Abdelkader LAKJAA, Abdelkader Djeghloul, l’homme et l’œuvre, Oran : Publications Université d’Oran, septembre 2015, 246 pages


 Insaniyat N°79 | 2018 |Varia|p. 127-135 | Texte intégral

 


Cet ouvrage collectif rassemble dix-huit communications par lesquelles l’institution universitaire et des intellectuels ont rendu hommage à Abdelkader Djeghloul, d’abord par le colloque[1] qu’ils ont organisé, ensuite par cette publication qui reprend la plupart de ses actes.

Abdelkader Djeghloul, l’homme et l’œuvre a été coordonné et présenté par Abdelkader Lakjaa, enseignant et chercheur en sociologie urbaine et en anthropologie. Dans la présentation de vingt-huit pages, celui-ci met en exergue l’apport de chaque contribution ; particulièrement les idées et les concepts qu’avait développés Djeghloul, de 1970 à la fin des années 2000, c’est-à-dire durant ses quatre décennies d’activités pédagogiques et scientifiques. Pour exposer les textes des participants, Lakjaa retient quatre principaux paradigmes, déjà développés dans la structure de l’ouvrage : la mouvance et les pauses les sciences sociales; la quête du sens ; et enfin, les intellectuels. Ces écrits, provenant de ses pairs algériens ou étrangers qui louent, en même temps, la mémoire de l’homme et le spécialiste des sciences sociales qu’il fut, sont regroupés, ici, en suivant les deux trajectoires biographique et scientifique de Djeghloul.

Pour ce qui est de la trajectoire biographique, Benamar Médiène et Jean-Robert Henry s’intéressent au « roman familial » de Djeghloul2. Le premier, tout en étant ami de la famille, suit l’origine de ses aïeux depuis la Première Guerre mondiale jusqu’aux années quatre-vingt du siècle révolu. Le second, par contre, reviendra sur son exil, pour l’avoir côtoyé en France et en Algérie. Médiène relate que le grand-père d’Abdelkader Benchergui jouissait d’une notabilité à Bouqadir (Chlef) ; son père, Messaoud, s’inscrivit à la faculté de droit d’Alger, en 1934, avant d’être  mobilisé, par la suite, dans l’armée française lors de la Seconde Guerre mondiale. Pendant son emprisonnement par les Allemands à Rennes, il saisira son statut de « semi-liberté » pour se marier, en 1941, avec Raymonde Augustine Marie Simon.

Contraint à un « nomadisme scolaire », à l’instar de sa famille, Abdelkader se déplacera entre 1954 et 1962, entre sept villes : Poitiers, Rennes, Auch, el-Asnam, Constantine, Tiaret et, enfin, Oran à partir de 1962. Dans cette ville, il optera pour le lycée Pasteur, au sein duquel, il obtiendra son bac en 1964, et pour le Centre universitaire d’Oran pour y suivre des cours de lettres et de droit, avant de changer ville et profil, en l’occurrence Alger et la philosophie. Avec un diplôme d’études supérieures (DES) en philosophie, il en assurera, à partir de 1970, l’enseignement dans le département des sciences sociales à Oran. Il y restera jusqu’à son exil volontaire en 1984 en France, période d’auto-marginalisation, comme il préfère la définir, et qui durera treize ans. Cet exil est un tournant décisif dans sa vie d’universitaire, d’intellectuel et, particulièrement, d’homme.

Jean-Robert Henry évoque ce séjour, relativement embrouillé, pour l’homme et le producteur de sens qu’il était. Bien qu’il fût affaibli par la situation professionnelle dans laquelle il vivait ; secoué dans ses convictions, voire envahi par des doutes, il ne reniera jamais son amour paternel, son statut de travailleur intellectuel ou désavouera, par exemple, son soutien à l’Abbé Pierre, en dépit de l’isolement que certains cercles lui imposeront. En 1997, il retourne à Oran, après avoir passé un an au Canada comme conseiller en émigration. De ce retour et de l’état précaire dans lequel s’est retrouvé, Henry n’hésitera pas à dire « ce n’est pas à moi d’en parler ici » (p. 70).

Par ailleurs, l’appui et la reconnaissance qu’ont manifesté la Bibliothèque Nationale et la présidence de la République à son égard doit être relevé. Cela est intervenu à un moment crucial dans son parcours. Affecté par l’Université d’Oran au département des langues étrangères, il en sera doublement déçu : d’être écarté de l’enseignement des sciences sociales, et ironie du sort, qu’il soit chargé d’enseigner le français, alors qu’après sa difficile émigration, il va développer un regard critique et prévenant vis-à-vis de la culture dans laquelle il s’était jusque-là illustré. Ce fut une terrible frustration pour lui, accompagnée d’anxiété, voire de dépression cognitive.

Pour sa trajectoire scientifique, elle fut féconde, variée, pragmatique et, même provocatrice. Le but de cet espace est de mettre en évidence les traits distinctifs de son parcours, ainsi que les regards des contributeurs suscités par un retour à ses textes.

Dans le domaine pédagogique, lorsqu’il s’adressait aux étudiants des deux cycles, gradué et post-gradué, sa tâche fut de leur transmettre un savoir social, pluridisciplinaire. Il ne s’est jamais enfermé dans un carcan théorique d’une discipline précise. Ainsi, par exemple, il soumet l’histoire de l’Algérie des XIXe et XXe siècles à l’analyse sociologique, en réunissant des « étudiants de sociologie, d’histoire et sciences économiques » dans une sorte d’atelier dirigé conjointement par des enseignants, d’horizons divers, et qui s’articulait autour du mode de production asiatique (Benkada, p. 149), dont certains travaux seront publiés en 1978-1979, avec la collaboration de l’historien Tayeb Chentouf.

De son côté, Mohamed Daoud, décompose son « discours littéraire » (p. 232-236), notamment l’intérêt qu’il avait pour la littérature indigène pendant la période coloniale et la littérature écrite en langue française après l’indépendance. Ce qui l’intéressait, selon ce spécialiste des lettres arabes, c’était les liens que la littérature entretient avec l’identité, la langue, la politique et la culture. De même, Yelles Mourad soutient, aussi, « la qualité et la pertinence des analyses littéraires de Abdelkader Djeghloul » (p. 170).

Peut-on dire, d’autre part, qu’il était un transfuge ? Certes, il peut être désigné comme un « dissident » de la philosophie, sa formation initiale, dans le sens qu’il avait renoncé à sa pratique exclusive. Dans ce cadre, pour Moulfi Mohamed, qui est sans équivoque, « il n’est ni sociologue, ni historien. Ces déplacements et ces passages de la philosophie aux sciences sociales font de lui un transfuge » (p. 50). C’est la dimension encyclopédique, peut-être, qui rend un tel homme difficile à classer dans une discipline bien déterminée. Il définissait l’érudit, comme celui qui a une grande capacité de lire tout d’abord. Qu’on soit d’accord ou non avec  cette définition, Djeghloul est un érudit. Il serait pour Madani Mohamed, à la fois, « philosophe, épistémologue, historien et sociologue » (p. 94).

Ceci ne l’empêchait pas d’être, aussi, un brillant politique, journaliste et critique littéraire. Donc, il rejetait tout confinement référentiel, étroit, dans telle ou telle discipline et implosait, ainsi, comme l’ont fait d’autres, les frontières rigides et artificielles des sciences sociales. C’est de la provocation cognitive, à l’image de sa personnalité, d’intellectuel qui « prend parole publiquement » et (auto)critique cette « élite suspendue dans le vide » (Moussaoui, p. 202). Djeghloul fait sienne l’idée de Durkheim selon laquelle « nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif ». Il voulait un savoir pragmatique ; ainsi, la modernisation devenait un thème central dans ses écrits. Avec le temps, il admettra que la vision étatique de la modernité, incarnée par le pouvoir algérien à partir de 1962, était stérile. Il concèdera à Ghazi Hidouci : « Vous avez sans doute raison d’écrire [dans La libération inachevée, juin 1995] que Boumediene a longtemps pensé que le progrès et la modernité pouvaient tout simplement s’acheter chez ceux qui les possèdent » (Lakjaa, p. 217). C’est pourquoi, l’étude sur le voile de Djedjiga Imache et Nour Inès (Imache et Nour, 1994, p.165) allait le convaincre que la modernité, en Algérie, ne peut être plus perçue selon la logique supposée de la « dualité de la société » (Mézouar, p. 147). L’intérêt qu’il portera à Ibn Khaldoun était, aussi, les prémices d’un divorce avec une telle conception. Cependant, le rôle de l’Université d’Alger, qui s’était forgée une autorité scientifique avec ses études sur Ibn Khaldoun, que ce soit avant ou après 1962 ; des spécialistes d’El Mouqadima, tels que Henri Pérès, Yves Lacoste, Georges-Henri Bousquet, George Labica, Mohamed-Aziz Lahbabi, Abdelmadjid Méziane, Abdellah Chériet …, influenceront les Abdelghani Mégherbi et Abdelkader Djeghloul, par la suite. Celui-ci s’est distingué en la matière par ses trois études (Djeghloul, 1984). C’est lui qui l’introduira, d’après Mohamed Kouidri, dans l’enseignement de sociologie « pour la première fois, à l’Université d’Oran au début des années 1970… » (p. 102). Avec le temps, ce ne fut plus les textes sacrés, des auteurs consacrés de l’époque, qui l’attireront, mais plutôt des personnalités « locales », maghrébines et algériennes chez lesquelles il comptait découvrir des réponses pratiques à ses questionnements. Ses travaux engloberont, en plus d’Ibn Khaldoun, Tahar Haddad, Si M’hamed Ben Rahal, Abdelkader Alloula, Kateb Yacine, Tahar Djaout, Mohamed Atfiyach, Larbi Ben Méhidi, Mustapha Ben Ibrahim, Ibrahim El Bayyoud, Hamdan Khodja, Chukri Khodja, Mouloud Mammeri, Bouziane El Kalai …, en passant par l’Emir Abdelkader et Frantz Fanon (Janicot, p. 135-140). Parmi ses préoccupations, également, l’identité, l’intelligentsia, la culture, le patrimoine, la modernité, le terrorisme, l’islam, l’annexion du Sahara occidental par le Maroc, …Pour conclure cette présentation, nous tenons à dire que dès son retour de France, lors d’une de ses conférences organisée par le CRASC (Remaoun et Yalaoui, 2011, p. 1-4.)3, il tranchera la question posée sur la « transition vers l’économie de marché » en Algérie. « Soyez sérieux, on a utilisés ce fourre-tout de notion de la transition socialiste pendant plus de deux décennies ; on ne va encore revenir sans cesse à une transition qui ne finira jamais. Dans tous les cas, elle est aujourd’hui moins utilisée dans notre « discours national ».

 Ahmed YALAOUI

 

[1] Colloque en hommage à Abdelkader Djeghloul. Abdelkader Djeghloul, l’homme et l’œuvre, organisé par l’Université d’Oran à la Faculté des sciences sociales Oran, les 11 et 12 décembre 2011.

2 « Maintenant, je m’appelle Djeghloul parce qu’un administrateur de commune mixte en a décidé ainsi dans les années vingt » déclarait-il.

3 Une bibliographie de ses publications est proposée dans memoriam. A notre collègue Abdelkader Djeghloul (1946-2010), Remaoun et Yalaoui. Insaniyat 51-52, (17-20).

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