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Conscience d’une dimension patrimoine. Quatre réflexions

Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.163-167 | Texte intégral


Mourad BETROUNI :  Maître de recherche au CNRPAH, 16 000,  Algérie


Introduction

Le Patrimoine : une qualité sensible

Dans sa formulation, le mot patrimoine renvoie à une idée essentielle, celle de partager des sensations, des émotions et des souvenirs relatifs au passé. C'est une mémoire de qualités sensibles dégagées et émises par certains objets, œuvres et ouvrages.

Par leur nature, ces objets, œuvres et ouvrages expriment, évidemment, l'idée de dureté et de résistance, qui sont les signes de la permanence du souvenir, mais cette qualité n'est pas essentielle dans la définition du patrimoine.

Ce sont les biens mobiliers et immobiliers qui déterminent la matérialité des objets, œuvres et ouvrages et s'imposent dans la définition des termes de la classification et de la catégorisation objectives. Le patrimoine ne saurait être complètement confondu avec ces biens matériels, il est une totalité significative qui se définit dans la relation, le dialogue et la communication devant des qualités sensibles.

1. Patrimoine- objet… Patrimoine- espace

Du Patrimoine- objet…

A l'origine le mot patrimoine renvoyait à un sens à la fois romantique, mystique, mythique et religieux, devant des curiosités cachées, des figures étranges et des formes énigmatiques qui provoquaient et suscitaient un engouement et une passion excessifs.

La recherche des objets d'art, des cités perdues et des sites mythiques, constituaient les premières attitudes conscientes d'une dimension patrimoine.

Ce sont les promeneurs et voyageurs, d'abord, les explorateurs et chercheurs, ensuite, animés par la foi, l'esprit de la collection, de l'aventure et de la découverte, qui formeront, au fur et à mesure, à travers une démarche, certes non méthodique et non systématique, et grâce à l'importance et la diversité des objets exhumés et récoltés, cette conscience du patrimoine.

C'est en 1666 qu'apparaît en Suède, la première loi de recensement et de protection des monuments et sites. Elle allait constituer le point de départ, en Europe, d'une vaste entreprise de reconnaissance, de mise en valeur, de classement et d'inventaire des objets, œuvres et ouvrages pour leur valeur essentiellement artistique et esthétique.

Dans cette première attitude consciente du patrimoine, l'objet mobilier et immobilier constituait, par ses reliefs, ses contours, sa beauté et son originalité, la dimension fondamentale du patrimoine.

…au Patrimoine espace

C'est à travers la mécanisation, les travaux d'ouvrages, de bonifications des terres et d'aménagements, notamment après la deuxième guerre mondiale, et les grands plans de constructions, que la société industrielle européenne, va accéder à un autre degré de conscience de la dimension patrimoine.

En effet, une partie du sol (fondations, terrassements, aménagements) et du sous‑sol (tunnels, forages, galeries minières) étaient dégagées et mises en relief (nombreuses coupes et tranchées où peuvent se lire de puissantes stratigraphies). Bien que causant un grand préjudice à un patrimoine jusque là enfoui ‑et donc préservé‑ ces travaux avaient, paradoxalement, permis d'accéder à une conscience d'un patrimoine, non plus local et déconnecté du reste du paysage, mais systématique et source d'une véritable histoire transcrite dans le sédiment. Du concept local patrimoine ‑ objet on a accédé à celui plus total de patrimoine ‑espace.

Le site archéologique ne sera plus cet assemblage de ruines muettes, érigées au milieu d'un paysage, mais désormais un lieu occupé continuellement ou temporairement par les hommes du passé, un espace historique d'interaction entre l'homme et son environnement.

2- Patrimoine, biens mobiliers et immobiliers

Patrimoine / biens mobiliers et immobiliers : une confusion lourde de sens

Il y a une confusion ou plutôt une transposition de sens qui procède d'un certain décalage entre, d'une part, la politique de réappropriation, par l'Etat algérien, des biens culturels mobiliers et immobiliers, au lendemain de l'indépendance, et d'autre part, les modalités de gestion et de mise en circulation de ces biens.

La valeur objet affectée au patrimoine, pour des besoins urgents d'inventaire et de classement, trouvait toute sa raison d'être et était le fondement même de la législation. Mais, aujourd'hui, des exigences de société de plus en plus nombreuses, imposent une reconsidération et redéfinition de l'approche patrimoniale.

L'Etat, garant de la protection des biens mobiliers et immobiliers

Il est du devoir et de la responsabilité de l'Etat de préserver et protéger les biens mobiliers et immobiliers. L'intervention de l'Etat est permanente et indépendante des options et des choix conjoncturels en matière de prise en charge du patrimoine.

Le principe établi de la permanence des actes de préservation, de protection et de conservation, n'est, cependant pas suffisant en soi, s'il n'est pas sous tendu par une vision intégrale et totale du patrimoine.

Une vision intégrale et totale du patrimoine

Si les biens mobiliers et immobiliers, exprimés sous la forme de monuments, de sites, de Musées et objets, ne sont pas intégrés à une configuration d'espace total, c'est à dire en connexion et en communication avec la société, ils constitueraient de fait, des territoires et des réserves d'objets muets et sans

Par leur proéminence et prédominance, ils ne doivent pas imposer à la société de constants détours au nom des impératifs techniques de la conservation. Leur place est dans la société et non à côté de celle‑ci. C'est donc à l'intérieur et dans la relation qu'il s'agit de déterminer leur fonction

3- l'Algérie archéologique

Une "période archéologique nationale"

L'Algérie vit, aujourd'hui, une "période archéologique nationale", celle ou doivent s'imprimer et se sédimenter les nouvelles valeurs d'identification faites d'œuvres et d'ouvrages, sur un terrain de confrontation passé‑présent.

La richesse contenue dans notre patrimoine est, hélas, demeurée à l'état brut, rendant difficile, sinon aléatoire la naissance d'un humus susceptible de promouvoir l'expression artistique, le discours identitaire dans son rapport porteur d'une mythologie nationale. Seuls ont été dépoussiérés de ce patrimoine, les contours formels, qui ont font un patrimoine chosifié et sans contenu.

Voici ce qu'écrivait Eugène Albertini, le 31 mai 1930, dans "Illustration", journal hebdomadaire universel n° 4552, sous le titre "les ruines romaines d'Algérie": " c'est un bonheur pour les archéologues que, du septième siècle au dix‑neuvième siècle, les occupants du pays aient si peu travaillé le sol, aient presque partout abandonné les choses à elles mêmes: des ruines ainsi nous ont été conservées qu'une population plus industrieuse aurait détruites... Tout compte fait, quelle que soit l'effet pittoresque des ruines dans le paysage algérien, ce n'est pas une émotion purement esthétique que les villes romaines d'Algérie doivent éveiller en nous. Elles sont émouvantes surtout quand on songe à ce qu'elles représentent d'efforts anonymes et obscurs, accumulés pour mettre en valeur, pour humaniser un pays difficile, plein de dangers, au relief compliqué, au climat déconcertant. La rapidité avec laquelle, l'armature romaine une fois tombée, l'Afrique du nord est retournée à la barbarie prouve combien la vigilance de l'homme doit être attentive et constante, ici, pour vaincre la nature et maintenir les avantages acquis... L'admiration pour les ruines romaines d'Afrique et l'admiration pour le labeur réalisé en Algérie depuis 1830 sont, en vérité deux expressions d'un même sentiment".

L'espace archéologique algérien

C'est par sa qualité particulière ou sa concentration remarquable que le patrimoine archéologique est circonscrit à l'intérieur de périmètres de protection appelés circonscriptions ou parcs.

Le type de répartition de ce patrimoine, à l'échelle du territoire national, ne répond pas forcément à la réalité de l'espace archéologique; il est le résultat de découvertes fortuites et de fouilles locales et ponctuelles. La cartographie qui en ressort (voir atlas archéologique de S. Gsell) et qui nous donne l'illusion d'une certaine configuration tangible, ne traduit en fait qu'un état d'affleurement et de visibilité des vestiges.

Lorsque nous effectuons un inventaire des sites et monuments, nous ne faisons pas autre chose que recenser une partie visible d'un patrimoine. Considérer cette partie comme totalité intelligible pour la compréhension de l'espace archéologique, est une erreur d'approche considérable.

La détermination de l'espace archéologique passe nécessairement par une révision du concept archéologique, un renouveau méthodologique et une orientation de l'archéologie vers des préoccupations essentiellement historiques.

Il faudrait que l'archéologie se définisse comme moyen et méthode d'accès à l'histoire et non plus comme finalité. Par moyen et méthode s'entend une démarche et une investigation qui font de l'homme et de sa production culturelle l'essentiel de la problématique archéologique.

L'Algérie n'est pas un simple support d'implantation et de distribution de vestiges archéologiques; elle est un lieu de mémoire et un moment d'histoire.

4- Du musée colonial au musée national

Dans l'antiquité, les Musées désignaient des sanctuaires destinés aux divinités des arts et des lettres de la mythologie grecque: les Muses. Dans ces lieux s'officiaient des solennités et s'accomplissaient des cérémonies liturgiques. La dimension sacrée et mystique, de sanctification et de vénération , imprimera fortement de son caractère, ces lieux où sont exposés, conservés et mis en valeur des objets d'art, d'histoire et de science et que nous appelons des Musées.

Aujourd'hui il y a différents types de Musées, selon la nature et l'importance des objets exposés, depuis le Musée de préhistoire jusqu'au Musée de l'espace.

Le Musée est d'abord un lieu de contemplation, de recueillement et de méditation devant l'oeuvre et l'ouvrage, il est ensuite un espace de ressourcement et d'investissement dans l'effort et le progrès. Au‑delà de la qualité intrinsèque des objets exposés dans un Musée, le fait essentiel ressort de la valeur esprit dégagée par ces objets et qui exprime cet effort de capitalisation du savoir à travers l'invention, la création et le génie de l'homme. Derrière chaque objet il y a un nom et donc une histoire.

Du Musée colonial…

Le Musée colonial est destiné à produire un discours, par l'objet et l'image, sur l'autre, dans un style et une méthode qui reflètent l'esprit et les objectifs de la colonisation. Le décor, le mode d'exposition, la qualité de l'objet, l'éclairage, les découpages chronologiques, thématiques ou régionaux, l'itinéraire des visites, sont autant de composants d'un cadre total, cohérent et significatif, d'une vision et d'une oeuvre coloniale. Déranger ce cadre c'est séparer l'esprit colonial de sa pratique.

En affectant, aujourd'hui, l'ordre des Musées coloniaux, nous ne faisons pas autre chose qu'effacer les traces de toute une pratique coloniale.

Lorsque cet explorateur ou ce missionnaire de la colonisation avait fait don de sa villa pour en faire un Musée, il est entendu qu'à travers cet acte transparaissait l'idée de concours, de participation et de contribution à l'œuvre coloniale par la voie pacifique de la culture et de l'érudition.

L'institution de ce geste symbolique, de noblesse et de grandeur morale, qui pérennise par l'exposition des souvenirs coloniaux faits de trophées, de butins et d'autres objets exotiques, si elle participait d'un certain rituel de bienfaisance et d'un souci d'humanité, ne peut et ne doit occulter cette dimension destructrice d'une colonisation qui a annihilé des populations et des cultures entières et dont les signes sont entreposés dans des réserves ou emmurés dans des Musées.

… au Musée national

Le Musée national doit exprimer, par la diversité, la richesse et la qualité de ses objets, l'état des lieux d'une civilisation, d'un peuple et de sa culture. C'est une carte d'identité où sont transcrits les signes les plus distinctifs, ceux qui réalisent le plus sûrement, d'une manière syncrétique, la relation du passé au présent, dans une perspective de projection dans le futur.

Par national s'entend l'élaboration, la création et le développement de formes, de styles et de mouvements d'expressions artistiques, architecturales, esthétiques et symboliques qui reflètent la réalité nationale.

Le Musée de l'Armée est un Musée national dans ce sens où sa conception (bâtisse, mobiliers, œuvres et ouvrages) répond au souci de perpétuer un souvenir, celui du combat libérateur du peuple algérien.

Lorsque nous visitons ce Musée, ce n'est point dans un objectif de pure connaissance ‑ rôle imparti à l'école ‑ mais dans celui de recueillement et de lutte contre l'oubli, devant les objets, les traces et les signes du sacrifice et de la gloire d'un peuple. Ce Musée remplit sa fonction et ne pose pas de problème de dialogue et de communication avec la société.

 

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