Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.5-9 | Texte intégral
Abed BENDJELID
Quatre années après la publication du double numéro (14 & 15 en 2001) d’Insaniyat consacré aux premières recherches, le Comité de rédaction a jugé utile de rouvrir ses colonnes aux diverses études de chercheurs dans le but de leur permettre de faire connaître leurs travaux.
Cette série de 27 textes informe le lectorat sur la diversité de la production scientifique algérienne composée principalement de mémoires de post-graduation soutenus récemment. L’approche anthropologique est perceptible dans de multiples travaux et le sera probablement de plus en plus en raison de l’introduction récente de cette discipline dans la formation graduée et post-graduée. Ceux-ci sont caractérisés par des essais analytiques portant sur la société urbaine et rurale qui a connu, en quelques décennies, des transformations manifestes; le recours aux diverses formes d’enquêtes sur le terrain donne aux résultats des études de cas une consistance attendue pour des premières recherches. Les 27 articles sélectionnés, puisés dans cinq disciplines des sciences sociales ont été classés en 6 sous thèmes: Genre et famille, Jeunesse, Mémoire, mythes et histoire, Anthroponymie, Littérature et imaginaire, et Anthropologie et géographie de l’espace.
La réalité familiale actuelle est une donnée de base fondée sur le changement sociétal vécu par la famille algérienne qui, les crises aidant, a connu un passage qualitatif de la famille élargie (el aïla) par le mécanisme de ‘‘l’introduction de formes familiales qui ont donné au couple’’ une plus grande autonomie dans l’éducation des enfants conclut Radjia Bénali. Naturellement, si la famille prend en charge l’éducation des enfants, elle s’investit, s’organise et s’adapte pour prendre en charge aussi l’enfant handicapé, même si elle fait appel à une assistance médicale affirme Leïla Soulimane-Messaoud. Dans la société en mutation, la beauté du corps féminin est considérée comme une valeur sociale certaine et aussi comme un objet de controverse souligne Zahia Benabdellah. Cette idée d’entretien du corps féminin vise, en partie au moins, à préparer un avenir matrimonial à la femme. Fériel Abbès décrit les cérémonies traditionnelles, la célébration des rites pratiqués et les logiques internes décelées au sein des familles de la cité constantinoise. Comment est perçu le leadership féminin dans l’imaginaire social s’interroge Samira Menad en abordant cet essai d’approche, à priori ardu?
Dans le fil de la famille, la socialisation des jeunes filles par le biais de la formation universitaire semble liée aux choix de leurs projets d’avenir: terminer les études, fonder une famille et éventuellement trouver un emploi. En s’interrogeant sur les apports réels de l’institution universitaire, Imène Mérabet dévoile les stratégies déployées par les étudiantes qui mesurent leur relative autonomie face aux traditions familiales. Toujours dans ce volet consacré à ‘la jeunesse’, l’usage des programmes télévisuels par la jeunesse algérienne, socialement hétérogène, peut masquer la complexité de ses rapports avec la société conclut Mustapha Médjahdi. Après la formation et les loisirs, le travail demeure la grande préoccupation de la jeunesse; Tayeb Rehail tente de comprendre les pratiques sociales et économiques de chômeurs ruraux, habitant dans une commune montagneuse de la Petite Kabylie, face à une société les traitant avec mépris. Tout aussi alarmante est la perte de repères, voire d’identité, de jeunes adolescents devenus délinquants dans un contexte politique, familial et économique déliquescent et en progression depuis la décennie 1990, décrit Khadidja Mokeddem dans sa recherche.
Le troisième sous thème intitulé ‘la mémoire, les mythes et l’histoire’, Fouad Nouar traite de la mémoire ouvrière en prenant appui sur la période planifiée du développement de l’industrie et sur celle de la privatisation des sociétés nationales. Il s’évertue à dépeindre la réalité ouvrière actuelle, après les licenciements induits par l’ouverture économique et souligne l’altération de la culture ouvrière en Algérie. La mémoire est aussi interpellée à travers les photos de l’Agence France Presse, datant des années de la Guerre d’Algérie, grâce à l’examen attentif effectué par Eléonore Bakhtadzé; ces photographies donnent ainsi une visibilité certaine aux algériens qui, à travers trois événements, s’imposent en fin de compte comme des acteurs de la scène politique. En prenant appui sur trois textes littéraires, Leïla Dounia Mimouni tente de montrer par quelles techniques sont tenus d’user des auteurs comme Raymond Aron, André Malraux et Amin Maalouf pour pallier l’absence de réel dans des événements racontés. Le passage de la narration orale à l’écriture d’un événement relatif à l’histoire de la Grèce permet à Lotfi Hicham Zerga de déterminer les procédés littéraires utilisés tout en relevant les logiques politiques et religieuses relatives à la problématique du destin dans l’imaginaire grec.
Le champ de la recherche en ‘anthroponymie’ est investi d’abord par les deux articles de Yasmina Zemouli et Houda Djebbès qui présentent une continuité logique dans l’idée, le temps et l’espace. Après l’occupation territoriale et les refontes agraires, le pouvoir colonial a poursuivi son œuvre en modifiant, à la fin du 19è siècle, l’anthroponymie des familles telliennes. Servant d’illustration, l’attribution d’une identité onomastique simplifiée émerge comme un domaine fécond d’études de la signification du changement opéré tout au cours du 20è siècle à Constantine. Ensuite dans un cheminement proche, Nébia Dadoua-Hadria tente de faire une comparaison se rapportant aux prénoms usités par les familles et ce, durant le dernier quart de siècle, en se penchant sur une commune semi urbaine de la Plaine littorale oranaise et sur une autre, rurale située dans les Monts de Tlemcen. La démarche anthropologique adoptée essaie d’apporter un éclairage sur les diverses significations puisées dans des références d’ordre historique, religieux, esthétique, nationaliste…
Emerge dans le sous thème ‘Littérature et imaginaire’, la place insolite accordée à la littérature produite hors des frontières algériennes. Ainsi, à travers l’écriture de Wole Soyinka et de Tahar Benjelloun centrée sur le sacré et la folie, Kahina Bouanane esquisse un traitement fondé sur la pensée surréaliste, rompant de fait avec les normes classiques instituées. A côté de l’ambivalence du discours officiel et du mélange du sacré et du profane employés par les deux écrivains, il s’agit probablement de s’interroger aussi sur le poids joué par les pratiques culturelles de l’Afrique noire et du Maghreb dans ce genre d’écriture. Les romans rédigés en France par des auteurs nés de parents immigrés font l’objet d’analyses de la part de Belarbi Bélarbi, Nadia Bentaïfour et Lila Medjahed. Les deux textes de Nina Bouraoui traitent de la question de l’identité ; à travers la narration, le premier roman (La Voyeuse interdite) s’intéresse au statut de la femme et à sa mise en marge dans la famille algérienne, alors le second (Poing mort) mettant en scène le thème de la mort est accompagné par une approche symbolique du refus. Dans le même registre et à travers deux romans d’Azouz Begag (Les Chiens aussi, Dis Oualla), Lila Medjahed disserte aussi sur la question identitaire qui est posée par un auteur utilisant l’autodérision comme un moyen permettant à la fois de se connaître et de connaître l’Autre. Par ailleurs, la lecture du roman (Le Fils du pauvre) de Mouloud Feraoun, en tant que genre littéraire maghrébin, mêle à la fois biographie et fiction. Selon Dalila Belkacem, le temps crée là, une distanciation certaine entre la vie vécue par l’auteur et le moment de l’écriture du roman.
Au sein du sous thème ‘Anthropologie et géographie de l’espace’ deux idées traversent les six articles proposés: celle du changement et celle de l’adaptation. Cette mutation de l’espace, mise en évidence par Tayeb Otmane à propos du passage d’un paysage pastoral à un paysage agricole dans les Hautes plaines steppiques de la wilaya de Tiaret, s’explique largement par la mise en œuvre de la loi relative à l’Accession à la propriété foncière agricole et par l’aide soutenue, attribuée par l’Etat en vue d’introduire l’irrigation dans des milieux géographiquement fragiles et d’insérer cette activité productive dans l’économie des différentes régions. Au contact de la Steppe et du Tell, la vie dans l’espace de Médrissa, appartenant à la même wilaya, paraît fondée sur une approche anthropologique qui couvre l’histoire de l’installation de tribus arabes nomades; tout en décrivant les comportements actuels d’une population marquée par les coutumes sociétales et les emprunts récents de la vie moderne, Mansour Margouma insiste sur les structures communautaires, les solidarités, les alliances matrimoniales, les fêtes maraboutiques annuelles… Toujours à l’intérieur des zones déshéritées, le territoire de la wilaya de Jijel se singularise par une bande littorale plane étroite et par un vaste arrière-pays montagneux. Le traitement cartographique effectué par Naziha Boudjerda est certes, d’un apport certain à la connaissance de cet espace déshérité, mais l’étude monographique produite se heurte aux effets explicatifs d’une politique de développement planifiée insuffisamment perçue dans sa vision, ses résultats concrets et ses déficiences. En matière d’aménagement des villes, la question foncière reste toujours centrale en raison de la non maîtrise des allocations foncières et des enjeux économiques mettant en compétition les divers groupes sociaux en présence; en ce sens, l’appropriation foncière pose de redoutables problèmes aux aménageurs et aux décideurs. Larbi Bélouadi se penche sur la ville de Saïda dont la dynamique urbaine récente s’est traduite par un étalement spatial conséquent et par une mobilité accrue des populations. Au delà de ce foisonnement du bâti urbain, la différenciation sociale est plus affirmée que démontrée par l’auteur. A un niveau urbain supérieur, la production massive de logements dans la périphérie oranaise se fait principalement par le biais du logement social qui est devenu la première filière immobilière en matière de consommation foncière. A partir de ce constat, Aïmène Saïd tente de cerner les stratégies de décideurs locaux embarrassés par les choix fonciers à faire d’une part, et par les enjeux économiques et sociaux d’autre part. En étudiant les réseaux régionaux des villes universitaires, Wassila Ben Kara Mostéfa entame le sujet en liant la politique algérienne de développement et ses implications sur les localisations universitaires. Elle élabore un traitement cartographique en esquissant l’organisation des universités et leur hiérarchie régionale. L’échec affirmé de la structuration de l’Est du pays par rapport au Centre et à l’Ouest apparaît bien hasardeux en raison de la complexité des facteurs intervenants et c’est là, que la démarche anthropologique pouvait apporter les éléments explicatifs nécessaires à la compréhension de cette organisation du territoire.