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Les enfants privés de famille en Algérie

Insaniyat N°41 | 2008 | Enfance et socialisation | p.67-81 | Texte intégral


Children deprived of Family

Abstract: This article considers children deprived of family in Algeria. These children are taken care of in institutions called homes for needy children (FEA).These homes are increasing in number despite the progress noted here and there and a lot remains to be done to improve the care in these institutions. Specialists and government members are equally preoccupied by overcoming this institutionalisation, mainly the “kafala” (legal and benevolent charge).
This work has rightly taken this situation into account and has brought some recommendations.

Keywords: children deprived of family - home for children in care - Kafala - legal guard - impact - gradual change.


Badra MOUTASSEM-MIMOUNI : Professeur, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


Cet article présente les résultats d’une étude[1] que nous avons réalisée pour le ministère de la Solidarité Nationale avec le soutien de l’UNICEF, ayant pour titre : « Les foyers pour enfants assistés : état des lieux et perspectives. Propositions pour la désinstitutionnalisation de la prise en charge des enfants privés de famille en Algérie » (2006)[2].

Sur le plan psychologique, l’approche théorique s’alimente des recherches internationales et nationales sur les effets des carences de soins maternels et paternels (voir bibliographie). Elle met en exergue l’importance des liens parents/enfants et le rôle de ces derniers en tant que figures parentales servant de référents fondamentaux pour la structuration de la personnalité de l’enfant et de sa socialisation. Sans amour, sans éducation adaptée aux besoins d’attachements (Bowlby, 1952 ; 1978) et de soins des jeunes enfants (R. Spitz, A. Freud, etc.), ces derniers quand ils ne se laissent pas mourir, sont la proie de souffrances qui mènent à différentes pathologies organiques, psychosomatiques et psychiatriques graves. Ces résultats ont été confirmés dans différents pays et cultures dont l’Algérie (M. Boucebci, A. Yaker, B. Moutassem-Mimouni, S. Hachouf, etc.).  

La carence des soins maternels est une notion assez récente mais déjà  les prémices étaient annoncées par les études sur « les enfants sauvages » durant le XVIIIe-XIXe siècles. La première tentative de rééducation d’un enfant sauvage « Victor le sauvage de l’Aveyron » a été réalisée par Itard. Au début du XIXe siècle, les observations des médecins ont signalé la détresse des enfants dans les hôpitaux (pour plus de détails, cf. J. Ajuriaguerra, in Manuel de psychiatrie de l’enfant, Masson, 1978).

C’est A. Freud et D. Burlingham (Enfants sans famille, 1946) ainsi que R.A. Spitz (Hospitalisme et dépression anaclitique) qui, les premiers ont fait des  observations cliniques très minutieuses et qui ont montré que l’enfant séparé de sa famille et placé en institution souffre de troubles graves sans rapport avec une quelconque maladie physique mais qui reviennent à l’absence d’une figure maternelle stable et sécurisante. Ces troubles sont appelés « carences affectives ».

Par la suite, d’autres recherches montrent qu’il n’y a pas qu’un manque affectif d’où le changement à partir des années 50 – 60 (J. Bowlby : monographie de l’OMS, Genève, 1951 ; cahier n° 14 de l’OMS, 1962) les chercheurs vont parler de « carences de soins maternels » : 

La carence de soins maternels indique un manque en apport émotionnel, affectif, social et cognitif, ce dernier a été appelé par J. de Ajuriaguerra « désafférentation sensorielle. » Ceci implique que l’enfant ne manque pas seulement d’affection, mais il manque de stimulations sensori-motrices, intellectuelles, sociales, ce qui bloque l’élan à l’interaction et empêche le développement des « compétences socles » (H. Montagner, 1998) sur lesquelles vont s’établir les acquisitions sociales et affectives, mais aussi scolaires ultérieures,

Ces pathologies sont déclenchées dans trois situations de carences que sont la discontinuité des relations due à la séparation, l’insuffisance d’interactions que sous-entend la carence (institution) c'est-à-dire la pauvreté des interactions tant physiques, psychiques que sociales. Et enfin, la distorsion des interactions par la mère ou les parents ou en institution par les personnels de soin et éducateurs par des maltraitances manifestes ou larvées.

Dans ce travail, nous allons centrer notre réflexion sur la situation de « carences de soins maternels » que constitue l’institution et qui s’exprime essentiellement par la mauvaise qualité de la prise en charge, la discontinuité de la relation et l’absence d’une figure maternelle stable malgré une kyrielle de personnels ; ce qui morcelle l’enfant. Le manque d’hygiène caractérise la plupart des institutions enfin la désafférentation sensori-motrice, intellectuelle, sociale par le manque d’activités dans ces différents domaines ; ce qui maintient l’enfant en état de dépendance totale de la bonne volonté ou de l’incompétence de l’institution. On ne tient compte ni de ses besoins réels ni de ses désirs. Il doit se conformer au programme, aux heures de soins décidés en dehors de sa demande, de sa détresse. Peu à peu les enfants qui arrivent à survivre se conforment au désir de l’institution : ils ne pleurent plus, ne réclament plus et se contentent de prendre ce qu’on leur donne au moment où on leur donne.

Les troubles graves que présentent les enfants vivant en institution affectent particulièrement la généralisation, la conceptualisation, la compréhension le langage (acquisition tardive, pauvreté et stéréotypie), opératoire. Vivant au jour le jour sans repères affectifs permettant de fixer les moments « mémorables », la mémoire à long terme est gravement affectée. La connaissance et le contrôle du corps propre sont limités par la mauvaise qualité des soins et le manque d’expériences affectives. Enfin, les relations interpersonnelles sont elles aussi restreintes, par le manque d’interactions chaleureuses avec les adultes de leur entourage.

Tous ces manques sont à l’origine d’une grande morbidité, d’une mortalité infantile élevée et de retards moteurs, mentaux et handicaps de toutes sortes.

Partant de ces préoccupations, l’objectif de l’étude est de faire l’état des lieux de la prise en charge institutionnelle dans les ‘foyers pour enfants assistés’ réservés aux enfants privés de famille dans l’objectif d’envisager des changements pour l’amélioration de la prise en charge de ces enfants et de disposer de données quantitatives et qualitatives pour élaborer une stratégie dans une dynamique de désinstitutionalisation progressive de la prise en charge des enfants privés de famille. L’étude repose donc les principales questions concernant la prise en charge de ces enfants : jusqu’à quel point l’institution est en mesure de remplacer une famille ? Où en est la prise en charge institutionnelle (foyers pour enfants assistés ou FEA) ? Quels sont les problèmes et lacunes ? Et comment désinstitutionnaliser, ne serait-ce que partiellement cette prise en charge ?

Pour répondre à ces objectifs, nous avons commencé par analyser et synthétiser des travaux de recherche existant sur la question dans le contexte algérien (M. Boucebci, 1974, 1978 ; B. Moutassem-Mimouni, 1980 ; 1999 ; 2000 ; 2001 ; S. Hachouf, 1992 ; etc.) ainsi que les rapport d’étude du Conseil National Economique et Sociale (rapport CNES, 2000), CENEAP (2002), Comité des Droits de l’Enfants (CDE, 2005), etc.

En un deuxième temps, nous avons fait l’analyse des institutions échantillon sur la base d’entretiens cliniques, d’observations et de fiches techniques. Des entretiens ont concerné les personnels, les pensionnaires et des responsables. D’autres entretiens ont été fait avec des mères célibataires.  

L’enquête à porté sur les FEA pour enfants privés de famille âgés de 0 à 6 ans (pouponnières) et de 6 à 19 ans dans trois wilayas échantillons : Oran, Annaba, El Taref : deux pouponnières (de 0 à 6ans), deux FEA filles (de 6 à 19ans) et deux FEA garçons (de 6 à 19ans).

Les principaux résultats mettent en exergue une relative stabilité des abandons d’enfants dans les institutions depuis les années soixante-dix : une moyenne de 3000 (trois mille) enfants passe chaque année par les institutions de l’Etat (déposés en pouponnières, dans les maternités, trouvés sur la voie publique). Si l’on tenait compte de ce chiffre, le nombre de naissances illégitimes a diminué compte tenu de l’augmentation du nombre de femmes en âge de procréer, mais il est bien sûr très difficile de déterminer le nombre exact de naissances hors mariage dans la mesure où beaucoup d’enfants passent par des circuits informels : ils sont donnés en adoption définitive à des familles qui vont les inscrire à l’état-civil comme étant leur propres enfants légitimes, ils sont gardés par la mère ou grand-mère, sans oublier les infanticides, les avortements, etc. Cette difficulté de cerner le nombre d’enfants nés hors mariage est aggravée par le nombre d’enfants issus de mariages religieux qui ne sont pas légitimés par le mariage civil, ainsi on rencontre parfois des chiffres faramineux de vingt mille et parfois plus selon certaines sources peu fiables.  

Le nombre d’institutions d’accueil[3] est passé de trois ou quatre durant les années soixante à 14 en 1980 et 35 en 2006 (dont 22 pouponnières pour les moins de six ans et 13 foyers pour les enfants âgés entre 6ans et 19ans), auxquels il faut ajouter les FEA gérés par les associations (deux pouponnières de l’association d’aide aux familles d’accueil bénévole –AEFAB- et une structure de ‘Village SOS’) qui ne sont pas toujours comptabilisées.

La capacité d’accueil de ces institutions est élevée avec un taux d’occupation de 69% seulement.

Le nombre total de pensionnaires, dans l’ensemble des foyers (FEA) en septembre 2006, est de 1896 dont 474 selon le ministère sont des adultes ce qui représente 25% de l’ensemble des pensionnaires. Notre étude montre que 60% des pensionnaires dans les Foyers (pour enfants de six ans et plus) d’Oran, de Annaba et d’EL Tarf sont des adultes valides ou handicapés. Ce chiffre n’est pas en contradiction avec le précédent qui est calculé sur la population globale des FEA tous âges confondus, mais calculé sur la population des foyers accueillant les plus de six ans (qui sont au nombre de 13), ce chiffre avoisine les 60%. Ce dernier chiffre a également été confirmé lors des séminaires de dissémination qui se sont déroulés en 2007 (Oran, Alger et Constantine) dans les différentes régions et qui ont réuni les professionnels venant de toutes les wilayas du pays. Cette concentration d’adultes présentant souvent de gros handicaps (en moyenne, un pensionnaire sur quatre est handicapé) posent d’énormes problèmes de prise en charge dans la mesure où ces foyers n’ont ni les moyens matériels ni les moyens humains pour prendre en charge des populations gravement dépendantes.

La présence d’adultes valides, qui parfois travaillent, sont mariés et ont des enfants, pose des problèmes de partage de l’espace. En effet, ces derniers ont du mal à être indépendants et même quand ils travaillent, ils viennent s’approvisionner dans la cuisine de l’institution. Ils constituent des modèles pour les plus jeunes qui ne voient pas d’issue à leur vie dans les foyers et disent « quand je serais grand j’irais habiter avec mes grands frères ». Les adultes s’immiscent dans l’éducation des plus jeunes et viennent parfois menacer les éducateurs et casser leur action éducative. Ils sont parfois violents envers les éducateurs ainsi qu’envers les pensionnaires plus jeunes. D’autre part ces adultes n’ont souvent aucun projet d’avenir. Présentant une instabilité psychologique et professionnelle, ils sont souvent au chômage et subissent la mal vie, l’isolement en plus du sentiment de non valeur, de rejet par les « autres » (ceux qui ont une famille disent-ils) rend leur projection dans l’avenir très difficile (Moutassem-Mimouni, 1999).

Quand 60% des pensionnaires sont des adultes comme le montre le tableau suivant, il est difficile de parler d’enfants ; ce qui nécessite un assainissement de la situation à ce niveau.

Tableau n° 1 : Les pensionnaires des FEA Oran, Annaba, El Tarf

Pensionnaires

Agés de - de 20ans

Agés de +de20 ans valides

Agés de +de 20ans handicap

Total

Oran FEA G.

34%

37,4%

 28,6%

 100%

Misserghin

FEA F.

27,4%

24%

 51%

 100%

Annaba FEA F

47,6%

35,7%

 16,6%

 100%

El-Tarf FEA G.

61%

 39%

  ---

 100%

Total

40,7%

 34,3%

 25 %

 100%

Source : B. Moutassem-Mimouni (MESN- UNICEF, 2006).

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, est apparu un changement majeur dans les catégories des enfants recueillis au sein des foyers pour enfants assistés : alors que durant les décennies précédentes, 70 à 80% des pensionnaires étaient des enfants « abandonnés » à la naissance, actuellement 70% des pensionnaires sont des gardes judiciaires (GJ) ayant leur mère ou une famille dont certains viennent de différentes régions du pays en particulier de la région ‘centre’ qui ne dispose, en dehors des pouponnières, d’aucun foyer pour les enfants et adolescents. Ces enfants et adolescents ne sont pas forcément des enfants délaissés par leurs parents, mais la plupart d’entre eux sont soit en ‘danger moral’, soit ont commis des délits mineurs (vols, vagabondage, consommation de drogues, etc.) et comme les centres spécialisés de rééducation (CSR) sont surchargés ou simplement inexistant comme c’est le cas pour la région ‘centre’, ils sont placés dans les foyers pour enfants assistés des autres régions.

Ce changement dans l’origine des pensionnaires des ‘foyers’ est en grande partie dû à l’augmentation du taux de placement en kafala[4] (pour exemple, à la pouponnière d’Oran : 98% des enfants admis ont été placés en kafala en 2006) qui a permis de désengorger les pouponnières et de participer à une désinstitutionnalisation de fait des foyers. Ainsi les foyers pour les plus de six ans ne reçoivent que des gardes judiciaires ou des enfants handicapés qui n’ont pu bénéficier de kafala. Les enfants handicapés ont beaucoup moins de possibilités d’être pris en par des familles.

Le fait que les enfants et adolescents disposent d’une famille nécessite un changement dans les options de prise en charge. L’institution doit agir de manière à garder des liens avec les familles restreintes et élargies, d’arrêter les placements intempestifs des enfants et adolescents en danger moral vers des wilayas éloignées.

L’augmentation de la kafala (grâce au décret exécutif portant changement de nom, de 1992[5]), l’amélioration des conditions de prise en charge ont eu un effet bénéfique ayant permis la baisse du taux de mortalité. La mortalité relativement très faible par rapport aux années quatre-vingt (elle était de 60% soit six cent pour mille au niveau de la pouponnière d’Oran, elle gravite actuellement entre 6% et 20%, selon la fluctuation de la kafala, selon le nombre d’admissions et selon les capacités d’accueil des pouponnières) reste quand même plus élevée que
la moyenne nationale de mortalité infantile qui est de 31,2 pour mille[6] (en 2002 contre 44 pour mille en 1992,  Enquête Algérienne sur la Santé de la Famille, 2002). Elle varie d’une pouponnière à une autre, ce taux manque de stabilité : à Oran, il passe de 120 pour mille en 2001 à 17,5 pour mille en 2003 et presque 100 pour mille en 2004. Pour Annaba, les taux de mortalité sont non seulement, de deux à dix fois plus élevés que ceux d’Oran, mais en plus la fluctuation va du simple au double : 2002 le taux est de 114 pour mille, en 2003, il est de 230 pour mille. Ce taux est extrêmement élevé, d’une période à une autre. Son augmentation est en lien direct avec la baisse des sorties en kafala, avec l’augmentation du temps de réflexion accordé à la mère et selon la surcharge des pouponnières dont le personnel est fixe et ne peut suivre les fluctuations des admissions parfois très importantes : certains jours la nourrice peut avoir jusqu à 10 ou 12 enfants !

Les problèmes des foyers sont également liés aux moyens matériels et au personnel : bien que les budgets de ces foyers soient en augmentation, ils restent encore insuffisants. Les études (CNES, 2000 ; B. Moutassem-Mimouni, 2006; Rapport du comité des droits de l’enfant, 2005) signalent la vétusté des structures et du matériel, ce qui rend leur gestion difficile. L’ancienneté de certaines bâtisses nécessite d’importants frais d’entretien dont les foyers ne disposent pas.

La qualité du personnel constitue un facteur qui empêche une prise en charge optimale des enfants privés de famille : notre étude montre qu’un tiers du personnel est dans une situation de précarité puisque il est constitué de vacataires, filet social, emploi jeune et pré emploi. Et, moins du tiers du personnel a un niveau scolaire secondaire (20,5%) et universitaire (10%) et la grande majorité se partage entre le niveau primaire ou sans aucun niveau (43%) et le niveau de l’enseignement moyen (26,5%).

La plupart des personnels éducatifs n’ont bénéficié ni de formation spécifique, ni de formation continue, ni de recyclage et souffrent d’un sous encadrement pédagogique chronique qui affecte la résistance des nourrices et éducateurs (trices). Il faut bien sûr ajouter à ces facteurs, la cherté de la vie, l’usure du pouvoir d’achat, la faiblesse des salaires, etc.

Tableau n° 2 : Statut des personnels des FEA (2006)

Statut

Permanent

Vacataires

Emploi jeune/

Filet social

Global

FEA Garçons Oran

56%

27%

17%

100%

FEA Filles Misserghin.

61%

27%

11%

100%

Pouponnière d’Oran

69%

24%

7%

100%

FEA Filles Annaba.

 67,4%

26,5%

6%

100%

FEA garçons ElTarf

70%

23,5%

6,4%

100%

Pouponnière de Annaba

74%

18,2%

7,5%

100%

Totaux

65,7%

25%

9,4%

100%

Source : B. Moutassem-Mimouni (MESN- UNICEF, 2006).

Partant de ces problèmes, de nombreux facteurs de carences affectives sont à relever : une mauvaise qualité de la prise en charge (discontinuité de la relation, absence d’une figure maternelle stable et absence de figure paternelle) ; manque d’hygiène ; désafférentation sensori-motrice, intellectuelle, sociale ; manque de stabilité et de sécurité. Ces carences sont à l’origine de troubles sur les plans  physique (morbidité, mortalité, atrophies et handicaps) psychologique et/ou social (retard psychomoteur, troubles du langage, de la relation sociale, psychoses, arriérations, etc.)..

Nos études depuis plus de trente ans sur ces foyers nous ont permis de montrer la gravité de la situation des enfants privés de famille dans les institutions d’accueil d’autant plus que ces enfants sont souvent défavorisés dés le départ et ont besoin de soins adaptés au cas par cas, compte tenu de leur « passé fœtal ». En effet, pour la plupart, ces enfants ont déjà subi de graves maltraitances, carences, etc. avant même de naître. Des entretiens avec des mères célibataires, avec des personnes ayant approché ces femmes, des mémoires de licence que nous avons encadrés, tout cela nous a permis de déterminer des facteurs de vulnérabilité des enfants nés hors mariage. Le développement du sujet s’édifie sur la base de facteurs internes et externes. Les facteurs héréditaires et biologiques sont importants bien qu’insuffisants pour un bon développement sans l’intervention du milieu qui va aider à l’actualisation des potentialités (Reuchlin et col. ‘Milieu et développement, 1980) de l’enfant.  

Les enfants abandonnés à la naissance cumulent des facteurs de risque  tant sur le plan biologique que sur celui des facteurs du milieu[7] : l’examen des conditions prénatales montrent d’une part, qu’un certain nombre d’enfants abandonnés sont de mères débiles ou malades mentales ; les antécédents pathologiques parentaux sont considérés comme facteurs de vulnérabilité pour les enfants. D’une autre part, les enfants abandonnés sont non désirés (sans omettre les effets inconscients que l’absence de désir chez la mère peut avoir sur le fonctionnement de son propre organisme et par voie de conséquence sur le fœtus), la mère va tenter d’arrêter la grossesse par tous les moyens : l’utilisation de plantes, de médicaments et même de comportements violents : sauter « je montais sur une table et je sautais, je descendais les escaliers en courrant » dira Lamia 17 ans. Se « donner des coups de poing sur le ventre », « porter un bandage serré » pour l’empêcher de paraître, « je portais deux gaines », dit Karima, 21ans, etc.) « Ould h’ram, il n’a pas voulu tomber » dira cette dernière avec colère.

A cela il faut ajouter les conditions d’accouchement : ces femmes quand elles arrivent à se réfugier à l’hôpital, vivent dans la peur d’être reconnues en plus de la peur de l’accouchement et du sentiment de solitude. Souvent les femmes vont dans d’autres wilayas et se privent ainsi de tout soutien amical ou familial. Des études de cas (Othsmane, Oran, 2002) montrent que la jeune femme enceinte vit un stress énorme qui génère un authentique syndrome post-traumatique (PTSD) s’exprimant par des troubles tant psychiques que somatiques avec des troubles du sommeil, de l’appétit, apparition chez certaines de réactions anxieuses ou de véritables crises de panique, des crises de colères, d’agressivité. Naima 18ans (accompagnée de sa maman, elle vient de la wilaya de Tlemcen) ne voulait pas abandonner son enfant, elle tourne en rond, passe d’un état de désespoir et d’abattement à un état d’agitation quasi-délirante avec des pleurs, des cris, paroles tournant autour de l’abandon. Les troubles du sommeil et de l’appétit, les cauchemars et insomnies l’ont transformée en spectre : maigre, le regard fixe ou complètement affolé[8].

Celles qui ne peuvent pas ou n’osent pas aller à l’hôpital, accouchent dans des conditions précaires parfois seules, parfois avec des personnes peu expérimentées. Toutes vivent dans des conditions de stress effarant.

Les recherches démontrent que le stress provoque des réactions hormonales qui risquent d’agir sur le métabolisme du fœtus. La cortisone est identifiée comme l’hormone du stress chronique et semble avoir des effets très négatifs sur l’organisme (Landfild[9]) ce qui risque d’être à la base de graves perturbations pouvant expliquer en partie la présence de handicaps lourds (Infirmité Motrice Cérébrale, hydrocéphalie et macrocéphalie, spina bifida, etc.) et le fort taux de morbidité et de mortalité. 

Aider les mères à garder l’enfant n’est pas toujours « la solution », mais il faut étudier les motivations de ces femmes,  évaluer leur niveau de maturité psychologique, évaluer le soutien social possible, avant toute décision. Nous avons rencontré des cas[10] qui ont gardé leur enfant, mais n’ont pu lui donner les soins et l’affection nécessaires.

Pour palier à une telle situation, des recommandations ont été élaborées, les plus importantes tournent autour de :

La formation des différents personnels qui ne peut porter ses fruits que si la philosophie de la prise en charge change : il ne s’agit pas d’abriter mais d’éduquer, l’institution n’est pas « sa maison », mais doit être considérée comme un ‘internat temporaire’ qui ne constitue en aucun cas un foyer !  

La kafala et la garde payante : nous avons vu que la kafala a permis d’améliorer les conditions de prise en charge, a désengorgé les institutions, a permis de réduire le taux de mortalité et de morbidité, mais elle a besoin d’être améliorée pour la prévention des rejets et restitutions et à défaut d’adoption, l’Etat doit veiller à l’application de la concordance de nom de l’enfant makfoul avec les kafils (décret exécutif, 1992) et à faciliter l’inscription de l’enfant sur le livret de famille de ses parents kafils. Les parents kafils doivent bénéficier des mêmes droits et mêmes devoirs que les parents biologiques et doivent être les tuteurs légaux de leur enfant. L’adoption doit être étudiée avec sérénité et raison.

Il est primordial de redéfinir la garde payante, et de revaloriser la pension pour faciliter l’accueil des enfants en garde judiciaire dont les parents sont en prison ou en difficulté de longue durée.  

Nous avons également proposé  la création d’un ‘conseil de famille’ pour assurer un suivi et un soutien, quand cela s’avère  nécessaire, aux familles d’accueil (garde payante) et aux familles qui ont la kafala.

La désinstitutionnalisation peut être facilitée par des mesures de protection des femmes en situation de précarité et  de soutien aux mères célibataires qui désirent garder leur enfant. 

La naissance d’un enfant vient de rapports sexuels entre un homme et une femme, il est essentiel de responsabiliser les deux sexes de manière à ce que la responsabilité ne tombe pas sur les femmes qui sont souvent acculées à abandonner l’enfant. Nombre d’entre elles seraient prêtes à garder leur enfant si le partenaire accepte de le reconnaître, d’où la nécessité de recherche en paternité (analyse ADN)[11]

Il faut souligner les dangers du mariage religieux qui accroît le nombre d’enfants sans reconnaissance paternelle ce qui accroît les abandons à court ou moyen terme compte tenu de la précarité qu’une telle situation impose aux mamans et à ces enfants.

Beaucoup de mères célibataires qui ont gardé leur enfant contre vents et marées sont en difficulté ou vivent dans des conditions de grande précarité ce qui accroît les risques de violences (voir rapport CRASC sur les violences à l’égard des femmes en Algérie, 2007) de maltraitances ou de mauvaise prise en charge matérielle (malnutrition par exemple) et affectives (négligences, etc.). L’aide à ces mères peut se faire à trois niveaux. Le premier niveau consiste en un soutien financier et/ou insertion socioprofessionnelle. Nous avons vu plus haut que le nombre d’enfants en garde judiciaires augmente de plus en plus et un certain nombre d’entre eux est le fait de mères en grandes difficultés (répudiées, divorcées, époux en prison, sans travail, sans ressources, etc.) ce qui implique que cette aide doit être élargie à toutes les femmes qui vivent dans des conditions précaires pour prévenir les abandons précoces ou tardifs des enfants. Le deuxième niveau consiste en un soutien psychologique aux femmes fragilisées mais en mesure de continuer à s’occuper de leur enfant. Et le troisième niveau consiste en un soutien psychologique et un accompagnement à l’abandon de l’enfant compte tenu de l’incapacité psychologique et de l’immaturité de certaines mères.  D’autres ont juste besoin d’être accompagnée dans leur acte d’abandon et le deuil qu’il occasionne. Toute action doit être concertée, étudiée et adaptée à chaque femme en fonction de sa situation sociale, professionnelle, psychologique : chaque cas est particulier.

Les gardes judiciaires ayant une famille sont souvent soumis à des conditions très difficiles dans la mesure où peu de travail de suivi et de soutien est assuré aux familles en difficultés qui se séparent de leur enfant pour différentes raisons. Pour la plupart des enfants, la séparation pourrait être temporaire, mais compte tenu du peu de suivi et de maintien du lien avec les familles d’origine, les enfants peuvent rester indéfiniment dans les foyers pour enfants assistés. Les parents en difficultés pensent que leurs enfants « sont bien ne manquent de rien dans les institutions » et ne mesurent pas les souffrances des enfants ni le risque de voir les liens se distendre entre eux et leurs enfants et des difficultés qui pourraient surgir à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Cet abandon déguisé pourrait être préjudiciable particulièrement pour les filles qui risquent d’être stigmatisées par un long séjour en institution ce qui compromet leur avenir social.

Les mesures suivantes nous paraissent fondamentales pour la protection de l’enfant et de l’adolescent et la préservation de ses droits et de ceux de sa famille :  

- Le placement, retrait, mutation et déplacement des enfants en ‘gardes judiciaires’ (ayant une famille) ne doivent être que temporaires, pour une durée limitée d’emblée, étudiée au cas par cas, en envisageant différentes alternatives.

- Les enfants ayant des familles en difficultés doivent être placés dans des FEA proches de leurs familles afin d’éviter les abandons définitifs.

- Si la famille est dans l’incapacité de reprendre l’enfant, ce dernier doit d’emblée bénéficier d’un parrainage et ou d’un placement en garde payante en veillant à ce que les fratries ne soient pas séparées, dans ces cas, les villages SOS sont plus appropriés pour garder les fratries réunies. 

- Mettre en place un suivi régulier (assistante sociale, psychologue, conseil de famille) de manière à prévenir rejet, maltraitances et violences.

- Pour éviter des maltraitances indirectes par les services juridiques, est proposé la création d’un tribunal de mineurs, de façon à ce que les dossiers soient traités rapidement, éviter les attentes et incertitudes destructrices pour l’équilibre de l’enfant et de l’institution car quand cette dernière ne connaît pas la durée de séjour de l’enfant, elle a du mal à élaborer un projet de vie cohérent pour lui.

La législation en matière de prise en charge des enfants privés de famille a beaucoup progressé durant les trois dernières décennies, mais il reste des changements à opérer et des améliorations à y apporter. Ainsi, compte tenu de l’expérience de terrain, il serait plus profitable pour les enfants de ramener le temps de réflexion donné à la mère au minimum d’un mois, car plus l’enfant séjourne en institution, plus ses chances de survie ou de santé s’amenuisent. Dès l’accouchement, les mères doivent être clairement informées de leur droit et de leur devoir et de délimiter clairement la durée du délai. Là également, il faut tenir compte des particularités individuelles.  

Nous avons rencontré des adultes de vingt, trente et quarante ans en grande souffrance parce qu’ils n’avaient pas de pièces d’identité par manque de nationalité. Protéger les droits de l’enfants c’est lui éviter de telles souffrances, le droit automatique à la nationalité algérienne, (la grande majorité des enfants sont de mère algérienne !) par l’application de l’article 06, du décret 05-01 modifiant et complétant le décret N° 70-86 du 15 décembre 1970 portant loi de la nationalité. Il va de soi que la carte d’identité et le passeport pour l’enfant privé de famille doivent lui être accordés sur sa demande  et/ou de ses parents kafils qui sont ses tuteurs légaux et ne pas attendre l’accord du Wali.

Depuis 2006, une réflexion est engagée par le ministère de la solidarité, avec le soutien de l’UNICEF, en collaboration avec d’autres organismes tels que : les ‘villages SOS’ (Kinder dorf international), Handicap International, l’Association d’aide aux familles d’accueil bénévole (AEFAB), des chercheurs et praticiens algériens et étrangers, pour réorganiser la prise en charge des enfants privés de famille. Des séminaires (8 et 9 décembre 2007, voir compte rendu sur Insaniyat, N°38) sont organisés pour déterminer les besoins en formations,  en organisation et pour déterminer le modèle de prise en charge (modèle de Loczy, Villages SOS, expériences algériennes, etc.). Il ne s’agit pas de  plaquer un modèle mais de s’en inspirer, de se l’approprier et d’intégrer l’expérience accumulée par certaines équipes des foyers (FEA) à travers le territoire national. Il faut rappeler que ce domaine a été très fécond puisque depuis les années soixante, M. Boucebci a ouvert la voie à ses étudiants et dès les années soixante-dix, les travaux et publications n’ont cessé de paraître, sans oublier les études et rapport (CENEAP, CNES, etc.). Le ministère délégué à la famille et la condition féminine commence à activer dans ce domaine, puisqu’un ‘Conseil National de la Famille et de la Femme’ (CNFF) a été installé par le chef du gouvernement le sept mars 2007.

Bibliographie (extrait)

Aroua, A., L’islam et la morale des sexes, Alger, OPU, réimpression 1992.

Bader, J.M., Le stress met les neurones à mort, Science et Vie, oct. 1991, n° 889.

Cyrulnik, B. (Sous la direction), Ces enfants qui tiennent le coup, édition Complexe, 1998.

Cyrulnik, B., Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1998

Gueddana, N., La Tunisie des droits de l’enfant, revue maghrébine de pédiatrie, vol. II, n°2, mars - avril, 1992, Paris, Centre Internationale de l’enfance.

Insaniyat, Le local en mutation, n°38, Oran, CRASC, octobre-décembre 2007.

« De la résistance à la résilience : les enfants abandonnés en Algérie », Colloque sous la direction de B. Cyrulnik, Agen, Ceyrac, 2001.

De la résistance à la résilience : ou comment développer la combativités des personnes violentées », Publication du CNFPH, Numéro spécial : recherche scientifique. De la rencontre « Violence et société », Constantine, 28 février 2001.

Naissances et abandons  en Algérie, Paris, Karthala éditions, 2001 ; 2ème édition, Oran, Ibn Khaldoun, 2004.

Rapport CENEAP, Les enfants abandonnés pour naissance illégitime et les mères célibataires, 2002-2003.

Rapport CNES, Le regard sur l’exclusion sociale : le cas des personnes âgées et de l’enfance privée de famille, CNES, 17ème session plénière, 2000, Bulletin officiel n° 11.

Rapport CRASC MDCFCF, UNIFEM, enquête nationale : les violences à l’égard des femmes en Algérie. Coordinatrice B. Mimouni-Moutassem, N. Remaoun, F.Z. Sebaa, R. Abdelila, Décembre 2006/2007.

Rapport CRASC, le suicide des jeunes à Oran. Chef de projet B. Mimouni-Moutassem, F.Z. Sebaa, M. Mimouni, B. Djaoui, Rapport de recherche CRASC. 2005-2007.

Rapport du comité des droits de l’enfant, 2005.

Reuchlin et col., Milieu et développement, Paris, PUF, 1980.

Sageot, C., Droit d’origine. La parole des acteurs, Paris, L’Harmattan, 1999.

Si Moussi, A., L’enfance abandonnée, un drame non fatal ou le ‘maternage insolite’ comme modèle heureux de dénouement, Alger, Psychologie, n° 2, SARP, 1991.

Spitz, R.A., « Dépression anaclitique », in Psychiatrie de l’enfant, Paris, P.U.F., 1970.

Zinai-Koudil, H., Le passé décomposé, Alger, ENAL, 1992.


Notes

[1] Moutassem-Mimouni, B., Les foyers pour enfants assistés : état des lieux et perspectives. Recommandations pour l’amélioration de la prise en charge des enfants privés de famille dans les FEA et désinstitutionnalisation. Ministère de la Solidarité Nationale et l’UNICEF.

[2] Le ministère va publier l’étude sous forme d’ouvrage.

[3] Décret n°80-83 du 15 mars 1980 portant création, organisation et fonctionnement des foyers pour enfants assistés

[4] Recueil légal bénévole par des familles, l’adoption est ‘interdite par la sharia et la loi’ (code de la famille, 1984)

[5] Décret exécutif n° 92-24 du 13 janvier 1992, modifiant le décret n° 71-157 du 3 juin 1971 relatif au changement de nom.

[6] Le Ministre de la santé a déclaré que le taux de mortalité infantile demeure très élevé comparativement aux pays développés puisqu’il est de 21,7 pour 1000 naissances (apparemment ce taux a baissé entre 2002 et 2006), alors que dans les pays développés 4 enfants décèdent annuellement pour 1000 naissances, in Le Quotidien d’Oran, du 28-11-06.

[7] Moutassem-Mimouni, Badra, Naissances et abandons en Algérie, Paris, Karthala, 2001.

[8] Ce cas est présenté dans le mémoire de fin de licence de Melle Othsmane Amaria, « Le traumatisme psychique et ses symptômes chez la mère célibataire », juin 2002, Université d’Oran, sous la direction de B. Moutassem-Mimouni.

[9] Bader, J.M., Le stress met les neurones à mort, Science et Vie, oct. 1991.

[10] Kaou, Leila et Diabi, Nasrine, Déterminants des mères célibataires qui gardent leur enfant. Mémoire de fin de licence de psychologie clinique, sous la direction de B. Moutassem-Mimouni, Oran 2008

[11] Il faut souligner l’énorme engagement du Ministre de la Solidarité qui a soumis une loi de recherche en paternité par analyse ADN (en 2008).

 

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