L'approche par compétences : une réforme voyageuse ? (sous la direction de Kathryn Anderson-Levitt, Stéphane Bonnéry et Sarah Fichtner), Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs, n° 16, 2017, p. 299


Insaniyat N°79 | 2018 |Varia|p. 141-147 | Texte intégral


La revue Cahiers de la Recherche sur l’Éducation et les Savoirs dans son numéro 16/2017, traite, à travers un dossier constitué de quatre articles, précédés d’une substantielle introduction, de la question de l’« approche pédagogique par compétences ». Cet ensemble de textes, constitue une contribution opportune à la mise au jour des éléments assez hétérogènes et pour certains implicites qui composent ce véritable amalgame que recouvre l’expression polysémique de « pédagogie par les compétences »[1].

Genèse d’un courant

Ces articles nous aident d’abord à mieux comprendre la genèse de cette thématique dans différents champs et en particulier dans le champ éducatif. C’est initialement dans le champ économique que s’impose le thème de la valorisation du principe de la compétence ou des compétences individuelles et/ou collectives. « Le thème de compétence venant du monde de l’entreprise a été en quelque sorte approprié par les sciences humaines, et en particulier par les sciences de l’éducation et la pédagogie. Ce vocable a introduit une logique économique dans le monde scientifique.», note Nathalie Portillla, dans son article « L’internationalisation de l’approche par compétences, le cas du Mexique entre transfert de modèle et résistance ». Dans le monde de l’entreprise de l’économie libérale, fondée sur le principe de la maximisation du profit, il est impératif que la compétence des agents intervenant dans les procès de production soit du plus haut niveau possible. C’est ainsi tout naturellement que la logique de l’entreprise, s’étend vers le champ de l’éducation et de la formation, c’est-à-dire, l’instance inoculatrice de compétences. Il s’agit d’inciter ce champ à se soucier principalement de donner aux apprenants les aptitudes et les compétences qui, immédiatement ou rapidement, leur confèrent l’efficacité recherchée dans l’entreprise.

Il n’est pas étonnant que dans ce mouvement de rapprochement de l’entreprise et de l’éducation, l’enseignement professionnel, ait constitué un segment intermédiaire, l’instance qui, en premier lieu, a accueilli les logiques entrepreneuriales. Les auteurs de l’article intitulé « L’approche par « compétences » dans l’enseignement professionnel français » Josiane Paddeau et Patrick Veneau notent ainsi, en se référant au travail de F. Rope et L. Tanguy (Savoirs et compétences, Paris, 1994, l’Harmattan), que «…l’enseignement professionnel a servi de laboratoire à l’introduction de cette approche ». Il est d’un grand intérêt de noter que même dans ce secteur, les enseignants ont tendance à recourir à des pratiques pédagogiques et d’évaluation qui ne se conforment pas complètement ou même qui parfois contreviennent aux prescriptions découlant de l’« approche par compétences ». Les observations réalisées auprès des enseignants de ce secteur, les conduisent à souligner le faible intérêt  que ces derniers «… ont pour la notion de compétence». « Ils ne se sont pas appropriés cette notion, qu’ils utilisent très peu », notent-ils. Ces auteurs vont même jusqu’à affirmer qu’«…elle (la notion de compétence) leur apparaît comme un non-sens pédagogique». On peut penser que l’instauration plus ou moins consciente, d’un dualisme entre le discours et le lexique dans lequel sont consignées les différentes variantes de l’approche pédagogique par compétences et la pratique des enseignants confrontés à des problèmes concrets de communication et d’évaluation, se produit fréquemment, dans différents secteurs de l’éducation et ne se limite pas à celui de la formation professionnelle. « C’est donc moins l’attente des objectifs professionnels listés dans le référentiel, que le chemin emprunté pour les réaliser qui importe aux examinateurs » précisent les auteurs de ce texte 2.

Constitution d’un consensus international

L’émergence et l’ampleur du consensus international sur les vertus de la pédagogie par compétences, est à mettre en relation avec les dimensions économiques et institutionnelles de la mondialisation. Les stratèges et les gestionnaires des grandes entreprises internationales sont naturellement portés à favoriser les facteurs d’uniformisation des curricula, et de l’orientation de ces derniers vers des objectifs  d’inculcation d’aptitudes et de compétences, aisément adaptables aux logiques de fonctionnement et d’évaluation des entreprises. «…des recherches francophones ont montré l’intéressement des milieux patronaux aux réformes de l’APC, pour contribuer à l’économie de la connaissance, au développement de compétences requises directement par les employeurs », lit-on dans le texte d’introduction à ce dossier.

La diffusion dans le monde des discours et des dispositifs au demeurant assez hétéroclites prônant l’APC est dans une large mesure, l’œuvre de grandes organisations internationales, comme l’OCDE, ou de manière plus indirecte l’UNESCO. L’action de l’OCDE, visant à généraliser les logiques sous-jacentes à l’Approche par les compétences, se trouve en quelque sorte complétée et renforcée, par l’audience dont bénéficie dans le monde son programme PISA, dont on affirme dans l’article introductif à ce dossier, qu’il «…ne teste que les compétences qui sont faciles à évaluer». L’UNESCO a beaucoup contribué à la diffusion de l’APC, en prônant en particulier l’adoption de l’Education Permanente. « Les organismes internationaux (UNESCO, USAID, OIF, CONFEMEN, Commission Européenne), jouent un rôle décisif dans la diffusion de l’APC notent Katheryn Anderson-Levitt et Stéphane Bonnery dans leur introduction à ce numéro; leurs zones d’influence poursuivent-ils se complètent ou se recouvrent, et leurs conceptions des compétences convergent  le plus souvent…».

L’APC et les pays du Sud

Certains pays du Sud, observe-t-on dans les articles de ce dossier, ont été incités à adopter au moins formellement la «doctrine» de l’APC, à travers les aides financières destinées à l’Education, accordées par des organismes relevant depays du Nord. «Under CONFEMEN’s mandate, the intergouvernemental organization AIF (Agence intergouvernementale de la francophonie), now part of OIF, (Organisation internationale de la francophonie) provided financial support for the development of competences based approchin 23 francophone countries », notent Kathery Anderson-Levitt Stephane Bonney et Sarah Fichtner dans leur texte intitulé, Global flow and competences based approches in primary and secondary education.

Il ressort ainsi de l’ensemble de ce dossier que l’adoption par de nombreux pays, en particulier ceux du Sud, des discours et des dispositifs véhiculés par l’expression de « pédagogie par compétences » est dans une large mesure la résultat de l’action directe ou indirecte, délibérée et organisée de plusieurs organismes internationaux, interconnectés, souvent relayés par des bureaux d’études, comme le CEPEC, ou le BIE.

Une notion polysémique

Les analyses proposées dans les articles de ce dossier, contribuent en particulier à mettre au jour le caractère polysémique de la notion de « pédagogie par compétences », et la diversité sinon le caractère hétérogène des courants théoriques auxquels elle se rattache. Les référents les plus invoqués par les auteurs et les promoteurs des tentatives de synthèse des orientations et des dispositifs pédagogiques dont ils prônent l’application, sont la psychopédagogie piagétienne et le socioconstructivisme de Lev Vygotsky. De ces courants les auteurs prônant la pédagogie par compétences retiennent en particulier les idées selon lesquelles toute pédagogie doit respecter le fait que le « sujet » à toutes les étapes de son évolution, doit prendre une part active et ainsi n’acquiert réellement ses savoirs qu’en les construisant ou les reconstruisant lui-même au moins en partie. De ce thème central découlent plusieurs principes, formulés souvent en termes prescriptifs, comme celui de la nécessité de « placer l’enfant au centre de l’action pédagogique », ou celui de faire prédominer les procédés et les dispositifs pédagogiques sollicitant l’activité et l’initiative des apprenants ainsi que l’aptitude à mobiliser des savoirs pour résoudre un problème ou accomplir une tâche, sur la transmission magistrale de savoirs ou celui de « l’intégration » des contenus enseignés, c’est-à-dire de l’incitation à utiliser,en réalisant des exercices relevant d’une discipline des contenus appartenant à d’autres disciplines. Dans nombre de discours exposant ou prônant « l’approche par compétences », ces références aux thèses cognitivistes et constructivistes ou socioconstructivistes, ne sont pas rigoureusement développés; il s’agit plutôt, comme l’affirment dans leur introduction Kathryn Anderson-Levit, Stéphane Bonney et Sarah Fichtner, de « référents théoriques, que le jargon pédagogique et technocratique qualifie de « constructiviste » de façon floue, en amalgamant des apports théoriques qui peuvent être contradictoires (héritage de Piaget, Vygotsky, Bruner, etc.) ».

L’amalgame va d’ailleurs souvent au-delà des courants constructivistes et inclut dans les faits plus ou moins subrepticement des dispositifs et des pratiques relevant de la pédagogie par objectifs, voire du behaviourisme. Sous l’appellation globale de pédagogie par compétences subsiste une dualité de fait, dans laquelle, à côté de formes d’acquisition pédagogiques dites de « haut niveau », d’inspiration constructiviste, se maintient pour l’apprentissage de techniques automatisables ou procédures sur des objets précis et ponctuels, une pédagogie de type plutôt béhavioriste. «…deux types de compétences (sont) présentes dans les programmes et dans les classes: celles … des procédures que l’on peut -que l’on doit- automatiser et elles qui, reposant sur la mobilisation à bon escient de savoirs textuels et de raisonnements cognitivo-langagiers qui les structurent ». (F. Bautier, S. Bonney et P. Clément, l’introduction en France des compétences dans la scolarité unique). On voit, ainsi, se profiler une différenciation d’ordre sociologique: les mécanismes de sélection à l’œuvre dans tous les systèmes éducatifs, destinent les élèves des classes populaires plutôt aux phases d’acquisition d’automatismes, pendant que ceux qui parviennent aux niveaux supérieurs du système éducatif peuvent bénéficier des méthodes et de s’esprit de la pédagogie constructiviste.

Attitudes des enseignants vis-à-vis de l’APC

Cette polysémie, souvent déniée, de la notion de « pédagogie par compétences », est la source de différents types d’ambiguïtés ou de résistances observables dans la conduite pédagogique des enseignants.La pluralité des contenus connotés par l’expression « pédagogie par les compétences » fait qu’il est possible de se référer à cette approche, même lorsque dans les faits, la pratique pédagogique réellement pratiquée, relève de l’inculcation d’automatismes ou de savoirs simples.

Se référant au livre de B. Rey (Les compétences transversales en question, Paris, 1996, l’Harmattan), Katheryn Anderson et al notent qu’il y a des différences « entre deux types de compétences, observées dans les curricula et les pratiques de classe. L’un s’avère être de très haut niveau pour faire face à des situations non standardisées, l’autre, présent dans les programme depuis longtemps, est de plus bas niveau avec des tâches répétitives … ». L’application des dispositifs de l’APC au Sénégal par exemple,tend à déterminer un même type de dualité. «…les compétences de haut niveau dans les programmes sont retraduites dans les classes en procédures répétitives dont l’horizon cognitif est limité», notent encore ces auteurs.

Ousseynou Thiam et Fatima Chenane-Davin, dans leur article intitulé « L’approche par compétences peut-elle être efficace sur n’importe quel terrain? » vont jusqu’à écrire que «…les productions des élèves et les résultats scolaires illustrent clairement que l’approche par compétences apparaît comme un simple label».

Les enseignants et l’application de « l’approche par compétences »

Ce sont essentiellement, sinon exclusivement, les enseignants qui sont en mesure de faire passer les virtualités des analyses concernant l’APC à des actualisations dans leurs pratiques pédagogiques. Ce n’est pas seulement leur état de fonctionnaire qui conduit les enseignants à vouloir prendre en compte ou au sérieux les prescriptions et les orientations liées l’APC, mis aussi la présumée légitimité scientifique que son caractère international et sa terminologie inhabituelle confèrent à cette approche. Les difficultés qu’ils éprouvent à appliquer dans leurs classes les règles de la pédagogie par compétences entraine chez nombre d’entre eux, des sentiments de culpabilité et les incite parfois à trouver des compromis entre ces règles et leur pratique pédagogique réelle. Le malaise que l’aspect systématique voire dogmatique, que revêtent souvent les exposés sur l’APC, produit chez les enseignants, n’exclut pas que se forme chez beaucoup d’entre eux une réelle adhésion à certains principes structurants de cette approche, comme l’idée de la nécessité de mettre l’enfant au centre des démarches pédagogiques ou la nécessité d’inciter l’apprenant à «construire» ses connaissances, etc.

Dans son article intitulé « L’internationalisation de l’approche par compétences, le cas du Mexique entre transfert de modèle et résistance», Nathalie Pontille décrit comment de nombreux enseignants se sont regroupés au sein d’un « Centre National des Travailleurs de l’Éducation », qui constitue un espace pour réfléchir à la portée des projets centrés sur l’APC, et remettre en question un régime de vérité souvent dicté par des intérêts économiques ». Dans leur article intitulé « L’approche par « compétences » dans l’enseignement professionnel français, impasse et non-sens pédagogique au regard des pratiques enseignantes », J. Padden et P. Veneau, observent que les enseignants confrontés à la réalité des apprentissages des élèves sont plus attentifs au « …chemin emprunté [par les élèves] pour les [réaliser] », qu’« …aux objectifs professionnels listés dans le référentiel… ». Ces auteurs en viennent ainsi à affirmer, d’une manière qui sans doute mériterait d’être nuancée, que « telle qu’elle est définie dans les référentiels, cette approche par compétences n’est, pour eux, pas pertinente dans un contexte scolaire, où il convient avant tout d’apprendre, de comprendre et d’évaluer ce qui a té appris et compris ».

L’ensemble d’articles composant ce dossier des Cahiers sur la recherche sur l’éducation et les savoirs, aide à démêler autant que possible l’écheveau des intérêts, des logiques institutionnelles, des références théoriques, des acquis anciens et /ou traditionnels de l’histoire de la pédagogie, voire des finalités politiques propres à chacun des pays se convertissant à l’APC. De toutes ces composantes le plus souvent implicites ne parviennent le plus souvent aux enseignants que les discours synthétiques que leurs auteurs, sans doute trop soucieux de crédibilité scientifique et voulant convaincre du caractère novateur de leurs produits, diffusent à travers divers canaux, officiels ou non.

Pour atténuer les effets déroutants et parfois culpabilisants générés souvent chez les enseignants par la dualité à laquelle ils sont confrontés, celle des discours techniques ou pseudo-savants d’une part, et d’autre part celle de leur pratique pédagogique soutenue par leur propre expérience, il convient sans doute de les éclairer sur les facteurs multiples (comme les logiques liées à l’économie libérale) dont ces discours sont l’expression souvent transfigurée.

Mustapha HADDAB

 

[1] L’usage de la notion de compétence en pédagogie, a donné lieu et donne encore lieu à des débats et écrits nombreux au sein desquels il est parfois difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie. Parmi les très nombreuses publications traitant de la « pédagogie par les compétences », on peut citer celles-ci, parmi les plus fiables : « Crahay, M. (2006), « Dangers incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation », Revue Française de Pédagogie, 154, 97-110; Jonnaert, P. (2002), Compétence et socioconstructivisme, De Boek Université ; Perrenoud, Ph. (2000) Construire des compétences dès l’école, ESF Editeurs. Ce numéro spécial des Cahiers de la Recherche et des Savoirs nous parait constituer une contribution très utile à la mise au jour des implications théoriques et idéologiques de ces débats.

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