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Insaniyat N°07 | 1999 | Paysans algériens | p. 1-4 | Texte intégral 


Omar BESSAOUD : CIHEAM-IAM- Montpellier, France


Les études sur la paysannerie, la société rurale et l'agriculture algérienne peuvent être schématiquement réduites aux quatre séquences suivantes :

- Une première période, qui va de l'indépendance à la fin des années 1960, où l'on observe un foisonnement de publications et de travaux portant, d'une part, sur les effets de la colonisation sur le secteur rural et paysan, et d'autre part, sur l'autogestion. Les travaux théoriques s'alimentent des courants de recherche d'inspiration marxistes développés sur les thèmes de la construction du socialisme et sur les formes de propriété décentralisées. Ces travaux sont le fait de chercheurs étrangers en majorité. Ce n'est que dans la deuxième moitié des années 60, que des universitaires algériens produisent des matériaux et des analyses focalisées essentiellement sur les dysfonctionnements du secteur autogéré et la crise des structures agraires.

-  Une deuxième période, qui couvre les années 1970, ouvre le champ d'une série de travail sur le projet de révolution agraire (R.A.) et l'agriculture d'Etat, sur son impact économique, politique et social. Les recherches, thèses, ouvrages et autres formes de publications ont un caractère national plus prononcé. De nombreuses disciplines (agronomie, économie, sociologie, droit, géographie, histoire, anthropologie...) sont mobilisées autour de ce thème. L'essoufflement du projet de R.A., les difficultés du secteur agricole à satisfaire des besoins alimentaires en pleine explosion, des résultats économiques ou des performances techniques limitées orientent la recherche, à la fin des années 1970, sur la place de l'agriculture dans la stratégie de développement et la sécurité alimentaire, l'approvisionnement des villes, l'aménagement et le développement de l'espace rural, l'habitat rural... Les rapports sociaux dans les campagnes algériennes sont essentiellement approchés au travers des interventions de l'Etat et du capital public.

-  La troisième période qui peut être identifiée est inaugurée, au début des années 1980, par des débats très forts portant sur les modes de gestion des terres agricoles, la politique de libéralisation et d'ajustement des structures de l'agriculture. L'intérêt porté à l'analyse des structures agraires et aux transformations des rapports sociaux du secteur rural et agricole diminue. Les recherches sont le fait de cercles plus spécialisés et plus techniciens d'économistes, de sociologues ou de géographes algériens. Les agronomes, qui émergent avec force dans le champ de la recherche au courant de cette période, contribuent aux côtés des autres chercheurs, aux études portant sur les modèles d'intensification agricole. Nombreux aussi, sont ceux qui s'intéressent aux projets de mise en valeur dans les zones sahariennes et aux moyens d'accroître les rendements des végétaux et des animaux, aux modes de transfert des technologies et d'applications des innovations dans les domaines agricoles et de l'agro-alimentaire, aux problèmes de nutrition et de consommation alimentaire...

Les travaux sur la société rurale, et la paysannerie de façon plus particulière, se font plus rares et les problématiques théoriques plus pauvres. Les productions scientifiques issues de travaux de thèses constituent les rares repères- du point de vue des connaissances - dont nous disposons aujourd'hui sur les évolutions de la société rurale et paysanne algérienne.

Au milieu des années 1990, l'on voit surgir de nouveau, dans un contexte de crise économique et sociale avancée, des interrogations convergentes qui semblent fécondes pour la recherche. Ces interrogations convoquent plus volontiers l'histoire économique, sociale et politique du monde rural et paysan. Sans abandonner le terrain de l'analyse des données concrètes et/ou de l'observation empirique, toute une génération de chercheurs (dont certains avaient engagé leurs recherches dans les années 1960 ou 70 sur l'agriculture héritée de la période coloniale, celle de la R. A., ou du programme d'ajustement structurel), renouvelle les problématiques en les inscrivant dans une perspective historique et interdisciplinaire plus marquée.

C'est de cet effort de reconstruction théorique et pratique que veut témoigner ce numéro consacré aux paysans algériens. Ce sont ces analyses et pistes de recherche que nous voulons restituer. Ces travaux témoignent d'un passage vers une maturité plus grande de la réflexion, forme de maturité qui marque ses distances avec les discours idéologiques et politiques, sans toutefois rompre avec des engagements pratiques pour rendre la réalité sociale plus intelligible, et donc éclairer une volonté de la transformer.

Les recherches portent sur une question cruciale, signalée comme un point aveugle des politiques définies par les pouvoirs publics au cours de ces vingt dernières années en particulier. Ces politiques agricoles avaient, en effet, pratiquement fait l'impasse sur la réelle identité des populations agricoles, en particulier, celle des paysans algériens. Un passé historique pas très lointain était occulté, celui de la colonisation française dont on savait les ruptures profondes qu'elle avait opéré dans le monde paysan et rural. Paysans algériens ? Qui sont-ils ? Que représentent-ils dans les campagnes algériennes ? Quel a été leur trajectoire historique ? Les articles proposés par Hamid AIT-AMARA (la question agraire aujourd'hui), Marc COTE (y a-t-il une paysannerie algérienne ?) et Omar BESSAOUD (L'Algérie agricole : de la construction du territoire à l'impossible émergence de la paysannerie) s'attachent à renouer avec une réflexion ouverte au lendemain de la crise agricole des années 1930 sur le thème du paysannat. Ils rappellent le double handicap dont hérite l'agriculture algérienne. Un handicap lié, d'une part, aux conditions naturelles et à un espace limité, et d'autre part, un handicap historique résultant des conditions particulières de la colonisation française. Une partie des territoires (celles des massifs montagneux en particulier) portait des paysanneries et une agriculture intensive qui se sont trouvées figées par la colonisation (M. COTE). La réalité rurale algérienne renvoie, en effet, à une trajectoire agraire bien différente de celle des paysanneries de l'Europe (H. AÏT-AMARA). La prolétarisation, la salarisation de la main d'œuvre agricole ainsi que la formation des grands domaines coloniaux a opéré des ruptures dans le processus de formation d'une paysannerie. La mise en perspective sur une période historique plus longue que tente l'étude de O. BESSAOUD porte un éclairage sur ces conditions historiques qui ont fait obstacle à l'essor d'une assise paysanne en Algérie. M. COTE, apporte quelques nuances en faisant observer que certaines zones du Maghreb vivent de nos jours une “révolution silencieuse” (par la mise en valeur des terres dans les zones du sud algérien ou tunisien et/ou la mobilisation de la petite hydraulique, par l'intensification à l'intérieur des grands périmètres au Maroc) favorables à la montée de néo- paysanneries. Il note toutefois, “que le chemin à parcourir, reste immense pour réaliser un processus de repaysannisation des campagnes maghrébines” ou pour impulser l'émergence d'une classe d'entrepreneurs agricoles.

Avec les contributions de Abed BENDJELID et alii (Mutations sociales et adaptation d'une paysannerie ksourienne du Touat : Ouled Hadj Mamoun­ Wilaya d 'Adrar, Algérie) et de Salah Eddine CHERRAD (Paysans, statut foncier et irrigation. Exemple dans les Hautes plaines Constantinoises), nous sommes invités à une réflexion- à partir d'études de cas- portant sur les transformations récentes de la société paysanne dans deux régions d' Algérie (ksour du sud Algérien et zone tellienne). Dans la petite palmeraie d'Culed Hadj Mamoun, les mutations profondes enregistrées (développement du salariat et de la pluriactivité, électrification et ouverture aux marchés de consommation, équipement en motopompes...) s'accompagneraient d'une recomposition d'une société ksourienne qui ne remettrait pas en question l'assise paysanne constituée de longue date dans cette région. S.E. CHERRAD nous présente une étude des stratégies paysannes différenciées- celles des exploitants du foncier agricole privé- qui sont en œuvre à l'intérieur d'une aire agricole en voie d'intensification (zone de Fourchi dans la commune de Ain M'lila). Il convient de relever, pour les deux études de cas évoqués plus haut, les relations étroites entretenues entre les processus d'intensification (sur la base de l'hydraulique agricole), l'aménagement des terroirs qu'ils autorisent et les dynamiques paysannes observées. Mostéfa MORDI (La société rurale : de l'autonomie à la dépendance) tente d'identifier, à travers une étude portant sur l'évolution historique des rapports entre l'Etat et la société rurale algérienne, les liens de dépendance des exploitations paysannes vis-à-vis de l'Etat, liens qui constitueraient autant de freins contrariant les dynamismes paysans. Vieux problème du couple Etat-Paysan qui a fait l'objet de bon nombre de thèses développées sur les évolutions des agricultures mondiales et qui est en permanence revisité, en particulier dans les situations de crise agraire. Mohamed GHERRAS (les associations agricoles: scories des temps anciens ou formes sociales de travail pérennes dans l'agriculture algérienne) aborde la question des rapports sociaux à la lumière des contrats agricoles d'association. Là aussi, il convient de signaler l'invitation à renouer avec une vielle tradition de recherche -datant du siècle dernier- qui avait alimenté de façon fort utile les connaissances produites sur notre société rurale. M. GHERRAS tente de démontrer, à travers les comptes de reproduction du contrat “Benoç-Belkhemessat”, les formes récurrentes que recouvrent certaines pratiques sociales de travail. La mécanisation et le développement technique ne supprimeraient aucunement les formes traditionnelles de métayage, sauf -nous dit-il- qu'aujourd'hui, “dans cette association Benoç-Belkhemessat, le tracteur réapparaît comme forme réincarnée du Khammès ”. Mohamed HAMDAOUI dans son article intitulé "'espace familial habité en milieu rural traditionnel:

la maison et le village chez les Beni-Snouss” examine quelques aspects de l'espace habité en milieu traditionnel (la maison et le village chez les Béni­-Snouss avant 1960). L'hypothèse centrale est que le village, tout en remplissant les fonctions définies par la communauté villageoise, reproduirait de façon fidèle l'image de l'habitat construit. Il est fondamentalement conçu comme un espace, reflétant à la fois la culture et la vision du monde paysan. Ces visions du monde et la culture paysanne et rurale vont profondément imprégner les comportements et marquer l'imaginaire des premières générations de travailleurs de l'industrie nationale que Mourad MOULAI--HADJ prend comme objet de recherche (les origines rurales de 1'ouvrier algérien). La contribution de Souad ABBAS (Le modèle théorique de la segmentarité : vers une vision dynamique de I'organisation sociétale) questionne le modèle théorique de la segmentarité qui tend à mettre “en marge de l'histoire et des réalités économiques et sociales - la communauté-”. Elle partage le souci majeur de restituer une vision plus dynamique des structures sociales des groupements villageois, en s'appuyant sur le cas du village aurassien de M'chounech.

In fine, il reste entendu que toutes les questions abordées sont encore loin d'épuiser les recherches. D'autres productions et thèses récemment soutenues dans nos universités, d'autres approches, d'autres hypothèses de travail auraient méritées d'être présentées et confrontées entre elles. Aussi, ne s'agit-il dans ce numéro que la revue Insaniyat consacre à la paysannerie que d'une restitution partielle de quelques éléments d'une carte des connaissances accumulées sur ce thème.

Ces matériaux de recherche, ces problématiques et ces connaissances renouvelées que nous livrons, atteindront leur but au sein du public et dans les milieux qui font de la paysannerie et de la société rurale, l'objet de leurs travaux, que si elles suscitent des débats, des positions et des commentaires critiques.

 

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