Modernisation et reconfigurations du champ matrimonial dans la région d’Azeffoun


Insaniyat N°79| 2018 |Varia |p.107 -125 | Texte intégral

 


Mohand ANARIS:Université Mouloud Mammeri, Faculté des sciences humaines et sociales, Département des sciences sociales, 15 000, Tizi Ouzou, Algérie. 


En Algérie, la décennie 2000-2010 correspond à une phase marquée par un brouillage expressif des normes, des repères et des référentiels, effets des mouvements puissants et inédits de la mondialisation et de la globalisation. Elle constitue, également, une période où la société algérienne subit encore les conséquences d’une crise dont les causes et les manifestations sont à la fois politiques, sociales et économiques. Étant une institution sociale, la pratique matrimoniale peut bien subir les contre coups de cette crise d’autant qu’elle est multiforme et lisible aussi bien dans le milieu urbain que dans les petites communautés villageoises. Que font alors les dynamismes afférents à ce contexte particulier aux mécanismes d’alliance, à la façon de s’unir, de choisir un conjoint et aux stratégies matrimoniales individuelles et groupales en Algérie ?

C’est à ce questionnement que nous apportons des éléments de réponse en proposant un regard anthropologique actualisé sur les pratiques matrimoniales actuelles et les représentations qui en émanent. Ce faisant, nous mettrons en lumière les nouvelles matrices participant à l’orientation des stratégies matrimoniales à travers, notamment, l’analyse des tendances qui se dégagent des permanences en la matière, et des mutations qui affectent le système matrimonial en Kabylie contemporaine.

 

Problématique et hypothèses de travail 

La pratique du mariage et de l’alliance matrimoniale est étudiée ici dans un contexte social marqué par une position « ambivalente » entre deux types de logiques. Les tendances matrimoniales se situent au « carrefour » de la logique connue dans les sociétés patriarcales anciennes situées dans les deux rives de la méditerranée et de celle qui façonne les tendances actuelles telles qu’elles ont évolué dans le temps. Toutefois, il est à noter que dans la façon de vivre et d’exercer la parenté, il y avait par le passé des traits communs entre ces sociétés du pourtour méditerranéens. Jack Goody a d’ailleurs bien souligné les différences et les similitudes qu’on peut observer entre les unes et les autres (Goody, 2012,). De son côté, en parlant d’une enquête menée sur une région berbère, en l’occurrence la société Chaouie en Algérie, Germaine Tillion note ceci : « au départ, (…) je souhaitais uniquement connaître – très bien connaître - une société différente de la mienne. De préférence très différente. Ma première déception fut donc de trouver, au sud de la Méditerranée, une société très peu différente de la mienne. Et c’est d’abord une chaîne de ressemblances qui m’obligea à élargir le champ de mon enquête » (Tillion, 1976, p. 211). L’auteure affirme que toutes les sociétés riveraines de la Méditerranée peuvent s’inclure dans les systèmes du cirque méditerranéen.

En revanche, l’évolution des systèmes de parenté dans ces sociétés n’a pas connu les mêmes destinées. C’est une évolution parallèle, mais différente. Certaines pratiques peuvent être plus ou moins courantes en Europe mais, pour des considérations culturelles, religieuses et sociales, celles-ci peuvent relever du domaine de l’interdit dans les sociétés relevant de la rive sud de la Méditerranée. Pour ne citer que cet exemple, la cohabitation hors mariage ne cesse de se répandre et de caractériser les rapports hommes-femmes au nord de la méditerranée (Costemalle, 2017, p. 95) alors qu’en islam, une telle union est prohibée. En Kabylie, la notion même d’« union libre » est, dans les représentations, synonyme de transgression de la norme sociale. Sur l’ensemble de toutes les unités villageoises sur lesquelles nous avons travaillé, elle relève d’une pratique qui ne peut exister que discrètement et qui, à l’état actuel des choses, n’est pas socialement tolérée.

Les systèmes de parenté tels qu’ils ont évolué dans les deux rives de la Méditerranée marquent donc des contrastes importants.Comme ces deux mondes sont interconnectés les uns aux autres, il n’est pas exclu que des traits peuvent être empruntés de part et d’autres, et que des façons de vivre et d’exercer la parenté circulent de manière bilatérale entre ces aires géographiques et culturelles.

Alliance matrimoniale et emprise du groupe familial

Au sud de la Méditerranée

La première logique qui participe au façonnement du fait matrimonial dans la région explorée, en l’occurrence la région d’Azeffoun en Kabylie maritime, est celui selon lequel, dans le passé, des groupes fonctionnant selon le système patrilinéaire et « patriarcal », l’alliance matrimoniale était dans une large mesure l’affaire des groupes familiaux et parfois indépendamment des préférences individuelles. L’un des soucis majeurs du patriarche familial était de marier ses fils. Le mariage était alors un facteur assurant la continuité du patrilignage il garantit l’accroissement éventuel de la puissance du groupe familial par la multiplication des hommes de la famille (Lacoste-Dujardin, 2005, p. 232). D’autant que, l’ancien temps, était dit dans le langage local zman n yiɣil (le temps des hostilités et de la force). De plus, dans un contexte marqué par une séparation quasi-stricte entre l’espace féminin et l’espace public (réservé aux hommes), les célibataires (hommes et femmes) ne peuvent pas se rencontrer sinon, trouvent difficilement des occasions leur permettant de se fréquenter pour se choisir.

Le choix peut s’opérer par le père (ou par le tuteur) qui peut convenir avec un autre homme d’une alliance matrimoniale.  Interrogeant un de nos[1]interlocuteurs sur la cause de son divorce avec sa première épouse, voici sa réponse :

« C’était une femme que je ne connaissais même pas. C’est mon père qui, en signe d’amitié, a demandé sa main à son père qui avait donné son accord. J’étais jeune, mais aussitôt le mariage était conclu, aussitôt le divorce l’a suivi ».

Une autre interlocutrice nous affirme que le jour de son mariage était le pire moment qu’elle a vécu de sa vie et raconte :

« Je ne sais pas comment je ne m’étais pas suicidé ; j’étais convaincue de l’idée de suicide… J’avais 14 ans, je ne savais pas ce que c’est le mariage, mais en tout cas, c’était pour moi pire que la mort. Le jour où on m’avait conduit à la maison de mon époux, je ne voulais pas sortir de la maison. Je me suis accrochée au cadre de la porte,les femmes tiraient pour me faire sortir et moi je tirais de toutes mes forces pour y rester… »

Il arrive, d’ailleurs, qu’au moment de la conclusion de l’union par les parents, les concernés par le mariage sont encore aussi jeunes pour prendre une quelconque décision. Pour le cas exploré ici, la plupart des personnes mariées pendant et avant les années 1960, avaient entre 13 et 18 ans au premier mariage (Oussedik, 2014, p. 413)[2]. Parfois, ce n'est que le jour de la conclusion du mariage que la personne à marier réalise être l’objet principal de l’effervescence cérémonielle (Azizi, 1998, p. 87).

Quelquefois, c’est la mère du garçon et/ou ses sœurs qui se chargent des approches préparatoires. C’est, en fait, celles-ci qui ont accès à l’intimité féminine et qui peuvent apprécier, en connaissance de cause, les qualités de la future recrue (Lacoste-Dujardin, 2005, p. 232). Les représentants « officiels » de la famille du garçon se chargent, par la suite, des tractations du mariage en officialisant l’alliance avec les représentants masculins et officiels du groupe de la fille choisie. D’où la séparation qu’établit Pierre Bourdieu en la matière entre la parenté usuelle et la parenté officielle. Selon l’auteur, dans les processus matrimoniaux, la première agit et la seconde représente (Bourdieu, 1970, p. 96). L’auteur affirme que dans une telle logique, le processus matrimonial est contrôlé directement par les groupes familiaux dont le souci est de garantir leur propre reproduction et la reproduction de l’ordre façonnant leur société. Pour lui, le mariage tend souvent à reproduire les conditions qui l’ont rendu possible (Bourdieu, 1970, p. 186). Une telle vision ne fait, cependant, pas l’unanimité et se heurte à plusieurs impasses. Dans notre perspective, nous avons privilégié un autre outil théorique emprunté à Enric Porqueres i Gené qui, dans une approche dynamique (Porqueres i Gene, 1995), met en valeur les effets des nouveaux actes matrimoniaux individuels et leur capacité à modifier les groupes familiaux (Anaris, 2015). Dans l’orientation théorique d’Enric Porqueres i Gené, les actes matrimoniaux d’Egoont « des conséquences non seulement sur sa propre parentèle, mais aussi sur celle de ses proches, dont les contours sont redéfinis par l’intégration de nouveaux membres. La parentèle intègre en effet les consanguins des alliés directs comme les alliés des consanguins. Supposer que les actes matrimoniaux sont déterminés par une logique d’appartenance parentale paraît alors peu pertinent du fait que c’est le groupe d’appartenance d’Ego qui se voit modifié par les actes matrimoniaux des individus qui le composent » (Porqueres i Gené, 2011, p. 350).

Au nord de la Méditerranée 

La littérature anthropologique montre que sur la rive nord de la Méditerranée s’observent, aussi, des systèmes où les valeurs patriarcales sont en vigueur et où le choix du conjoint ne revient pas uniquement aux individus concernés. Évoquant le cas de la Cannée en Crête (en Grèce), Arnault Christine-Adriana affirme que « dans le passé, la seule manière socialement approuvée de se marier était de se soumettre au rituel du proxenió – (entremise). Néanmoins, il serait plus juste d’écrire : la seule façon permise à un homme de se procurer une épouse. Puisque (...) le processus matrimonial fonctionne à sens « unique », aux seuls hommes en revient la charge initiale ou la mission. (…) Aucun mariage ne pouvait normalement avoir lieu sans proposition ni négociation » (Arnault, 1999, p. 209). L’une des formes classiques du mariage par proxenió ne laisse d’ailleurs aucune initiative aux futurs mariés. L’auteur souligne par ailleurs que ce type de mariage constitue « pour sa part, un viol légitimé dans la mesure où beaucoup de jeunes filles sont contraintes de se donner contre leur gré ». Évoquant les cas de mariages arrangés à Ambéli, Juliet du Boulay, a montré comment l’arrangement des unions est sujet à des manipulations et donne lieu à des situations de tricherie flagrante. L’auteur illustre ses propos par des histoires collectées dans le village révélant qu’un profond abime séparait les partenaires éventuels d’un mariage (du Boulay, 1989, p. 381). Parlant du mariage au Niolu en Corse, George Ravis-Giordani affirme que « la plupart des mariages étaient autrefois arrangés à l’avance, entre les parents des futurs époux, souvent même alors que ceux-ci étaient encore dans l’enfance. En France, le mariage arrangé était la règle, le mariage d’amour l’exception » (Verbunt, 2004, p. 93). Ce n’est que jusqu’à l’après-guerre qu’on assiste au passage d’un cadre contraint par le groupe d’appartenance à une logique relationnelle et d’une conception plus individualisée du choix conjugal (Collet et Santelli, 2012, p. 275).

Ceci dit, même l’époque moderne a été marquée par les tensions et les imbrications entre mariage et institutions familiales. À ce propos, Enric Porqueres i Gené note que « la modernité religieuse et politique contribue à ériger la famille en sujet de droit aux dépens de l’individu (…). La période moderne, présentée souvent par les sciences sociales comme étant marquée par la montée en force de l’individu et de ses valeurs au détriment des groupes et des attaches primordiales propres aux temps prémodernes, se dévoile, en fait,  unie à un renforcement des liens de parenté » (Porqueres i Gené, 2015, p. 28).

Alliance matrimoniale et liberté individuelle

Au nord de la méditerranée, même si le poids des structures familiales peut, de nos jours, participer à l’orientation du processus matrimonial, il est établi que le choix du conjoint et la formation du couple devient de plus en plus une affaire personnelle. Dans beaucoup de sociétés, il y a une avancée considérable en matière des libertés individuelles dans la mesure où « avant d’être membre d’un groupe, les hommes et les femmes se définissent d’abord comme individus. Après avoir été première, la communauté a, en effet, peu à peu cédé la place à l’individu » (De Singly et Chaland, 2001, p. 283). Les mariages arrangés par le groupe familial se raréfient de plus en plus même si la manière dont le conjoint est choisi n’est, pas totalement, changée par la liberté et l’amour (Bozon et Heran, 2006). Alain Gérard conclut d’ailleurs dans son enquête sur le choix du conjoint que « n’importe qui n’épouse pas n’importe qui » (Girard, 1964).

En effet, dans ces sociétés, la séparation des espaces selon le sexe n’affecte pas aujourd’hui les sociétés comme c’est le cas dans l’exemple donné plus haut. Les rencontres entre les deux sexes s’effectuent dans un large éventail de lieux d’où, le développement de l’union informelle et l’évolution des comportements sexuels. Par conséquent, le taux de mariage ne cesse de décroitre car la tendance ne consiste pas à former des couples mariés mais plutôt des couples « non-mariés » vivant en cohabitation. En ce sens, il faut parler de conjugalités au pluriel car il y a des formes diverses du vivre en couple.

Ceci étant, la cohabitation hors mariage est une façon qui permet aux individus unis d’essayer, voire de tester la nature de leur vie en commun et, par la suite, l’engagement matrimonial avec les moindres coûts, sachant que celui-ci est chargé de contraintes. Ceci pourrait, en partie, s’expliquer par le fait que les hommes et les femmes s’interrogent « davantage sur ce que la vie commune leur coûte. Ils veillent à ce que leur épanouissement et leur liberté individuelle ne soit pas trop sacrifiés. Ils cherchent, éventuellement, à limiter les empiètements de soi en luttant contre la fusion avec l’autre. (…) Pour rester libres tout en vivant ensemble, les individus inventent des formes de vie conjugale qui ne sont pas définies seulement par une entrée et une sortie libres ; elles ont aussi un contenu qui exprime cette exigence » (de Singly et Chaland, 2001, p. 284-285). Par ailleurs, il est à remarquer que dans les sociétés où c’est cette deuxième logique qui fonctionne, « le lien conjugal se montre de plus en plus fragile et précaire » (Godelier, 2004, p. 13-14)[3] du fait qu’il y a une augmentation remarquable des séparations et des divorces et l’apparition de multiples familles monoparentales et de familles recomposées (idem).

Logiques hybrides

Il n’est pas question ici d’adopter une approche comparative entre ce qui se passe en Algérie ou en Kabylie et ce qui se produit en Occident ni de généraliser les faits, mais juste une façon de situer le local par rapport au global pour essayer,  ensuite,  d’analyser comment peuvent s’articuler les faits relevant du local avec ceux offerts par le global. Marc Abélès a bien raison de noter à ce propos que « les méthodes des anthropologues les prédisposent à privilégier le « micro » et le local ; or, de plus en plus, l’articulation du « micro » et du « macro », du global et du local, devient un élément essentiel de l’analyse » (Abélès, 2008, p. 53).

Le cas d’étude exploré ici se situe au « carrefour » des deux logiques évoquées. D’une part, les effets de la modernisation font qu’en dépit de quelques permanences sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous, la pratique matrimoniale et l’ordre social dans laquelle elle s’insère ne sembleraient plus fonctionner selon la première logique. D’autre part, la modernisation fait subir au fait matrimonial des mutations produisant des faits qui ne seraient pas comme ceux produits par la deuxième logique, qui peuvent parfois présenter des caractéristiques et des effets sinon similaires du moins ressemblants. Sur ce point, nous sommes redevables aux travaux de Mohamed Brahim Salhi qui, pour le cas de la Kabylie, ont mis en lumière la façon dont s’observe, d’une part, un processus de modernisation (école, emploi, urbanisation, mobilité, communication, recomposition du lien social, etc.) et d’autre part, une tendance à la modernité (émergence de l’individu, nouveaux cadres d’appartenance, reflux du communautarisme, etc.) mais qui ne se réalise pas nécessairement de la même façon que dans les sociétés occidentales (Salhi, 2009 , p. 2010). La Kabylie assiste donc à une recomposition et une hybridation cohérente du social et « la quête de la modernité n’a pas toujours signifié rupture avec les valeurs de la société » (Salhi, 2010, p.14). L’auteur parle d’ailleurs d’un processus de retraditionalisation et évoque la présence d’une tradition modernisée ou d’une modernisation de la tradition. En d’autres termes, il s’agit également de la réinvention de la tradition dans le contexte de la modernisation de la société.

Éléments méthodologiques

Nos éléments d’analyse s’appuient sur des matériaux empiriques recueillis essentiellement lors d’une enquête de terrain menée entre 2009 et 2016, dans le cadre de la réalisation d’une thèse de Doctorat en anthropologie (Anaris, 2016). L’investigation a concerné cinq communautés villageoises de la région d’Azeffoun en Kabylie maritime. Il s’agit des villages de Cheurfa, Mlatha (Tardiou), Ihnouchène, Issoumathène et Ait Rehouna. Nous avons adopté une approche comparative de plus de 1596 mariages contractés par trois générations successives, la première entre 1930 et 1957 (380 mariages), la deuxième entre 1958 et 1981 (586 mariages) et la troisième entre 2000 et 2010 (630 mariages).

Au cours des enquêtes, nous avons veillé au respect d’une vigilance méthodologique et d’une rigueur empirique sachant que la véridicité des assertions d’un travail anthropologique « ne peut se prétendre vérité, et relève plutôt de la plausibilité » (de Sardan, 2004). Cela dit, seul un terrain bien réussi peut garantir l’aboutissement d’une recherche. Avant et pendant le travail de la collecte d’informations, nous avons toujours gardé à l’esprit ce principe formulé par Frédérique Fogel et Isabelle Rivoal qui affirment, très justement, que « le terrain comme praxis garantissant la prise en compte des contingences et de l’idiosyncrasie des situations sociales aurait désormais une vertu en soi : celle du complexe contre les simplifications théoriques, celle du concret, du particulier contre les généralisations, celle du réel contre les idéologies » (Fogelet Rivoal, 2009).

Trois méthodes complémentaires ont structuré la collecte d’informations. La première est l’observation directe. Dans la mesure où nous avons une connaissance plus ou moins intime et familière des groupes explorés, l’observation revêt un caractère participant. La deuxième méthode est l’enquête par entretien. Elle a servi d’outil pour la collecte de matériaux permettant d’analyser le sens que donnent les acteurs à leurs pratiques et à leurs comportements. En tout, nous avons interviewé cinquante acteurs appartenant aux couples étudiés en plus d’une vingtaine d’entrevues complémentaires que nous avons réalisées avec d’autres acteurs y compris des célibataires. Enfin, par une enquête statistique, nous avons pu corréler les matériaux qualitatifs avec des données quantitatives qui nous ont permis de mettre en perspective les tendances et de repérer les décalages entre l’ordre de la pratique et l’ordre des représentations discursives sur la pratique.  

Résultats et perspectives

Épouser au moins un proche et ou pas trop loin

Au cours de l’analyse, certaines idées reçues sont sérieusement remises en question, notamment celles concernant un supposé modèle fondé sur le dit « mariage arabe », mariage avec la bent el ɛemm, cousine parallèle patrilatérale (CPP), qui constituerait une sorte d’horizon pseudo-normatif des pratiques matrimoniales kabyles. La rareté de ce type d’union, tout comme l’absence absolue de prestige qui y est associée sont mises en valeur ; elles attestent d’un modèle matrimonial fort différent de l’endogamie associée au mariage préférentiel avec la CPP. 

En revanche, ce type de mariage peut être le résultat d’une relation affective entre les conjoints, comme il peut exprimer une valeur morale et éthique tenant de la solidarité du groupe. Ceci dit, quand il y a une forme d’imposition de choix de la part du groupe, ce n’est pas pour forcer l’individu à épouser sa CPP, mais souvent pour forcer le renoncement à l’idée de se marier avec elle. Le choix d’une CPP n’est donc pas souvent forcé mais quand il est imposé, on ne s’efforce surtout pas à montrer qu’il relève d’un choix idéal.

En outre, l’endogamie de lignée agnatique, qui n’est qu’une pratique relevant de l’exception, peut, dans des situations de crise, constituer une alternative selon laquelle la stratégie du groupe répond à une conjoncture donnée, de façon occasionnelle, par des mariages dans un degré rapproché. C’est le cas pour le groupe villageois Mlatha. Toutefois, même lorsque dans les cas où le taux d’endogamie de lignée agnatique est plus ou moins élevé, à l’image de la génération des parents (1958-1980) à Cheurfa, le choix est souvent porté sur une cousine éloignée. Inspirés de l’approche porqueresienne du fait matrimonial, nous avons montré comment l’alliance matrimoniale n’est pas destinée uniquement à reproduire les conditions qui l’ont rendu possible, mais ce sont les conditions dans lesquelles elle est réalisée qui se trouvent modifiées. En d’autres termes, les nouveaux actes matrimoniaux des individus ne tendent pas nécessairement à reproduire les structures sociales, mais c’est plutôt leur modification permanente qu’ils produisent. 

En étendant l’analyse aux alliances consanguines aussi bien agnatiques qu’utérines, il a été constaté que l’union avec la cousine matrilatérale s’avère d’une fréquence plus importante que celle du mariage avec la cousine patrilatérale. Dans le discours, elle est également présentée comme une union mieux valorisée que celle contractée avec une cousine issue d’une lignée agnatique. La tendance consiste,  cependant,  à préférer la fille de la sœur de la mère (CPM)[4] à celle du frère de la mère (CCM)[5].

Cette rareté des alliances consanguines relève-t-elle d’un effet de modernisation ou d’une caractéristique matrimoniale propre aux groupes kabyles explorés ? Il n’y a pas de doute sur le fait que la modernisation de la société en question a eu un impact important sur les représentations que les acteurs se font de la pratique du mariage consanguin. Pour appuyer et justifier leurs tendances matrimoniales, les acteurs mettent en avant l’argument des conséquences génétiques d’une telle union. Or, cette représentation qui s’inspire du discours médical semble constituer une sorte de « manipulation » de l’argument génétique pour appuyer et justifier une tendance matrimoniale établie dans la région. Autrement dit, dans les représentations de la plupart des acteurs, les couples consanguins auraient quasi-systématiquement des enfants souffrant de problèmes génétiques, alors que les études médicales établissent qu’effectivement les couples ayant un lien de parenté ont un risque plus augmenté d’avoir un enfant atteint d’une maladie génétique récessive[6], mais ce risque n’est que de 4% alors qu’il est de 2% pour la population générale (Sieres
et Gavidia (2005), Mégarbané (2002)).

L’argument « médical » selon lequel les acteurs prennent conscience des conséquences génétiques que peuvent engendrer les unions consanguines peut, cependant, être lu comme l’un des effets de la modernisation, notamment l’accès à l’information. Cet effet vient, à notre sens, renforcer une tendance déjà existante dans ces groupes : celle d’un rejet et d’un évitement matrimonial du consanguin et donc du choix d’un mariage au moins proche. Cette tendance au rejet de la consanguinité dans l’alliance matrimoniale est, cependant, articulée avec d’autres stratégies. Celles-ci peuvent notamment se dessiner par d’autres préférences qui, certes, ne portent pas sur des consanguins, mais sont fondées sur d’autres proximités d’ordre sociologiques à l’image des tendances endogamiques basées sur l’appartenance villageoise, religieuse (maraboutique) ou non-religieuse, régionale, etc.

De l’endogamie villageoise au mariage hors village. Transformations du et par le mariage

Comme l’attestent les taux représentés dans le tableau ci-dessous, la tendance au mariage à l’intérieur du village est d’une fréquence en recul par rapport aux générations précédentes.

Tableau 1 : Taux d’endogamie villageoise sur trois périodes successives

   Source : Anaris, 2016, p. 304.

Pourtant, le discours des acteurs privilégie encore l’endogamie de village en réprouvant les mariages consanguins. En revanche, il faut souligner que les permanences en matière d’endogamie de village sont également liées au contexte-même de modernisation qui tend à la tempérer. Dans la plupart des cas observés, les conjoints sont effectivement issus d’un même village, mais leur projet matrimonial s’est concrètement construit hors de l’espace villageois et loin de l’influence parentale ou familiale. Pour les cas observés, les rencontres ont lieu à l’université, au lycée, dans le milieu d’étude ou de formation, mais aussi, pour certains cas, dans le milieu professionnel (enseignants, médecins, infirmiers, etc.).

Ceci étant dit, l’examen de l’évolution de cette pratique sur trois générations illustre comment chaque nouvelle alliance donne lieu à une nouvelle configuration sociale et l’ensemble des alliances d’une génération imprime une nouvelle orientation aux tendances matrimoniales du groupe. Cependant, si l’endogamie villageoise se réalise par des unions conclues dans un espace intra-villageois, celles-ci ne donnent pas lieu à des alliances intra-lignagères. Par une approche dynamique du fait matrimonial, nous pouvons lire dans ces transformations, à la fois, un effet de modernisation, mais aussi la capacité qu’ont les nouveaux actes matrimoniaux individuels à apporter des modifications aux groupes et à leurs structures. Le choix d’un conjoint à l’intérieur du village n’est d’ailleurs pas souvent déterminé par des antécédents matrimoniaux, mais consiste en un mode d’agir adapté à un présent improbable.

Choix matrimoniaux et statuts des futurs conjoints à l’épreuve des mutations sociales

« Noblesse » par l’endogamie ou endogamie pour la « noblesse » ?

En plus de l’appartenance familiale ou villageoise qui peut être déterminante dans les choix matrimoniaux, nous avons vérifié, à un autre niveau d’analyse, les corrélations qui peuvent exister entre ces choix matrimoniaux et les statuts des futurs conjoints. La réflexion est alors centrée d’abord sur le poids de l’appartenance à un lignage maraboutique ou non-maraboutique dans l’orientation des stratégies. L’analyse, à la fois qualitative et quantitative des données offertes par le terrain, nous a permis de conclure que l’endogamie « maraboutique », qui était autrefois une des caractéristiques marquant le fait matrimonial des imrabḍen[7], est en recul par rapport au passé[8] et trouve mal son bien-fondé dans les représentations et logiques matrimoniales actuelles des groupes kabyles explorés.

Endogamie religieuse entre affirmation pratique
et dénonciation discursive 

Le taux de l’endogamie religieuse (maraboutique) demeure, néanmoins, quantitativement significatif (61.21%). Les données chiffrées, à elles seules, ne permettent pas un accès véritable à la réalité sociale ; elles peuvent même biaiser l’analyse si elles ne se consolident pas par une observation qualitative. Le diagnostic établit, justement, que cette endogamie maraboutique n’est qu’une donnée statistique qui, même si elle traduit une permanence en la matière, n’est pas reconnue comme telle dans les représentations. Il y a donc un décalage apparent entre la pratique et la représentation qui en émane. Les acteurs, les jeunes notamment, dénoncent explicitement une telle alliance et avancent d’autres critères plus structurants dans les choix matrimoniaux actuels. Cependant, la « coïncidence » fait bien les choses pour certains acteurs, puisque des choix individuels fondés sur d’autres critères - ou du moins déclarés comme tels – ont porté sur un conjoint ayant une appartenance lignagère qui correspond à celle souhaitée par les parents qui, eux, tiennent encore aux logiques inhérentes aux hiérarchies fondées sur la sainteté lignagère. Pour eux, la perpétuation de leur «noblesse» religieuse passe inéluctablement par l’endogamie maraboutique. Il y a donc une évaluation différenciée de la pratique de l’endogamie religieuse suivant la génération et la catégorie d’âge.

La décision dans le choix du conjoint

En cherchant à apporter une réponse à la question de « qui décide dans le choix du conjoint ?», deux idées essentielles ressortent. D’abord, la catégorisation opposant mariage « libre » et mariage « arrangé » se heurte à des impasses. C’est comme si on mesure,  sur l’échelle du progrès, le degré de passage du mariage « arrangé » privilégié dans les sociétés « holistes » au mariage « libre » caractérisant les sociétés « individualistes » (Pettier, 2015, p. 336). Or, les modalités suivant lesquelles se réalise le choix matrimonial ne se limitent pas à ces deux formes extrêmes. Elles mobilisent d’autres procédés que nous pouvons classer dans quatre logiques principales. Ces logiques permettent,  d’ailleurs,  de comprendre le mieux les transformations des processus matrimoniaux en cours dans les groupes étudiés et donnent aussi à voir la nature des mutations qui affectent les rapports intergénérationnels à l’aune de la modernisation.

Dans le processus matrimonial, le choix peut donc émaner du concerné et être approuvé par les parents. Il peut être celui des parents et le projet se réalise par l’approbation du fils ou de la fille à marier. La proposition peut aussi venir d’une tierce personne et être approuvée par le concerné et ses parents. Enfin, et c’est la forme la plus rare, le concerné engage son projet matrimonial sans l’intervention ni la participation de la famille. D’un point de vue quantitatif, c’est la première logique qui est la plus répandue (83,62 %), et ce, pour des raisons multiples liées aux effets de la modernisation. Nous pouvons en citer les transformations dans les rapports intergénérationnels qui sont, à la fois une manifestation de cette tendance, en même temps un de ses facteurs. Une telle tendance peut aussi être rattachée à l’accès à l’information et à cette rétro-socialisation qui fait que les enfants participent à la socialisation et à l’inculcation de certaines valeurs à leurs parents (et grands-parents) (Lobet et Cavalcante, 2014 : I-XII). En résulte une adhésion aux valeurs universelles consacrant le droit aux libertés individuelles, aux dépens de celles héritées du passé plaçant le groupe et son idéologie devant et au-dessus de toute forme d’individualité. D’autres facteurs d’ordre socio-économiques peuvent aussi expliquer cette logique, et lorsque la situation économique du candidat au mariage est plus ou moins aisée, lorsqu’il acquiert une autonomie financière par rapport aux parents ou encore quand c’est lui-même qui subvient aux besoins de sa famille (y compris à ceux de ses parents), son choix personnel peut être avalisé. L’enquête a, par ailleurs, établi que s’il y a imposition de choix, il se fait plus du côté des enfants que de celui des parents quitte à recourir, quelquefois, à une manipulation dangereuse des conduites de l’honneur.  

Effets de l’alliance sur les mécanismes de résidence

Approchée comme un des baromètres des mutations sociales et matrimoniales, la logique résidentielle subit les effets du mariage mais imprime, à son tour, son impact sur le processus matrimonial. Nous avons relevé plusieurs arrangements dans les mécanismes de résidence. Le système assiste à un basculement sans précédent : la résidence néolocale qui, dans un passé récent de la Kabylie, était rare, s’avère être,  aujourd’hui, le mode le plus répandu.

Tableau 2 : Types de résidence après le mariage

Source : Anaris, 2016, p. 371

Une telle situation n’est pas sans incidence sur le fait que le choix du conjoint devient relativement plus une affaire individuelle que groupale. Le modèle de résidence patrilocale ne relève que d’une cohabitation provisoire et nous supposons qu’il est enclin à se raréfier dans l’avenir. Cependant, la matrilocalité se révèle d’un type de résidence qui commence à faire son apparition. Pour la période explorée, sa proportion reste, toutefois, relativement faible. L’analyse des mécanismes de résidence a,  par ailleurs,  montré la capacité du mariage,  à apporter des mobilités et des modifications profondes aux groupes familiaux, dans son aspect relationnel, est sa configuration physique.  

Choix du conjoint. Quels critères ?

Interdépendance entre  le capital honneur de l’individu et celui de son groupe

Concernant les critères qui président au choix du conjoint, il est établi que les mécanismes sélectifs dépendent de la position sociale et familiale du candidat au mariage, de son âge, de son profil, de son capital culturel, social et économique, et aussi de ceux de ses parents ainsi que de son appartenance lignagère, villageoise, etc. L’apparence physique, le sentiment amoureux, l’attirance entre les deux conjoints et la religion  sont parmi les critères essentiels évoqués par les acteurs interrogés. Outre ceux-ci, trois autres critères principaux ont marqué le système sélectif des acteurs concernés par l’enquête. D’abord, pour les hommes, c’est la réputation et le capital honneur de la conjointe recherchée et ceux de son groupe qui sont mis en valeur. Les données témoignent d’une entière et étroite interdépendance entre la réputation de l’individu et celle du groupe familial. La connexion est extrêmement tangible entre l’honneur du groupe et celui des individus qui le composent.

De l'hypogamie à l'hypergamie masculine : idéaux en recomposition

Le deuxième critère est en lien avec le capital intellectuel et/ou professionnel des futurs conjoints ; de ce point de vue, l’ampleur des mutations est inédite. Le système matrimonial assiste à un passage d’une préférence pour l’hypogamie masculine[9] à celle de l’isogamie[10] (46.55% des cas étudiés), voire de l’hypergamie masculine[11] (39.65%). Ce basculement n’est, cependant, pas contredit par les représentations ; ce qui constitue un indice d’une mutation sociale profonde des façons de penser et de l’évolution du marché matrimonial. Néanmoins, de tels faits ne sont pas dissociables d’autres facteurs comme les mobilités sociales liées à la scolarisation et à l’accès des femmes aux études supérieures et au monde du travail, les règles régissant le marché matrimonial, les transformations qui affectent les normes sociales, les référentiels, etc. 

Du point de vue des représentations, épouser une femme instruite, disposant d’un diplôme, d’une bonne dot scolaire et surtout d’un emploi, permet au couple de s’assurer un niveau de vie plus confortable. Cela dit, le capital culturel de la femme ou sa dot scolaire est parfois perçue comme un capital économique ou susceptible d’être converti en capital économique.

Dimension communicationnelle et choix matrimonial 

Le poids de la langue et donc de la communication pèsent dans la restriction des choix. Les résultats de l’enquête établissent que le système matrimonial observé est fortement marqué par une homogamie géographique et un taux élevé d’unions entre personnes parlant la même langue (94.17%).

Stratégies hypergamiques et mobilité sociale

Si, par le passé, le choix du mari offrait à la fille une possibilité à la mobilité sociale pendant que l’homme y accède par l’occupation d’un emploi (De Singly, 1977, p. 33-44), il n’en est plus autant aujourd’hui. En effet, l’idée selon laquelle la femme passe, par le biais du mariage, du statut de « fille de » à celui de « femme de » (Ibid.), tend à s’inverser sinon à s’équivaloir avec la situation qu’induit le mariage pour l’homme. Autrement dit, l’homme qui épouse une femme dont le statut est supérieur au sien change d’identité en passant de « x » à « époux de … » (argaz n teṭbibet-nni… (Époux du médecin…), époux de l’enseignante…, de l’avocate…, de la dentiste …). Dans les cas que nous avons observés, beaucoup d’hommes ont épousé des femmes (médecins, avocates, enseignantes, etc.) qui sont plus connus dans la société locale qu’eux-mêmes. Leur identité sociale est,  du coup,  très rattachée au statut de leurs femmes, plus connues par leurs professions. Dans ce cas, ce n’est pas l’homme qui fournit une identité sociale à son épouse car il est homme, c’est l’inverse qui se produit. Ceci montre une fois de plus les forces du mariage dans le refaçonnement de l’identité sociale des individus et des groupes.

Rupture précoce du lien conjugal ou forme alternative d’union « libre »?

Les sociétés occidentales optent davantage pour l’union libre et l’on constate une forte diminution des mariages ainsi qu’une augmentation plus forte des séparations et des divorces (Godelier, 2004). En revanche, la société algérienne, notamment pour ce qui concerne les cas explorés dans le cadre de nos enquêtes, ne semble pas présenter de situations similaires. L’observation des données de terrain consolidée par un examen minutieux des registres des mariages de la commune d’Azeffoun, fait ressortir, entre autres, deux constats en rapport avec les liens prénuptiaux et postnuptiaux. D’une part, sur le plan statistique, le taux de la divortialité reste dans cette région, et pour la période explorée, plus ou moins faible[12]. Sur dix ans, il y a eu une moyenne de 1,2 % de cas de divorces sur l’ensemble des mariages enregistrés, ce qui représente un taux beaucoup plus faible que celui relevé au niveau national[13]. Cela tendrait à suggérer que les liens conjugaux sont ici moins fragiles et moins précaires qu’ailleurs. Ce fait pourrait être lié à des facteurs divers tels que les considérations religieuses, sociétales, communautaires et économiques. Il est également, en partie, le résultat d’une conformité des couples « en désaccord » avec certaines valeurs morales, celles notamment relatives à l’honneur ou à l’évitement du déshonneur face aux représentations sociales dominantes du divorce et des divorcés. Des partenaires « incompatibles » préfèrent ainsi vivre dans un « enfer conjugal » que de se séparer et subir le regard accablant de la société.

Le deuxième fait notable est la montée non-négligeable d’une forme de séparation que nous qualifions de divorce prématuré sinon de « divorce prénuptial », si l’on peut utiliser cette expression paradoxale. Il s’agit de procéder à l’annulation de l’acte de mariage avant sa consommation. Si dans le contexte occidental, le test de la vie en couple et de l’engagement matrimonial se fait dans le cadre de la cohabitation sans mariage (ou l’union libre), pour,  ensuite, officialiser la relation, ce test semble ici se réaliser dans le cadre d’une phase intermédiaire entre la reconnaissance légale et sociale de la relation de mariage et le mariage réellement et « officiellement » consommé. Pendant cette période liminaire, les futurs conjoints, désormais autorisés à se fréquenter, évaluent leur relation dans une forme de mise en couple qui n’est ni une cohabitation sans mariage (car ils ne sont pas encore autorisés à partager le lit), ni un mariage socialement reconnu comme consommé, car non célébré par les rituels qui le consacrent officiellement. Les actes de mariage (administratifs et religieux) établis permettent alors aux futurs conjoints de se fréquenter et de sortir ensemble librement. Mais au bout de quelque temps, le futur nouveau couple décide, unilatéralement ou communément, de mettre fin à la relation avant même que le mariage ne soit consommé. On procède alors à l’annulation de l’acte sur le registre des mariages. La période de fréquentation prénuptiale s’apparente alors à une sorte d’« union libre » qui autorise chez les fiancés une sorte de liberté préconjugale, même temporaire, socialement légitime. Elle est aussi l’une des incidences des mutations qui affectent les rapports sociaux de sexe dans les groupes en question. Les conséquences de cette façon de s’unir puis de se séparer prématurément semblent être moins préjudiciables par rapport à celles d’un divorce après un « vrai » mariage (suivi notamment par la naissance d’enfants). Elle fait, du moins, éviter des situations familiales pathogènes donnant lieu à des cas d’« enfants à risque ». Nous utilisons cette expression en tenant compte de la nuance qu’il doit y avoir à ce sujet puisque des études (Anthony, 1987) ont montré que, parmi les enfants « à risque » ceux dont l’environnement familial est pathogène (à l’image des enfants d’un couple en divorce) , il y a ceux (la majorité d’ailleurs) que, non seulement cet environnement pathogène ne rend pas vulnérables, mais rend plutôt résilients (Dortier, 2008).

Conclusion

Les résultats exposés ici attestent que, d’une part, le fait matrimonial constitue bien une des clés importantes pour saisir et comprendre les dynamiques en cours dans les sociétés contemporaines et que, d’autre part, les actes matrimoniaux des individus créent la parenté et modifient les conditions dans lesquelles ils sont produits. On peut donc s’intéresser méthodologiquement aux mécanismes de reproduction des structures que peut assurer l’alliance mais, pour ne pas passer à côté de faits structurants des logiques familiales et matrimoniales d’aujourd’hui, il est plus pertinent de centrer l’analyse sur les effets des actes matrimoniaux et leur capacité à modifier les groupes. Comme le souligne E. Porqueres i Gené, l’acte matrimonial, qu’il relève d’un choix individuel ou groupal, peut toujours être un point de départ à partir duquel se restructurent et se redéfinissent les liens de parenté. En d’autres termes, le mariage a la capacité d’agir sur le tissu relationnel et le pouvoir de le modifier (Porqueres i Gené, 20015, p. 26).

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[1] Né en 1946 et marié pour la première fois à l’âge de 18 ans.

[2] Ceci se rapproche de la moyenne nationale de l’âge au mariage des femmes qui varie entre 14 et 19 ans pour la période 1930-1960.

[3] M. Godelier remarque néanmoins que si l’axe de l’alliance tend en Europe à se fragiliser, l’axe de la filiation demeure ferme. C’est là, note-t-il, un aspect et un effet du mouvement de valorisation de l’enfance et de l’enfant apparu en Europe occidentale au XIXe siècle et qui a pris toute son ampleur au milieu du XXe.

[4] Cousine parallèle matrilatérale.

[5] Cousine croisée matrilatérale.

[6] D’où l’importance du diagnostic prénuptial et du suivi échographique détaillé et sérieux de la grossesse.

[7] Groupe issu d’un ancêtre considéré comme un saint (groupe maraboutique).

[8] L’analyse des données statistiques liées à la pratique de l’endogamie religieuse chez les imrabḍen de la région ici explorée montre une baisse des taux statistiques par rapport au niveau atteint dans le passé : elle passe du taux de 80% pour la période 1930-1980 à un taux de 61.21% pendant la décennie 2000-2010.

[9] Le fait qu’un homme épouse une femme d’un statut inférieur au sien.

[10] Mariage d’un homme avec une femme ayant un même statut que le sien.

[11] Mariage d’un homme avec une femme ayant un statut supérieur au sien.

[12] Des enquêtes extensives devront porter sur d’autres régions, car il est fort probable que les choses ne se présentent pas de la même façon que dans la région explorée ici.

[13] Selon les données de l’ONS, pour la même période (2000-2010), le taux de divorce varie, à l’échelle nationale, entre 11,90 % et 14,86 % (ONS, 2015).

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