Les mythes du Minotaure, du labyrinthe et des sirènes. Dans Tombéza de Rachid Mimouni


Insaniyat N°82 | 2018 |Texte romanesque: espace et identité|p.21-32  | Texte intégral



Souad AIT DAHMANE: Université Alger 2, Abou el Kacem Saadallah, Département de Français, 16 000, Alger.


Introduction

Le roman Tombéza de Rachid Mimouni est habité par l’idée de la mort et le courage prométhéen de regarder celle-ci sans trembler, exactement comme dans l’antique tragédie grecque. Cette conscience de la mort chez Tombéza, héros éponyme du roman, et le courage dont il fait preuve face à elle en se saisissant sereinement et passionnément de la parole pour dire un certain nombre de vérités, font de ce personnage, pourtant hideux et ignoble, un héros exceptionnel à la manière de ces héros tragiques sommés d’accomplir quelque chose de grand avant de mourir, dans un espace-temps limité selon les règles classiques. Cette analyse a véritablement stimulé notre curiosité, nous incitant à revenir vers Tombéza pour essayer d’y découvrir d’autres rapprochements avec la culture et la mythologie grecques.

Á la lumière d’une lecture rigoureuse de Tombéza, nous avons, en effet, remarqué que ce roman est fondamentalement habité par la représentation de la monstruosité, d’une part, et d’autre part, par celle de l’enfermement sous différentes formes. Ces dominances nous renvoient inévitablement au mythe du Minotaure et de son labyrinthe. Par ailleurs, la voix séduisante qui habite dans le corps monstrueux de Tombéza peut faire écho, à notre sens, au mythe des sirènes dans l’Odyssée. Personnage difforme et infâme, tant physiquement que moralement, doté d’une voix irrésistible, Tombéza ne serait-il pas la sirène masculinisée des temps modernes ?

Par conséquent, pour mener à bien notre recherche, nous avons  jugé opportun de nous appuyer sur la  méthode mythocritique qui met l’accent sur le fait que tout élément mythique patent ou latent dans une œuvre littéraire a du sens.

Nombreux sont les critiques qui se sont intéressés à la valeur du  mythe et de sa réécriture. Réfléchissant à cette question, Gaston Bachelard affirme, dans la préface du livre Symbolisme dans la mythologie grecque, que « tout mythe est un drame humain condensé et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle ». Brunel, dans Dictionnaire des mythes littéraires, n’a pas manqué de signaler le lien important entre mythe et littérature : « Le mythe nous parvient tout enrobé de littérature et il est déjà, qu'on le veuille ou non, littéraire ». Dans la même veine, Gilbert Durand écrit dans son ouvrage Le décor mythique de la Chartreuse de Parme : « La littérature et spécialement le récit romanesque sont un département du mythe ».

Ainsi donc, le mythe en tant que moyen pour comprendre le monde qui nous entoure, nous a incité à reprendre à notre compte les mythes du Minotaure, du labyrinthe et des sirènes, pour essayer d’en dégager des significations dans la représentation de la réalité contemporaine algérienne, telle qu’elle se déploie dans l’œuvre littéraire Tombéza de Mimouni, bien que celui-ci n’y fasse pas référence d’une manière explicite. 

Á la lumière de ce qui précède, nous commencerons par identifier et illustrer les différentes et nombreuses facettes sous lesquelles le mythe du Minotaure (« le monstre dévoreur »), puis celui du labyrinthe (« enfermement dédalique ») se manifestent dans le roman, tout en analysant les significations et les visions du monde qu’ils renferment. Une troisième partie sera consacrée, quant à elle, au corps monstrueux et à la voix charmeuse des sirènes.

Le Minotaure

Avant d’étudier la manière dont Mimouni réinvestit ce mythe pour convoquer l’état « monstrueux » d’une société algérienne post indépendante complètement disloquée et décomposée, il est  important de resituer le Minotaure dans sa position originelle et familiale. 

Fils de Pasiphaé et d’un taureau, le Minotaure est un monstre mi-animal, mi-humain, il est le fruit d’une union contre nature mais aussi de l’adultère. Créature illégitime, il est condamné par son père Minos, roi de Crète, à vivre dans un mystérieux labyrinthe, un lieu qui le protège et l’enferme à la fois depuis le premier jour dès sa naissance. Comment, quand on est roi, pourrait-on assumer et montrer au grand jour une progéniture impure et honteuse ?

Comme le Minotaure, Tombéza est une créature enfantée dans l’opprobre et l’illégitimité. Né d’un viol, il est perçu à sa naissance comme une calamité et l’image vivante du déshonneur, nourrissant à chaque instant chez ses grands-parents un sentiment insupportable de honte et d’horreur. Il est celui qui porte malheur, l’incarnation d’une sanction divine, tout comme le Minotaure qui est dans la légende grecque la punition cuisante infligée à Minos par Poséidon.  

« Ma naissance ne fut l’objet d’aucune de ces réjouissances traditionnelles qui célébraient la venue d’un enfant mâle dans la famille, aucun youyou de femme heureuse ne vint se mêler à mes cris de nouveau né. Bien au contraire, une chape de silencieuse consternation pour recouvrir l’événement, et les mines piteuses des membres de la famille n’exprimaient qu’une féroce résignation un malaise aussi fétide et écœurant que les écoulements sanglants de ma mère dont on  n’a jamais prononcé le nom devant moi. » (p. 34).

Dans le roman de Mimouni, Tombéza est vu comme une « monstruosité dans l’ordre social » et une vraie « calamité pour les mœurs ». Il se heurte donc, comme naturellement, à un mépris général que rien ni personne ne vient entamer. Rejeté par les siens, totalement exclu de son milieu, interdit de tout apprentissage social, il est condamné à la plus cruelle des solitudes depuis sa naissance, il est poussé à l’obligation de se renfermer sur lui-même, à exister dans une marge créée de toutes pièces pour lui et nécessairement assumée qui ressemble au labyrinthe crétois : « La famille se résigna à accepter mon existence, reportant sur moi la hargne qui avait accablé la défunte, dans l’espoir de me voir bientôt la rejoindre. » (p. 39).

La première souffrance de Tombéza, celle infligée par les siens, s’aggrave plus tard de celle subie au contact des étrangers. Aucune issue possible pour lui dans un monde inhumain, exactement comme le Minotaure qui n’est pas destiné à trouver l’issue qui mène vers la sortie du labyrinthe. « J’ai grandi sous la risée des enfants du douar qui me singeaient et se moquaient de moi avant de courir se réfugier dans les jupes de leurs mères dès que je faisais mine de me retourner. Et celles-ci en profitaient pour faire un peu de morale à leurs rejetons. Regardez, disaient-ils, le fruit de la débauche et la fornication ! » (p. 39).

L’enfermement relève ici de l’ordre de la psychologie et de la symbolique, en attendant de capter la dimension architecturale que le roman  prévoit de construire dans l’hôpital qui sert de cadre à la tragédie, plus précisément un placard à balais et serpillières dans lequel Tombéza est enfermé tout le long de la narration. Double enfermement, donc. Venons-en à présent à l’étude de la représentation du monstre lui-même, pour comprendre comment le mythe a été repris par Mimouni. Plusieurs vases grecs du 4e siècle avant J.C. montrent Thésée en train de tuer le Minotaure, qui se présente sous la forme d’un corps d’homme, à l’exception de la tête qui est celle d’un taureau dont on voit, par ailleurs, la queue. Si nous nous fions à l’analyse de Platon qui place le siège de la raison dans la tête, cette représentation du Minotaure signifierait que c’est la pulsion qui gouverne le monstre et non pas la raison. Comme le Minotaure, la monstruosité chez Tombéza est placée essentiellement dans la partie supérieure : sa tête. 

« Noiraud, le visage déformé par une contraction musculaire qui me fermait aux trois quarts l’œil gauche, la bouche ouverte et le menton en permanence mondé de bave où proliféraient des boutons qui semblaient se nourrir de ce liquide dégoulinant, sec et noueux comme un sarment de vigne » (p. 40).

Tombéza est difforme et laid jusqu’à la monstruosité. Son entourage pense qu’il porte sur lui, visibles à l’œil nu, les stigmates de sa tare originelle en tant que fruit de la fornication, « Regardez, disaient-ils, le fruit de la débauche et la fornication ! » (p. 39).

Le Minotaure ne pouvait pas naitre sans un visage d’animal puisqu’il est conçu par un taureau, de la même manière que Tombéza, conçu dans le viol, ne pouvait pas échapper aux tares physiques et morales. Si nous nous en tenons au raisonnement de Platon, Mimouni aurait choisi comme personnage un enfant difforme dont la monstruosité est concentrée essentiellement dans la partie supérieure du corps, pour montrer comment la société perçoit un enfant issu du viol. On le voit comme un enfant qui n’a pas toute sa tête et qui ne saurait avoir de raison. Un animal, donc, une bête qui mériterait le traitement odieux que les uns et les autres lui réservent, prenant la forme d’insultes injurieuses et avilissantes. Mais comme si cela ne suffisait pas, Mimouni rajoute aux tares physiques de son héros des tares morales. La société ne pardonne rien à l’enfant du viol.

« Enfin, le taleb apparaît au seuil de la mosquée et nous fait signe d’entrer. Ruée, bousculade. Mais à ce jeu je suis plus qu’habile et je me retrouve au premier rang de la salle, sagement assis sur la natte d’alfa. Debout, son long bâton de saule à la main, le maitre tente de nous calmer et nous faire asseoir en ordre. Devant notre empressement, un sourire de satisfaction éclaire son visage. Du geste et de la voix, il commence pour ordonner le fond de la salle et progresse, par rangée. Parvenu à la première rangée ses yeux se posent sur moi. Un douloureux étonnement crispe sa face. Il a l’air de ne pas comprendre. Il éclate. Que fais-tu là, fils de chienne ? Tu oses venir souiller ce lieu sacré ? Hors d’ici bâtard. » (p. 52).

Produit d’un acte violent et honteux, Tombéza ne peut pas échapper à l’aliénation mentale. Son corps étant le lieu de la mémoire du viol, il ressent inévitablement dans sa chair un malaise dont il ne pourra jamais se défaire. Considéré comme un attardé, inapte physiquement et moralement, il est littéralement ostracisé et exclu par son milieu. Le « monstre » Tombéza ne peut, à aucun moment, espérer obtenir un statut de citoyen normal. On doute de sa capacité de faire sa vie, de s’instruire, d’apprendre un métier et de faire son avenir. Il effraie son entourage par son physique de gnome « À mesure que je grandissais, la risée que mon apparition provoquait chez les gosses du douar se muait en terreur » (p. 36). On le rejette de partout, il est pire que le prisonnier qui observe le monde à travers des barreaux

« J’étais à rôder autours de la mosquée, épiant les séances de cours par les interstices des planches disjointes de la porte, dans l’espoir de saisir la clé qui m’aurait permis d’accéder à ce monde de la connaissance. » (p. 55).     

Tombéza est enfermé à l’intérieur de lui-même, habité par la conscience et la sensation d’être la pire des ignominies. L’enfermement de Tombéza n’est pas fait de murs ni de barreaux ni de pièces enchevêtrés. C’est un lieu sombre et souterrain, qui fait violence à l’homme autant que le labyrinthe du Minotaure.

Á ce stade de notre analyse, il nous est peut-être permis de constater que deux sociétés très éloignées l’une de l’autre dans le temps et complètement différentes en termes d’histoire et de culture, s’organisent et agissent de façon presque similaire face aux tabous et face aux plus faibles. Dans les deux récits, le coupable – le dieu Poséidon ou l’homme violeur - n’intéresse personne ; seules les victimes, le Minotaure et Tombéza, appellent aux règlements de compte et aux pires châtiments. Ce que l’on punit à travers ces deux innocents, ce sont la luxure et la dépravation, tout ce qui contrevient à un ordre divin dans le mythe grec et un ordre social dans le roman algérien, tout ce qui heurte la morale en matière de procréation.

Dans les deux récits, les mères sont complètement absentes. Les monstres y apparaissent comme le résultat d’une faute maternelle,  puisque dans une société misogyne et patriarcale, la mère violée n’est pas une victime mais la seule coupable, déshonneur oblige. Donc, toute personne, qui n’est pas conçue suivant ce modèle et ses normes, est vouée à l’enfermement et à la marginalisation. Enfantés dans la honte, les deux personnages, le Minotaure et Tombéza, sont poussés malgré eux dans le crime et la corruption : Minos impose au Minotaure de dévorer quatorze Athéniens tous les ans ; Tombéza, quant à lui, ne peut survivre dans une société qui le rejette qu’en s’adonnant à des actions et des pratiques plus que déviantes : la corruption et le crime. Tous les deux se livrent à l’horreur et à l’abjection qu’ils ont eux-mêmes subies et rejetés dès leur naissance par leur famille.

Le labyrinthe

Le mythe du labyrinthe est indéfectiblement associé à la figure du Minotaure puisque celui-ci y était enfermé depuis sa naissance. Dans la mythologie grecque, le labyrinthe dont la construction a été confiée à Dédale par le roi Minos, était un palais à l’architecture si vertigineuse et aux couloirs si enchevêtrés qu’il était impossible pour le prisonnier de retrouver la sortie.

Au fil du temps, ce mythe a été investi de plusieurs significations relevant de l’aspect architectural, religieux ou symbolique. Aujourd’hui, le mythe du labyrinthe que ce soit en littérature, dans les arts ou dans le langage courant a acquis une connotation métaphorique pour désigner une réalité individuelle ou collective difficile, embrouillée et compliquée. Et c’est dans ces deux perspectives que sera étudié ce mythe dans le roman Tombéza.

Lorsque le narrateur de Tombéza tombe dans le coma, il se trouve sur un charriot branlant, enfermé dans un hôpital, plus précisément dans un débarras, d’où il donne de la voix. L’enfermement dans un débarras qui se trouve tout à fait au fond du couloir de l’hôpital n’est pas sans nous rappeler l’isolement du Minotaure dans une pièce qui se situait  tout au fond du labyrinthe, de sorte qu’il ne puisse jamais  retrouver  la sortie.

C’est donc dans un hôpital infâme que Mimouni choisit de faire exécuter Tombéza-le monstre par ses complices qui sont, l’un, le policier représentant de l’ordre, et l’autre, l’infirmière, représentante de l’établissement sanitaire. Le lieu et les modalités de l’exécution posent un questionnement qui nous paraît intéressant. L’hôpital, unique espace romanesque, ne serait-il pas un autre Minotaure plus puissant que celui qui l’habite ? Hôpital : labyrinthe ou Minotaure ? Ou les deux ? 

Notons, tout d’abord, que l’hôpital imaginé par Mimouni est spatialement déstructuré, son organisation est archaïque et chaotique, ce qui rappelle le labyrinthe où est caché le Minotaure.

Par ailleurs, loin d’être un hôpital dont la fonction, faut-il le rappeler, est de soigner les malades, celui de Tombéza laisse mourir les malades, allant jusqu’à devenir le lieu d’un crime « autorisé », tout comme le labyrinthe du Minotaure avalait chaque année un cortège de jeunes gens sacrifiés. L’hôpital pourrait ainsi incarner le monstre  qui se nourrit de la chair humaine, et l’espace de l’enfermement qui se métamorphose en Minotaure. C’est dans ce lieu que Tombéza meurt comme il a vécu. Comme un « vaurien ».

L’impassibilité des infirmières, des agents et des médecins exerçant dans la saleté, leur  insensibilité face à la mort d’autrui, leur non-respect des morts et la façon dont ils déposent les cadavres par terre, montrent la déshumanisation de l’hôpital. L’absence de compassion et l’indifférence du personnel hospitalier confronté à la souffrance et à la mort est déroutante, voire consternante, elle transforme l’hôpital en monstre, quelque chose qui ne relève pas de l’humain. Les patients y sont conduits à l’abattoir à la manière des jeunes Athéniens désignés pour nourrir la bête tapie au fond du labyrinthe.

Cet hôpital crasseux et puant, occupé par un personnel véreux et cupide, se nourrit de la chair humaine, de la chair de sa progéniture. Peine aggravée. Au moins, le Minotaure aurait-il pu se défendre en plaidant la contrainte qui lui est imposée de l’extérieur, là où les dieux et les humains règlent leurs comptes sur le dos de leurs victimes. Contrairement à l’hôpital de Mimouni où rien ne justifie la dévoration quasi normale de ses propres enfants.

Ainsi, l’hôpital est un labyrinthe parce qu’il enferme notre narrateur Minotaure, tout en s’incarnant lui-même en Minotaure, sous la forme d’une bipolarité significative. Censées combattre et soigner les maux et les malheurs -dont les difformités monstrueuses-, les institutions sanitaires fabriquent et enfantent des monstres. 

Tombéza Minotaure. Hôpital Minotaure. La monstruosité existe chez les deux. Elle est implantée dans la chair et le corps du premier comme un tatouage indélébile, tandis qu’elle est délibérée chez le second. La monstruosité ne serait donc pas toujours liée à la naissance ou à l’apparence, mais plutôt inscrite dans les actes et relevant des centres de pouvoir. Comment oublier, dorénavant, la réalité cruelle d’un monde dans lequel vit et meurt Tombéza, un monde injuste, corrupteur et corrompu, qui assassine l’humain.

C’est là, dans cet hôpital, que Tombeza est finalement exécuté par ses complices au cours d’une scène qui rappelle la mise à mort du Minotaure plongé dans le sommeil, facilitant la tâche de Thésée. Paralysé dans son placard, Tombéza ne pourra esquisser le moindre geste pour essayer de se défendre contre le commissaire Batoul et l’infirmière armée d’une seringue fatale.

« Bonsoir, dit-il. On est venu te rendre une dernière visite. C’est que, vois-tu, les événements sont en train de prendre un tour dangereux. Cette enquête risque d’aller trop loin. Il est plus que temps de prendre des dispositions. On ne sait jamais. Tu peux encore guérir, ou tout au moins retrouver la parole. J’aperçois la seringue dans la main de l’infirmière qui me découvre le bras. Une joyeuse férocité dégouline du sourire de Batoul » (p. 334). 

Tous les deux sont également trahis par des personnes proches, le Minotaure par sa sœur Ariane, et Tombéza par ceux avec lesquels il s’est fabriqué la seule vie possible dans son désert familial et environnemental. Seule différence : la première trahison se justifie par l’amour d’Ariane pour Thésée, alors que ce sont les tares sociales et l’argent qui animent les meurtriers de Tombéza dans une Algérie qui se délite et noircit le meurtre du « monstre », tout en laissant à la victoire de Thésée sur le Minotaure son éclat positif.

Les sirènes

Comme d’autres écrivains de sa génération, Boudjedra, Djaout, Rachid Mimouni constate que l’Algérie indépendante ne va pas bien malgré les belles promesses censées accompagner la liberté. Gabegie, corruption, dépravations, le constat pousse Mimouni à l’écriture d’un roman atypique, prêtant sa voix à un narrateur-héros monstrueux physiquement et moralement, forçant jusqu’à l’excès le trait, comme pour se démarquer de l’héroïsme habituellement séduisant, capteur de rêve et d’idéalisme. Peut-être pourrait-on voir dans cette forme dégradée de l’héroïsme, l’image d’une Algérie elle-même dégradée, sans route ni chemin menant à quelque chose d’harmonieux. Le degré de monstruosité de Tombéza serait à la mesure de la déliquescence et la déchéance que subit le pays de Mimouni qui reste le nôtre. Dans cette Algérie qui serait une Pasiphaé enfantant un monstre, l’hôpital romanesque de Tombéza se présente sous la forme d’un lieu d’enfermement idéal pour une gouvernance autoritaire, mais aussi comme le labyrinthe au fond duquel est tapie la bête qui dévore ses enfants réellement - en les laissant mourir ou en les exécutant comme Tombéza -, ou symboliquement, en les soumettant à une aliénation profitable.

Rien ne va dans l’Algérie des années 80. Rachid Mimouni n’a d’autre choix que de le dire comme tout écrivain sensible au monde dans lequel il vit. Mais contrairement à nombre de ses frères en écriture, il choisit de donner sa voix romanesque à un monstre pour dénoncer une gestion étatique (policière et sanitaire) qui exerce son pouvoir en recourant à l’injustice et à la manipulation, au chantage et à la corruption, à la violence et à l’infamie. Pour montrer la fragilité et la non fiabilité de ces rouages institutionnels, l’auteur choisit de les détruire de l’intérieur, en s’insinuant dans les failles par l’intermédiaire d’un « complice » qui a exercé a l’hôpital et qui se trouve, de surcroit, très proche de l’institution policière, collaborant activement à ses magouilles. Qui pourrait récuser la crédibilité de cette parole « romanesque » ? Parole forte et assurée de sa pertinence. Une parole imposante et inébranlable inspirant respect et révérence. Atout maitre de Tombéza avant de mourir.

Si le Minotaure accepte de mourir dans le silence et la résignation dans son repaire labyrinthique, Tombéza, lui, décide d’élever la voix. Celui-ci, contrairement au Minotaure, manie le verbe et maitrise l’art de la plaidoirie. La  parole ne serait-elle pas l’une des voies que Tombéza a empruntées pour sortir de son labyrinthe ? Mimouni donne la chance à son héros de sauver sa mise existentielle catastrophique en le dotant d’une voix majestueuse. Le créateur de Tombéza, à l’opposé de celui du mythe du Minotaure, fait en sorte que son personnage charme et captive le lecteur en se faisant diseur de vérités, celui à qui aucune conscience ne saurait échapper, exactement comme les sirènes de la mythologie, dotées d’une voix irrésistible que personne ne peut ignorer.

Corps monstrueux et voix majestueuse. Le parallèle entre Tombéza et les sirènes pourrait à présent faire l’objet d’un développement. Nous nous y attellerons en essayant de montrer que le mythe des sirènes est partiellement inversé dans le roman de Mimouni.

Femmes à l’origine, les sirènes sont punies et transformées en monstres par les dieux,  pour avoir désobéi. Plusieurs représentations les montrent laides, difformes avec une tête d’oiseau et des pattes munies de longues griffes. Devenues créatures effrayantes mi humaine mi animale, elles restent cependant dotées d’une voix sublime, charmeuse et fatale. Gare à ceux qui tomberont dans leur piège, car quiconque est séduit par leur chant rejoindra l’au-delà. Ulysse, prévenu par Circé du danger que représentait le chant des sirènes, se fait attacher au mât du bateau après avoir bouché les oreilles de ses marins avec de la cire,  évitant ainsi de tomber entre les griffes infernales de ces créatures monstrueuses. Désarmées devant la ruse d’Ulysse, les sirènes échouent dans leur projet de séduction et leur chant cesse à jamais. Comme les sirènes, Tombéza est monstrueux et sa voix sublime et  envoûtante mais Mimouni s’arrange pour que le chant de son héros parvienne aux lecteurs et continue à exister contre vents et marées.

Remarquons, par ailleurs, que les gouvernants émettant des discours officiels et creux après dix années d’indépendance, échouent là où Circé  réussit. Le discours du président dans le roman qui essaye d’étouffer la parole de Tombéza en la parasitant, pourrait être assimilé à la cire qui empêche quiconque d’entendre d’autres paroles que les officielles. 

Victoire héroïque de Tombéza sur les sirènes et leur chant dévastateur. Par-delà les années, la voix de Tombéza est porteuse de vérités, elle s’élève et tient ses auditeurs en éveil. Contrairement à la voix des sirènes qui menait aux enfers toute personne qu’elle ensorcelait, Mimouni fait en sorte que le chant de son héros nous réanime et nous ramène à la vie. Le chant des sirènes doit cesser pour qu’il y ait de la vie dans notre monde, alors que celle de Tombéza perdure pour nous maintenir en vie dans une réalité algérienne où la parole officielle et creuse se perd dans le désert des hommes et des femmes ployant sous leur peine. Au terme de cette étude sur le caractère mythologique du roman de Tombéza,  nous avons tenté de poursuivre et renouveler quelque peu une « vieille » réflexion sur notre condition d’hommes partagée entre l’animalité et l’humanité.

Dans le premier chapitre de notre analyse, nous espérons avoir démontré que le mythe du Minotaure prend plusieurs formes dans Tombéza. Le « monstre » y est représenté comme un être humain hideux et difforme qui ne trouve pas sa place dans la société en raison d’une sanction quasi divine punissant le viol. D’où l’idée d’un autre monstre qui prendrait la forme des institutions et des codes sociaux accablant l’innocente victime, poussant celle-ci à tracer son chemin dans une marge initialement imposée et subie jusqu’à l’extrême, la déviance criminelle. La monstruosité se  trouverait ainsi au cœur des pouvoirs mortifères.

Le labyrinthe, quant à lui, revêt deux formes dans Tombéza. La première est celle de l’enfermement physique, tandis que la seconde relève de l’ordre du mental, et du psychologique. C’est ce que nous avons tenté d’analyser avant d’aborder le mythe des sirènes, qui aurait dû faire l’objet d’un plus long développement, tant il nous paraît porteur de l’idée de la transgression qui nourrit en profondeur la création littéraire. Au fur et à mesure que nous avancions dans notre troisième partie, nous avons, en effet, pris conscience d’une sorte de manque, qu’il faudra combler un jour prochain, peut-être. En attendant, nous avons pu dégager quelques éléments de réflexion à propos de cette transgression dont Tombéza, le héros éponyme du roman de Mimouni, est l’incarnation. Il est monstrueusement ignoble, et pourtant c’est lui que son créateur a choisi pour peindre et dénoncer, à la fois, une réalité algérienne à une époque donnée. Hideuse elle aussi. Tout se passe comme si l’écrivain se voyait contraint de renoncer à la beauté de son pays indépendant depuis seulement deux décennies. Le réalisme cruel qui l’oblige à rendre compte du vécu ne l’empêche pas de transformer ce « monstre » en porte-parole inestimable. La faculté du poète est de changer la boue en or. Comme lui, Mimouni se saisit d’un matériau brut et brutal à partir duquel il forge en maître sculpteur une créature laide et repoussante, mais capable, ô combien, de toucher notre esprit et notre cœur grâce à son chant de vérité et de liberté.

Tout au long de ce travail nous avons tenté de découvrir dans ces mythes -Mimotaure, labyrinthe, sirènes-, des indices qui nous permettraient de comprendre la complexité d’un réel algérien gangréné par la corruption, en proie à l’injustice et à la misère. Le tableau est noir, et ce n’est pas le lieu, ici, pour débattre de son actualité. Nous nous en tiendrons à l’étude d’un texte qui révèle l’existence de mythes porteurs de quelques vérités sur une période dite noire de notre Histoire, livrée à un risque majeur de barbarie et de déshumanisation. Au cours de notre lecture, nous avons pu voir comment tout un peuple est pris en otage dans les dédales de la bureaucratie et de la toute-puissance des administrateurs. Dans la cartographie d’une ville où les voies ressemblent à des impasses, les figures du Minotaure et du labyrinthe se sont comme imposées à Rachid Mimouni, auteur d’une fiction puissante : Tombéza.

Il est évident que la richesse et l’intensité des mythes comme ceux du Minotaure, du labyrinthe et des sirènes d’une part, et d’autre part, la dynamique et la complexité littéraire du roman Tombéza de Rachid Mimouni, ne peuvent être saisis en ces quelques pages de notre article. Ce travail a eu, néanmoins, l’avantage de nous apporter des éclairages sur notre condition d’homme tiraillé entre la bestialité et l’humanité et sur une période sombre de l’Algérie. Il nous a ouvert, par ailleurs, d’autres possibilités de recherches, notamment sur la question  de l’enfermement physique ou psychologique masculin dans la littérature algérienne, en particulier, et maghrébine, en général. Dans nos sociétés dites conservatrices et traditionnelles, les femmes apparaissent comme des victimes désignées à un enfermement pour des raisons à la fois religieuses, morales et politiques. C’est un lieu commun que 

le roman de Mimouni vient troubler au profit d’un questionnement plus vaste. Qu'en est-il de l’enfermement au masculin ? Les hommes, Tombéza et d’autres, sauraient-ils y échapper, au moins dans la littérature ? La réalité est souvent trompeuse, et le génie de la littérature, parce qu’elle est transgressive, est d’en dévoiler les faces cachées. Á la manière des mythes, somme toute.

Bibliographie 

Brunel, P. (1988). Dictionnaire des mythes. Monaco : Éditions du Rocher.

Diel, P. (2002). Le symbolisme dans la mythologie grecque. Paris : Payot et Rivages.

Durand, G. (1961). Le décor mythique dans La chartreuse de Parme. Paris : J. Corti.

Mimouni, R. (2007). Tombéza. Alger : Éditions Sédia.

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