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In memoriam: Mostefa LACHERAF, 1917-2007 Une œuvre, un itinéraire, une référence


Insaniyat N° 37 | Vécus, représentations et culturalité | p.25-30 | Texte intégral


Survenue le 11 janvier 2007, au seuil de sa 90ème année, la mort de Mostefa Lacheraf a été l'occasion d'hommages nombreux rendus au penseur lucide et exigeant, à l'intellectuel engagé et critique, au patriote nationaliste intransigeant et éclairé. Peu connu et peu lu par les jeunes générations d'étudiants, il a été salué avec respect et estime surtout par ses pairs, militants et dirigeants du mouvement national, ainsi que par des intellectuels appartenant aux générations formées dans les années soixante et soixante dix. Mostefa Lacheraf laisse le souvenir d'un homme qui a tracé dans la trame du XXe siècle algérien un itinéraire singulier dans lequel se sont intimement liés sa vie privée et le destin collectif de son peuple et de sa nation.

Né en 1917 dans la région du Hodna, près de la ville de Sidi Aïssa, au sein d'une famille paternelle de vieille ascendance tribale et pastorale et d'une famille maternelle citadine algéroise de souche andalouse, le jeune Mostefa aura la chance de connaître une socialisation culturelle et politique diversifiée qui le mettra en état, dans sa maturité, de saisir en ses points sensibles la condition de la société algérienne sous colonisation.

Après une enfance rurale partagée entre son hameau de naissance et les bourgs et villages où son père, médersien et fonctionnaire de la justice musulmane, était appelé à exercer ses fonctions, Lacheraf aura une adolescence citadine dans l'Alger de l'entre-deux guerres mondiales. Elève de la médersa Thaâlibiyya, il intégrera, dès 1939, les premiers noyaux du PPA et y restera lié. Au terme de ses études médersiennes, secondaires et supérieures,  il est major de promotion et entame ses premières fonctions de traducteur et de fonctionnaire de justice. Mais dès 1945, une troisième étape de sa vie s'ouvre qui va se dérouler dans le Paris de l'après guerre. Elle sera partagée entre la poursuite de ses études supérieures, son activité militante nationaliste et sa fréquentation du dense milieu algérien de l'époque où se retrouvaient ensemble intellectuels et étudiants, anciens militants de l'Etoile nord-africaine, militants du PPA en exil et ouvriers immigrés syndicalistes et nationalistes.

Ses rapports avec son parti, devenu MTLD, seront critiques, une première fois à la fin des années quarante, une seconde fois au moment de la crise au sein de la direction.  Il s'en éloignera, reprendra ses études, entamera l'écriture d'un roman, resté inachevé, et rédigera des articles de combat pour des revues prestigieuses comme Les Temps modernes, Esprit et Présence africaine. Lacheraf ne reprendra ses activités organisées qu'après le 1er novembre et la naissance du FLN, en assumant des missions dans les structures de ce dernier en France. Au total et hormis deux années (1950-52) au cours desquelles il sera professeur d'arabe au lycée de Mostaganem, Lacheraf passera toute la période entre 1945 et 1962 à l'extérieur de l'Algérie, dont les cinq années d'emprisonnement en France, consécutives à son arrestation en compagnie des quatre dirigeants du FLN capturés lors de l'arraisonnement de l'avion qui les menait de Rabat à Tunis, en octobre 1956.

Au moment de l'accession de l'Algérie à l'indépendance, Mostefa Lacheraf a quarante-cinq ans et fait déjà figure de vétéran auprès des générations d'intellectuels, de dirigeants politiques et militaires qui ont mené et dirigé la guerre de libération. Il vit la crise de l'été 1962 comme un épisode dramatique dont les effets sur le cours du mouvement de résurrection nationale lui apparaissent lourds de dangers. Dès cette époque, son point de vue, les éléments essentiels de sa doctrine sont acquis. Edité en 1966, son premier maître-livre "Algérie, nation et société", qui reprend ses articles publiés entre 1955 et 1964, en porte témoignage.

Durant les étapes qui suivront - celle de l'édification de l'Etat, des réformes économiques, sociales et culturelles (1969-1989), puis celle de la crise nationale, politique et culturelle - Lacheraf s'évertuera, avec une constance et une fermeté remarquables, à rappeler les "fondamentaux" de ce qu'il définit comme le "nationalisme populaire et de progrès". Quels que soient les thèmes, les circonstances et les supports, sa voix s'exprimera à travers des écrits dont la pertinence politique, la rigueur idéologique, la profondeur d'analyse interpelleront intellectuels, dirigeants politiques et hommes de culture et d'art.

Dans les dernières années de sa vie active, à quatre-vingts ans, il retrace dans son deuxième maître-livre "Des noms et des lieux…", ses "souvenirs d'enfance et de jeunesse". Il s'agit d'une sorte de récapitulation mémorielle non nostalgique, dans laquelle l'intention affichée - au-delà de l'aspect autobiographique- a la tonalité d'un manifeste où est réaffirmée sous une forme littéraire ce qui peut être considéré comme la ligne de tension ayant toujours animé sa pensée : la défense et illustration de l'algérianité.

Entamée dès 1938, à l'âge de vingt-et-un an, l'œuvre écrite de Mostefa Lacheraf s'est poursuivie durant cinquante ans. Elle est riche par la qualité de l'information et de l'analyse, diverse par ses thèmes et objets d'intérêt, complexe par l'entremêlement des préoccupations politiques, idéologiques, historiques, sociologiques et littéraires. Il reste désormais à ses lecteurs et aux chercheurs à en prendre la mesure véritable maintenant qu'elle est dégagée des contingences historiques lui ayant donné naissance.

Les études de cette œuvre, réalisées par des universitaires lors du colloque organisé en 2004 à Alger (et dont les Actes ont paru en         2006 : "Mostefa Lacheraf, une œuvre, un itinéraire, une référence", chez Casbah-Editions), n'ont fait qu'engager la prospection critique de sa pensée. Elles ont montré comment les écrits de Lacheraf, dès les débuts, se sont déployés sur trois domaines d'étude contigus centrés sur l'Algérie: celui de la condition paysanne, celui de la littérature et de la culture populaires, celui de l'histoire ancienne et contemporaine de l'Algérie; les thèmes de la terre et de la langue occupant dans ces écrits une position cardinale. Dans les analyses et  positions exprimées par Lacheraf, on peut déceler quelques axes structurants de sa pensée qui mériteraient une investigation plus poussée: ainsi le fait que son intérêt se porte plus sur la société que sur l'Etat; le fait que son souci pour le monde rural s'accompagne toujours d'une attention extrême au lien entre ruralité et citadinité; le fait que son attachement au patrimoine culturel populaire ne cède rien à la mythification populiste ou paysanniste et qu'il inclut une critique des carences de ce patrimoine; enfin, le fait que sa défense de l'authenticité algéro-maghrébine est intrinsèque, selon lui, à l'affirmation d'une nation enracinée dans l'acquis historique pluriséculaire- culturel, linguistique, religieux, sociétal- caractérisant cet espace territorial et cette société.

Pour les lecteurs d'Insaniyat, chercheurs et étudiants s'inscrivant dans la tradition des disciplines de sciences humaines et sociales, l'œuvre de Mostefa Lacheraf peut apparaître comme n'obéissant pas aux canons théoriques et méthodologiques de ces disciplines. Cette œuvre est effectivement peu référable aux exigences et réquisits scientifiques de l'histoire, la sociologie ou l'anthropologie, ni même à ceux de la critique littéraire. On n'y trouvera point  de généalogie académique de concepts, d'explicitation de paradigmes ou de théories, d'exposé de protocoles de recherche. C'est que Mostefa Lacheraf n'était pas un social scientist, même s'il fut un lecteur attentif et informé des grands auteurs et des grandes œuvres de sciences sociales. Il fut fondamentalement un "grand intellectuel", de ceux qui se tiennent au confluent du savoir scientifique et des exigences du combat idéologique et culturel, ceux dont la pensée peut définir et fonder un espace intellectuel où les social scientists algériens pourront puiser hypothèses, types d'approches et modalités de traitement des questions. Dans cette perspective, son œuvre se présente comme un chantier ouvert dont la fertilité n'a pas encore été vraiment testée.[1]

Omar LARDJANE

Bibliographie sélective

Les livres :

  1. Mostefa Lacheraf:

- Chansons des Jeunes Filles Arabes, Paris, Edition Seghers, 1953.

- Réédition dans la revue : Algérie/Littérature/Action, n° 20-21, avril-mai 1998, pp.125-143.

  1. Mostefa Lacheraf:

- L’Algérie : nation et société, Paris, Edition François Maspero, Cahiers libres, pp. 71-72, 1965.

Contient les textes suivants :

- Introduction, pp. 7-45, datée du 22/01/1965 ;

- Colonialisme et féodalités indigènes en Algérie, Esprit, avril 1954, (47-68) ;

- Le patriotisme rural en Algérie, Esprit, mars 1955, (69-87) ;

- Algérie, psychologie d’une conquête, Cahiers Internationaux, janvier 1958, (89-113) ;

- L’Algérie devant sa liberté, Présence Africaine, février-mars 1956, (115-130) ;

- Le nationalisme algérien en marche vers l’unité, Temps Modernes, juin 1956 (135-155) ;

- Le nationalisme algérien : sens d’une révolution, Temps Modernes, sept.-oct. 1956, (157-201) ;

- Constances politiques et militaires dans les guerres coloniales d’Algérie, Temps Modernes, déc.1960-janv. 1961, (203-280) ;

- Quelques aspects méconnus de la révolution algérienne, Vérité et Liberté, oct. 1961, (281-289) ;

- Mésaventures de l’Algérie indépendante et triomphe de l’unité, El Moudjahid, 7-8-1962, (291-304) ;

- Réalités et perspectives révolutionnaires, El Moudjahid, 24 août 1962, (305-312) ;

- Réflexions sociologiques sur le nationalisme et la culture en Algérie, Temps Modernes, mars 1964 (313-346).

Rééditions :

- 2ème édition : Alger, SNED, 1978 ;

- 1ère édition en arabe : SNED, Alger, 1983, traduction : Hanafi Benaïssa ;

- 3ème édition : Alger, Casbah Editions, 2004.

  1. Mostefa Lacheraf/Abdelkader Djeghloul :

- Histoire, culture et société, publication du Centre Culturel Algérien, Paris, 1986, 269 p.

Ce volume comprend les études suivantes :

  1. Un cadre général pour un essai d’explication de certains phénomènes culturels liés à l’histoire et à la société, Mexico, 1981, pp. 11-82 ;

- une première version a été publiée en 1981 dans Algérie Actualité.

  1. Lecture d’Ibn Khaldoun, note de lecture de l’essai de A. Djeghloul (voir référence précédente, pp. 157-200) ;
  2. Révolution, Histoire, Culture…, Interview accordée par M. Mostefa Lacheraf à La semaine de l’émigration du 7-7-1983 (référence : idem, pp. 203-229) ;
  3. Sur le cinéma algérien, écrit à Mexico, avril 1980 ;

- une première version publiée dans le n° 14 de la revue Cinéma Action ;

- repris dans référence ci-dessus, pp. 233-269.

  1. Mostefa Lacheraf :

- Ecrits didactiques sur la culture, l’histoire et la société en Algérie, Alger, Edition ENAP, 1988, 363 p.

  1. Mostefa Lacheraf :

- Algérie et Tiers-Monde. Agressions, résistances et solidarités internationales, Alger, Editions Bouchène, 1989, 227 p.

  1. Mostefa Lacheraf :

- Littératures de combat, Essai d’introduction. Etude et Préface, Alger, Editions Bouchène, 1991, 144p.

  1. Pays de longue peine… Recueil des poèmes de M. Lacheraf, édité en livre d’art par Christiane Chaulet-Achour et Dalila Morsly, avec illustrations de Ali Silem. Publié à 120 exemplaires par J-M. Ponty pour Adélie à Limoges (France), juillet 1994.
  2. Mostefa Lacheraf :

- Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Alger, Casbah Editions, 1998, 335 p., 2ème édition, 2003, 349 p.

  1. Mostefa Lacheraf :

- Les ruptures et l’oubli. Essai d’interprétation des idéologies tardives de régression en Algérie, Alger, Casbah Editions, 2004, 156 p.

Les préfaces :

  1. Préface au recueil de poèmes «Matinale de mon peuple » de Jean Sénac, publié aux éditions Subervie, collection « Le soleil sous les armes », 1961. La préface est datée ‘‘Prison de Fresnes, Paris, mai 1961’’, pp. 7-13.
  2. Préface au livre de Anna Greki « Algérie capitale Alger » publié chez P.J. Oswald, SNED, Tunis, 1963. La préface est datée d’Alger, le 10 août 1962.
  3. Préface au livre (thèse) de Christiane Achour « Abécédaires en devenir », ENAP, 1985, 607 p., datée de Lima. Préface datée d’août 1984, pp. 5-40.
  4. Préface à la réédition du livre de M.C. Sahli « Décoloniser l’histoire », précédé de deux essais : ‘‘L’Algérie accuse’’ et ‘‘Le complot contre les pays africains’’, ENAP, 1986, 220 p., Préface datée de Lima – mars 1985, pp. 7-23.
  5. Préface au livre d’André Ravéreau « La Casbah d’Alger, et le site créa la ville », Editions Sindbad, Paris, 1989, pp. 9-32.
  6. Préface au livre de Adriana Lassel « Images d’Amériques » publié par ENAL éditions, Alger, 1992. Préface datée : Alger, le 13 avril 1992, pp. 7-19.
  7. Texte introductif à un catalogue d’exposition sur « Cheval et tradition en Algérie » organisée par le ministère de la culture, en 1994. Le texte ayant pour titre ‘‘Le cheval algérien, un long voyage dans l’histoire avec ses ancêtre barbes et arabes’’, est daté : Alger, 7/11/1994.
  8. Préface au livre de Al. Zaâmoum. « Tamurt imazighen, mémoires d’un survivant 1940-1962 ». Ed. Rahma, Alger, 1993, 350 p.
  9. Préface au livre de B. Bourouiba : « Les syndicalistes algériens-Leur combat, de l’éveil à la libération 1936-1962 », co-édition Dahlab/ENAG, Alger 2001, 454 p. (L’Harmattan, Paris, 1998). Préface datée d’Alger, mars 1997, p. 9 à 31.
  10. Préface au livre de Belkacem Aït Ouyahia « Pierres et Lumières-Souvenirs et digressions d’un médecin algérien fils d’instituteur ‘‘d’origine indigène’’, Casbah Editions, Alger, 1999. Le préface est intitulé ‘‘L’écrivain et l’esprit du lieu’’, pp. 5-8 ; elle est datée : Alger, 28/06/1999.

 


Notes

[1] Pour une vue plus complète de la vie et de l'œuvre de M. Lacheraf, on pourra se référer à notre « Esquisse de biobibliographie » parue dans Mostefa Lacheraf : une œuvre, un itinéraire, une référence, Casbah-Editions, 2006, pp.281-302. 

 

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