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De quelques approches des rapports tribus / pouvoirs politiques au Maghreb

Insaniyat N°39-40 | 2008 | Regards sur le passé et enjeux de la mémoire, aujourd’hui | p.91-104 | Texte intégral


Some approaches to tribal political relations in the Maghreb

Abstract: The relationship Tribe/State would often appear to be from the angle of a relationship of opposition, one has perhaps over conveyed, after Ibn Khaldoun, the idea that tribes are expansionist entities, having only one goal, central power.
However a quick glance at tribal relations with the State in the15th to 19 th century in the Maghreb enables us to see to what extent they were important but also, and especially complex. In fact the role of the tribes was n’t simply limited to a quest for central power or its refusal. It would vary according to the nature of the State and the places. Far from being essentially a relation of opposition, the relationship tribe/ State would often seem to be complementary and dialectical.

Keywords: tribe - Maghreb - Ibn Khaldoun - political power -individualism.


Yazid BEN HOUNET : Anthropologue, Paris 8, France



Les relations tribus/Etat apparaissent bien souvent sous l’angle d’un rapport d’opposition et on a peut-être trop véhiculé, après Ibn Khaldûn, l’idée que les tribus sont des entités expansionnistes, ayant pour seul objectif le pouvoir central. A rebours de cette idée, il faut souligner que la coexistence de l’Etat et de la tribu sur la longue durée – parfois sur un mode conflictuel, parfois sur un mode coopératif – est un fait qui a été assez bien établi dans divers ouvrages portant sur le monde arabe et musulman (notamment Tapper, 1983 ; Khoury & Kostiner, 1990). On repère dans le Maghreb, du XIVe au XIXe siècle, des formes de rapports tribus-Etats ou Tribus/pouvoirs politiques assez complémentaires et complexes. Un survol critique de certaines analyses des rapports des tribus aux pouvoirs politiques du Maghreb pré-colonial – qu’il s’agisse des Etats monarchiques, de la Régence ottomane, ou d’autres pouvoirs politiques – peut nous aider à mieux comprendre et évaluer le rôle et la place de la tribu dans le cadre des Etats maghrébins contemporains. En effet, il est important de ne pas oublier que les rapports tribus-Etat ne peuvent se comprendre en partie que dans la longue durée. Les tribus elles mêmes ont bien entendu évolué en fonction de la teneur de l'ordre politique et de ses transformations.

La tribu dans le Maghreb pré-colonial, ou l’obsession des rapports Tribus/pouvoir central

Dans l'Algérie pré-coloniale et, plus largement, dans le Maghreb pré-colonial, la tribu constituait l'un des rouages principaux des organisations politiques centralisées ou périphériques. Qu'elles fussent dans le pouvoir central même (cas des dynasties régnantes) ou liées à celui-ci (système makhzen), ou encore qu'elles fussent indépendantes vis-à-vis de ce dernier dans la gestion d'un territoire en dissidence (siba), toute tentative d'analyse de l'histoire politique du Maghreb pré-colonial met obligatoirement en lumière le rôle essentiel des tribus. Une des premières analyses critiques que les sociologues et historiens utilisent pour appréhender le sujet des rapports tribus-pouvoirs politiques est évidemment celle d'Ibn Khaldûn. Les études de cet auteur ont largement influencé les approches des historiens et sociologues du Maghreb et ces derniers ont tout au moins dû se positionner par rapport aux analyses du premier.

Peut-être, à l'instar de cet auteur, la majorité des scientifiques qui se sont penchés sur le sujet des relations Tribus/pouvoirs politiques dans le cas du Maghreb pré-colonial, l'ont fait en partant du pouvoir politique en tant essentiellement que pouvoir central. La théorie des cycles que développe Ibn Khaldûn est en effet une analyse qui explique le centre, le pouvoir monarchique (mûlk), à partir de la périphérie (les tribus et plus encore l'esprit de clan). C'est en ce sens qu'il faut comprendre son affirmation qui veut que la monarchie, ou plus exactement le pouvoir monarchique (mûlk), est le but de l'esprit de clan (Ibn Khaldûn, 1967-68 : 215).

Pour Ibn Khaldûn, en effet, les rapports Tribus/pouvoir central – et plus exactement Tribus/monarchie – s'inscrivent dans le mouvement naturel qui, de la vie bédouine, tend vers la vie sédentaire. Si les bédouins et sédentaires sont des groupements naturels, notre auteur estime cependant que l'urbanisation (tamaddun) est l'objectif vers lequel tend le bédouin. La vie sédentaire, urbaine, est à la fois l'objectif, la fin de la civilisation et le début de la décadence (1967-68 : 187 et suivantes). En effet, alors que les sédentaires sont corrompus par le luxe, les bédouins sont quant à eux plus prêts de l'état de nature et donc plus éloignés des mauvaises habitudes. L'explication des rapports Tribus/pouvoir central suit donc cette trame qui, de la vie bédouine, va vers la vie sédentaire et en dernière instance, vers le pouvoir monarchique.

C'est la casabiyya (l'esprit de clan) qui permet à une tribu bédouine de tendre vers le pouvoir central, pour fonder une nouvelle monarchie ou pour appuyer celle existante. Pour Ibn Khaldûn, seul l'esprit de clan peut donner une maison (bayt) et une noblesse véritable. Cet esprit de clan, il estime le trouver à son état pur chez les bédouins qui auraient gardé la pureté de leur sang (1967-68 : 202 et suivantes). Toutefois, il faut comprendre cette affirmation dans le sens où tous les « liens du sang » (et pas seulement ceux en voie agnatique) constitueraient des attaches importantes, car Ibn Khaldûn reconnaît une grande importance aux liens de l'utérus, cognatiques (silat ar-arhâm), dans la cohésion tribale. Il s'ensuit que le pouvoir monarchique ne peut provenir ou s'appuyer que sur l'esprit de clan des tribus bédouines, lequel serait plus fort. Pour Ibn Khaldûn, le pouvoir royal (mulk) est donc un but que l'esprit de clan permet d'atteindre. Quand ce dernier atteint son but, la tribu en cause règne donc soit directement par force, soit à travers l'aide de la dynastie en place (Ibn Khaldûn, 1967-68 : 216).

Dans la continuité de ce mouvement, que notre auteur observe comme naturel, et qui pour notre part se rapproche du cycle de la vie (naissance, apogée, déclin), arrive inévitablement le moment de la déchéance. En effet, une fois au pouvoir ou proche du pouvoir, la tribu en question s'adonne au luxe et au bien être, en somme à la vie sédentaire. La rude vie du désert perd son influence et comme le note Ibn Khaldûn : « l’esprit de clan et le courage s'affaiblissent » (Ibn Khaldûn, 1967-68 : 217). Il s'ensuit que la tribu n'est plus capable de se protéger et succombe à une autre tribu à l'esprit de clan plus fort[1].

En comparant Ibn Khaldûn à Emile Durkheim, Ernest Gellner (1981) avait estimé que, chez le premier, ce mouvement de la vie bédouine à la vie sédentaire –  qu'il rapproche du passage entre solidarité mécanique et solidarité organique, alors qu'Ibn Khaldûn parle du mouvement entre « deux groupements naturels », sans l'analyser comme la complexification du travail social – produirait de la dissolution sociale ou tout au moins fragiliserait la cohésion sociale. Il estime par ailleurs que chez Emile Durkheim, ce mouvement produirait au contraire de la cohésion sociale sous la forme de la solidarité organique. Or, Ibn Khaldûn avance simplement que la vie bédouine produit plus de cohésion que la vie sédentaire, que l'esprit de clan y est plus fort. En ce sens, Emile Durkheim n'a jamais avancé que la solidarité organique produisait plus de cohésion que la solidarité mécanique.

En dehors de la nature de la cohésion sociale induite par ce mouvement (de la vie bédouine à la vie sédentaire), l'approche d'Ibn Khaldûn pose quelques problèmes quant à l'appréciation du rôle politique des tribus. En premier lieu, l'esprit de clan est perçu comme fondamentalement expansionniste[2]. Sans nier le fait que certaines tribus aient pu avoir des visées expansionnistes, pour des raisons bien précises et qui s'expliquent en fonction de conjonctures historiques, il me semble exagéré d'avancer que le système tribal est fondamentalement expansionniste. C’est peut-être lorsqu'il parle de l'esprit de clan comme moyen de défense qu’Ibn Khaldûn est plus proche de la réalité et nous retenons pour notre part cet aspect là : celui qui veut que l'esprit de clan engendre avant tout « la capacité d'autodéfense, de résister, de se protéger et de faire valoir ses droits » (Ibn Khaldûn, 1967-68 : 219).

Par ailleurs, l'affirmation d'Ibn Khaldûn, selon laquelle la monarchie est le but de l'esprit de clan, induit que la tribu n'a de sens que dans son rapport au pouvoir central. Il me semble dès lors qu'après lui, et dans son sillage, on a trop insisté sur la question des rapports tribus/pouvoir central avec l'idée que les tribus n'ont pour objectif que la maîtrise du pouvoir central. Si l'esprit de clan peut être utilisé à des fins expansionnistes ou dans la conquête du pouvoir central, il nous semble exagéré d'avancer qu'il s'agit là de buts intrinsèques, naturels à la casabiyya.

Des historiens et sociologues ont expliqué plus scientifiquement après lui, ce qu’il observait comme un mouvement naturel, en appuyant l’analyse sur les conditions socio-économiques de reproduction des pouvoirs centraux. Selon Abdallah Laroui (1970, t. 1 : 192 – 206) par exemple, la casabiyya (l'esprit de clan) tribale semble avoir eu plus d’importance pour le maintien du pouvoir central à partir de l’époque des dynasties des Hafsides (Est du Maghreb), des Marinides (Ouest du Maghreb) et des Zayyanides (Centre du Maghreb), dynasties ayant régné de la seconde moitié du XIIIe siècle à la seconde moitié du XVe ou au XVIe siècle.

La chute du commerce et les baisses démographiques engendrées du fait des conflits intérieurs au Maghreb et les guerres contre les différents royaumes chrétiens (luttes pour l’Andalousie et le contrôle de la Méditerranée) ainsi que la pression espagnole sur les cotes maghrébines à partir de la fin du Moyen-âge puis l’expansion ottomane, avaient affaibli les autorités étatiques du Maghreb. Ces dynasties durent faire largement appel aux bédouins Hilaliens pour conserver un minimum de pouvoir et développèrent de la sorte le système de l’iqta[3], c’est-à-dire qu’elles déléguaient le contrôle d’une partie de leurs territoires à ces bédouins engagés comme mercenaires. En contrepartie, ces derniers prélevaient des impôts au sein des populations qu’ils contrôlaient, en fournissaient une partie aux souverains qui les employaient, et devaient le service militaire à ces derniers.

Avec l’effondrement étatique, ces Hilaliens acquirent une autonomie politique de plus en plus grande et influèrent directement sur les remaniements des pouvoirs centraux et l’émergence des dynasties. Abdallah Laroui souligne que s’ils étaient soldats auparavant, ces Hilaliens s’orientèrent de plus en plus vers le nomadisme pastoral à la suite de l’effondrement du commerce et de l’Etat. Ils ne pouvaient, en effet, plus tirer profit de leur rôle de soldats-mercenaires. Toutefois, malgré leur orientation plus prononcée vers un mode de vie nomade et une activité économique de type pastoral, notre auteur indique que :

« …c’est toujours en tant que combattants qu’ils s’introduisaient dans les luttes politiques, à la recherche de  meilleures rétributions. Leur rôle ne s’explique que parce que nulle part au Maghreb le problème de l’armée n’a pu être résolu d’une manière adéquate, et toute l’évolution ultérieure maghrébine fut déterminée par cette double évolution : importance croissante de la cavalerie au Maghreb, qui signifiait poids accru des Bédouins, alors qu’ailleurs dans le monde, c’était l’infanterie, c’est-à-dire essentiellement la paysannerie, qui gagnait en forces »  (Laroui, 1970 : 195).

Abdallah Laroui semble en outre indiquer que la structure tribale comme organisation politique ne fut qu’un moyen en l’absence d’autres possibilités telle que la féodalité[4], montrant par là qu’elle fut le produit d’une circonstance historique particulière (affaiblissement de l’Etat, chute du commerce et déclin de l’agriculture). On remarquera pour notre part que si la structure tribale assuma de plus en plus les fonctions politiques, elle ne fut pas pour autant un moyen circonstanciel. Il est fort probable, comme nous le remarquons avec Ibn Khaldûn, que la structure tribale, par le biais de l'esprit de clan, était depuis longtemps une organisation politique bien rodée, le déclin des dynasties et le démantèlement de l’autorité centrale n’ayant que mieux mis en perspective ce fait.

Ali Merad Boudia (1983) et Lahouari Addi (1985) se sont attachés, d'un point de vue matérialiste, à dégager une vue d'ensemble de la société algérienne à la veille du débarquement français. Là encore, sont abordés les rapports des tribus avec le pouvoir central[5], sous le régime du protectorat ottoman (et même avant). Au Nord, le corps de la Régence turque, composé d'un personnel relativement peu nombreux, domine par l'intermédiaire des tribus dites "makhzen". Celles-ci, en retour, bénéficient de mesures de faveur, notamment en ce qui concerne l'impôt. Les tribus non soumises au pouvoir central sont les tribus du blad as-siba. Entre les tribus makhzen et du blad as-siba, ainsi qu’entre les tribus des régions steppiques, sahariennes et celles du Nord, existait un échange économique fécond, basé essentiellement sur les produits de l'agro-pastoralisme (et plus spécifiquement le pastoralisme pour les régions steppiques et sahariennes). Ali Merad Boudia et Lahouari Addi soulignent à leur manière que cet équilibre économique était menacé par la Régence qui collectait de plus en plus d'impôts[6], et qu'il existait à la veille du débarquement français un réel mécontentement contre le pouvoir central, ainsi qu'une volonté d'autonomie politique prégnante de la part des tribus.

Si ces analyses nous éclairent sur le rôle politique des tribus, transparaît toutefois chez ces auteurs comme chez Ibn Khaldûn le même paradigme des rapports tribu/pouvoirs politiques sous l'angle des rapports tribu/pouvoir central. C’est-à-dire que les tribus ne sont analysées que dans le rôle qu'elles ont vis-à-vis du pouvoir central, qu'elles fussent dans le pouvoir central, liées à celui-ci, ou même en dissidence vis-à-vis de ce dernier. La distinction tribus makhzen, tribus raya (soumises à l’impôt) et tribus du blad as-siba est d'ailleurs fonction du rapport que les tribus entretiennent vis-à-vis du pouvoir central. On peut expliquer ce parti-pris entre autre par l'instabilité des pouvoirs politiques centraux au Maghreb (l'une des grandes questions que se sont posés les historiens et sociologues), ainsi que par les données historiques disponibles. En effet, Ibn Khaldûn et nous-mêmes actuellement, en savons plus sur les pouvoirs centraux des dynasties et du protectorat (lesquels ont laissé des documents) que sur les tribus elles-mêmes. Par ailleurs, Ibn Khaldûn était particulièrement intéressé par le sujet du pouvoir central dans la mesure où il en était proche (du fait notamment de sa carrière professionnelle).

Quelques lectures alternatives des rapports Tribus/Etat

Les rapports des tribus aux pouvoirs politiques apparaissent importants et largement complémentaires. Comme je l’ai déjà dit, on a peut-être trop largement estimé que la quête du pouvoir central ou alors tout au contraire le refus de l’Etat étaient les caractéristiques essentielles des tribus. John Davis (1990), par exemple, dans son analyse du système libyen, s’appuie largement sur ce dernier présupposé, sur l’idée que les tribus de Libye sont fondamentalement a-étatique. C’est un stéréotype discutable. Le rôle primordial des tribus apparaît en fait plus comme le résultat de l’incapacité historique de l’Etat à se construire sur un territoire, comme le montre Lisa Anderson (1986) en comparant la Libye à la Tunisie, que comme une conséquence du refus de l’Etat par les tribus.

Bien qu’elles puissent être parfois à la quête du pouvoir central ou en opposition à ce dernier, et ce dans des cas particuliers, les tribus paraissent plus généralement dépendantes, et parfois à la recherche d’une autorité politique légitime, que celle-ci relève du pouvoir central en place (dynasties, Régence…) ou d’un lignage religieux. L’exemple de la confédération politique des Awlâd Sidi Shaykh, dans le Haut Sud-Ouest, illustre assez bien ce fait. En effet, du XVIIe à la première moitié du XIXe siècle, le territoire du Haut Sud-Ouest était en grande partie sous l'autorité de la grande tribu /confrérie des Awlâd Sidi Shaykh. Ali Merad Boudia l'évoque en parlant de la « principauté » des Awlâd Sidi Shaykh. Il ne s'agissait pas là d'un pouvoir central – celui-ci était détenu par la Régence turque – ni d'une dynastie à base tribale, mais d'une confédération politique organisée autour d’une chefferie (riyasa) détenue par les membres de la tribu mrabtin des Awlâd Sidi Shaykh et de la confrérie[7] créée par l'ancêtre fondateur de la tribu : Sidi Shaykh, de son vrai nom Abd al-Qadir Ibn Muhammad.

Celui-ci naquit au milieu du XVIe siècle. S’appuyant sur les manuscrits de l'époque, Hamza Boubakeur (1990 : 9) donne comme date de naissance 1533 et comme date de décès 1616. Lacroix & De Lamartinière (1896 : 766) avancent les dates de 1544-45 et 1630. Sidi Shaykh, ses descendants, les adeptes de la confrérie (tarîqa) créée par ce saint, ainsi que leurs clients, ont eu un rôle religieux et politique extrêmement important dans le Sud-Ouest algérien et le nom des Awlâd Sidi Shaykh est perçu comme prestigieux encore de nos jours[8]. Nous disposons malheureusement de peu d'informations sur la forme de cette confédération politique. Il y eut certes des écrits sur les Awlâd Sidi Shaykh, mais ceux-ci se sont concentrés essentiellement soit sur la vie mystique de l'ancêtre fondateur et de ses agnats, soit sur le rôle de cette tribu lors des insurrections de 1863 et 1881 (la dernière fut menée par Sidi Abû cAmama). Lacroix & De La Martinière font allusion à cette fameuse confédération politique dans les termes suivants :

« Dans une société extrêmement anarchique, où la force remplaçait partout le droit et la justice, un homme bienveillant [il s'agit de Sidi Shaykh], religieux, juste, entouré d'un immense prestige comme descendant direct d'un parent du Prophète, devait prendre un très grand ascendant. Tous les opprimés, tous les faibles allèrent à lui et lui composèrent rapidement une clientèle considérable. Protégé contre les puissants et les forts, contre les Turcs eux-mêmes, par son caractère et surtout le prestige de son origine, il put se créer dans le Sahara un Etat religieux qui s'accrut pendant toute sa vie, de gens qui fuyaient l'anarchie et les violences, pour chercher sous sa protection, la paix, l'ordre et la justice » (Lacroix & De La Martinière ; 1896, t. 2 : 764).

On sait que le mouvement initié par Sidi Shaykh déboucha sur un type d'organisation politique ayant comme centres les zawiya d'El Abiod Sidi Shaykh[9], de Figuig (qu'il fonda de son vivant) et celles créées par ses descendants et adeptes. Il me semble que nous pouvons parler de confédération politique[10], car se crée dès lors une organisation politique basée sur les zawiya (affiliées à la confrérie) dans le cadre d'un territoire plus ou moins défini (Sud-Ouest algérien)[11]. Celles-ci, en rapport avec les différentes tribus (Hmiyan, Chamba, Awlâd Jarir, cAmûr…), contribuent à maintenir l'ordre et les liens sociaux, les liens tribaux.  On sait que de nombreuses tribus ont reconnu l'autorité de ce que j'appellerai la tribu/confrérie des Awlâd Sidi Shaykh et participèrent bénévolement aux financements des zawiya. C'est qu'en dehors du caractère anarchique qu'on leur attribue si souvent, ces tribus pouvaient se retrouver autour d'une organisation politique qu'elles contribuaient à faire vivre. Lacroix et De La Martinière (1896, T. 2 : 764-765) observent à ce propos que Sidi Shaykh « gouverna ces nomades avec beaucoup de prudence et de sagesse, et ne leur demanda pour tout impôt qu’une redevance annuelle en nature, destinée à subvenir aux frais de son immense hospitalité ».   

L’autorité politique des Awlâd Sidi Shaykh reposait sur leur ascendant religieux, sur la baraka de Sidi Shaykh. Toutefois, ceci n’explique pas totalement le fait que des tribus aient pu accepter cette chefferie (riyasa) et aient fait partie de la confédération politique des Awlâd Sidi Shaykh. Il nous semble en effet qu’elles avaient des raisons très pragmatiques de pérenniser cette organisation politique.

Les zawiya répondaient en effet à différents besoins. Elles étaient des centres d'éducation, des lieux où s'échangeaient les informations et où se prenaient certaines décisions impliquant une partie ou l'ensemble des tribus qui reconnaissait l'autorité de la tribu/confrérie des Awlâd Sidi Shaykh. L’organisation de cette confédération politique, et donc l’autorité des Awlâd Sidi Shaykh, se comprennent en partie du fait de la déliquescence de l’Etat central et du danger que représentaient les Etats européens, chrétiens, pour le Maghreb. 

Lacroix & De La Martinière (1896 : 778 et suivantes) pensent que les conflits de succession entre les différents lignages issus de Sidi Shaykh auraient contribué à réduire leur pouvoir politique. Cependant, il n'est pas sûr que ces conflits aient affaibli réellement l'organisation politique de la « principauté » et il est possible, au contraire, que cette dernière soit le fruit des conflits de succession[12]. En outre, il ne s'agissait pas d'une organisation politique centralisée mais plutôt d'une confédération politique organisée avec des situations d'influence selon les points du réseau et selon les moments – ce qui convenait peut-être mieux au système tribal de la région. En fait, on peut penser que le facteur religieux et le mouvement confrérique ont permis la cristallisation d'une confédération politique dans le cadre d'un territoire plus ou moins défini, sans pour autant que la raison d'être de cette confédération soit essentiellement religieuse.

Il ne s’agit pas là d’un cas isolé dans l’histoire du Maghreb. La Sanûsiya en Libye présente de nombreux points communs et son organisation s’apparente à celle d’une confédération politique du même type que celle des Awlâd Sidi Shaykh. En outre, il apparaît que la déchéance de l’Etat ou tout au moins d’une autorité politique légitime, que celle-ci soit centralisée (cas des pouvoirs centraux) ou organisée en réseau (cas des lignages religieux et confréries), entraîne de fait la désagrégation des tribus. J. Berque parlait du processus de fragmentation des grandes entités tribales, auquel répondait l’émergence de lignées maraboutiques. Ce processus de fragmentation dont la pression du bédouinisme paraissait être le signe avant coureur faisait écho lui aussi au déclin de l’Etat[13]. Les tribus makhzen, sans les pouvoirs centraux, étaient elles-mêmes amoindries et ne devaient compter que sur leurs propres forces et, inéluctablement, se désagrégèrent du fait de leur incapacité à institutionnaliser leur pouvoir, à le rendre pleinement légitime. Les tribus raya et du blad as-siba qui refusaient plus l’imposition que le pouvoir central lui-même – du fait du peu de surplus qu’elles produisaient – étaient dépendantes des marchés organisés sous l’autorité et le contrôle des dynasties et des tribus makhzen, qui en assuraient par ailleurs la sécurité. Ainsi, par exemple, lorsque l’armée française arriva dans le Haut Sud-Ouest, elle avait en face d’elle des tribus dont la survie dépendait en grande partie de l’accès aux marchés du royaume du Maroc mais aussi du Tell sous autorité française.

En fait les tribus et l’Etat, plutôt que d’être fondamentalement des entités opposées ou en concurrence, étaient liés et dépendaient parfois les uns des autres. Par ailleurs, les marabouts et les lignages mrabtin, dont l’autorité était reconnue, constituaient les garants de l’ordre tribal et il n’est pas étonnant de voir qu’en dehors des territoires sous dépendance des pouvoirs centraux, les marchés s’effectuaient bien souvent sous l’autorité de ces marabouts et de ces lignages. Lorsque les tribus refusaient l’Etat ou plus exactement une dynastie ou ses dirigeants pour des raisons précises, elle s’organisaient tout de même bien souvent autour d’une autorité qui était acceptée généralement du fait de son caractère sacré. Ce fut notamment le cas des tribus qui se regroupèrent, dans le Haut Sud-Ouest, autour de Mcâmmar, aïeul de Sidi Shaykh. La vision de la tribu comme étant un groupe égalitaire et refusant l’Etat est de fait une représentation romantique. Pierre Bourdieu signalait déjà l’importance des rapports inégalitaires, de la logique de l’honneur et du prestige dans la constitution même des tribus.

« Telle famille ou fraction [disait-il] vient se mettre sous la protection de la famille au grand nom, parée d'ancêtres légendaires ou d'un chef glorieux et marqué par la faveur divine, ou encore d'un personnage maraboutique influant, et, moyennant une redevance, se développe à son ombre, la protection temporaire venant naturellement à s'étendre aux descendants du protégé » (1985 : 77-78).

Les pratiques de compétition, de défi et de protection induisent et transforment en effet les hiérarchies tribales et les rapports de pouvoirs en milieu tribal (Bonte, 2004)[14]. Elles suggèrent, en outre, la capacité d’adaptation des systèmes tribaux dans un contexte étatique et même de création d’un ordre étatique à partir d’un cadre tribal.

Le thème des rapports tribus/Etat a été également abordé par un autre biais. L’approche stimulante d'Emile Masqueray (1983 [1886]), inspirée notamment par le travail monumental de  Hanoteau & Letourneux (2003 [1873]), se centre en effet sur la question de l’émergence, au Maghreb, de cités Etats sur le modèle des cités antiques. On sait que la philosophie politique et les réflexions sur l'Etat se sont intéressées très fortement à la question de la naissance de l'Etat. La cité antique grecque demeure, dans une grande mesure, la référence des analyses de l'émergence de l'Etat et, pour certains, de la politique (Arendt, 1995 ; Finley, 1985). La perspective qu'adopte Emile Masqueray – influencée par la grande question de son époque, qui fut celle de l'apparition de l'Etat – éclaire notre propos car il aborde la place du système tribal dans les cités berbères du Maghreb. Ses observations ont été menées dans la seconde moitié du XIXe siècle, entre 1872 et 1886, mais encore aborde-t-il des cités n'ayant pas été transformées par la Colonisation et qui restent dans une grande mesure celles de l'ère pré coloniale. 

Ce qui pour nous est intéressant c'est que ces cités, que l’auteur rapproche des cités-Etats de l'Antiquité, articulent – de différentes manières selon qu'il s'agit des cités kabyles ou de l'Aurès ou encore du Mzab – l'organisation politique villageoise aux systèmes politiques des tribus et confédérations qui les composent. Bien que les cités qu'il observe soient formées de familles (et par extension de tribus ou qu'elles aient des liens avec elles), elles apparaissent, pour Emile Masqueray, comme des groupements socio-politiques supérieurs aux familles et donnant plus de place à l'individu. Ainsi, parlant des cités, notre auteur remarque :

« J'ai cru voir qu'elles procèdent, indépendamment de toute idée religieuse, du désir qu'ont naturellement les hommes de s'assurer la plus grande part possible de liberté personnelle, que loin d'être un prolongement des institutions étroites de la famille, elles se développent en dehors d'elles, et leur sont même contraires dès le premier moment de leur existence » (Masqueray, 1983 : 20).

Cette approche reprend quelque part l'idée d'Ibn Khaldûn que l'esprit de clan s'affaiblit dans le cadre de la vie sédentaire. Toutefois, ce fait est vu chez l'un, Ibn Khaldûn, comme une faiblesse qui entraînerait la déchéance des monarchies et chez l'autre, Emile Masqueray, comme une libération qui aurait permis une organisation politique de type cité-Etat, où l'individu aurait toute sa place. Encore observe-t-on que le cadre tribal ne disparaît pas simplement et qu'il est au contraire mis en adéquation avec le cadre de l'organisation politique villageoise. La tribu conserve alors un rôle plus ou moins important selon la nature de l'organisation villageoise. Elle a par exemple plus de poids dans les cités de l'Aurès.

Outre le rapport des tribus dans le cadre de l'apparition de cités Etats maghrébines, Emile Masqueray pose aussi la question de l'émergence de l'Individu, en tant que catégorie, dans le Maghreb pré-colonial, dans un environnement essentiellement tribal. On sait avec Louis Dumont (1983) que la question de l'Etat contemporain et de l'idéologie contemporaine est indissociable de celle de l'individualisme. L'émergence de l'individu dans les cités du Maghreb pré-colonial, en lien avec les structures tribales, nous incite à penser qu'aborder les rapports tribus Etat, c'est entre autres aborder la place de l'individu et de l'individualisme dans la société pré-coloniale. Emile Masqueray nous indique en effet que les tribus, que nous qualifions habituellement de structures holistes, ont pu être associées à des formes d'organisation politique de type individualiste ou tendanciellement individualiste.

Ce survol des rapports tribus Etat dans le Maghreb du XIVe au XIXe siècle nous permet ainsi de voir à quel point ils furent importants mais aussi et surtout complexes. En effet, le rôle des tribus ne se limitait pas seulement à la quête du pouvoir central ou à son refus. Il variait selon la nature des Etats et les endroits. Loin d’être essentiellement des rapports d’opposition, les rapports tribus Etat semblaient plutôt être complémentaires et dialectiques. Ce rapide survol tend ainsi à suggérer la capacité d’adaptation du modèle tribal dans un cadre étatique ou vis-à-vis d’un pouvoir politique relevant de catégories religieuses. L’avènement de l’Etat colonial allait cependant modifier les rapports et le poids politique des tribus. Mais ceci est une autre histoire.

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Lacroix, N. & De La Martinière, H. M. P., Documents pour servir à l’étude du Nord Ouest africain, T. 2, Lille, L. Danel, 1896.

Laroui, A., L'histoire du Maghreb, un essai de synthèse, Paris, Editions Maspero, 1970, 2 tomes.

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Tapper, R., (ed.), The conflict of Tribe and State in Iran and Afghanistan, London, Croom-Helm, 1983.


Notes

[1] Ibn Khaldûn indique par ailleurs l'importance de l'esprit de clan. « Il engendre la capacité d'autodéfense, de résister, de se protéger et de faire valoir ses droits : toute chose impossible pour quiconque a perdu son esprit tribal » (1967-68 : 219). Néanmoins, il est conscient aussi de l'importance des qualités individuelles : « On a vu que la gloire (majd) est fondée sur l'esprit de clan et le groupe tribal. Elle dépend aussi d'un détail complémentaire qui la perfectionne : c’est-à-dire des qualités (personnelles) (khilal) » (1967-68 : 221).

[2] D'une certaine manière et compte tenu de ce fait, il nous semble que subsiste encore l’idée de la tribu en tant que système naturellement en expansion (tout au moins l’esprit de clan) et qu'une tribu n'ayant pas de visée expansionniste ne serait pas réellement une tribu.

[3] Abdallah Laroui souligne que ce système existait déjà sous les Fatimides mais qu’il fut surtout développé à l’époque des Marinides, Zayyanides et Hafsides. Il fut particulièrement utilisé par les Zayyanides, la dynastie la moins puissante. Le système du Makhzen se développe spécialement à cette époque.

[4] Il indique en effet que «Les plaines agricoles étaient depuis longtemps déjà contrôlées par les chefs mercenaires hilaliens, dont l’autorité n’avait cessé de se consolider ; mais depuis longtemps aussi la guerre n’était plus leur métier, leur lien avec l’autorité s’était relâché, et surtout l’agriculture elle-même avait décliné ; s’ils avaient donc eu la possibilité de devenir des chefs féodaux au sens normal du terme, celle-ci s’était vite évanouie ;  alors, l’important n’était plus de contrôler des terres mais des hommes. Par quel moyen ? Par l’utilisation de la structure tribale hilalienne comme forme d’organisation politique. Les populations locales s’intégrèrent par nécessité aux différentes subdivisions tribales : c’est la matière humaine qui remplissait un cadre formel seul alors disponible. Cette structure hilalienne, de biologique ou sociale, devient essentiellement une forme d’administration, de gouvernement local. Par là même, elle pouvait à chaque instant fournir les bases d’une féodalité, si des conditions de paix relative ramenaient l’agriculture à un certain niveau de régularité et d’intensité, et si le renforcement du pouvoir central arrivait à imposer aux chefs une mentalité, un comportement et un statut d’obéissance et de service. » (Laroui, 1970, t. 2 : 19-20).

[5] Lahouari Addi (1985 : 23) reprend en effet la logique du cycle tracé par Ibn Khaldûn lorsqu'il parle de lien dialectique cité-tribu. Aussi préfère-t-il parler de pouvoir d'Etat incrusté dans une ville érigée en capitale, plutôt que d'Etat dans le cadre du Maghreb pré-colonial (1985 : 24).

[6] Lahouari Addi indique que « La rébellion permanente de la tribu raya découle de ce que la faiblesse du surplus ne tolère pas la ponction de l'impôt. La tribu makhzen, située aux alentours de la ville où siège le pouvoir central, n'a aucun moyen de résister à la levée de l'impôt, d'où sa collaboration » (1985 :  25). 

[7] La confrérie shaykhîya, du nom de son fondateur, s'inscrit dans l'ordre de la Chadhûlîya.

[8] « Alors que toutes les "tarîqa" ont été incapables de résister à la campagne entreprise contre les confréries par le mouvement réformiste actuel ('islâhiyya) et le nationalisme anti-colonialiste, la confrérie de Sidi Cheikh demeure entourée de reconnaissance et de respect chez les dirigeants [il s'agit de ceux de l'Etat indépendant algérien] comme chez les masses populaires » (Boubakeur, 1990 : 30). 

[9] Par commodité, on gardera zawiya au pluriel comme au singulier (le pluriel est normalement zawiyât).

[10] Il ne s’agit pas encore d’un Etat, ni même d’un Etat traditionnel car il n’a pas d’armée régulière. Son autorité ne repose donc pas sur sa capacité de coercition physique.  

[11] Nous pouvons d'ailleurs établir un parallèle avec l'organisation politique de la Sanûsîya en Libye (Evans Pritchard, 1949). Sur les liens tribus, zawiya, confédérations politiques, cf. notamment Constant Hamès (2004).

[12] Pierre Bonte (1982) montre comment, dans le cas de l'Adrar mauritanien, des conflits de succession ont pu donner naissance à un Etat.

[13] En ce sens, Jacques Berque remet en contexte les critiques véhémentes à l’égard des tribus bédouines telles qu’elles apparaissent dans le nawazil mazûna, mais aussi chez Ibn Khaldûn. 

[14] Ricardo Bocco et Tariq Tell (1995 : 28, n 6) indiquent, en ce qui concerne le Moyen-Orient, que les pratiques du khawa (tribut payé aux chefs tribaux en échange d’une protection) et du ghazw (rezzou) étaient « l’expression d’un système de valeurs et (qu’elles) constituaient en même temps des mécanismes d’adaptation écologique, de réallocation des ressources et de redistribution du pouvoir. (Elles) établissaient une hiérarchie entre groupes et participaient à la territorialisation des espaces tribaux dans les steppes, contribuant ainsi à la production d’un ordre tribal ».

 

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