Abdelmalek SAYAD, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. 3- La fabrication des identités culturelles, Paris, Raisons d’agir, éd. Amin PEREZ, 2014, 208 p. Abdelmalek SAYAD, L’Ecole et les enfants de l’immigration, Benoît FALAIZE et Smaïn LAACHER (

Insaniyat N°s 69-70 | 2015 | Les migrations vues du Sud| p. 161-165| Texte intégral


Après une période de relative atonie[1], l’actualité éditoriale d’Abdelmalek Sayad (1933-1998) connaît un regain de vitalité. Quinze années après la disparition prématurée de ce grand sociologue, on se réjouit de l’intérêt que suscitent ses travaux, preuve de l’actualité de sa pensée.

La sociologie de Sayad, qui fait date dans l’histoire de la discipline et à laquelle il a consacré les vingt-cinq dernières années de sa vie (1973-1998), a construit scientifiquement le phénomène migratoire. En  travaillant de façon exclusive sur cet objet d’étude, Sayad y est parvenu en analysant, dans une perspective à la fois diachronique et synchronique, les multiples facettes de la relation franco-algérienne, envisagée comme une immigration « exemplaire »[2]. Dans le contexte de la France du début des années 1970, ceci n’allait pas de soi.

Parce qu’elle privilégie la forme non autoritaire de l’article plutôt que celle du livre[3], cette œuvre est riche d’un exceptionnel corpus constitué d’une centaine d’articles et de quatre livres co-signés. Le tour de force de Sayad est d’avoir réussi à produire, à partir de textes disséminés dans des revues et donc presque mine de rien, une œuvre à son image, c’est-à-dire rétive à toute forme d’assignation. C’est probablement ce qui explique que cette œuvre demeure encore trop méconnue du grand public alors qu’elle éclaire, comme aucune autre, les relations franco-algériennes. Le mérite de ces deux ouvrages est de donner à lire une quinzaine d’articles, dont plusieurs inédits. Leur lecture confirme l’importance du sociologue et démontre, s’il en est besoin, que les résultats de ces recherches sont susceptibles, comme il le revendiquait, d’être « universalisés »[4].

Avant de rendre compte de ces deux recueils, mentionnons deux autres parutions qui témoignent, elles aussi, de l’intérêt grandissant porté à l’enfant d’Aghbala, de part et d’autre de la Méditerranée. Il faut signaler la réédition en collection de poche du plus célèbre des ouvrages de Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Le recueil d’articles réunis par Pierre Bourdieu, publié un an après la mort de Sayad et traduit depuis en anglais, est désormais disponible dans la prestigieuse collection Points Essais aux éditions du Seuil (n° 743). Il faut, également, mentionner la publication des actes du colloque international : Abdelmalek Sayad, migrations et  mondialisation organisé au CRASC à Oran en mai 2013[5], de l’ouvrage collectif Abdelmalek Sayad, La découverte de la sociologie en temps de guerre[6]   et des actes du colloque, plus ancien, organisé par le CNRPAH à Alger en juin 2007[7]. Cet ensemble de publications atteste de la vigueur de la pensée de Sayad.

L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. 3-  La fabrication des identités culturelles

En reprenant le titre du premier recueil d’articles paru du vivant de Sayad, les éditions Raisons d’agir ne facilitent guère la tâche au lecteur qui peut, légitimement, se sentir perdu face à une œuvre « fragmentée »  et recomposée a posteriori. Lorsque les trois tirages de l’édition originale de De Boeck ont été épuisés[8], le projet éditorial, engagé à l’époque par Alexis Spire, visait une republication « sous la forme de trois volumes séparés et réorganisés autour de trois problématiques autonomes »[9]. Aux deux premiers volumes, L’illusion du provisoire (février 2006) et Les enfants illégitimes (septembre 2006), s’ajoute,  aujourd’hui, dans une édition établie par Amin Pérez, La fabrication des identités culturelles (juin 2014). Finalement, ces trois volumes reprennent quatre des huit articles du recueil initial auxquels ont été ajoutés six articles parus dans des revues, aujourd’hui, introuvables et un inédit[10].

Dès 1991, date de la publication de son premier recueil d’articles[11], Sayad anticipe les difficultés que son œuvre ne manquera pas de poser dans le futur. Dans son introduction, il revient notamment sur « les deux logiques concomitantes » qui ont prévalu à la parution de chacun de ses textes : « l’ordre "chrono-logique" » et « l’ordre thématique (ordre logique des thèmes) »[12]. A la fois modeste et ambitieux, Sayad insiste sur la nécessité de contextualiser chacun de ses articles. Expurgés de ce qu’ils doivent à la conjoncture du moment, tous sont « des actualisations particulières d’un moment historique » qui nécessitent de prendre en considération « trois ordres chronologiques qui se chevauchent » : l’ordre linéaire du processus migratoire, l’ordre d’importance et d’urgence dans lequel sont posées et traitées les interrogations qui l’accompagnent        et, enfin, l’ordre de parution des textes[13]. En déconstruisant scientifiquement les préjugés relatifs à l’immigration, Sayad démontre que l’itinéraire de l’émigré (« émigré de là… ») et de l’immigré (« immigré ici… »), est représentée sous deux faces d’une même réalité, deux phénomènes liés par deux ordres nationaux différents qu’il importe de mettre en relation l’un avec l’autre[14] et non de séparer ou de coupler à d’autres objets ou à d’autres problèmes.

En dehors des questions d’écriture proprement scientifiques, évoquées ici trop brièvement[15], l’originalité de ce troisième volume réside dans le fait qu’il invite à penser ensemble l’altérité et l’identité, c’est-à-dire « ce qui n’est pas soi » et « ce qui est soi ». Les cinq articles réunis[16] permettent de comprendre les défis posés par les rapports de force induits par l’immigration et le prix à payer, pour chacun des ordres nationaux concernés. Rapports de force qui s’actualisent dans des luttes culturelles : sémantiques, linguistiques, religieuses, télévisuelles, etc., qui sont le reflet des enjeux et des illusions des partenaires impliqués et en dévoilent le caractère éminemment politique. Dans l’extrait de 1997 qui sert de conclusion à l’ouvrage, Sayad pointe déjà la « faillite de l’État »   et les limites de sa politique sécuritaire.

L’École et les enfants de l’immigration

Comme son titre l’indique, le second recueil est thématique et parfaitement chronologique (1976-1990), mis à part l’entretien de 1990 qui ouvre le livre et situe d’emblée le parcours intellectuel de l’auteur[17]. Il est passionnant, non seulement, parce que Sayad connaît intimement les systèmes scolaires de l’Algérie colonisée de la France et de l’Algérie indépendante, mais aussi parce qu’il regroupe des contributions d’origine diverses : conférences, entretiens, rapports ministériels, etc. Les quatre textes relatifs à la commission réunie par Jacques Berque en disent long de la distance critique de l’auteur à l’égard des dominants et du pouvoir. Enfin, ce choix de textes offre au lecteur la possibilité de comprendre comment Sayad découvre, chemin faisant, que l’école est le lieu par excellence d’inculcation de la « pensée d’État » :

Enfant de l’État national et des catégories nationales que nous portons en nous-mêmes et que l’État à mises en nous, nous pensons tous l’immigration comme l’État nous demande de la penser et, en fin de compte, comme il la pense lui-même[18].

Mais, à la lecture de cet ouvrage, on s’étonne que le nom de Pierre Bourdieu ne soit mentionné ni dans la préface ni dans la postface,et surtout on regrette qu'il ait fallu attendre aussi longtemps avant de donner à lire ces textes qui, on s’en aperçoit aujourd’hui, ont fait défaut dans le débat sur l'école.

Alors, on se plaît à rêver d’une édition critique qui rassemblerait l’intégralité des écrits de Sayad car, s’il est un sociologue majeur, il n’en est pas moins un écrivain qui sait l’importance de la reprise pour construire son objet et son œuvre. En 1991, il écrivait :

« Et pour finir, on aurait voulu  ordonner et organiser les différents textes en un ensemble plus cohérent, résultat dont on ne peut jamais être assuré qu’il sera pleinement atteint ; certes, ce travail en vue d’une systématisation plus poussée aurait pu, par exemple, effacer ou tout au moins réduire ce qui pouvait paraître comme des "redites", mais il aurait sacrifié, du même coup, l’avantage pédagogique de ces répétitions qui sont en réalité des reprises, en chacun des textes et pour chacun des sujets traités, du même schème de pensée qui est chaque fois à l’œuvre dans les différentes opérations de construction de l’objet »[19].

Yves JAMMET


Notes 

[1] Les dernières publications d’écrits de Sayad remontent à 2006, aux Éditions Raisons d’agir.

[2] L’adjectif revient fréquemment sous la plume de Sayad pour signifier qu’elle est à nulle autre pareille puisqu’elle est la plus ancienne, la plus nombreuse et l’héritière de la colonisation.

[3] Parti pris éminemment moderne et politique dans les années 1970 qui mériterait d’être soigneusement analysé. Parti pris qui a autorisé de nombreux « pilleurs » peu scrupuleux à se dispenser de citer leurs sources.

[4] Sayad, A. (1991), L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, p. 259.

[5] Mohammedi, S.-M., (coord.) (2014), Sayad, A., migrations et mondialisation, Oran, éd. CRASC, 390 p.

[6] Tassadit, Y., Jammet, Y., De Montlibert, Ch. (2013), Abdelmalek Sayad, La découverte de la sociologie en temps de guerre, Nantes, éditions Cécile Defaut, 196 p.

[7] Chachoua, K. (dir.), (2012), L’émigration algérienne en France : un cas exemplaire. En hommage à Abdelmalek Sayad (1933-1998), Alger, CNRPAH.

[8] Publié dans la collection L’Homme/L’Etranger, dirigée par Jean-Pierre Gaudier et Yves Witkin, ce volume regroupait des articles écrits entre 1975 et 1988. Une importante préface, de Pierre Bourdieu, intitulée « Un analyseur de l’inconscient », ouvrait le volume, elle précédait l’introduction rédigée par Sayad. La troisième et dernière édition publiée par l’éditeur bruxellois date de 1997.

[9] Sayad, A. (1991), L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck.

[10] En 1999, pour composer La Double absence, Pierre Bourdieu avait repris deux articles de L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité : « El Ghorba : le mécanisme de reproduction de l’immigration », publié sous le titre « La faute originelle et le mensonge collectif » et « La ‘faute’ de l’absence ou les effets de l’émigration », publié sous le titre « Les torts de l’absent ». Les deux articles non repris en volume étaient : « Du message oral au message sur cassette. La communication avec l’absent », 1985 (www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_03355322_1985_num_59_1_227) et « Immigration et conventions internationales », 1979.

[11] Avant ce premier ouvrage paru sous son nom, Sayad avait publié uniquement en tant que co-auteur, avec Bourdieu, P. (1964), Le Déracinement. La crise de l’agriculture algérienne, Minuit, puis avec Gillette, A. (1976), L’immigration algérienne en France, éd. Entente.

[12] Sayad, A., ibid., p. 17-18.

[13] Problème délicat de la datation des communications de colloques, en raison des écarts entre la date de la communication et la date de parution des actes ainsi que des écarts fréquents entre la version orale et la version écrite finale.

[14] A. Sayad, (2006), L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, Vol. 1, Raisons d’agir, p. 16.

[15] À ce titre, la deuxième partie de la biographie de Sayad reste à écrire.

[16] « État, nation, immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration » (1984), « De ‘populations immigrées’ à ‘minorités’. L’enjeu des dénominations » (1985), « Les usages sociaux de la ‘culture des immigrés’ » (1978), « L’Islam ‘immigré’ » (1984/1987), « ‘Mosaïque’. Notes sur une télévision de l’immigration et pour l’immigration » (inédit, fin des années 1980).

[17] Cet entretien est à lire comme une première tentative autobiographique. Elle préfigure l’entretien avec Hassan Arfaoui de 1996. Cf., Sayad, A., (2002), Histoire et recherche identitaire, Saint-Denis, Bouchène.

[18] Sayad, A. (1997), « Immigration et "la pensée d’État" », repris in La Double absence.

[19] Sayad, A. (1991), L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, p. 21.

 

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