Tahar Djaout, 25 ans après. (2018), Expressions maghrébines, Vol. 17, n° 1

Insaniyat N°82 | 2018 |Texte romanesque:espace et identité|p.117 -121| Texte intégral



Tahar Djaout, 25 ans après. (2018), Expressions maghrébines, Vol. 17, n° 1

Expressions maghrébines est une revue américaine, semestrielle, publiée par la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines (CICLIM) du département de français et d’italien, de l’Université Tulane[1]. Le premier volume paru en 2002 proposa un dossier répondant à la question de savoir ce qu’est un auteur maghrébin. En mai 2018, la revue dans son numéro 1 du dix-septième volume, propose un dossier relatif à Tahar Djaout. Nous connaissons le journaliste qui, parallèlement à son métier,a mené une carrière littéraire et poétique qui nous intéresse pour ce numéro d’Insaniyat. Il nous a laissé une œuvre remarquable de lucidité et de sensibilité, étudiée dans beaucoup d’universités du monde :Solstice barbelé (1975), L’Arche à vau-l’eau (1978), L’Exproprié (1981), L’oiseau minéral (1982), Les Rets de l’oiseleur (1984),Les Chercheurs d’os(1984), L’invention du désert (1987), Les Vigiles (1991) et Le Dernier été de la raison (publié à titre posthume en 1999).

Nous retrouvons en particulier deux de ses romans au centre des contributions à ce dossier : les Vigiles (1991) et le Dernier été de la raison(1999). Nous dirons quelques mots sur chacune de ces œuvres,avant de présenter les différentes contributions qui constituent Les Vigiles,avant-dernier roman de Djaout, nous plonge dans un pays sans nom, à une époque indéterminée. À la lecture de l’incipit, nous constatons que la description du cadre des évènements n’est pas précise, les éléments sont éparpillés sur plusieurs pages ce qui nous mène à croire que l’auteur a délibérément voulu brouiller les repères spatio-temporels dans lesquels se déroulent le récit. C’est probablement cette volonté de l’écrivain de ne pas situer de façon précise les faits dans le temps et dans l’espace qui va attiser la curiosité du lecteur. Les Vigiles est un roman décrivant les déboires bureaucratiques d’un jeune inventeur Mahfoud Lemdjad qui essaye de breveter son travail dans une société où l’invention est considérée comme contraire aux mœurs. Lemdjad se heurte à des difficultés bureaucratiques qui vont révéler tout au long du roman la nature d’un système rigide et méfiant. C’est le problème de l’innovation qui est posé ; une innovation face à une société complètement figée.

Le Dernier Été de la raison relate l’histoire d’un libraire : Boualem Yekker, spectateur d’une déviance qui transforme rapidement les gens qui l’entourent,jusque sa propre famille qui lui tourne le dos, parce qu’il n’accepte pas de se plier aux desiderata des« Frères Vigilants ».Dans ce roman, la fiction et la réalité s’entremêlent pour représenter les conditions de Boualem, de Tahar Djaout et d’autres individus dans la même situation. L’espace esthétiquement construit par l’auteur est révélateur d’une certaine vision du monde. En fait, l’unique chose qui rattache Boualem au monde concret ce sont les mots contenus dans les livres. Ils génèrent en lui un regard libérateur qui puise ses sources dans son imagination. La lecture devient alors une arme souterraine qui contraste avec les paroles menaçantes des « Frères vigilants ».Boualem résiste à la tentation de rompre le silence et intériorise sa révolte. Il « ferme les yeux pour mieux voir », incarnant ainsi une idéologie de résistance contre l’usurpation de l’histoire. Le Dernier été de la raison traite de sujets à double tranchants : celui d’une Algérie en détresse car persécutée et celui de la mémoire en général.

Le dossier présenté dans ce numéro spécial d’Expressions maghrébines s’intéresse à l’héritage des travaux de Tahar Djaout, vingt-cinq ans après sa mort (26 mai 1993). Il étudie les formes à travers lesquelles ses textes littéraires continuent de résonner.Proposé par Corbin Treacy et Megan MacDonald (Coord.), le volume s’articule autour de huit contributions. Nous retiendrons de l’introduction signée par Magan MacDonald que Tahar Djaout est un symbole. Il ne peut pas être perçu autrement. De sa mor, s’ensuivit un foisonnement d’écrits d’auteurs et de travaux universitaires. En examinant la production littéraire djaoutienne, « avec un certain recul», selon Megan, « l’espoir est de ne pas enfermer les récits ayant trait à l’Algérie dans des cases bien définies ».

Dans la première contribution, Sarah Assidi nous explique comment s’est construite cette figure d’intellectuel public dans le champ institutionnel algérien. Elle le présente comme un écrivain dont les productions traduisent son rapport à l’institution littéraire et à la société algérienne. Certes, Djaout incarne pour beaucoup la figure de l’intellectuel honnête dont les seules revendications étaient la liberté d’expression et de création. Il a marqué les mémoires collectives; c’est peut être cette image de l’Algérie moderne et tolérante qu’on a voulu tuer. En partant de certaines notions empruntées à Pierre Bourdieu, Sarah Assidi nous propose quelques clés de compréhension des conditions socio-historiques à la base de l’écriture de l’Histoire produite par Djaout, sous des formes à la fois poétique, romanesque et journalistique.

Mohamed Allalou,s’intéressant plus particulièrement au Le Dernier Été de la raison roman paru en 1999, à titre posthume, met en scène le conflit qui oppose deux projets de société diamétralement opposés: d’un côté, le projet théocratique des « Frères vigilants »et, de l’autre, le projet républicain incarné par le libraire Boualem Yekker. Il montre que le sentiment de déception perceptible dans ce roman trouve son origine dans le conflit entre ces deux systèmes de valeur. Dans ce roman, la déception conduit au mécontentement, à l’agressivité et à la violence, c’est-à-dire au passage à l’acte. En convoquant certaines notions de la théorie sémiotique comme celles du schéma canonique de la colère, Allalou met en exergue la continuité entre Les Vigiles et Le Dernier été de la raison.

Dans « Imaginer Djaout souriant », Mohamed Walid Bouchakour décrypte les aspects de la réception de l'œuvre et du parcours de l’écrivain. Ilmet l’accent dans un premier temps sur l’évolution de l’écriture romanesque djaoutienne, à la lumière du contexte social et politique, mais aussi de ses œuvres poétiques et écrits journalistiques. Il explore par la suite la question de la réception de l’œuvre parmi des romanciers algériens d’aujourd’hui. Si le choc de l’assassinat en 1993 se ressent encore aujourd’hui, nous percevons une approche renouvelée de l’œuvre et du parcours de cet intellectuel impliqué dans les questions de son temps.

Dominique Fisher,intitulant son article entre « Barbelés » et « Vigiles »: Tahar Djaout et la politique de la colère et de l’humour, examine les liens formels et thématiques qui existent entre la poésie de Tahar Djaout, son écriture romanesque et son écriture journalistique dans Solstice barbeléet dans Les Vigiles.Dans Solstice barbelé,dit-il, sont exploitées la figure du poète exclu de la société, la virulence verbale et textuelle et les ruptures de sens traduisant la continuité entre les deux régimes pré et post-indépendance. Les Vigiles reprennent la même critique sous format romanesque mais à partir d’un humournoir. L'humour djaoutien, selon Fisher, procède du mélange des genres et recycle l'ironie, l'absurde, le clownesque et le merveilleux. Ce faisant, il transpose au sein du roman, une oralité et une langue de résistance poétique « souterraine », une autre écriture de l'Histoire, occultée par un pouvoir lui-même englué dans l'absurde et le modernisme.

On aboutit ainsi à une nouvelle forme d'humour noir. L'écriture romanesque rejoint alors la virulence de l'écriture de la colère de Solstice barbelé.

La contribution de Jill Jarvis « Lines of Flight: Laredj and Djaou Beyond the Fiction of Terror »[2]développe une réflexion critique sur la capacité de la fiction littéraire à rendre visibles les vérités dissimulées par le discours étatique pendant et après la violence non-résolue de la «décennie noire» algérienne. La comparaison de deux romans : celui de Waciny Laredj « Sayyidatu al-maqam »(Al-Jamal, 1993)[3], et celui de Djaout Le Dernier Été de la raison, permet à Jill Jarvis de dire que les deux auteurs ont remis en cause la légitimité de la violence étatique, notamment après la rupture bouleversante d’octobre 1988. À travers une analyse de ces deux textes et d’une constellation d'intertextes, cet article examine la dimension politique d’une poétique de la justice dans le champ littéraire algérien contemporain.

L’article signé par Mary Anne Lewis Cusato « From Tahar Djaout’s« No » to Mustapha Benfodil’s« Enough! »: Two Moments of Revolutionary Aesthetics in Contemporary Algerian Literature and Cultural Activism »[4] examine les approches de Djaout et Benfodil à travers l’étude de la poésie révolutionnaire du premier et de la forme d’écriture du deuxième. Vingt-cinq ans avant la mort de Tahar Djaout, naissait Mustapha Benfodil dans l’ouest de l’Algérie. C’était 1968, une année de bouleversements culturels, économiques, sociaux
et politiques à travers le monde. Cet esprit continue à guider et informer l’œuvre de Benfodil de nos jours. L’année de l’assassinat de Djaout, Benfodil lui a rendu hommage dans un poème intitulé «À la santé de la République». Ce poème relie textuellement ces deux auteurs.

Ce dossier de la revue Expressions maghrébines met en relief la beauté du verbe de Tahar Djaout,figurant en filigrane à travers tous ses écrits poétiques et romanesques. À une logique suicidaire suscitée par le contexte spatio-temporel de la réalité appréhendée, Tahar Djaout oppose, le monde de l’enfance : monde du rêve, de la beauté de la nature, de l’éveil aux sens, de l’amour, de la communion fraternelle ; un monde où tout est encore possible.Face au paysage aride et au silence de la mort, il met en scène la vie foisonnante de l’enfance retrouvée. Déconstruire le monde par le verbe poétique, tel a été le projet qui l’animait dans la plupart de ses romans et que nous continuons de percevoir dans les différents écrits qui lui sont consacrés et les travaux universitaires qui lui sont dédiés. N’est-ce pas pour cela qu’il apparait dès l’introduction sous la plume de Megan MacDonaldcomme un véritable symbole !

Aïcha BENAMAR

 

Notes

[1]L'université Tulane, en anglais TulaneUniversity, est une université privée américaine, fondée en 1834 et située principalement à La Nouvelle-Orléans, dans l'État de la Louisiane.

[2]« Lignes de vol : Laredj et Djaout au-delà de la fiction de la terreur ».

[3] Traduit de l’arabe et publié en France sous le titre Les Ailes de la reine(Actes Sud, 2009).

[4]« Du "Non" de Tahar Djaout au "Assez" de Mustapha Benfodil : deux moments d'esthétique révolutionnaire dans la littérature algérienne contemporaine et l'activisme culturel ».

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