La question démocratique dans le Mouvement national algérien 1945 – 1962

Insaniyat N° 25-26 | L'Algérie avant et après 1954 | p.159-177 | Texte intégral

The Democratic question in the Algerian National Movement

 Abstract: The democratic question in a colonial country such as Algeria before 1962 has this in particular that isn’t asked only in institutional terms (system of representation, freedom, and constitutional rights). It is also raised especially in a radical way in affirming the nation as a fact and the Algerian peoples’ political sovereign. What distinguishes the different sections of the national movement is the definition and priority that some and others of these constituents establish between the social class strata that they represent and more essentially the appeal for national independence, for a State constitution endowed with political sovereign attributes.

Key words : representation system - freedom - rights - constitutional laws - political sovereignty - people - citizenship


Daho DJERBAL : Historien, Université d’Alger. Directeur de la revue Naqd.


La question démocratique dans un pays colonial tel que l’Algérie d’avant 1962 a ceci de particulier qu’elle ne se pose pas seulement en termes institutionnels (système de représentation, de libertés et de droits constitutionnels). Elle se pose aussi et surtout de façon radicale dans l’affirmation du fait national et de la souveraineté politique du peuple algérien. Ce qui distingue les différentes composantes du mouvement national, c’est donc la définition et la priorité que les unes et les autres établissent entre les revendications des couches sociales (classes) qu’elles représentent et la revendication plus essentielle de l’indépendance nationale, de la constitution d’un État doté des attributs de la souveraineté politique.

Entre libertés civiques, égalité des droits et libération, la revendication démocratique du peuple algérien va frayer son chemin. Elle s’imposera au parti colonial comme elle le fera face à tous les autres partis qui ne prendront pas en compte ses aspirations à la liberté et son refus de l’assujettissement politique et culturel.

C’est dans cette volonté de s’affirmer comme libre et indépendant que le peuple algérien va se reconnaître et s’identifier dans l’aile la plus radicale du mouvement national. Cette adhésion massive des Algériens dans les rangs du Parti du peuple algérien (PPA), dès 1947, va faire de ce dernier le parti le plus démocratique que l’Algérie ait connu ; elle va lui donner une impulsion telle que lui-même se verra confronté à la question de savoir s’il s’agit de se perpétuer comme organisation de militants clandestins ou comme mouvement politique du peuple tout entier.

Fallait-il dès lors continuer à refuser dans l’ombre le système colonial, ou bien faire plébisciter au grand jour, l’idée de nation algérienne et le principe de l’indépendance algérienne ? Entre la préparation clandestine de la révolution et l’engagement dans le jeu électoral, la question démocratique rebondit au sein même du parti le plus démocratique de l’éventail politique algérien. Quelle voie ? Quels objectifs à définir en priorité ? Quelle force d’organisation et quel type de direction adopter ? Avec quelles forces s’allier ? Parti, mouvement ou front des forces nationales, quel était le centre d’expression le plus apte à contenir le projet et à lui sauvegarder son caractère révolutionnaire ?

Il s’avérera à l’analyse que les divergences au sein du mouvement national étaient plus profondes qu’il n’y eut paru de prime abord. Si pour les uns le problème fondamental est celui de la constitution d’une République algérienne sur une base démocratique, dans l’égalité des droits et des obligations pour toutes les communautés appelées à vivre ensemble et à partager dans la solidarité leur algérianité nouvelle, pour les autres, la question de l’indépendance ne peut être rien d’autre que la reconquête de la souveraineté politique de l’État algérien et la libération du peuple algérien de l’assujettissement politique.

Ainsi s’établit le lien étroit entre souveraineté politique de l’État et libération nationale, entre droit du citoyen et droit du peuple. C’est entre ces deux termes que se profile la question du sujet actif de l’histoire du mouvement national de libération, c’est pourquoi notre propos consistera d’abord en mettre à évidence le cheminement de l’idée de démocratie telle qu’elle se pose aux différentes composantes du mouvement national.

Pour y parvenir, il sera nécessaire de décrire, dans un premier temps, l’état de paupérisation accrue et d’assujettissement de la grande masse du peuple algérien, l’absence totale de perspective d’amélioration de son sort et l’impasse dans laquelle s’est trouvé plonger le système colonial d’oppression, malgré ses tentatives de réforme. De cette situation naîtront les conditions objectives de la radicalisation de la lutte politique, du passage de la revendication de l’égalité des droits à celle de la révolution nationale.

Ce passage posera nécessairement de nombreux problèmes au PPA lui-même, devenu entre-temps Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Pourra-t-il concilier le credo nationaliste avec la volonté d’émancipation politique et de libération sociale des masses populaires, devenues tout à coup sujet actif de l’histoire. C’est de la réponse à cette question que naîtra du PPA-MTLD même le nouveau courant révolutionnaire, celui qui aura assumé jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la lutte armée, la volonté du peuple algérien de se défaire de l’oppression politique du système en place.

Mais le passage de la lutte politique de libération nationale à la forme armée n’aura pas pour autant résolu la question des formes d’expression de la volonté nationale. L’ouverture du Front de libération nationale (FLN) aux représentants de l’ancienne classe politique dite « réformiste » fera réapparaître, dès 1956, la question du système de représentation et de distribution des pouvoirs au nom du peuple algérien en lutte. Des contradictions qui éclateront au sein même de la direction du mouvement de libération nationale et des luttes pour leur résolution, l’Algérie indépendante héritera les séquelles. L’aspect inachevé de ces luttes fera de l’édifice institutionnel de l’État algérien indépendant un système politique hybride où le peuple algérien et la démocratie auront du mal à se reconnaître et à s’exprimer dans la liberté qu’ils auront pendant quelque temps cru avoir conquise par les armes.

C’est donc le processus de cette évolution et l’itinéraire des formations politiques de l’éventail national que nous allons tenter de décrire et d’analyser.

La question de la démocratie dans le cadre des lois et des institutions françaises

Pour les fractions dites « modérées » du Mouvement national

Lors des élections pour la deuxième Assemblée constituante, en juin 1946, le Parti communiste algérien (PCA) se rend compte que plus de la moitié de ses effectifs de 1945 ne lui ont pas renouvelé leur confiance. Il tire de ce verdict électoral que « la question nationale domine toute la vie algérienne » (troisième congrès, 20-21 juillet 1946) et propose alors la constitution d’un front national démocratique où se retrouveraient, outre le PPA, l’UDMA, les oulémas, les socialistes, « les autres organisations progressistes alliées au peuple de France ».

Dans la conception du PCA, la politique d’alliance préconisée s’articule autour de deux principes fondamentaux :

« - il ne peut être de front démocratique sans la possibilité offerte aux paysans, ouvriers et intellectuels de « s’organiser librement dans leurs associations propres, en premier lieu dans les syndicats ouvriers, les groupements paysans et intellectuels et, naturellement, dans le PCA ;

- il ne peut être de front national sans alliance avec le peuple de France. Ainsi, pour ce qui est du statut de l’Algérie, il rappelle que le “ droit à la séparation ne [doit] pas signifier l’utilité de la séparation ” ».

De cette attitude, le PCA se démarquera très peu tout au long du processus qui mènera au déclenchement de la révolution armée en 1954. D’une façon comme d’une autre, le parti restera lié aux formes institutionnelles établies, même s’il préconise leur réforme. L’abandon de la voie légale et le passage à des formes plus radicales de lutte contre l’administration et l’ordre colonial resteront toujours pour lui des solutions aventuristes et de dangereuses provocations. Il faudra attendre la vague d’arrestations, de censure et d’interdiction de séjour de juin-juillet 1955 pour voir enfin le parti passer à la clandestinité et se préparer à la lutte armée[1].

Il est évident qu’outre les liens qui continuent d’atteler le PCA à la stratégie du PCF et, à travers elle, à celle du Kominform, une position nationaliste trop avancée lui ferait perdre l’essentiel de sa base sociale constituée par l’aristocratie ouvrière d’origine européenne. C’est cette base-là qui fera que le PCA refusera jusqu’au bout de s’aligner sur les thèses nationalistes et d’admettre que la nation algérienne est déjà constituée et que sa lutte de libération ne peut être rien d’autre que l’expression de sa volonté de rétablir l’État algérien dans sa souveraineté et le peuple algérien dans ses droits.

En novembre 1950, dans la charte d’unité d’action, le PCA reprend l’idée des droits civiques égaux pour tous, sans distinction de race ni de religion. Il réclame le « suffrage universel dans un collège mixte et unique [qui] sera le terme de cette égalité ». Il est évident que tels propos rappelant que la voie qui devait mener à l’émancipation du peuple algérien ne pouvait être que progressive et ouverte à toutes les communautés n’étaient pas pour entraîner l’adhésion des masses. Ce n’était d’ailleurs pas au peuple algérien qu’on s’adressait mais aux autorités gouvernementales françaises et aux partis politiques.

La problématique de l’UDMA tournait toujours autour du statut de l’Algérie et de la nature de ses institutions. Elle admettait bien comme terme possible de l’évolution un changement de statut pour l’Algérie. Elle le revendiquait même avec une égalité des droits civiques pour tous les Algériens. Mais, tout comme le PCA qui voulait ce changement sur la base d’une large représentation des organisations ouvrières et paysannes affiliées au parti, l’UDMA recommandait « l’union avec les partis démocrates et le peuple de France ». Pour elle aussi, le peuple algérien ne pouvait être que cette grande union des communautés vivant en Algérie et la voie de son affirmation ne pouvait se faire que par le jeu des institutions, par la libre expression de ses représentants, c’est-à-dire par les partis politiques démocrates. Un statut particulier pour l’Algérie faisant de ce pays une République autonome avec un Parlement élu au suffrage universel, tels étaient les termes par lesquels l’UDMA pensait pouvoir progresser vers la suppression de la domination coloniale : « Pour ce qui est des distinctions actuelles consécutives au régime colonialiste […] avec le temps et l’introduction de réformes économiques et sociales […] [elles] s’aboliront d’elles-mêmes. »

À aucun moment, donc, n’est apparue l’idée d’une rupture totale d’avec les institutions et d’avec le mode de représentation en vigueur. Ce ne pouvait être que dans le cadre des lois françaises et des partis constitués que l’affirmation des libertés démocratiques devait se faire et, quand bien même on arriverait à concevoir l’idée d’une République algérienne, c’était toujours dans le cadre de l’Union française, et dans la coexistence des communautés enfin débarrassées du gros colonat.

Pour l’UDMA, c’est la citoyenneté qui est à conquérir et non la nation algérienne qui, elle, reste encore à édifier. C’est ce que l’on retrouve dans les propos de Ferhat Abbas qui, reprenant Renan dans les statuts des « Amis du manifeste et de la liberté » (AML), considère qu’il fallait « créer chez tous les habitants de l’Algérie, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, la solidarité algérienne, le sentiment d’égalité et le « désir d’être ensemble » qui constitue la nation.

Ainsi prisonnière du fétichisme républicain, la revendication démocratique pour les représentants de l’UDMA ne va pas plus loin que la reconnaissance d’une Algérie où citoyenneté et nationalité viendraient à se constituer dans l’égalité des droits sans distinction de race ni de religions. Le peuple algérien fait de communautés diverses, regroupé autour d’une Constitution républicaine, représenté par des partis démocratiques, s’exprimant librement dans un Parlement élu au suffrage universel, telle est la perspective historique et le contenu que donnait l’union démocratique à son action politique.

Partant de ce point de vue, il n’est pas étonnant que ce rassemblement de démocrates bourgeois se soit retrouvé le plus souvent aux côtés du PCA et des oulémas beaucoup plus qu’aux côtés du PPA-MTLD. Toutefois, si sur le plan politique cette ligne a échoué dans son projet de rassemblement du peuple algérien derrière son programme, il n’en reste pas moins que sa dimension idéologique aura une influence certaine dans les rangs du PPA-MTLD après 1951 ainsi que dans ceux du FLN après 1956. Quand il s’agira de définir un système de représentation et d’exercice du pouvoir au sein de la révolution algérienne, quand il faudra fonder les institutions du futur État algérien, l’influence des idées démocratiques bourgeoises sera toujours là et ce n’est pas la critique commencée en 1947-1948 à l’intérieur même des rangs du PPA-MTLD et poursuivie dans ceux du FLN-ALN qui l’en chassera. La lutte autour de l’Assemblée algérienne constituante et du mode de députation après 1962 en sera une des dernières conséquences.

Pour le mouvement nationaliste radical

Pour le PPA, le problème politique de la démocratie ne pouvait être, d’abord et avant tout, qu’un problème de souveraineté nationale. Il dépassait, ce faisant, la question de la simple souveraineté de l’État et de l’accession à la citoyenneté de tous les habitants de l’Algérie pour atteindre celle, plus fondamentale, de l’affirmation de la nation algérienne historiquement constituée. L’accession à l’indépendance n’est, dans ce contexte, que le rétablissement de l’Algérie dans sa souveraineté perdue un siècle auparavant du fait de la conquête coloniale. C’était là l’énoncé des principes, encore fallait-il les moyens de leur affirmation pratique.

En juin 1946, la victoire de l’UDMA aux élections de la deuxième Assemblée constituante et la possibilité offerte à ses représentants de développer publiquement leurs thèses vont conduire la direction du PPA – et, plus particulièrement, son chef Messali Hadj – à modifier sa position quant au principe de la participation électorale. Alors qu’on avait jusque-là développé dans la conscience du militant l’idée que « voter, c’est trahir la foi » (Men entakhaba kafara), on allait maintenant leur expliquer que le jeu parlementaire pouvait, s’il était bien exploité, donner une tribune au nationalisme. L’entrée du parti dans une phase de légalité devait tout à la fois démontrer une très large représentativité auprès des masses et renforcer ses bases comme son encadrement par l’apport de sang nouveau et l’entrée dans ses rangs de jeunes militants intellectuels susceptibles d’élargir ses horizons politiques et idéologiques.

D’un certain point de vue, l’analyse n’était pas fausse puisqu’aux élections législatives du 10 novembre 1946, les candidats du parti présentés sous la liste du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) remportaient leur premier succès électoral malgré le retrait de certaines listes et le truquage au niveau des urnes organisé par l’administration coloniale.

Les députés MTLD, dont Lamine Debaghine, purent du haut de la tribune officielle de l’Assemblée nationale française proclamer leur credo que « l’Algérie n’est pas la France, qu’elle ne l’a jamais été et qu’elle ne reconnaît pas à la France le droit de lui donner un statut », que le peuple algérien veut reconquérir sa liberté et réaffirmer sa souveraineté nationale. D’un autre côté, de jeunes militants du parti comme Mohammed Taleb et Mohammed Belouizdad purent accéder à des postes de direction pendant que l’organisation s’ouvrait, à la base, aux étudiants nationalistes tels que Mohammed Seddik Benyahia, Abdeslam Belaïd et Lamine Khène.

Ce changement d’attitude du parti n’allait pas sans poser des problèmes sérieux d’orientation et même de stratégie. Quels étaient les objectifs du mouvement national quel devrait être l’ordre des priorités et quel contenu devait-on donner à l’action ? Pour cela, n’était-il pas nécessaire de revoir les structures du parti lui-même et de modifier la composition de sa direction ?

La conférence des cadres du parti qui se tient à la fin de l’année 1946 a la lourde tâche de répondre à ces questions, mais l’incapacité dans laquelle elle s’est trouvée de résoudre le problème de façon satisfaisante l’amène à convoquer son premier congrès qui tiendra ses assises en février 1947.

La question démocratique au sein du PPA-MTLD

La centaine de responsables réunis en congrès ce jour-là vont s’accorder sur une solution intermédiaire qui, apparemment, donnait satisfaction à tout le monde. En réalité, l’ambiguïté persistait toujours en ce qui concerne les voies et les moyens, l’ordre des priorités et le contenu réel à donner à l’action politique. La réorganisation du parti, la mise en place d’une organisation spéciale (OS) appelée à préparer matériellement le déclenchement de la lutte armée et, enfin, la désignation d’une nouvelle direction ont donné l’impression que le nœud des contradictions qui agitaient l’appareil dirigeant du parti se situait dans le choix entre voies politiques et voies institutionnelles, entre droite et gauche du parti.

L’élargissement des bases du parti après le plébiscite des élections municipales d’octobre 1947 et le blocage qui s’en est suivi dans le libre jeu des institutions électorales (truquage systématique des élections par le gouverneur général Naegelen) instaurent au sein du PPA-MTLD une nouvelle donne. Il revient à Hocine Aït Ahmed, successeur de Mohammed Belouizdad à la tête de l’OS, de sonner la charge : « Le renouvellement et le renforcement des cadres ne doivent pas se faire d’une façon bureaucratique par le grand sommet ou les petits sommets. Ils doivent être conçus d’une façon ouverte et démocratique afin de donner à nos structures des élites révolutionnaires porteuses de la dialectique révolutionnaire. »[2]

Le danger que perçoit Aït Ahmed et le problème qu’il pose, c’est bien ceux du dépassement des méthodes et des structures bureaucratiques, de l’élimination des « apparatchiks traditionnels qui conçoivent tout renouvellement à partir d’eux-mêmes ». Il préconise la mise en mouvement de la « dialectique historique de la mobilisation des masses en vue de leur libération politique, économique et sociale ». « Le moment est donc venu [pour le responsable de l’OS] de mettre fin aux structures de dispersion et de conservatisme bureaucratique. » En d’autres termes, il faut accepter l’idée de changement de sujet. Le parti était-il prêt à se dissoudre comme élément moteur du mouvement de libération nationale ? Voulait-il faire de ce mouvement autre chose que « l’instrument des structures » ? Était-il prêt à accepter les tâches de mobilisation, d’encadrement politique des masses, de préparation des cadres et des moyens militaires. Pour cela, était-il prêt à s’engager dans la « mise en place du dispositif minimum de la guerre de libération » dont l’OS serait le seul instrument approprié ?

La conséquence d’une telle position ne prêtait à aucune équivoque. Si le parti acceptait de se réorganiser pour servir les intérêts de la révolution, il fallait d’abord et avant tout qu’il mette à la disposition de l’OS des disponibilités financières du parti et qu’il lui affecte en priorité les sommes qui entrent dans ses caisses. Au risque d’une rupture au sein même de l’organisation ou d’une « solution non orthodoxe », il fallait « absolument trouver les grands moyens de la révolution pour faire la politique de la révolution », car « seule la révolution est le moyen possible de libérer [le] peuple, refuser à la révolution les hommes et les moyens, c’est refuser la révolution ».

Cette conclusion à laquelle arrive l’auteur du rapport au comité central élargi de décembre 1948 part d’une critique acerbe du « réformisme petit-bourgeois » qui a envahi la direction du parti et qui obscurcit son analyse de la situation. Ce qu’on pourrait appeler le contenu « petit-bourgeois » de l’idéologie dominante dans le parti tient dans l’absence de définition des conditions objectives et subjectives du mouvement national ainsi que dans l’absence de clarté dans les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs. En précisant que la forme que revêtira la révolution ne sera ni un « soulèvement de masse », ni le « terrorisme généralisé », ni la « constitution d’une zone franche », le document met en évidence les différentes conceptions alors en vogue dans le parti. Il jette une lumière crue sur l’amalgame des théories, conceptions « élitistes » des « héros actifs » et des « masses passives » d’un côté, « soulèvement de masse » puisant sa force dans les souvenirs de l’insurrection de 1871 de l’autre. Entre les formes de lutte individuelle anarcho-spontanéistes, dirions-nous de nos jours, et le soulèvement de masse de type archaïque, les représentants de l’OS revendiquaient la nécessité d’une organisation révolutionnaire comme instrument approprié de lutte de libération nationale.

L’équivoque devait être absolument levée puisqu’il ne devait plus faire de doute que « la lutte de libération sera une véritable guerre révolutionnaire »[3]. La guerre révolutionnaire dans l’esprit des militants de l’OS, c’est la guerre populaire : « Par guerre populaire nous entendons guerre des partisans menée par les avant-gardes militairement organisées des masses populaires, elles-mêmes politiquement mobilisées et solidement encadrées. »[4]

La perspective change donc du tout au tout, la guerre révolutionnaire est celle du peuple et non du parti. Ce dernier ne devait être rien d’autre que l’instrument politique et organisationnel de la lutte du peuple. Sa tâche est de se préparer au plus tôt de manière à pouvoir assumer ses responsabilités le moment venu.

L’autre implication qui se dégage du document, pour ce qui est de l’organisation, se retrouve dans la « première perspective », sous le titre « Aiguiser et approfondir la conscience révolutionnaire ». Dans ce passage, le porte-parole de l’OS indique sans aucune équivoque possible que le « patriotisme révolutionnaire est dans les campagnes ; [que] la paysannerie pauvre, la paysannerie des khammès, les petits paysans, constitueront l’élément moteur de la guerre de libération ». Et la conséquence directe de cette analyse est que la structure du parti devra absolument épouser le nouveau découpage du territoire établi par l’OS : le « Plan vert », avec la définition et la délimitation de « zone d’action », de « résistance » et de « protection », aura nettement pour avantage de « libérer les cadres d’une routine de pensée et d’action et de les familiariser avec les structures futures de la guerre de libération ».

Formation de bastions ruraux et réorganisation du parti de façon à assurer pleinement une implantation profonde dans ces bastions ruraux, voilà toute la portée de la position de l’OS, dont les membres ne se départiront plus jusqu’à 1954. Ici, certains historiens contemporains du nationalisme algérien, dont Mahfoud Kaddache, en se référant aux documents du deuxième congrès national du MTLD, tenu en 1953, considèrent que « l’analyse n’a pas été poussée aussi loin que l’exigeait une préparation à une action révolutionnaire plus ou moins immédiate ». La publication postérieure à leurs travaux du document d’Aït Ahmed dans les « Archives de la révolution algérienne » ne leur a sans doute pas permis de prendre des distances suffisantes par rapport à l’analyse officielle du MTLD. La vérité est que, dès 1947-1948, la lutte a éclaté au sein même de la direction du parti entre les tenants de deux stratégies différentes, de deux formes d’organisation, de deux conceptions différentes de la révolution nationale.

Qu’on l’ait appelée « crise berbériste » en 1949 ou « crise de confiance dans la direction du parti » importe peu, le fait que cette lutte ait rebondi en 1952-1953 sous la forme d’un conflit autour des statuts et de la délimitation des pouvoirs au niveau de la direction est aussi de peu d’importance si l’on considère que, déjà en 1947-1948, les contradictions politiques et idéologiques ont fini par faire évoluer le parti dans deux directions diamétralement opposées.

Une partie des cadres du MTLD continuait de croire que la révolution ne pouvait se faire sans achever la phase d’organisation du peuple et son encadrement dans les structures multiples du parti. La dure répression qui s’abattait sur ses militants avait fini par convaincre cette partie du groupe dirigeant que le MTLD ne pouvait pas mener à lui tout seul le peuple au combat ; de là les concessions répétées faites à des plates-formes d’union en retrait sur le programme du PPA.

Alliance avec les démocrates républicains de l’UDMA, alliance avec les communistes, alliance avec les oulémas, présentation de listes d’union dans certaines municipalités (en 1952 particulièrement), telles étaient les caractéristiques d’une évolution qui rapprochait une partie des cadres du MTLD des positions participationnistes et unitaires des autres partis du mouvement national. Ainsi donc la question de la révolution nationale qui résolvait en son sein la question démocratique ne pouvait se faire pour les représentations de ce groupe autrement que dans l’union des partis et la solidarité nationale.

Défait en 1953-1954 par les partisans de Messali Hadj et par ceux de l’OS, ce groupe réapparaîtra avec tout son arsenal idéologique dans les rangs du FLN après 1956. Auparavant, il aura montré dans toute sa plénitude comment des militants du parti le plus démocratique qu’ait connu l’Algérie, devenus cadres permanents et responsables d’un appareil politique, ont fini par abandonner les positions partisanes qui étaient les leurs, et s’éloigner de la cause du peuple pour épouser celle des partis traditionnels et bourgeois.

Les partis de Messali Hadj ont représenté en fait une variante de la première tendance. En leur accordant le fait qu’ils sont restés très liés à la base du parti, c’est-à-dire à sa composante plébéienne (lors de la crise de 1953-1954, les chefs de kasma n’ont pas suivi leurs responsables hiérarchiques dans le boycott de la délégation provisoire désignée par le président du parti), ces militants continuaient d’être attachés au principe du parti comme moteur et avant-garde de la révolution. Eux non plus n’avaient pas suivi les militants de l’OS dans leur appel à repenser de fond en comble et la ligne du parti et son organisation. Ils n’avaient pas voulu faire des paysans pauvres l’élément moteur de la guerre de libération et du parti un instrument de mobilisation et d’encadrement des masses populaires. Le fait que les principales recommandations préconisées par Messali aux cadres du bureau politique et du CNR en 1954 portent plus sur l’internationalisation du problème algérien que sur la préparation de foyers insurrectionnels indique bien, si dépassement du « conservatisme bureaucratique » il y a bien eu, c’est dans le sens d’un renforcement de l’appareil édifié sur de nouvelles bases : conception accrue des pouvoirs entre les mains du chef charismatique du mouvement, appuyé lui-même sur un groupe d’inconditionnels, représentants uniques à la fois de la direction et de la base du parti. L’idée du leader incontesté ayant des bases objectives dans la société algérienne fera son chemin dans le mouvement national jusqu’après 1962, où elle réapparaîtra sous des formes plus institutionnelles, à travers la question des « pleins pouvoirs » et celle de la confusion des fonctions Parti-Etat.

La période après 1954, dans le FLN-ALN

Fidèles à la ligne générale tracée par les cadres de l’OS en 1947-1948, les militants désignés par le « comité des 22 » pour mettre en application la résolution du passage à la lutte armée insistent sur des principes organisationnels qui auront des conséquences considérables sur l’orientation ultérieure du mouvement de libération nationale, surtout dans sa première phase, celle qui va du 1er novembre 1954 au 20 août 1956. En insistant sur la décentralisation et la liberté d’action à accorder à chaque wilaya, le « comité des 6 » reprenait les termes mêmes du rapport de l’OS au comité central élargi du MTLD en décembre 1948. Ce dernier, définissant les principes directeurs de la stratégie de la guerre de libération, insistait déjà sur la décentralisation des structures : « Quant au troisième principe directeur, la constitution de bases stratégiques […], il s’agit en somme de la constitution de bastions révolutionnaires, forteresses politiques et base d’action et d’une décentralisation des structures. »[5]

La disparition prématurée de certains cadres de premier plan de l’organisation (Didouche Mourad, mort au combat en janvier 1955, tout comme Ben Abdelmalek Ramdane, tué le jour même du déclenchement de la lutte armée), l’arrestation de Bitat (16 mars 1955) et celle de Ben Boulaïd (11 février 1955), l’éloignement d’Aït Ahmed, de Ben Bella et de Boudiaf, font que très tôt l’organisme de coordination mis en place par le « comité des 6 » pour assurer la direction des opérations et donner les directives ne fonctionne plus. C’est cette circonstance particulière qui donne l’impression à d’autres cadres du mouvement et, à leur suite, à la plupart des historiens de la guerre de libération que « l’entreprise initiale du FLN » avait un « caractère fruste et inachevé ».

Ben Tobbal, par exemple, parlant de cette période dans une conférence aux cadres du Maroc et de Tunisie dira : « Les premiers militants n’avaient aucune directive, aucun plan d’ensemble, aucune coordination ; le seul lien qui les unissait était leur souci de veiller à la réussite du déclenchement de la révolution. »[6] Cela est vrai si l’on considère que la disparition de leurs responsables a désorienté les militants et fait le vide autour d’eux. Ceux qui avaient survécu au premier choc ou qui avaient échappé aux premières vagues d’arrestations ne disposaient en effet d’aucune « ligne d’action à longue échéance », d’« aucun programme établi ni d’aucune coordination étudiée », mais les conclusions qui en sont tirées par la suite dans les commentaires de nombre de responsables « ralliés » portaient en elles beaucoup plus les stigmates du règlement de comptes et les aigreurs accumulées tout au long de leur existence de militants du PPA-MTLD que le signe d’une critique révolutionnaire de la ligne du 1er novembre 1954.

Ainsi, Benyoucef Ben Khedda n’hésite pas à dire en avril 1964, devant les assises du congrès du FLN, que « ce sont les masses qui par leur action ont suppléé à la carence de la direction. Frappée d’une tare originelle, née d’une crise, la direction a été dominée, non pas par un noyau de révolutionnaires, mais par des activistes se querellant pour le pouvoir et utilisant les autres forces comme forces d’appoint ». Gardons en mémoire ces propos, nous y reviendrons plus loin ; revenons plutôt au problème des principes politiques et organisationnels du premier FLN. La guerre de libération nationale déclenchée le 1er novembre 1954 se fait sur la base de principes révolutionnaires clairement énoncés par ses fondateurs dans la « Proclamation du peuple algérien, aux militants de la cause nationale ». Il n’est pas inutile ici de rappeler que les objectifs du FLN étaient : « 1) Assainissement politique par la remise du mouvement national révolutionnaire dans sa véritable voie et, par là, l’anéantissement de tous les vestiges de la corruption et du réformisme, causes de notre régression actuelle ; 2) Rassemblement et organisation de toutes les énergies saines du peuple algérien pour la liquidation du système colonial. »

Ces lignes indiquent bien que le FLN se veut en rupture radicale d’avec les anciennes composantes du mouvement national, qu’il considère comme corrompues et réformistes. C’est de ce point de vue que partent les premiers militants de l’organisation politique et militaire du nouveau mouvement de libération nationale. Il ne fait aucun doute, pour la plupart des anciens militants de l’OS, que la direction du parti MTLD a trahi la cause révolutionnaire. Ce faisant, ils ne se posent pas comme des « militaires » face à des « politiciens » corrompus. Ce sont des militants révolutionnaires en armes et leur politique est celle de la révolution. Pour reprendre les propos d’Aït Ahmed enseignés à tous les militants de l’OS de 1947 à 1950 et rappelés par la suite à la veille du déclenchement de la lutte armée, « la guerre est un instrument de la politique ». Les formes du combat doivent « se mesurer à l’aune de la politique ». La conduite de ce combat est la « la politique elle-même ». « La lutte armée devient politique à son plus haut niveau ». C’était bien là la question fondamentale : la lutte armée était devenue « politique à son plus haut niveau », et c’est elle et elle seule qui devenait la ligne de démarcation entre l’ancien et le nouveau, entre le réformiste et le révolutionnaire.

On comprendra alors beaucoup mieux les réserves et même l’opposition déclarée de certains des fondateurs du FLN et des dirigeants de maquis à la politique d’alliance tous azimuts qui est lancée à partir d’Alger par le successeur de Bitat, Abbane Ramdane. Cette méfiance n’est pas due, comme l’avance Mohammed Harbi, à « l’absence de fondement politique clair » qui fait que « les chefs du FLN imposent, jusque dans la conscience de leurs rivaux, ce complexe du premier combattant et du rallié de la deuxième heure »[7]. Ce point de vue deviendra dominant, à notre sens, après le congrès de la Soummam. Avant le 20 août 1956, c’est de ligne générale de la révolution qu’il s’agit et non de rivalités personnelles entre chefs.

La ligne du premier FLN n’est pas d’imposer son hégémonie en tant que parti sur d’autres partis, c’est d’ouvrir une perspective révolutionnaire aux masses exploitées dont l’indépendance nationale n’est qu’un des termes. Pour cela, l’objectif primordial était de faire de la « guerre des partisans » une « guerre du peuple ». Dès le moment où le peuple assumera la responsabilité de mener directement cette guerre, il aura conquis la possibilité matérielle de s’émanciper de l’oppression politique et de l’exploitation économique. Tel était le sens que donnaient les auteurs de la proclamation du FLN à leur objectif premier : « La restauration de l’État algérien souverain démocratique et social dans le cadre de principes islamiques ».

Si hégémonie il y a, c’est bien sûr d’une hégémonie du peuple (sous-entendu, des paysans pauvres et du prolétariat des villes) sur la classe politique « corrompue et réformiste » qu’il s’agit. Ce n’est pas le groupe fondateur qui a conçu le FLN comme parti en partant de la critique du parti duquel étaient issus ses propres éléments. La transformation progressive du FLN en partie hégémonique et exclusif, en édifice fondamental de la nation et en garant de la légitimité révolutionnaire se fera progressivement à partir de 1955.

À partir de 1955, le FLN c’est aussi le groupe dirigeant qui se constitue autour d’Abbane Ramdane, remplaçant de Bitat à la tête de l’organisation d’Alger. Les premiers mois de l’année 1955 correspondent à une offensive politique du gouverneur général Soustelle, à laquelle prennent part les libéraux Vincent Monteil et Germaine Tillion. Ceux-ci sont officiellement chargés d’établir un dialogue « discret ou secret avec les nationalistes, même ceux qui ont déjà partie liée avec l’insurrection. Monteil rencontre ainsi Mostafa Ben Boulaïd […], il en retire l’impression qu’il est encore possible de mettre un terme à la rébellion […]. Au début de mars, il rencontre l’un des adjoints de Krim Belkacem […]. Il en tire les mêmes conclusions qu’après avoir vu Ben Boulaïd […]. Appuyé de Germaine Tillion, [il] entre en relation avec le milieu des jeunes musulmans qui, sous l’égide du service civil international, s’unissent à de jeunes Européens pour porter secours aux habitants du bidonville de Husseïn-Dey, dans la paroisse de […] l’abbé Scotto […]. Le 28 mars, pourtant, Monteil introduit au Palais d’été, chez Soustelle, un groupe d’Algériens qui représentent tous les courants nationalistes : Ahmed Francis, l’un des adjoints de Ferhat Abbas […], le cheikh Kheireddine, représentant des oulémas, Hadj Cherchali, du comité central du MTLD, et Ougouag, fidèle de Messali Hadj […]. Le 30 avril, Monteil présente à Soustelle un interlocuteur de poids : Tewfik el-Madani, principal dirigeant de l’Association des oulémas »[8].

Abbane, qui a déjà commencé à prendre des contacts avec l’ancienne classe politique, sent le danger et rend publique une déclaration célèbre : « Des bruits courent… au sujet d’entretiens secrets Soustelle-Abbas, commandant Monteil-Kiouane et un envoyé du ministère de l’intérieur. L’administration colonialiste […] se ménage d’ores et déjà une porte de sortie… »

Dès le mois de mai, Abbane, soutenu par Krim et Ouamrane, s’adjoint d’anciens membres du comité central du MTLD (Benyoucef Ben Khedda et Saad Dahlab), avant d’entrer en contact avec les représentants de l’UDMA, Ferhat Abbas et Ahmed Boumendjel, ainsi qu’avec ceux des oulémas. Il comptait ainsi couper court aux tentatives de division du Front en ouvrant le FLN à toutes les composantes de la nation. Il n’exclut pas d’ailleurs de ces contacts les quelques européens catholiques progressistes et libéraux qui ont manifesté de la sympathie aux thèses nationalistes.

Ainsi, sous le couvert du FLN et de la seule initiative de l’organisation d’Alger, le mouvement de libération nationale se trouvait ramené au vieux débat du front national démocratique. Une différence de taille était toutefois intervenue depuis 1951, c’est que les héritiers du MTLD avaient conquis le monopole des armes et, à ce titre, étaient désormais en mesure d’imposer leur hégémonie sur les autres partis. Ceux-ci ne pouvaient plus être désormais que les auxiliaires politiques chargés des affaires générales et la caution démocratique du groupe dirigeant. Dans cette attitude de l’organisation de la capitale, qui renforce ses positions politiques, qui multiplie les organisations satellites et s’empare de fait de la coordination entre les différentes wilayas, il y a plus qu’un simple concours de circonstances, c’est peut-être déjà, par anticipation, le débat sur les formes institutionnelles de la démocratie nationale révolutionnaire et de la démocratie populaire qui s’amorce dans les rangs même de la révolution.

L’opposition farouche du groupe dit « de l’extérieur » (Ben Bella, Aït Ahmed) et de quelques wilayas à ce nouveau cours connaîtra une défaite provisoire au congrès de la Soummam. Mais la lutte persistera et rebondira dans la crise du GPRA après 1958.

La démocratie prise au piège de la légitimité révolutionnaire

La tenue du congrès de la Soummam en août 1956 constitue un moment important pour l’histoire des institutions politiques du mouvement de libération nationale.

Les divergences de point de vue et même de stratégie apparues dès août 1955 entre la direction politique de fait qui s’installe à Alger et le commandement des wilayas ne se résolvent qu’apparemment dans l’énoncé des principes et les orientations générales contenues dans la plate-forme.

Si les chefs des maquis acceptent la création d’un Conseil national de la révolution (CNRA) comme instance suprême de la révolution et d’un comité de coordination et d’exécution (CEE) comme direction du mouvement, ils contestent, en revanche, l’intégration dans ces organismes des représentants des anciens courants, qu’ils considéraient la veille encore comme « réformistes et corrompus ». L’ambiguïté de leur position va marquer pour longtemps le libre jeu des institutions et le bon fonctionnement des organes de direction de la révolution algérienne. Les concessions qu’ils ont acceptées de faire à la ligne représentée par Abbane Ramdane n’avaient de sens que tant qu’ils restaient les maîtres du jeu dans les maquis où se déroulait la lutte de libération et où reposait l’essentiel des forces matérielles et morales de la révolution. Ils se considéraient ainsi, de fait, comme les représentants légitimes de la révolution, laissant aux institutions créées par le congrès de la Soummam le soin de gérer les affaires courantes puisque telle devait être la fonction des auxiliaires politiques admis dans le mouvement.

De l’autre côté, les représentants du mouvement de libération qui n’avaient pas de rapport direct avec les maquisards des différentes régions du pays ont cherché, quant à eux, à faire jouer à plein le principe de la primauté du « politique » sur le « militaire ». Grâce au contrôle qu’ils exerçaient sur les organismes de direction et en particulier sur le CCE, ils ont tenté de mettre à exécution le privilège de promotion, de nomination ou de rétrogradation des membres des conseils de wilaya qui était, en principe, celui de l’organisme dirigeant central. Ainsi a-t-on pu voir « débarquer » dans certaines wilayas des commandants fraîchement nommés par la direction centrale pour assumer des tâches pratiques dans les maquis. Ces mesures, qui n’étaient en fait que le prolongement de la ligne suivie précédemment par Abbane au niveau d’Alger et de la Fédération de France, n’ont pas rencontré que de l’approbation parmi les militants de base qui ont participé au déclenchement de la révolution armée et qui ont ainsi pu, par la force des armes et de l’exemple, imposer le principe de légitimité révolutionnaire à leurs hommes.

C’est donc autour des principes d’autorité et de légitimité que s’est nouée la première crise institutionnelle du mouvement de libération nationale. Cette crise trouve son prolongement dans les divergences de conception quant aux procédures de mise en place des assemblées du peuple décidées par le congrès. La question démocratique apparaît, là aussi, une nouvelle fois, liée au système de représentation du peuple. Pour la direction centrale, ces élections devaient être libres et les listes de candidatures ouvertes de façon à démontrer le soutien explicite et massif de la population algérienne à la direction révolutionnaire représentée par le FLN. En défendant une telle ligne, le groupe d’Alger voulait, comme il l’a fait avec la grève des cours de mai 1956 et la grève des commerçants de novembre 1956, démonter au monde que le peuple tout entier adhérait à la lutte libératrice et non pas « seulement quelques groupes retranchés dans les montagnes ».

Or, ce n’est pas du tout de cette façon que les dirigeants des maquis concevaient la représentation du peuple dans les assemblées élues, et ils ne concevaient pas non plus celles-ci comme argument de représentativité susceptible de servir lors des débats autour de la question algérienne qui devaient se dérouler à la prochaine session de l’ONU. Si l’on en croit Mohammed Harbi[9], les présidents de ces assemblées devaient avant tout être de droit membres du FLN et désignés par les commissions politiques qui soumettraient ainsi « aux électeurs une liste de cinq membres choisis avec soin parmi les éléments de la population acquis à la cause nationale ».

Voilà encore une fois cristallisée la divergence fondamentale entre deux lignes politiques et deux stratégies du mouvement de libération nationale. Fallait-il établir les bases d’une démocratie nationale révolutionnaire représentant le peuple tout entier ou bien fallait-il garantir le principe d’unicité de commandement et de représentation du peuple qui, lui aussi, du point de vue de ses défenseurs, est démocratique, et populaire dans ses fondements.

Quelles que furent les procédures appliquées ici et là pour en arriver à l’élection des assemblées populaires, il reste que celles-ci constituèrent, jusqu’en 1962, le premier appareil d’administration et de gestion des affaires du peuple, les premières assemblées populaires communales qui ne seront pas reconduites d’ailleurs quand, en 1962, les nouveaux hommes au pouvoir décideront de doter le nouvel État algérien d’un appareil administratif adéquat … en reconduisant le système municipal colonial.

Pour nous résumer, nous pouvons considérer que l’une et l’autre des lignes qui s’opposent dans la direction du mouvement de libération nationale partent d’une vision qui, pour ne pas être tout à fait élaborée comme doctrine, n’en est pas moins cohérente.

La première se veut nationale parce qu’elle est de fait l’expression de la volonté de la nation tout entière de se libérer du colonialisme, démocratique parce qu’elle permet à toutes les composantes politiques d’avoir une part dans la direction du mouvement de libération, révolutionnaire parce qu’elle préserve l’hégémonie du FLN sur les autres mouvements concurrents ou plus explicitement collaborateurs. Elle s’appuie sur les instances pour fonder sa légitimité et sur sa primauté pour asseoir son pouvoir.

La seconde se veut populaire parce que l’expression des masses paysannes constituant la majorité écrasante du peuple algérien, démocratique parce qu’elle défend les intérêts fondamentaux du peuple dont celui de sa libération nationale et sociale ; lle s’appuie, quant à elle, sur les conseils de wilaya, qu’elle estime mal représentés dans le premier CNRA autant que dans le premier CCE.

Les différents échecs essuyés par la stratégie suivie après le congrès de la Soummam (bataille d’Alger entre autres) et la perte de Larbi Ben M’Hidi sont autant de prétextes pour réviser les décisions d’août 1957. Les modalités de préparation de la session du CNRA d’août 1957 et la prépondérance des représentants du groupe fondateur finissent par faire de l’instance souveraine instituée une année auparavant une simple chambre d’enregistrement. Le CCE redevient un organe plus représentatif du groupe fondateur où Abbas, Debaghine et Mehri n’ont plus qu’un rôle symbolique. Avec la mise à l’écart de Ben Khedda et de Dahlab, ainsi qu’avec la suppression physique de Abbane, la crise des institutions semblait être définitivement résolue.

Or, là aussi, divers échecs de la ligne suivie depuis août 1957 (dont le principal est l’absence totale de réaction à la nouvelle stratégie militaire suivie par la France, à savoir le « Plan Challe »), la séparation des membres du groupe fondateur de leurs bases intérieures, la mise en place de nouveaux appareils politiques, diplomatiques et militaires, entraînent le mouvement de libération dans une nouvelle crise qui traverse, cette fois, ses institutions de la base au sommet, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Pour faire face « à l’embourgeoisement, à la bureaucratie et à l’arrivisme… [au] dégoût et [au] découragement [qui] se sont emparés des meilleurs », pour éviter que l’Algérie ne devienne « une nouvelle Palestine »[10], le CCE décide, sans en référer au CNRA, de créer un gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Il semble qu'une telle initiative n’ait pas résolu le problème posé depuis le début de la révolution par le système de représentation. Au sein du GPRA, un groupe représentant les membres fondateurs s’impose comme direction réelle ; il est contesté à la fois par les « politiques » et certaines wilayas, qui tentent de se donner une direction en décembre 1958. L’alliance momentanée de ces deux groupes finit par avoir raison des « chefs historiques » et de la ligne qu’ils avaient suivie jusque-là.

Le fait que toute la classe politique ait accepté, pour principe, de déléguer à dix colonels le pouvoir de régler la crise et de désigner, en plus d’un nouveau GPRA, un commandement unifié de l’ALN (l’état-major général, ou EMG) aura lui aussi de lourdes conséquences.

Dans un premier temps, l’EMG s’estimant le représentant légitime de l’ALN, s’insurgera contre le comité interministériel de la guerre (CIG), avant de le faire contre le GPRA dans son ensemble. Il se constituera ainsi en tant que centre autonome de pouvoir avec une stratégie étatique et une doctrine politique propre. Il aura alors beau jeu, comme le fait en avril 1962 un de ses représentants, d’invoquer la primauté du cadre institutionnel. « Le CNRA, dira le commandant Slimane, censé être assemblée souveraine, théoriquement responsable des affaires de l’État en tant qu’instance législative, est également responsable du mouvement, en l’occurrence le FLN en tant que sorte de comité central… »[11]

C’est par référence aux décisions de la majorité de ce même CNRA que l’EMG entrera en rébellion ouverte contre le GPRA et qu’il écrasera au cours de l’été 1962 toute velléité de résistance des wilayas à sa volonté d’hégémonie politique. En effet, le groupe militaire aggloméré autour de l’EMG a aussi sa propre conception de la continuité de la révolution pendant la période de l’indépendance. Dans le même document consacré à la refonte des structures de la révolution, le commandant Slimane estime que celle-ci doit « se donner un mouvement de masse monolithique, fortement structuré, de la cellule au congrès national en passant par la section, la région et la fédération […]. Pour que la révolution soit permanente, il importe que tous les secteurs de la nation subordonnés au mouvement, c’est-à-dire État, syndicats, organisations de jeunesse, organisations de femmes, corporations, etc. Le mouvement étant la chose du peuple, celui-ci étant souverain, la direction, soumise à la volonté d’une base militante organisée et consciente, ne serait alors que l’émanation sans cesse renouvelée de celui-là et de celle-ci »[12].

Ainsi s’effectuait, entre 1960 et 1962, la passe d’armes qui permettra à l’État algérien rétabli dans sa souveraineté politique de s’édifier en se subordonnant la nation.


Notes

[1] Les « Combattants de la libération » sont créés lors de la session du CC du parti en juin 1955.

[2] Rapport d’Aït Ahmed au comité central élargi (décembre 1948), in Mohammed Harbi, les Archives de la révolution algérienne, éd. Jeune-Afrique, Paris 1981 (p. 28).

[3] Idem, p. 22.

[4] Idem, p. 23.

[5] Mohammed Harbi, op. cit., p. 24.

[6] Témoignage recueilli par Daho Djerbal (1980-1985).

[7] Mohammed Harbi, FLN : Mirage et réalités, éd. Jeune-Afrique, Paris, 1980, rééd.. ENAL-NAQD.

[8] P.-M. de La Gorce, Apogée et mort de la IVe République, Grasset, Paris, 1979, 616 pages.

[9] Mohammed Harbi, op. cit.

[10] Colonel Ouamrane, in Archives de la Révolution algérienne, op. cit.

[11] Idem.

[12] Ibidem.

 

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