L’écriture du corps et de la mémoire ou le Standard selon Nina Bouraoui


Insaniyat n°82 | 2018 |Texte romanesque:espace et identité|p.67-79 | Texte intégral



Badreddine LOUCIF: Université de Khenchela, Abbas Laghrour, Département de français, Faculté des Lettres et des Langues, 40 000, Khenchela, Algérie.


Introduction

Nina Bouraoui tient désormais une place particulière dans le paysage littéraire franco-algérien. Dans sa carrière relativement courte (son premier roman a été édité en 1991), elle a inscrit à son actif seize romans, une pièce de théâtre et une vingtaine de textes (préfaces, ouvrages collectifs, nouvelles et paroles de chansons). Elle n’a cessé de se renouveler tant sur le plan formel, que sur celui du contenu. Métaphorique, allégorique, réel ou littéral, Bouraoui choisit,en fonction de ses registres scripturaux, de nous raconter l’identité, l’amour, le désir, et l’exil. Elle apprend à vivre en écrivant sa mémoire et sa condition de femme.  

Il s’agira prioritairement, dans cet article, de Standard (Bouraoui, 2014). Notre choix s’est porté sur ce roman pour refléter cette dynamique régénératrice, mais aussi cette quête incessante de soi qui a l’air de revêtir une autre apparence que celle dont Bouraoui nous a habitué.

L’imaginaire à l’œuvre dans ses textes prend source dans son enfance et s’interroge sur le rapport que peut avoir l’identité au corps et à la mémoire. Ses précédents romans sont liés par des thématiques communes qui sollicitent des images récurrentes. Certains indices nous amènent à penser que plusieurs d’entre elles ne sont que l’approfondissement de nombreuses interrogations abordées dans d’autres. Sauf que Standard semble marquer une rupture thématique : Il ne s’agit plus d’autofiction, ni d’autobiographie puisqu’elle n’interpelle plus son passé (algérien), mais il s’agit plutôt d’un Bruno Kerjen, d’une Marlène, de la Bretagne et d’une entreprise de composants électroniques. Ce n’est pas la première fois que Bouraoui essaye de planter son décor romanesque en dehors de ses propres repères autobiographiques. Son deuxième roman, Point mort, en est la preuve puisqu’il était déjà question d’une bossue, gardienne d’un cimetière chrétien. La seule différence notable que nous estimons pertinente par rapport à ce roman réside dans le fait que le personnage central de Standard est un personnage masculin et non féminin. Peut‑on dire pour autant qu’elle a dépassé le stade du témoignage ; qu’elle s’est détachée peu à peu de la réalité socioculturelle pour se consacrer à un besoin de création esthétique relativement désintéressé ? En d’autres mots, Nina Bouraoui nous offre-t-elle d’autres ouvertures thématiques qui aboutiront à de multiples alternatives critiques autres que ceux dont on est accoutumés avec les mêmes paradigmes prospectifs dans le domaine critique relatif à l’espace scripturaire très riche de la littérature maghrébine d’expression française ?

Tout en s’inscrivant dans la lignée de la psychocritique de Charles Mauron et à travers une étude des images et des métaphores (Mauron, 1963), qui sont pour certaines obsédantes (parcourant l’intégralité de ses textes)[1], nous allons adopter une approche comparatiste. Elle se fera à partir de son premier roman, La Voyeuse interdite (Bouraoui, 1991), pris comme « sujet‑origine » (Couturier, 1995, p. 73) de cette auteure et comme référence pour le dévoilement de ses intentions premières. Nous conforterons notre analyse en consultant çà et là, au gré des thèmes, d’autres romans de Nina Bouraoui, s’agissant,entre autres,de Garçon manqué (Bouraoui, 2000)et de Poupée Bella (Bouraoui, 2004). La méthode herméneutique guidera notre choix des extraits pour reconstituer les indices internes contenus dans ces différents textes[2].

Une vie entre-deux

Sans pour autant aller jusqu’à prétendre une mise à nu de l’ethos auctorial (ou plus conceptuellement vers « l’auteur-implicite » (Booth, 1961), nous allons nous servir d’un constat autobiographique pour proposer notre postulat. Nina Bouraoui (née en France d’un père algérien et d’une mère française) puise son inspiration et son imaginaire dans deux cultures différentes, pour ne pas dire, parfois, conflictuelles. Elle a vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans en Algérie. Cela a été sans être coupée définitivement de la France puisqu’elle y passe les vacances, chez ses grands-parents maternels. C’est un entre-deux géographique qui s’est déteint sur tous les aspects de sa personnalité. Un ici qui n’est rien d’autre pour Bouraoui que l’espoir (ou inversement, le désespoir) qui se situe, où qu’elle se trouve, de l’autre côté.

Une restitution du contexte socio-historique de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, peut nous fournir des indications sur le milieu d’évolution de la petite Nina. Comme dans la plupart du temps chez les enfants issus de mariage mixte, l’apparence physique est déterminante dans la formation de leur identité. Asunción Fresnoza‑Flot a dévoilé dans un article intitulé Les enfants des couples mixtes et Liens sociaux et identités, qu’il est question d’une identité complexe et à plusieurs facettes, s’agissant de « quatre pôles identitaires […] : " l’identité d’héritier ", " l’identité d’enraciné ", " l’identité d’étranger " et " l’identité au-delà du national"  » (Fresnoza-Flot, 2016, p. 114). Elle précise que « ces modes d’identification apparaissent façonnés par trois facteurs : les liens de filiation, les liens tissés dans l’espace binational et le regard d’autrui» (ibidem.). (C’est nous qui soulignons).

Des deux côtés de la méditerranée, le regard et la parole d’autrui sont, durant son enfance, tributaires des traits maghrébins ou européens. Voilà ce qu’elle en dit dans Garçon manqué :

« Leurs levers, leurs yeux qui cherchent sur mon corps une trace de ma mère, un signe de mon père. « Elle a le sourire de Maryvonne. » « Elle a les gestes de Rachid ».Être séparé toujours de l’un et de l’autre. Porter une identité de fracture. Se penser en deux parties » (p. 19).

Cela doit être terrible pour une enfant, aussi forte soit-elle, que de se confronter à tout moment aux jugements de l’Autre. C’est donc à travers son corps que va se manifester une sorte d’indécision. Le personnage principal de Bouraoui dans Poupée Bella ou dans celui Garçon manqué(dont nous tirons les extraits qui suivent) n’arrive pas à identifier son identité propre, ni à la situer d’un côté ou d’un autre : « Tous les matins,je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ? Fille ? Garçon ? » (p. 163). « Je ne sais pas qui je suis. Une et multiple. Menteuse et vraie. Forte et fragile. Fille et garçon » (p. 62). « Mon corps se compose de deux exils » (p. 22). Mais elle refuse de choisir, « je reste entre les deux pays. Je reste entre deux identités » (p. 26).

Dès son premier roman, La Voyeuse interdite, elle nous délivre sa vérité à propos de la face visible d’un être : « Le corps est le pire des traîtres, […] sans demander l'avis de l'intéressé, il livre bêtement à des yeux étrangers des indices irréfutables : âge, sexe, féconde pas féconde ? » (V.I., p. 61). Les personnages de ce roman sont caractérisés par l’indécision et la confusion même : « Je fais, je défais, je refais, je redéfais ma chambre » (V.I., p. 65), disait Fikria, une jeune femme interdite de sortie qui n’a d’ennuyeux à faire que d’épier de sa maison ce qui se passe à l’extérieur. Fikria, ce personnage solitaire peut être comparé à un autre, celui de Nina dans Garçon manqué qui avoue dans les premières pages du roman : « Mon équilibre est dans la solitude » (p. 28). « Ma solitude est ici, avec ces pierres » (G.M., p. 24).

Un autre passage du même roman illustre et résume bien l’imbrication des thèmes chers à Bouraoui. Il montre parfaitement cet isolement, mais aussi et surtout, l’incompréhension et l’incertitude.

« Les algériens ne me voient pas. Les français ne comprennent pas. Je construis un mur contre les autres. Leurs lèvres. Leurs yeux qui cherchent sur mon corps une trace de ma mère, un signe de mon père. […] Être séparée toujours de l’un et de l’autre. Porter une identité de fracture. Se penser en deux parties. À qui je ressemble le plus ? Qui a gagné sur moi ? Sur ma voix ? Sur mon visage ? Sur mon corps qui avance ? La France ou l’Algérie ? […] Je suis tout. Je ne suis rien » (G.M., p. 12).

Dans Poupée Bella, ce sentiment est encore plus prononcé. L’utilisation quasi systématique du «  je », « dépositaire d’une individualité » (Charpentier, 2006), conforte cette idée du repliement sur soi, un soi multiple et indécis : « Je suis une femme, je suis un homme, je suis tout, je ne suis rien… » (P.B., p. 8). Il n’est pas sans signification particulière que la majorité des textes de Bouraoui, et en particulier les cinq premiers, sont écrits à la première personne.

Cette indécision s’est transformée en une irrésolution dans Poupée Bella, un texte sous forme de journal intime qui ne rend compte de la réalité et des perceptions de la diariste que fragmentairement,ce qui ne fait que renforcer le sentiment de dispersion permanente.

Cette indécision, ce « ni l’un ni l’autre », ni la chose ni son contraire, vient de la personnalité de l’auteure elle-même, de cet entre-deux permanent qui conditionne son identité culturelle, arabo-occidentale, son identité civile, franco-algérienne et même son identité sexuelle, son désir de fille ou de garçon. Ajoutons à cela l’influence non négligeable - et peut être sournoise en ce qui concerne cette auteure - des deux langues, arabe et française.

La distinction « corps propre»[3] et « corps objet » peut être donnée comme une explication plausible de cette identité double ; le premier corps étant celui qui cherche à traduire un pouvoir de signification et un vouloir d’expression ; un corps que je vis, que je sens « du dedans », et le deuxième corps qui s’est vu approprier par les Autres.

Cette incapacité à choisir l’a poussé vers des extrêmes, douloureux certes, mais peut être salvateurs. Elle n’a trouvé de lieu où se retrancher que dans son corps, dans sa chaire et dans sa mémoire, qui devient le lieu de toutes les tensions et les conflits, et d’où s’inspire son écriture. Un corps qui symbolise, en rendant visible, tout ce que la psyché renferme de sentiments. Mais aussi une mémoire qui transforme les expériences vécues et les souvenirs en imaginaire ou en fantasme.

Une corporéité constituelle

En tant que performance, objet concret ou utopie, les possibilités du traitement du corps en littérature sont infinies. Elles peuvent s’inscrire dans les relations que peut avoir le corps avec l’esprit (en tant que dialectique), le psychologique, le social et l’anthropologique pour ne citer que les plus imports. En effet, « le corps n’a jamais été extérieur au discours ou à la représentation, mais toujours inclus en eux » (Deneys‑Tunney, 1992, p. 8), puisque « toute écriture contient déjà en elle le corps de la lettre, de même, peut-on dire en inversant les termes que tout corps est toujours déjà écrit, toujours déjà marqué par le fer rouge du langage » (ibid., p. 9).

Avec Nina Bouraoui, il s’agit de corporalité et de corporéité[4] avec tout ce que peut avoir le corps comme avatar (en tant que sujet ou objet). Ses personnages romanesques ne sont aucunement des êtres de papier, ce sont des témoignages et des problématiques qui s’actualisent de roman en roman pour répondre aux questionnements perpétuels de soi et de l’identité. 

Perçu ou représenté, le corps est saisi dans son intimité la plus profonde ou dans son contexte direct ou différé. Chez Bouraoui, comme l’entendait Freud, le corps reflète les manifestations de l’inconscient (Chan, 2010). Il est conçu comme une entité douée d’un langage qui lui est propre. Merleau-Ponty (1967) dans L’Œil et l’esprit n’en disait pas moins. Pour lui, l’œuvre fonctionne comme un corps personnifié qui se déploie dans l’espace et dans le temps. C’est précisément à travers son corps qu’elle veut non seulement comprendre le monde, mais donner un sens à son rapport aux autres. Elle a intellectualisé, en rendant intelligible, le sensible de son corps.

Cette inférence corporelle s’est transformée en une ingérence scripturale. « Quand j’écris […] Je prends possession de mon corps, de mon désir. […] L’écriture est comme l’amour, elle passe par le corps » (P.B., p. 39). Ce qui rend son écriture imagée, pleine d’impressions et d’émotions. Une écriture qui rend compte d’un monde perçu d’avant la signification, à travers ce qu’elle en ressentait et pas ce qu’elle en comprenait.

« Je suis dans la seule vérité. La vérité de mon corps » (p. 13) affirmait d’une manière romanesque le personnage principal féminin de Poupée Bella. Cette affirmation semble rejoindre, sur plan philosophique, celle de Husserl[5] : « Toute chose, dans tout monde, peut me fuir, mon corps seul ne le peut pas. » (Husserl, 1989, p. 330). Pour elle, un corps est tout ce qu’il y a de plus concret, mais aussi de plus insondable.  Le monde n’est perceptible que grâce et à travers notre corps, d’où cette image fragmentaire qui nous est restituée. Les représentations du corps chez Bouraoui traduisent donc un savoir, des souvenirs, des sentiments et des ressentiments parcellaires enfouis. Ce même personnage central ajoute un peu plus loin :

« J’ai des mots dans ma tête mais je n’arrive pas à former mes phrases. Je ne suis pas à ma place. Je ne suis pas le corps au bon endroit ; je suis au centre de la vie et je n’ai pas encore trouvé le sens de ma vie » (P.B., p. 32).

Dans La Voyeuse interdite,déjà il s’agissait d’un traitement extrême du corps et de sa chair, l’automutilation : « Elle n’oublie jamais dans notre présence de pincer sa bouche légèrement charnue une fois relâchée, pour cacher, mordre au sang, détruire enfin ce bout de chair rouge et striée, signe de vie et de fécondité ! » (p. 28), ou encore plus récemment dans Mes mauvaise pensées : « J’aimerais me défaire de mon cerveau, j’aimerais me couper les mains, j’ai très peur, vous savez, j’ai très peur de ce que je suis en train de devenir » (p. 5).

Dans Poupée Bella (p. 11), ou même dans Mes mauvaises pensées (p. 6), il était question de « corps blanc », celui que l’on ne touche pas. Dans Garçon manqué, les occurrences du mot « corps » ont dépassé cent cinquante, en vue de la thématique abordée explicitement depuis le titre. Mais dans l’ensemble, le corps possède une signification symbolique ou métaphorique. Il est le lieu privilégié de l’actualisation des composantes culturelles, sociologiques et identitaires. Il constitue le point de départ de sa pleine conscience de soi : « Avoir conscience de son corps, de l’intérieur de son corps, de ce qui bat, c’est avoir conscience de ce qui sera sans souffle, sans bruit un jour » (Sauvage, p. 112).

Le corps chez Nina Bouraoui est ainsi le modèle épistémologique de son écriture mais aussi une corporéité au sens phénoménologique du terme c'est-à-dire, celle qui le conçoit comme fait d'être dans le monde (Heidegger, 1985) par sa sensibilité et sa chair.

De ce fait, les personnages de Bouraoui n’ont pas le choix. À l’instar d’Alya, la narratrice de Sauvage (Barzakh, 2001) qui nous confie la cause de sa véritable peur : « Je n’ai pas peur la nuit avant de m’endormir, je n’ai pas peur des esprits, […]. Je crois que j’ai peur de la vie, comme on me l’a donnée, proposée. Parce que j’ai toujours l’impression de ne pas avoir le choix. D’être obligé de suivre les autres, le monde. » (p. 29). Ils sont pris en otage par la vie, ils subissent un destin pré-écrit et dirigé « par une somme de hasards » (Std., p. 14). Ils ne sont pas non plus dans un processus de quête, si ce n’est la quête de soi. L’axe du désir, pour reprendre la terminologie de Greimas, s’en est trouvé sans orientation précise et motivée.

Les personnages de Bouraoui, qu’on vient de passer en revue, sont à ce titre de véritables personnages tragiques. Ils sont toujours dans l’évitementet l’atermoiement continuel et leurs prises de décision sont un acheminement difficile qui prend racine dans un substrat complexe d'incertitude. Leurs décisions n’ont donc pas de saveurs, ils gardent inlassablement un arrière-gout de doute.

Le standard

Mais qu’en est-il plus particulièrement de Standard ? Pour déroger à la règle, et comme nous l’avons signalé plus haut, c’est un personnage masculin et non féminin. Mais qui reste tout de même un solitaire comme les personnages des précédents romans. Sauf que cette fois‑ci, Kerjen a choisi par résignation sa solitude qu’il partage avec des êtres qui lui ressemblent, « ni bons, ni mauvais, ni doués ni idiots, moulés dans un format banal que proposait une existence banale » (p. 12).

Au sens antonymique de solidaires, ces solitaires, Bouraoui en a fait d’eux des êtres standards à tel point qu’ils « pourraient être remplacés sans que personne ne remarque la différence de l’un, l’absence de l’autre » (Std., p. 9).

« Ni beau ni laid, ni attirant ni repoussant » (Std., p. 13). Dès le premier paragraphe, Kerjen est qualifié d’une manière négative : c’est un pense‑petit, avec de petits plaisirs et de rares loisirs, résigné. Il est doté d’une qualification différentielle très forte, décrit d’une façon neutre ou même peut-on dire, pour reprendre l’acception de l’auteure, « blanche ». Loin d’une vision manichéenne, Bouraoui a opté, pour faire évoluer ce personnage, le même statut de l’entre-deux. Il est donc lui aussi rattrapé par l’indécision. Une indécision non par insouciance –qui caractérisait ses différents personnages- mais par indifférence : « il ne s’aimait pas, pas plus qu’il ne se détestait » (p. 14). « Il n’aimait ni détestait son métier » (p. 11), et même concernant ses choix politiques, « il ne voyait aucune différence entre la gauche et la droite » (p. 69). Parfois, « il aurait préféré être une chochotte heureuse plutôt que le pauvre type qui n’avait toujours pas trouvé sa place dans un monde » (p. 16). Quant aux rares décisions qu’il prenait, ils « ressemblaient aux constructions en dominos. Une pièce tombait, entraînant les autres et ainsi de suite » (ibid).

Pour prendre un peu de distance par rapport aux personnages passionnés de ses précédents romans, Nina Bouraoui a fait cette fois-cile choix de créer un personnage passif, fataliste, et défaitiste, qui se laissait faire sans résister. Kerjen « rêvait d’une existence dite blanche, sans encombre, inscrite sur une ligne qui aurait un terme » (Std., p. 152). Sans affect ni relation durable, il est indifférent à tout. C’est aux femmes de s’adapter, de s’inscrire dans sa routine, de suivre l’ordre de sa marche, d’épouser les engrenages de sa machine.

Kerjen, au contraire des autres personnages, ne lutte pas contre une société qui ne lui ressemble pas, il ne la défie en rien. Il a choisi tout simplement de s’isoler, de s’exiler et de rester indifférent à l’égard des autres. Il n’a plus peur du regard qu’ils peuvent porter sur lui, « le jugement des autres lui importait » (Std., p. 21).

Dans ses précédents romans (notamment ceux qu’on vient de citer), il s’agissait d’individus solitaires soit par exclusion ou par expulsion. Des individus qui ne se sont pas trouvé une place, un rang ou un rôle dans la société ; au contraire de Kerjen qui vit dans une solitude choisie, non imposée. En effet, son indécision n’est pas due à une hésitation (qui précède généralement une prise de position). Lui, il a fait le choix de ne pas choisir et de rester en dehors des prises de responsabilités et des possibilités pures.          

Introverti, souffrant d’anxiété sociale, il possède un certain nombre de traits relatifs à l’indécis. Sa vie active se résume tout simplement à sa présence au boulot, et une vie sociale inexistante puisqu’il passe ses soirées et week-ends avec une bouteille et le téléphone rose, qui ne font que le conforter dans sa solitude en lui offrant une vision déformée de la réalité.

Les femmes qu’il préférait, il se les imaginait « derrière le téléphone, assises sur un canapé en cuir, en déshabillé rouge ou rose, toutes à l’écoute de son désir, distribuant les ordres qu’il exécutait sans broncher, soumis, plein, complètement fou d’envie. » (Std., p. 95). Kerjen n’est pas ce que l’on pourrait qualifier « d’homme d’action ». Il est plutôt dans la passivité, dans une attente irréfléchie, une introversion au sens négative du terme. Ainsi qualifié, Kerjen possède, selon Paul Ricœur, le profil psychologique type de l’indécis :  

« La générosité, au sens que Descartes donnait à ce mot, n'est pas seulement d'aimer le bien, mais de décider, dans la confusion et le conflit, ce qui est hic et nunc le meilleur pour moi. C'est en ce sens que l'indécision est un vice. Il est des âmes partagées que les énigmes et les conflits de l'action trouvent désemparées : ce sont les scrupuleux. Ils ne savent pas déboucher de la perplexité » (Ricœur, 1949, p. 164-165). 

« Il y a même une «  douleur »  (et donc un corps, une affectivité au double sens du terme : sentiment et passivité éprouvés) de l’indécision » (Boyer, 2010, p. 483), qui vient de la difficulté, voire de l’impossibilité de se centrer sur soi en concevant une vision cohérente et totalisante. Comme une âme errante sans corps, ou comme un citoyen sans nationalité, l’indécis n’arrive à rien de concret dans sa vie.

En ce qui concerne le corps, Kerjen a, lui aussi, une relation problématique avec le sien. Il « [en] redoutait le contact » (Std., p. 16), réduisant ainsi sa jouissance à l’onanisme qu’il accomplissait comme un rite, comparable à celui de l’ennui de manger ou de dormir. Et pour ce qui est d’autrui, « le corps des autres le dégoûtait » (Std., p. 131). Loin d’une idéalisation sans réserve d’un hédonisme qui s’opposerait à son héritage culturel, Bouraoui, à travers ce nouveau personnage masculin, semble crier silencieusement les propos de Nietzsche : « on a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une « âme », d’un « esprit » pour ruiner le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur. » (Nietzsche, 1908, p. 140). Le corps est toujours un signe de soumission ou le signal d’un malaise personnel et identitaire. Il est, en tant que déploiement charnel dans un espace sociétal, l’expression visible (en quête de réappropriation) d’une conscience sensible.

Dans Standard, Bouraoui a osé écrire ouvertement ce qu’elle insinuait pudiquement dans ses précédents romans : Les images romantiques nuancées du corps ont été remplacées par des images descriptives plus près du visuel que du pictural.

Les deux personnages principaux dans Standard sont, à ce titre, des êtres corporels puisque c’est à travers leurs corporéités qu’ils interagissaient. La morphologie de Kerjen a déterminé ses ambitions banales, celle de Marlène son itinéraire chaotique. Et lorsqu’ils ont voulu changer leurs situations respectives, cela s’est effectué grâce à un changement physique du corps : pour l’un, muscler les épaules, perdre du ventre et se raser complètement le crâne (pour sentir pour la première fois « naître une passion, [et accepter] son corps qui n’était ni un outil ni un instrument mais une possibilité de se sentir mieux dans sa tête. » (Std., p. 170). Et pour l’autre une teinte noire pour ses cheveux blonds. Il faut noter que la raison du changement pour Kerjen n’est nulle autre que Marlène, ou plus exactement le corps de Marlène, ses formes et ses mouvements. Elle était une promesse, celle du désir que Kerjen n’assouvira jamais. En effet, avec son corps, Marlène « possédait [les hommes] tout en leur faisant croire qu’ils la possédaient » (Std., p. 95). Elle était une femme forte grâce à la féminité de son corps fragile. Elle l’a entrainé jusqu’à la faillite morale et sociale, puisque c’est un homme qui ne l’imaginait que comme un corps, une chaire désirable.

Tomber amoureux ne lui était pas permis. Bouraoui ne peut concevoir un être heureux et amoureux. Et par ce qu’il a osé se le permettre, il va le payer très cher : la chute et la déchéance et un retour à la solitude.

Kerjen semble donc naviguer dans un entre-deux conditionnel qui reflète (avec les exemples qu’on vient de citer) les propos de Ricœur. En effet, « Si l’introspection ne révèle que des états de conscience d’un « moi » sans issue dans le monde, sans incarnation dans le corps, elle ne révèle qu’un monde intérieur, clos et au reste fictif » (Ricœur, 1950, p. 211), qui représente l’aspect introverti de notre personnage. Mais « si l’observation externe ne recueille que des mouvements dénués de sens et sans enracinement dans le « toi », elle ne révèle qu’un décor moteur sans rapport avec un sujet » (Ricœur, 1950, p. 211-212) qui peut représenter l’aspect extraverti de Kerjen.

Conclusion

Peut-on, pour autant, avancer que Standard est le roman qui marque un tournant dans la bibliographie romanesque de Bouraoui ?

Une rupture ne peut être effective que si elle est nette, rompant tout lien avec ce qui la précédait. Tout au plus, peut-on parler d’un écart, parce que les thèmes présents, depuis son premier roman, sont toujours abordés dans Standard, certes pas de la même manière dévoilée, mais avec plus de subtilité et de maitrise. Le langage relevant de la méditation mélancolique qui ressemble plus à l’auteure présent dans ses précédents romans, a laissé la place à un autre langage, plus recherché, et qui se souscrit davantage dans l’état d’esprit des personnages.

Cet écart, on peut en deviner l’orientation puisque notre auteure a commencé à prendre de la distance et du recule vis-à-vis de ce qu’elle raconte. Elle s’essaie de plus en plus au compte rendu, dominé par l’imparfait, contrairement aux autres romans cités, qui eux, étaient caractérisés par une prise de parole plus affirmée où elle tient un discours plus qu’elle ne raconte un récit. Mais cela reste toujours une écriture qui s’adresse aux sentiments plus qu’au raisonnement, d’où se dégage une émotivité à fleur de peau et une sincérité authentique.

La spécificité scripturale la plus visible chez Bouraoui n’a pas été bouleversée puisqu’il n’y a toujours pas, dans Standard, de progression thématique marquée, sauf celle qui concerne le personnage principal pris comme hyper‑thème. Il porte, plus que les autres éléments de son écriture, le poids du roman, tout en subissant différents traitements possibles pour personnifier les intentions romanesques de l’auteure. La constance dans ses histoires est, bien entendu, les personnages tourmentés; ces êtres corporels qui, dans leur relation au temps, renvoient à des questionnements existentiels en tant que présence et interaction avec les autres.

Nina Bouraoui a donc proposé un traitement féminin du corps et non un traitement du corps féminin qui raconte les dissensions homme/femme ou l’oppression féminine dans les sociétés postcoloniales. C’est une conception du corps qui actualise l’expérience ponctuelle dans l’histoire individuelle et très personnelle, mais qui rejoint, tout de même, les représentations féministes[6] qui traduisent (ou trahissent par ailleurs) les idéologies sociales et culturelles dominantes. Avec Bouraoui les figures féminines ne fonctionnent jamais uniquement comme des corps abstraits. Le corps féminin est considéré comme un signifiant invariable de la résistance, ou au contraire de la résilience.

À travers les différents romans que l’on vient de passer en revue, il nous semble que cette auteure essaye de nous livrer le message suivant : l’identité de soi n’est jamais définitive, elle se construit sans cesse avec (et dans) nos souvenirs, nos rêves et notre imaginaire. Découvrir ce que nous sommes est la plus belle des aventures.

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Notes

[1] Comme c’est le cas typique de Poupée Bella.

[2]La Voyeuse interdite, Garçon manqué, Poupée Bella et Standard seront abréviés respectivement dans cet article par : V.I., G.M., P.B., Std.

[3] Suivant la terminologie de Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception et plus particulièrement dans le chapitre intitulé « La Spatialité du corps propre et la motricité».

[4] Selon Hennezel, la corporéité est ce « corps que l’on a », et la corporalité est ce « corps que l’on est ». (Hennezel, 2008, p. 91). En d’autres mots, la corporalité est le « corps‑sujet », et la corporéité est le « corps-objet » (Veldman, 2007, p. 173).

[5] Ou encore celle de Michel Foucault dans Le Corps utopique.

[6] Pour ne citer que Fawzia Zouari et Leila Houari qui sont de la même génération que Bouraoui.

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