, Mouloud Mammeri déclarait à Tahar Djaout : “Les tenants d'un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l'éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c'est en latin qu'Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu'Ibn Khaldoun a exposé les lois des révolutions des hommes. Personnellement, il me plaît de constater dès les débuts de l'histoire cette ample faculté d'accueil. Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais ils stérilisent, c'est sûr. ”[40]. Inutile de préciser que, pour le romancier et anthropologue algérien, cette vision synthétique (et syncrétique) était, bien entendu, extensible à tout le Maghreb. Pour être efficace, le travail de décodage de cette identité fusionnelle doit nécessairement revisiter l'amazighité primordiale et l'incontournable judaïté et les trois tropismes fondateurs dont la combinaison a contribué à configurer l'ensemble maghrébin au cours de sa longue histoire. Au sud, vers une négritude qui nourrit encore nombre de nos dîwans. Au nord, vers l'Andalousie et ses prestiges, l'Occident et sa latinité de laquelle nous avons participé durant plusieurs siècles. À l'est, vers l'Orient, l'arabité et l'Islam. Sans oublier une méditerranéïté fondamentale.

Mais, à l'évidence, cette investigation ne saurait nous dispenser de l'essentiel. Car pister les traces de nos anciens bivouacs devrait logiquement conduire à évaluer le sens de la traversée, par-delà nos haltes futures. En d'autres termes, il s'agit de décider de ce que l'on doit entendre par maghrébinité et de trancher sur la nécessité de conférer à notre patrimoine une dimension métisse historiquement attestée et donc assurément pléonastique. A défaut de pouvoir en finir avec ce concept, autant le rentabiliser en le faisant correspondre à la réalité anthropologique de notre région ! Précisons tout de suite que nous prenons "métissage" au sens où le définit le romancier et essayiste martiniquais Édouard Glissant dans Le discours antillais : “Le métissage en tant que proposition n'est pas d'abord l'exaltation de la formation composite d'un peuple : aucun peuple en effet n'a été préservé des croisements raciaux. Le métissage comme proposition souligne qu'il est désormais inopérant de glorifier une origine "unique" dont la race serait gardienne et continuatrice. Dans les traditions occidentales, la filiation est le garant de cette unicité, tout comme la Genèse légitime la filiation. Affirmer que les peuples sont métissés, que le métissage est valeur, c'est déconstruire ainsi une catégorie "métis" qui serait intermédiaire en tant que telle entre deux extrêmes "purs". […] Le métissage comme proposition suppose la négation du métissage comme catégorie, en consacrant un métissage de fait que l'imaginaire humain a toujours voulu (dans la tradition occidentale) nier ou déguiser. ”[41] Ainsi, le métissage se présente comme possibilité dynamique offerte à tout moment à une société de se projeter dans de nouvelles combinaisons culturelles à partir de son propre stock de signes et de pratiques et de ceux des sociétés avec lesquelles s'opèrent des contacts de toute nature.

Dans cet ordre d'idée, la maghrébinité[42] ne représenterait-elle pas justement ce procès singulier par lequel, dans un même mouvement, les sociétés nord-africaines questionnent (au sens fort) depuis des siècles l'altérité à l'œuvre dans l'interculturalité planétaire tout en revisitant périodiquement leur identité plurielle? Historiquement, c'est bien dans les moments de crise - modification des rapports de force politiques et économiques à l'échelle régionale et internationale se traduisant par de nouvelles dominations et de nouvelles allégeances comme aux 15ème-16ème siècles ou 19ème siècle au Maghreb, par exemple - que ce procès dialectique paraît atteindre un point d'"incandescence sémiologique" du fait de ses propres contradictions. Telle cette ombre portée d'une civilisation où se projette, à la fois sur le registre du virtuel et du nécessaire, la "traversée des signes"[43], l'algérianité figure alors aussi (sans perdre pour autant sa charge polémique) cette modalité de l'universel par laquelle se modulent et se déclinent, de manière particulière, diffuse, souvent virulente, les rapports de l'homme à un terroir, à un groupe, à une religion, à une langue, etc.

De nos jours, le mort-vivant de la nouvelle d'Edgar Poe peut faire sourire. Il est vrai que les jeux vidéo et les progrès de l'outil informatique sont capables de nous faire visiter des temples dont il ne reste plus rien, de nous projeter dans une réalité virtuelle plus vraie que nature où nous pouvons dialoguer avec des spectres et vivre notre propre mort en direct. La mémoire de l'espèce ressemble de plus en plus au disque dur de nos ordinateurs, emmagasinant des milliards de données, compressant le temps pour nous le restituer à la demande en instantané ou "en boucle". Après avoir numérisé, standardisé et commercialisé le patrimoine culturel de la planète, l'Occident s'attaque à présent au patrimoine génétique de l'humanité. On nous propose déjà des clones de notre futur et l'ADN d'un cadavre peut redonner vie au choix à un dinosaure ou à un homme des cavernes.

Au fond, nous retrouvons là le vieux fantasme de mort qui alimente toute l'entreprise humaine depuis la première aube et qui fait du patrimoine l'enfant-zombie du capital. Faire de la vie une mort sans mort - c'est-à-dire fonctionnelle dans tous ses aspects - et de la mort une vie cybernétique, voilà le but ultime de notre civilisation postmoderne. “Nos véritables nécropoles ne sont plus les cimetières, les hôpitaux, les guerres, les hécatombes, la mort n'est plus du tout là où l'on pense — elle n'est plus biologique, psychologique, métaphysique, elle n'est même plus meurtrière - ses nécropoles sont les caves ou les halls d'ordinateurs, espaces blancs, expurgés de tout bruit humain - cercueil de verre où vient se geler toute la mémoire stérilisée du monde - seuls les morts se souviennent de tout - quelque chose comme une éternité immédiate du savoir, une quintessence du monde qu'on rêve aujourd'hui d'enterrer sous forme de microfilms et d'archives, archiver le monde entier pour qu'il soit retrouvé par quelque civilisation future - cryogénisation de tout le savoir à fin de résurrection - passage de tout le savoir dans l'immortalité comme valeur / signe”[44].

Mais nous savons bien, nous autres, vieux peuples nomades, que le désert est là, depuis toujours au bout de l'horizon. À l'affût derrière la première dune, il patiente en jouant avec nos mirages. Parfois, lorsque le jeu a trop duré, il dissipe en riant ses sortilèges et ruine ces palais de vent d'où nous guettons le vide. Alors, par petites touches, il ensable nos mémoires téméraires et sème distraitement nos tombes dans les ergs de l'oubli.

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Notes

[1]- Suivant l'appellation d'André Jolles : “Ces devinettes dont la solution est une question de vie ou de mort on les a appelées (pour cette raison précisément) "devinettes cruciales" ou encore "devinettes à solution cruciale". Mais, au fond, toutes les devinettes sont cruciales dans la mesure où elles portent en elles la contrainte qui veut qu'on les résolve. ” (1972:108)

[2]- Les bâtisseurs de l'Antiquité n'hésitaient pas à détruire un édifice existant ou à dépouiller un vestige pour réemployer ses matériaux et “ s'agit-il au XVIème siècle de restaurer, de compléter, de terminer une église romane, un hôtel de ville gothique, les architectes n'ont aucun souci de ces styles, de ces illustres morts ; ils les respectent, ils ne tentent pas de leur rendre la vie. À côté d'eux, ils créent des êtres vivants […]” (P.Léon, Les monuments historiques. Paris, H. Laurens, 1917. Cité par Guillaume, 1980 : 99)

[3]- Kappler, Claude 1980:235. Cf. également Foucault 1966 : 163 et sq.

[4]- De la nécessité de l'usage des Médailles dans les Monnoyes. (Cité par Guillaume, 1980:128)

[5]- Où nous retrouvons notre monstre et ses vertus édifiantes !

[6]- À commencer précisément par Œdipe.

[7]- Jakobson cite à ce propos le cas des hymnes védiques, transmis “ de bouche à oreille, "en paniers", selon la terminologie bouddhique ”. Et l'auteur de conclure : “ Là où le rôle de la communauté ne consiste qu'en la préservation d'une œuvre poétique élevée au rang de canon intangible, il n'y a plus de censure créatrice, ni d'improvisation, ni de création collective. ” (1973: 71).

[8]- Par exemple, en 1966, Germaine Tillion peut écrire : “De Gibraltar à Constantinople, sur la rive nord de la mer et sur sa rive sud, chez le chrétien et chez le musulman, chez le citadin et chez le campagnard, chez le sédentaire et chez le nomade, c'est un fait qu'une susceptibilité collective et individuelle exacerbée accompagne partout, aujourd'hui encore, un certain idéal de brutalité virile, dont complément est une dramatisation de la vertu féminine. Ils s'intègrent l'un et l'autre dans un orgueil familial qui s'abreuve de sang, et se projette hors de soi sur deux mythes : l'ascendance, la descendance. ” (1974:67)

[9]- Cité par Guillaume, 1980 : 79.

[10]- Ibid.- page 80.

[11]- On aura évidemment reconnu dans cette incise une allusion aux remarquables analyses de Michel de Certeau, en particulier son travail sur L'invention du quotidien (1980).

[12]- Baudrillard, 1976 : 203. Cf. également les travaux de René Girard.

[13]- Le Clézio, 1988 : 84

[14]- Dont on connaît par ailleurs le rapport extraordinairement dense et complexe à la mort.

[15]- C. F. Volney, Les ruines ou Méditations sur les révolutions des empires ( Paris, 1791 ).

[16]- Cité par Baudrillard, 1976 : 250.

[17]- La même chose pourrait se dire à propos de la peinture et il n'est pas indifférent que Baudelaire ait aussi été le critique inspiré des Salons.

[18]- Cf. Eugène Sue et les fameux Hurons de Paris

[19]- Il faudrait ici évoquer plus longuement le fonctionnement de cette notion dans le champ culturel français à travers le concept de "chef-d'œuvre", équivalent littéraire du "monument" architectural — la correspondance est d'ailleurs explicite puisque le "tombeau" est aussi un genre poétique…

[20]- C'est la fonction du paradigme de l'Universel dont on connaît la valeur opératoire sur le plan idéologique. En fait, les systèmes de gestion, de diffusion et de reproduction de ce capital symbolique excluaient — et excluent encore largement de nos jours— un accès véritablement "national", et à plus forte raison "populaire" (cf. travaux de Bourdieu)

[21]- Cité par Carpentier, 1997 : 16

[22]- On constate que les textes officiels ou autres diffusés en français utilisent généralement le concept de "patrimoine" pour désigner l'ensemble des pratiques culturelles algériennes alors que les publications en arabe le traduisent par la formule "culture nationale" (thaqafa wataniya), réservant son équivalent arabe (tûrâth, legs) à l'héritage classique et religieux arabo-musulman.

[23]- Berque, 1997 : 105

[24]- Cf. Yelles 1998. A. El-Kenz attribue ces préjugés à la “myopie politique” des intellectuels algériens et à leur “faible organicité” : “Ils étaient arabophiles ou islamophiles, francophiles ou européophiles, mais faiblement algérophiles.” (1989: 34)

[25]- A commencer par l'anthropologie. Sur ce point, cf. Ph. Lucas et J.-Cl. Vatin 1979.

[26]- Même en tenant compte des maladresses de la traduction de l'arabe au français.

[27]- Le Titre premier est nettement plus explicite : “Le peuple algérien se rattache à la Patrie arabe […]. L'Islam et la culture arabe étaient un cadre à la fois universel et national […]. Désormais,   c'est dans ce double cadre […] que va se déterminer le choix de notre peuple et se dérouler son évolution. ” (Cité par Chaker, 1990 : 67)

[28]- Cf. par exemple l'organisation à Alger, en juillet 1968, du premier Festival Culturel Panafricain.

[29]- Cf B. Daoudi et H. Miliani 1996, M. Virolle 1995

[30]- cf. des personnalités telles Hamdan Khodja ou l'émir Khaled. Cf. Djeghloul 1984.

[31]- Cf. par exemple le discours du président Boumediène à la première conférence nationale sur l'arabisation au cours de laquelle il lance la célèbre formule à propos de l'arabe, “langue du fer et de l'acier” et où il dénonce “la fausse démarcation qui dresse des fils barbelés entre les arabisants et les francisants. ” (El Moudjahid du 16 mai 1975). Il faut surtout évoquer à ce sujet les mises en garde précoces, lucides et souvent véhémentes de Mostefa Lacheraf (1978)

[32]- Cf. la Charte nationale de 1976.

[33]- Cité par Chaker,1990:65.

[34]- De la racine THBT : "constant", "fixe", stable", mais aussi "prouvé".

[35]- En référence à la thématique des vestiges (al-atlâl) dans la poésie anté-islamique…

[36]- “ Le passé est la vraie demeure de l'âme, le présent n'est qu'un purgatoire de tous les instants, un lieu d'action factice et décolorée. ” (Laroui, 1967: 88 - 9)

[37]- C'est-à-dire de références plus ou moins obsolètes à des "sites" culturels virtuels. Un "cookie" est en fait un petit fichier de données que certains sites Web installent sur le disque dur lors de l'affichage pour un accès ultérieur plus rapide.

[38]- L'opinion publique internationale s'est émue à propos de la destruction des statues de Bouddha par les Talibans afghans… en oubliant, par exemple, le véritable "pillage" des sites archéologiques du monde entier par les marchands et autres collectionneurs européens ou américains !

[39]- On sait la funeste réputation du cosmopolitisme dans notre histoire récente… Cf. le Programme de Tripoli : “[La culture nationale] combattra ainsi le cosmopolitisme culturel et l'imprégnation occidentale qui ont contribué à inculquer à beaucoup d'Algériens le mépris de leur langue et de leurs valeurs nationales. ”

[40]- Djaout, 1987 : 58

[41]- Glissant, 1981: 250-1.

[42]- Au même titre que l'indianité de l'Amérique du Sud ou la créolité des Caraïbes…

[43]- Kristeva 1975

[44]- BAUDRILLARD, 1976.- p. 281.

 

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