Qui sont les adolescents délinquants?Étude des dossiers de jeunes pris en charge par la justice à Marseille


 Insaniyat N°s83-84| 2019 |La délinquance juvénile: réalités et prises en charge|p.43 -66 | Texte intégral



Daphné BIBARD: Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (UMR 7805, CNRS et Aix-Marseille Université, 13 100, Aix-en- Provence, France). 

Laurent MUCCHIELLI: Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (UMR 7805, CNRS et Aix-Marseille Université, 13 100, Aix-en- Provence, France).


La délinquance des jeunes – en particulier leur violence réputée toujours croissante – constitue l’un des sujets les plus politisés et les plus médiatisés du débat public en France (Le Goaziou, Mucchielli, 2009 ; Mucchielli, 2015). Malgré cela, et bien qu’une tradition de recherche sociologique existe sur la délinquance juvénile depuis la première école de Chicago (Mauger, 2009), les connaissances précises, issues de travaux de recherches empiriques, demeurent à la fois relativement rares et par ailleurs très peu sollicitées dans ce débat (Bonelli, Carrié, 2018). Il apparaît pourtant clairement que certains constats majeurs pourraient orienter les politiques publiques de prévention de la délinquance, qu’il s’agisse de la prévention primaire (avant l’engagement dans l’activité délinquante), secondaire (durant le parcours) et même tertiaire (pour faciliter la sortie de la délinquance et éviter la récidive). En témoignent les résultats de la recherche présentée dans ce texte, qui a été menée à la fin de l’année 2015 à Marseille, sur près de 500 jeunes pris en charge parla Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ)[1]. Cette étude présente l’intérêt de traiter systématiquement un matériel empirique qui, à défaut d’être exhaustif, demeure riche en informations pour analyser les parcours de vie des adolescents ayant commis des actes délinquants[2]. Après avoir analysé leurs principales caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, origine géographique et lieu de résidence), ce texte s’attache en particulier à analyser les données récoltées sur le milieu familial et social ainsi que sur la scolarité de ces adolescents. Il propose ensuite une discussion plus théorique pour penser ces formes de ruptures de liens sociaux en contexte de précarité socio-économique, en lien avec plusieurs traditions de recherche sociologiques.

Méthodologie

Cette recherche repose sur la lecture des dossiers judiciaires mis à disposition des chercheurs par la PJJ dans les sixUnités Éducatives en Milieu Ouvert (UEMO) qu’elle compte dans la ville de Marseille (deuxième plus grande ville française, 862 000 habitants en 2015). Sur un peu plus de 1 000 dossiers suivis par la PJJ durant l’année 2014, nous en avons dépouillé 537, pour n’en retenir que 492 totalement exploitables au plan statistique[3]. Chaque Centre comprenait environ une centaine (parfois plus) de dossiers en cours ou débutant en 2014. Parmi ces dossiers, nous avons exclu ceux dont les jeunes ne résidaient pas à Marseille, ceux dont les jeunes n’avaient pas commis le délit à Marseille, et enfin ceux dont les mesures prononcées relevaient de la protection civile (enfance en danger) et non de la prise en charge pénale (enfance délinquante).

Ce matériel de travail – le dossier judiciaire – comprendles ordonnances de jugement, les notes officielles et personnelles des éducateurs en charge du suivi, des documents de renseignements généraux sur la vie du jeune, sa famille, son environnement, qui sont étayés par les notes des éducateurs qui émanent des rencontres avec le jeune. Les dossiers peuvent également comprendre des documents administratifs, des procès-verbaux de police ou de gendarmerie,des copies de bulletins et courriers scolaires et des notes de prise en charge par des associations, par la mission locale ou par des employeurs, des rapports éducatifs de foyers, d’établissements scolaires, etc. C’est donc à partir de l’ensemble de ces documents que nous avons relevé des informations utiles à la compréhension des parcours de vie et standardisables dans une base de données constituée sous Excel.

Les 101 variables constituant notre base statistique sont réparties en cinq thématiques. Nous nous sommes intéressés 1) au jeune et son histoire personnelle, 2) à celle de sa famille (parents et fratrie,cette dernière étant souvent négligée dans les études), 3) aux conditions matérielles (économiques et sociales) dans lesquelles le jeune a grandi, 4) à sa scolarité, 5) aux délits commis ainsi qu’aux mesures mises en place par les magistrats de l’enfance.

Cette étude d’une population à partir des dossiers permet de contourner l’obstacle ordinaire des refus de répondre, conditionnant des taux de retour généralement très bas dans les enquêtes par questionnaire (Mucchielli, Raquet, 2014, p. 82) et, dans une moindre mesure, dans les demandes d’entretiens en face-à-face sous contrainte (comme ici avec des jeunes faisant l’objet d’une mesure pénale et d’une prise en charge dans un centre d’accueil). L’étude des dossiers présente en retour un caractère systématique, voire potentiellement exhaustif, dans le cadre institutionnel donné. A contrario, ces données judiciaires reflètent les priorités et les catégories de pensées des professionnels qui les ont fabriquées (Cicourel, 2017). Outre leur fréquent formatage langagier et conceptuel, elles ne nous renseignent guère – en tous cas de façon très aléatoire et incomplète – sur les sociabilités juvéniles de proximité dans lesquelles les adolescents grandissent et achèvent de se socialiser à cet âge. C’est la raison pour laquelle nous ne saurions, à partie de ce type de matériaux de recherche, décrire les passages à l’acte ni en comprendre les dynamiques. Nous connaissons simplement les infractions pour lesquelles ces jeunes ont été poursuivis (des atteintes aux biens dans 47,5 des cas, des atteintes aux personnes dans 29,5% des cas, des infractions à la législation sur les stupéfiants dans 21,6% des cas et des atteintes à l’ordre public telles que les conduites sans permis, les outrages et rébellions ou encore le port d’arme dans 12,6% des cas). Et nous savons par ailleurs que dans 68,5% des cas, ces infractions ont été commises à plusieurs. Mais la compréhension de ces dynamiques de groupe dans la commission d’actes délinquants relève d’approches qualitatives, au demeurant bien illustréesen France dans le cas des « bandes de jeunes » délinquantes (Mauger, 2006 ; Sauvadet, 2006 ; Moignard, 2008 ; Mohammed, 2011), comme dans celui des garçons adolescents de façon générale et en milieu rural autant qu’urbain (Coquard, 2018).

Sexe, âge, état de santé, milieu social et lieu de résidence

Sexe et âge

Les garçons représentent 90% de notre population, les filles 10%. Contrairement à une idée reçue annonçant une « féminisation de la délinquance », ce partage des sexes est classique en matière de délinquance juvénile et il résiste particulièrement bien au temps. C’est très exactement le même que Michard (1973) dégageait des premières études françaises sur la délinquance juvénile dans les années 1960 (Le Goaziou, Mucchielli, 2009, p. 9)[4].

Ces jeunes ont par ailleurs en moyenne 16 ans et 4 mois au moment de leur prise en charge, et 15 ans en moyenne au moment des faits. La comparaison historique est ici un peu plus difficile dans la mesure où on ignore l’âge au moment des faits des jeunes judiciarisés dans les années 1960.On peut toutefois le penser relativement similaire dans la mesure où l’âge pénal, lui, était également d’environ 16 ans et demi (Collectif, 1963, 15). Au demeurant, la mise en évidence d’un âge moyen du délinquant juvénile situé entre 15 et 16 ans constitue en réalité l’un des résultats les plus courants des recherches en Europe comme en Amérique du nord (Mucchielli, 2004, p. 106), au point que dans leur théorie générale, Gottfredson et Hirschi (1990) considéraient cette variable d’âge comme un « invariant historique ».

Tableau 1 : L’âge au premier suivi des jeunes pris en charge par la PJJ à Marseille

Âge au premier suivi

Effectifs

%

12 ans

12

2,4

13 ans

61

12,4

14 ans

86

17,5

15 ans

109

22,2

16 ans

131

26,6

17 ans

93

18,9

Total

492

100

Lieu de résidence

Tournons-nous à présent vers le lieu de résidence de ces jeunes au sein de la ville de Marseille, ville très inégalitaire (Donzel, 2014 ; Duport, Peraldi, Samson, 2015). Il apparaît qu’un tiers(32,9%) résident dans les « quartiers nord » (13ème, 14ème et 15ème arrondissements), mais plus encore (38,8%) dans les quartiers du centre (1er, et 2ème, 3ème et 4ème arrondissements) qui sont historiquement les plus pauvres de la ville et même de la France entière (Martin, 2015). Inversement, les arrondissements les plus riches (5ème, 6ème, 7ème et 8ème) sont quasiment absents.

Tableau 2 : L’arrondissement de résidence

Lieu de résidence

Effectifs

%

1er arrondissement

27

5,5

2ème arrondissement

37

7,6

3ème arrondissement

67

13,8

4ème arrondissement

58

11,9

5ème arrondissement

10

2,1

6ème arrondissement

9

1,2

7ème arrondissement

3

0,6

8ème arrondissement

6

1,2

9ème arrondissement

19

3,9

10ème arrondissement

30

6,2

11ème arrondissement

29

6

12ème arrondissement

14

2,9

13ème arrondissement

61

12,5

14ème arrondissement

41

8,4

15ème arrondissement

62

12,7

16ème arrondissement

14

2,9

Total

487

100

Cette répartition socio-spatiale recoupe l’analyse des catégories socio-professionnelles et de la situation financière des parents de ces jeunes permettant de caractériser le milieu social dans lequel ces jeunes ont grandi. Ces données sont bien renseignées dans les dossiers.

Milieu social, situation professionnelle et financière des parents

L’étude des catégories socio-professionnelles des parents indique une forte surreprésentation des milieux populaires. Du côté des pères, près de 55% sont ouvriers ou employés et 27% sont chômeurs ou inactifs en âge de travailler, tandis que l’on ne compte que 9,2% de cadres et professions libérales et 3,3% de professions intermédiaires. Du côté des mères, 61% sont chômeuses ou inactives et 29,3% ouvrières ou employées, tandis que seules 4,4% occupent une profession intermédiaire et moins de 3% une position de cadre ou profession libérale. Indiquons de surcroît que, dans un peu plus de 17% des cas, ce sont les deux parents qui sont chômeurs ou inactifs en âge de travailler. Au total, ce sont donc 85 à 90% des familles concernées qui appartiennent aux milieux populaires. L’examen des situations financières permet même de préciser qu’il s’agit dans environ les deux tiers des cas des fractions les plus précarisées des milieux populaires[5].

Il apparaît donc que la très grande majorité de ces adolescents délinquants ont été élevés dans des familles éprouvant beaucoup de difficultés pour offrir à leurs enfants de bonnes conditions d’existence et d’évolution.

Tableau 3 : La situation socio-professionnelle des parents des adolescents délinquants[6]

Profession du père

Nombre

%

Profession de la mère

Nombre

%

Ouvrier

96

31%

Sans emploi

277

61,1%

Sans emploi

82

27,0%

Ouvrier

78

17,2%

Employé

69

22,7%

Employée

55

12,1%

Cadre et professions libérales

28

9,2%

Professions intermédiaires

20

4,4%

Retraite

19

6,3%

Cadre et professions libérales

13

2,9%

Professions intermédiaires

10

3,3%

Prostituée

10

2,2%

Total

304

100,0%

Total

453

100%

Tableau 4 : La situation financière des parents des adolescents délinquants[7]

Situation financière de la mère

Nombre

%

Situation financière du père

Nombre

%

Précarité

310

68,4%

Précarité

187

61,5%

Modeste

118

26,0%

Modeste

83

27,3%

Bonne

25

5,5%

Bonne

34

11,2%

Total

453

100,0%

Total

304

100,0%

Données sur la santé de ces jeunes

Peu de recherches ont interrogé l’état de santé des adolescents délinquants. Cette question s’avère pourtant importante tant les écarts sont grands entre notre population d’enquête et les données disponibles en population générale. Nos informations émanent ici des notes des éducateurs, basées sur les dires du jeune et/ou ceux de ses parents, parfois aussi de son suivi médical. Ces données ne sont toutefois pas systématiquement interrogées et consignées à l’écrit par l’institution. L’état de santé n’est du reste pas du tout renseigné dans au moins 7% des dossiers. Les chiffres que nous donnons doivent être ainsi être considérés à notre sens comme des minima.

D’emblée, environ 43% des jeunes de notre échantillon pour lesquels l’information est présente sont considérés par eux-mêmes, leurs familles et/ou l’institution comme en « mauvaise santé », c’est-à-dire qu’ils ont de gros problèmes d’addiction aux drogues, mais aussi – pour 7 à 8% d’entre eux - des handicaps physiques voire mentaux. Inversement, au début des années 2010, près de 98% des jeunes âgés de 15 à 19 ans se considèrent en « bonne » voire même en « excellente » santé dans la population générale (Ménard, Guignard, 2013, p. 176), même s’il s’agit ici d’auto-déclarations.

Tableau 5 : Les addictions des adolescents délinquants de Marseille

Addiction connue

Nombre

%

Oui

290

60,5%

Non

189

39,5%

Total

479

100,0%

Donnée plus marquante encore, plus de 60% des jeunes suivis par la PJJ à Marseille, en 2014, ont une forte consommation de cannabis, quotidienne pour la plupart d’entre eux. Cette proportion est énorme et elle contraste fortement avec la population générale où l’on ne recense que 2,6% de consommateurs quotidiens au début des années 2010 parmi les jeunes âgés de 15 à 30 ans (Beck et al., 2013, p. 116).

Nous ne disposons malheureusement pas d’informations précises sur la santé mentale, en particulier sur les troubles dépressifs que l’on sait être fréquents à l’adolescence (Marcotte, 2013), et donc on doit logiquement faire l’hypothèse qu’ils le sont plus encore dans cette population d’adolescents délinquants compte tenu notamment de la conflictualité fréquente de leurs relations familiales et de leurs fréquents échecs scolaires que l’on détaillera infra.

La question des origines : des préjugés xénophobes aux réalités sociales

Intéressons-nous à présent à l’origine géographique de ces jeunes. Combien d’entre eux sont immigrés ? Rappelons la définition de l’INSEE : un immigré est une personne née étrangère à l'étranger et résidant en France. Les jeunes formant notre population d’enquête sont nés en France dans plus de 80%, dans un des trois pays du Maghrebdans11,5% (dont plus des deux tiers en Algérie) et à Mayotte ou au Comores dans environ 5% des cas (tableau 2) [8].

Tableau 6 : Le lieu de naissance des jeunes pris en charge par la PJJ à Marseille

Lieu de naissance

Effectifs

%

France

395

80,3%

Algérie

41

8,3%

Mayotte

17

3,5%

Maroc

8

1,6%

Comores

8

1,6%

Tunisie

8

1,6%

Autres

15

3,1%

Total

492

100%

La question régulièrement agitée dans le débat public repose sur l’hypothèse d’une « sur-représentation » des immigrés dans cette population délinquante. Et le raisonnement ordinairement suivi consiste à comparer la population sous-main de justice avec les moyennes nationales. Ainsi, sachant qu’en France en 2015 vivaient 6,2 millions d'immigrés, soit 9,3 % de la population totale[9], ce raisonnement conduirait à dire que les immigrés sont deux fois plus nombreux dans la population délinquante par rapport à la population « normale ». Ce raisonnement est pourtant fallacieux. D’abord, la ville de Marseille, premier port de France et longtemps premier port de Méditerranée, est une terre d’immigration, principalement nord-africaine et en particulier algérienne dans les années 1950 à 1980 (Témine, 1989-1991), plus récemment comorienne (Bertoncello,Bredeloup, 1999 ; Direche-Slimani, Le Houérou, 2002).Elle compte donc logiquement davantage d’immigrés qu’en moyenne nationale : 118 826 personnes soit 13,8% de la population en 2014[10]. Près de 52% de ces immigrés marseillais sont nés dans un pays du Maghreb (dont les deux tiers en Algérie, là aussi) et 7,7% aux Comores[11]. Ensuite, utiliser la moyenne de la ville n’a pas non plus de sens dans la mesure où nos jeunes délinquants ne sont pas également répartis sur tout le territoire marseillais. Ils habitent neuf fois sur dix dans les quartiers pauvres. C’est donc dans ces quartiers qu’il faut chercher un point de comparaison statistique. Le résultat est alors tout autre. Par exemple, dans les 13èmeet 15èmearrondissements de Marseille – au cœur des « quartiers nord », deux arrondissements où résident un quart des jeunes de notre population d’enquête - les immigrés représentaient 28 709 habitants sur un total de 169 829, soit environ 17 % de la population en 2014. Parmi eux, 63,5% étaient nés dans un des trois pays du Maghreb
et près de 41% pour la seule Algérie[12]. Quant au 3ème arrondissement – le plus pauvre de Marseille – où vivent près de 14% des jeunes de notre population d’enquête, la proportion d’immigrés y atteint les 30% de l’ensemble de la population[13].

Tableau 7 : Population par sexe, âge et situation quant à l'immigration en 2014. Commune de Marseille, 13ème et 15ème arrondissements

Pays de naissance

Effectifs

%

Portugal

340

1,2%

Italie

738

2,6%

Espagne

529

1,8%

Autres pays européen

1 504

5,2%

Algérie

11 689

40,7%

Maroc

1 790

6,2%

Tunisie

2 462

8,6%

Autres pays d'Afrique

4 754

16,6%

Turquie

2 299

8%

Autres pays

2 604

9,1%

Ensemble

28 709

100%

Source : Insee, RP2015 exploitation principale.

En résumé, environ 20% des jeunes que nous étudions sont des immigrés, qui habitent dans des quartiers où les immigrés constituent de 15 à 30% de la population. La prétendue « surreprésentation » des jeunes immigrés dans la délinquance a ainsi disparu au fur et à mesure que l’on s’est approché de la réalité des lieux de vie. Ceci invite à penser que la bonne question à se poser n’est sans doute pas celle de l’origine de ces jeunes mais plutôt celle du fondement des raisonnements cherchant à lier fondamentalement les pratiques délinquantes de ces jeunes à leurs origines géographiques. Ces raisonnements qui se présentent généralement sous le jour du « réalisme » semblent découler en réalité d’apriorib procédant probablement de la xénophobie, consciente ou inconsciente, qui anime une bonne partie des acteurs du débat public (Mucchielli, 2016). Aujourd’hui comme hier, ce sont d’autres facteurs qui constituent les déterminants fondamentaux des parcours délinquants des jeunes, parce qu’ils procèdent de leur socialisation et, on va le voir, de ruptures précoces de liens sociaux.

Les relationsconflictuelles dans les familles des adolescents délinquants

La famille est le premier milieu de socialisation, le premier et le plus important lien social, base de la construction de la personnalité et du rapport au monde. Or le moins que l’on puisse dire – et qui confirme les constats classiques de la socio-criminologie américaine posés par les époux Glueck (1950) puis par Travis Hirschi (1969), c’est que les adolescents délinquants constituant notre population d’enquête ont souvent connu un départ dans la vie compliqué, voire très douloureux.
Et nous allons voir que le caractère souvent très dégradé des relations entre parents et enfants (comme entre parents par ailleurs) joue un rôle important pour comprendre les parcours délinquants des jeunes que nous étudions.

La forte dégradation des relations parentales et les relations parents-enfants

Tableau 8 : La situation matrimoniale des parents

Situation matrimoniale des parents

Nombre

%

Separes/Divores

235

66,1%

Concubins/Maries

133

27,0%

Veuvage

34

6,9%

Total

492

100,0%

Les deux tiers des parents des adolescents délinquants que nous étudions sont séparés ou divorcés. Seul un gros quart d’entre eux sont concubins, mariés ou remariés. Enfin, près de 7% sont veufs ou veuves. Mais la forme juridique des unions ne dit rien de la nature des liens, et le divorce ou la séparation ne sont pas en eux-mêmes des facteurs de délinquance (Wells, Rankin, 1991 ; Mucchielli, 2001a), ni d’un quelconque problème psychosocial du reste. Plus important est le fait que près de 13% des jeunes concernés (qui sont à 90% des garçons, rappelons-le) a perdu son père (décédé) durant son enfance. Et plus important encore est celui que près de 30% de ces jeunes ont des pères partiellement ou totalement désinvestis de leur éducation (ce qui n’est le cas que pour un peu moins de 5% des mères). Trois situations principales se présentent ici. La première est celle de pères qui n’ont pas reconnu leur enfant à la naissance et ne l’ont jamais fréquenté. La seconde est celle de pères qui ont partiellement ou totalement rompu les liens après la séparation d’avec la mère[14]. La troisième est la situation d’incarcération du père (c’est le cas pour près de 13% des jeunes au moment de notre étude).

Tableau 9 : La qualité des relations entre les parents

Qualité des relations entre les parents

Nombre

%

Mauvaises

164

33,3%

Bonnes

136

27,6%

Neant

133

27,0%

Delictuelles

59

12,0%

Total

492

100,0%

Mais il y a plus encore. Quelle que soit sa forme juridique, lorsque la relation entre les parents existe encore (ce qui est le cas pour 73% des jeunes étudiés), elle est le plus souvent conflictuelle. Dans 12% des cas, il existe même un contentieux juridique entre les parents, le plus souvent pour des faits de violence conjugale (des violences exercées par le père sur la mère dans la totalité des cas). En définitive, seuls 27,6% des jeunes bénéficient de relations parentales jugées « bonnes » par les éducateurs qui les observent.

Et cette conflictualité n’est pas limitée aux relations parentales, elle s’étend à tout ou partie de la famille. Les relations entre les adolescents délinquants que nous étudions et leurs pères sont inexistantes dans plus de 35% des cas et mauvaises dans plus de 42% des cas. En définitive, seul un adolescent sur cinq dans notre population d’enquête aurait de bonnes relations avec son père. Plus surprenant encore, les relations entre ces garçons (dans 90% des cas) et leurs mères ne sont considérées comme bonnes que dans une grosse moitié des cas (et dans seulement 40% s’agissant des filles).

Ces résultats contrastent une fois de plus fortement notre population d’enquête au regard des données disponibles en population générale. Ainsi, dans l’enquête de l’INSEE sur les conditions de vie des ménages, en 2014, 86% des jeunes (plus encore chez les seuls garçons) âgés de 18 à 24 ans ne déclarent aucun problème particulier dans les relations avec leurs parents, ou bien simplement des tensions occasionnelles (un peu plus fréquemment avec les pères mais l’écart est nettement moindre avec les mères qu’il l’est chez nos adolescents délinquants). De plus, en population générale, seuls 7% des jeunes adultes n’ont plus de relation avec leur père et 1% avec la mère (Grobon, Thouilleux, 2018). En retour, dans la même enquête, 95% des parents ne relèvent pas de problème particulier avec leur enfant (77%), ou bien seulement des tensions occasionnelles (18%). Dans un ordre de grandeur proche, le récent Baromètre de la relation parents-enfants de l’IPSOS indique également qu’environ 95% des parents sont heureux dans leurs relations avec leurs enfants[15].

Tableau 10 : La qualité des relations entre les jeunes et leurs pères[16]

Qualité des relations père/jeune

Nombre

%

Mauvaises

189

38,4%

Néant

174

35,4%

Bonnes

110

22,4%

Délictuelles

19

3,9%

Total

492

100,0%


Tableau 11 : La qualité des relations entre les jeunes et leurs mères[17]

Qualité relation mère jeune

Nombre

%

Bonnes

263

53,5%

Mauvaises

185

37,6%

Néant

36

7,3%

Délictuelles

8

1,6%

Total

492

100,0%

Des violences intrafamiliales et des maltraitances subies dans l’enfance

Si ces relations avec leurs parents sont si souvent dégradées chez ces adolescents délinquants, c’est notamment parce que, loin de les protéger et les épanouir, ces relations ont au contraire souvent été source de tensions et même de violences qui dégradent l’estime de soi des jeunes. L’information nous semble ici capitale : pour autant qu’on le sache (que la chose ait été conscientisée et verbalisée par les jeunes, ou bien connue des professionnels d’une autre manière), donc a minima, ce sont près de 40% de ces adolescents qui ont subi de façon occasionnelle ou régulière des maltraitances(en l’occurrence des violences non seulement verbales ou psychologiques mais également physiques) de la part de géniteurs durant leur enfance. Au demeurant, la même proportion (41%) des adolescents délinquants que nous étudions avaient fait l’objet d’une prise en charge sociale antérieure, principalement par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), secondairement par la PJJ. Ceci n’implique bien entendu aucune fatalité (Rousseau et al., 2016), mais souligne là encore la profondeur, l’ancienneté et les conséquences à moyen et long termes de ces graves troubles de la socialisation familiale[18]. Les recherches sur les enfants victimes ou même simplement témoins de ces violences intrafamiliales indiquent clairement que, outre les conséquences négatives sur leur santé physique et psychologique individuelle, ils en deviennent tendanciellement à leur tour plus agressifs dans les relations avec les autres enfants comme avec les adultes et qu’ils ont par ailleurs plus de difficultés dans les apprentissages scolaires (Savard, Zaouche Gaudron, 2010 ; Grappe, 2013).

Ces résultats confortent des constats classiques dans les travaux sur la délinquance juvénile. Les Glueck (1950) puis Hirschi (1969) avaient par exemple déjà souligné cette différence majeure dans la qualité des relations affectives parents-enfants entre la population des jeunes judiciarisés et leurs homologues en population générale. Et le constat a été reproduit à de multiples reprises par les socio-criminologues étasuniens (par exemple Johnson [1987]) comme canadiens (par exemple Le Blanc, Ouimet [1988]).Plus précisément, la mise en évidence de la forte conflictualité des relations entre parents et entre parents et enfants constitue à nos yeux un résultat majeur. Elle permet en effet de faire l’hypothèse que, au-delà de l’attachement, c’est toute la légitimité de la fonction ou de la figure parentale qui se trouve remise au moins partiellement en cause pour ces jeunes adolescents, ce que les éducateurs de la PJJ ne se privent pas de mentionner dans les dossiers que nous avons dépouillés[19]. Dès lors, se trouve considérablement fragilisé la supervision parentale (ou le contrôle parental) dont le rôle est très important dans la gestion du risque de délinquance juvénile à l’adolescence, ainsi que le montrent là encore de longue date les recherches nord-américaines (Fréchette, Le Blanc, 1987 ; Wells, Rankin, 1988 ; Mucchielli, 2001b). Last but not least, ces recherches américaines accumulées des années 1950 à la fin des années 1980 ont également montré que cette supervision parentale était par ailleurs globalement fragilisée par la précarité socio-économique des familles et ses multiples conséquences sur le bien-être des individus qui les composent (Laub, Sampson, 1988).

Notre enquête ne se limite pas à l’étude des relations entre parents et à celle des relations entre parents et enfants. Elle inclut, également, l’analyse des fratries. Dans au moins la moitié des situations, nous sommes en effet en présence de dysfonctionnements familiaux et de difficultés d’intégration sociale globaux.

Les fratries, parfois révélatrices de dysfonctionnements familiaux globaux

Les familles des adolescents délinquants que nous étudions sont beaucoup plus souvent des familles nombreuses que dans la population générale. Quand 78,5% des familles ne comptent qu’un ou deux enfants en France en 2011 (Blanpain, Lincot, 2015), ce n’est le cas que de 31% des familles dans notre enquête. Inversement, qu’on ne compte que 16,2% de familles nombreuses (3 enfants) et 5,3% très nombreuses (4 enfants et plus) en population générale, nous en trouvons respectivement 24,4% et surtout 44,7%. C’est donc le poids des familles très nombreuses qui singularise le plus notre population d’enquête. Ceci n’est au demeurant pas une surprise puisque la grande taille des familles est corrélée en France à leur pauvreté, à la faiblesse des diplômes des parents, à l’inactivité des femmes et à l’immigration récente des parents (première génération), et qu’elle est liée également à la recomposition familiale.

37% des jeunes de notre population d’enquête ont ainsi au moins un(e) demi-frère ou demi-sœur, ce qui n’est le cas que d’environ 10% des enfants en population générale à la même époque (Lapinte, 2013).Les jeunes que nous étudions sont le plus souvent deuxièmes ou troisième dans l’ordre de la fratrie. Dans les deux tiers des cas, ils ont au moins un(e) frère ou sœur plus âgé[20].

Enfin, informations importantes, 19% d’entre eux ont un(e) frère ou sœur incarcéré, 47% ont au moins un(e) frère ou sœur à avoir été suivi par le passé ou à être suivi au même moment par les services de la PJJ. Une partie des cas correspond à la situation de frères (ou demi-frères) participant au même groupe (la même « bande ») et ayant commis ensemble des actes délinquants, ce qui rejoint des constats classiques (Mohammed, 2007). Ceci ne signifie pas en revanche que la totalité des fratries soient concernées. Au sein des familles, l’activité délinquante d’un ou plusieurs frères est au contraire bien souvent une source de conflits avec les parents mais aussi avec d’autres membres des fratries (30% des jeunes que nous étudions ont des relations conflictuelles avec le reste de leurs fratries).

La scolarité « chaotique » des adolescents délinquants

Les adolescents délinquants que nous étudions ont très majoritairement connu une scolarité difficile, souvent qualifiée de« chaotique » par les éducateurs dans les dossiers. Les deux tiers (65%) ont redoublé au moins une fois au cours de leur cursus scolaire et, parmi eux, 81% l’ont fait dès l’école primaire (pour la plupart dès le cycle 2 de l’école élémentaire : CP, CE1 et CE2). Or les recherches ont montré de longue date que ces redoublements précoces étaient des prédicteurs de faible réussite scolaire ultérieure (Caille, 2004). Ces chiffres sont sans commune mesure avec ceux que l’on rencontre dans la population générale où, dès la fin du 20e siècle, la proportion d’élèves en retard au Cours préparatoire était tombée à 7%, et à moins de 20% en CM2, à la fin de l’école primaire (ibid.).

Plus important encore : 80% de ces jeunes présentent des lacunes scolaires au sens où ils éprouvent des difficultés d’apprentissage, de compréhension, d’expression et de réflexion. Cette variable a été construite à partir des données contenues dans les rapports des éducateurs en charge des jeunes, mais aussi de ceux des équipes pédagogiques des établissements dans lesquels les jeunes ont été scolarisés, et enfin à la lecture des bulletins scolaires parfois joints au dossier des jeunes. De ces troubles précoces de l’apprentissage a du reste découlé dans 32,5% des cas un aménagement de scolarité dès l’entrée au collège : de la SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté) à l’école de la deuxième chance, en passant par des classes spécialisées dans l’apprentissage et la remise à niveau en langue française (FLE).

On peut penser qu’un cumul de facteurs explique cette importance des difficultés et carences scolaires précoces chez nos adolescents délinquants : les graves problèmes familiaux déjà évoqués, l’origine populaire et la précarité de familles (on sait que, particulièrement en France, les difficultés scolaires sont très inégalement réparties selon la catégorie socio-professionnelle des parents [Blanchard, Cayouette-Remblière, 2016, 28-30], et que ces inégalités sociales s’inscrivent dans les comportements scolaires comme dans les pratiques pédagogiques dès la maternelle [Millet, Croizet, 2016]), la faiblesse du niveau scolaire des parents eux-mêmes, accessoirement leur méconnaissance de la langue française[21].

Tableau 12 : Les niveaux des redoublements

Niveau de redoublement

Nombre

%

CP

165

61,10%

CM1/CM2

53

19,60%

Collège

47

17,40%

Autre

5

1,90%

Total

270

100,00%

Inconnu

31

 

Conséquence de ces difficultés précoces, plus de 75% des adolescents délinquants que nous étudions ont un mauvais rapport à l’école, beaucoup ne s’y sentent manifestement pas à leur place et cherchent à y aller le moins possible. L’école est ainsi devenue le plus souvent une seconde source et un second théâtre de conflictualité dans leur parcours. Les deux tiers de ces jeunes (65,4%) ont provoqué des incidents au sein des établissements scolaires qu’ils ont fréquenté, incidents qui, la plupart du temps, conduisent à des exclusions temporaires et/ou définitives dans une institution dont ce mode de sanction est parfois devenu routinier (Moignard, 2015). Les incidents dont nous trouvons la trace dans les dossiers consistent en des violences verbales et/ou physiques auprès de leurs camarades et/ou de l’équipe éducative, des délits divers (dégradations) commis au sein de l’établissement, des conduites à risques, des transgressions des règles.

Enfin, une des conséquences de ce cumul de difficultés familiales et scolaires est aussi l’importance et la profondeur des situations de déscolarisation. Dans notre recherche, 72% des jeunes sont ou ont été déscolarisés, de surcroît pour des durées longues : parmi ces jeunes déscolarisés, plus de 63% l’ont été (et/ou le sont encore) pendant une durée de une à trois années scolaires,et plus de 22% pendant une durée supérieure à trois années. Entre 10 et 13% de ces jeunes, âgés pour la plupart de 15 et 16 ans au moment de leur prise en charge judiciaire, sont ainsi déscolarisés en réalité depuis l’âge de 11, 12 ou 13 ans.Il ressort des notes des éducateurs que ces situations correspondent à des cas où, pour des raisons diverses, les parents sont totalement désinvestis de la vie du jeune et ne se préoccupent donc ni de sa scolarité, ni de sa future insertion professionnelle. Dans les autres cas, ces déscolarisations lourdes sont à comprendre plus classiquement dans les processus familiaux mais aussi et surtout institutionnels contribuant à la fabrique des ruptures scolaires et les phénomènes de retrait chez les jeunes adolescents (Broccolicchi, 2000 ; Glasman, 2000 ; Millet, Thin, 2005 ; Esterle-Hedibel, 2007).

Conclusions : perspectives théoriques, intégration et inégalités

Les résultats de cette recherche ne sont pas du tout surprenants au regard de la littérature scientifique existante sur les jeunes délinquants pris en charge par la justice, en particulier ceux qui sont le plus « étiquetés » ou « stigmatisés » dans le langage de la sociologie interactionniste (Robert, Lascoumes, 1974), en l’occurrence ceux qui font l’objet de poursuites devant les magistrats de l’enfance et de mesures et sanctions pénales dont la mise en œuvre est confiée en France à la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Nos résultats confirment
et renouvèlent des constats bien établis au plan international, sur au moins deux points qui nous semblent centraux et devoir par conséquent faire l’objet d’une conceptualisation plus large.

Le premier point est la mise en évidence du fait que le parcours délinquant de ces adolescents procède d’un cumul de difficultés d’intégration familiales puis scolaires (Gottfredson, Hirschi, 1990).On l’a amplement démontré dans cet article. Le second – déjà bien établi (par ex. Le Goaziou, Mucchielli [2009]) – est que cette partie de la délinquance juvénile, celle qui est la plus judiciarisée donc, s’inscrit massivement dans un espace social défini : celui des classes populaires et même des couches sociales les plus précaires de la société (ce que Walgrave [1992] appelle la « vulnérabilité sociétale »). C’est donc d’un triptyque famille/école/précaritéqu’il faut discuter. Et parmi tous les outils théoriques disponibles, il nous semble que ceux qui sont aujourd’hui les mieux adaptés à la conceptualisation de ces constats majeurs sont notamment fournis par les travaux sur les ruptures de liens sociaux réalisés en France par Serge Paugam et son équipe (Paugam, 2005, 2008, 2014). Paugam propose en effet de penser globalement les quatre ensembles de liens sociaux fondamentaux procurant aux individus la protection et la reconnaissance (le sentiment d’« avoir de la valeur ») fondamentales leur permettant de se construire et de s’intégrer à la société : 1) les liens de filiation (les liens familiaux déterminant les premiers processus d’attachement et de socialisation aux autres), 2) les liens de participation élective (liens amicaux, liens conjugaux, participation à des réseaux), 3) les liens de participation organique (en particulier ceux que constituentl’insertion à l’école et dans le travail), 4) les liens de citoyenneté (déterminant les sentiments d’appartenance à une communauté, l’adhésion à des normes et des valeurs plus générales). Et dans cette analyse des ruptures de liens sociaux, il parvient de fait à concilier et articuler les deux grandes traditions sociologiques françaises : la sociologie de l’intégration d’inspiration durkheimienne (ce qui fait cohésion, ce qui affilie) et la sociologie des inégalités sociales et des processus de domination matérielle et symbolique d’inspiration plus bourdieusienne (ce qui fait division, ce qui désaffilie comme disait Robert Castel [1995], l’un des principaux inspirateurs de Paugam).

Certes, ces travaux de Paugam et son équipe ne portent pas fondamentalement sur la délinquance juvénile. Mais, de fait, le triptyque famille/école/précarité mis en évidence dans cet article ne caractérise pas uniquement les trajectoires délinquantes juvéniles, il se retrouve par exemple chez une partie des enfants faisant l’objet de mesures de placement de l’ASE (Potin, 2017) et dans d’autres situations de désaffiliation ou d’errance comme les jeunes SDF (Brousse, Firdion,Marpsat, 2008 ; Dequiré, Jovelin, 2009). C’est que ce triptyque ne constitue pas un déterminisme simple au sens où un complexe de causes, fussent-elles multiples, formerait une articulation produisant mécaniquement un type particulier d’effets. Ce triptyque fracture en réalité des processus normatifs de socialisation et de reproduction. En retour, il ouvre par conséquent une dimension aléatoire dans l’évolution psychosociale des individus, qui du coup rend ces derniers beaucoup plus influençables par les aléas de la vie sociale, en particulier les affinités et les associations de fait que le hasard des rencontres et des lieuxet contextes de vie amèneraà constituer. Le même triptyque peut ainsi se retrouver dans la biographie de jeunes engagés dans d’autres formes de sociabilités marginales, par exemple les « zonards », « squatters », « jeunes en errance » et autres « punks à chiens » (Parazelli, 2002 ; Pimor, 2014). La délinquance au sens d’une pratique sociale (une activité devenant plus ou moins routinière) constitue ainsi l’une des possibilités ouvertes par ces ruptures précoces de liens sociaux, qui se réalise lorsque l’individu rencontre d’autres personnes qui l’y initient voire l’y socialisent. On pourrait ici parler d’une « association différentielle » (c’est-à-dire d’un processus de socialisation délinquante) au sens où Edwin Sutherland l’a théorisée à partir de la troisième édition de ses Principles of Criminology (Sutherland, 1939), après l’avoir mise en évidence empiriquement dans la biographie d’un voleur professionnel (Conwell, Sutherland, 1937). Sauf à sombrer dans une solitude existentielle et une désinsertion sociale qui conduisent à des conduites suicidaires et/ou des formes d’enfermements psychopathologiques, les personnes victimes des ruptures précoces de liens sociaux retrouvent des liens affinitaires,des univers de socialisation et des formes de reconnaissance compensatoires dans des petits groupes vivant en marge des conduites sociales normalisées, à l’image de bandes de jeunes (Mohammed, 2014). Dans les quartiers où préexistent des activités délinquantes (comme peuvent l’être notamment les réseaux de revente de drogues dans les quartiers pauvres de la France contemporaine), ces dernières constituent ainsi un risque majeur pour les adolescents cumulant les ruptures de liens sociaux, à l’image de la plupart des 500 adolescents marseillais étudiés dans cet article.

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Notes

[1] Cette recherche n’aurait pas été possible sans l’engagement personnel du Directeur Territorial de la Protection Judiciaire de la Jeunesse des Bouches-du-Rhône, Luc Charpentier. Nous tenons également à remercier l’ensemble des Directeurs de service, responsables d’unité, éducateurs et secrétaires qui nous ont accueillis sur leurs lieux de travail.

[2] Voir aussi son usage récent dans l’étude de Bonelli et Carrié (2018) sur les profils des jeunes signalés comme radicalisés.

[3] Dans les tableaux présentés par la suite, le total ne sera pas toujours égal à 492 car l’information est parfois manquante (exemples : tableau 2, n=487, tableau 9, n= 479). 

[4] Faute de place, on ne traitera pas dans cet article des spécificités relatives de la délinquance des filles (Le Goaziou, 2018).

[6] Les totaux excluent les parents absents. Nous avons par ailleurs noté ici l’information connue quant à l’activité prostitutionnelle de quelques mères.

[7] Les totaux excluent les parents absents ou pour lesquels nous n’avons pas suffisamment d’informations.

[8] Par ailleurs, 86% de leurs parents parlent exclusivement ou principalement le Français à la maison (cf. infra note 14).

[9]https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212

[10]https://www.insee.fr/fr/statistiques/2874034?geo=COM-13055&sommaire=2874056

[11]https://www.insee.fr/fr/statistiques/2874036?sommaire=2874056&geo=COM-13055#IMG1B_V2_ENS

[12]https://www.insee.fr/fr/statistiques/3569310?sommaire=3569330&geo=COM-13215On ne dispose pas du détail des pays africains concernés à l’échelle des arrondissements.

[13]https://www.insee.fr/fr/statistiques/3569308?sommaire=3569330&geo=COM-13203 On ne dispose pas pour cet arrondissement du détail du détail des pays de naissance des habitants.

[14] Ce type de ruptures est parfois mentionné dans les dossiers comme étant en lien direct avec les passages à l’acte délinquants des adolescents, ainsi du reste avec des tentatives de suicide.

[15]https://www.ipsos.com/fr-fr/93-des-parents-estiment-quil-ny-pas-de-plus-grand-succes-dans-la-vie-que-detre-un-bon-parent

[16] Lecture : la modalité « néant » comprend également les cas dans lesquels le père est décédé.

[17]La modalité « néant » comprend également les cas dans lesquels la mère est décédée.

[18] Cet article ayant un objectif scientifique, à la fois empirique et théorique, on ne développera pas ici nombreuses conclusions que notre recherche permettrait de tirer par ailleurs sur le plan pratique et politique, au regard des politiques de prévention de la délinquance, concernant en particulier la protection de l’enfance et la question de l’inclusion/exclusion scolaire.

[19] La faiblesse voire parfois l’inexistence de ce contrôle parental sont relevées dans plus des trois quarts (78%) des dossiers. Ces derniers contiennent même une grille standard qualifiant les cadres éducatifs posés par les familles des adolescents délinquants, distinguant des cadres « laxistes », « stricts » ou « inexistants ». Si ces catégories normatives relèvent typiquement de représentations et de catégorisations professionnelles sur lesquelles nous attirions l’attention dans l’introduction méthodologique de ce texte, elles n’en signalent pas moins les problèmes de fond discutés ici.

[20] Par ailleurs, 50% des adolescents que nous étudions ont au moins un(e) frère ou sœur chômeur ou inactif en âge de travailler. Lorsqu’il s’agit des frères aînés, on peut supposer que cette situation constitue un exemple négatif, un facteur de découragement sur le plan de l’investissement scolaire et donc un facteur supplémentaire de délinquance pour les cadets.

[21] Souvent mis en avant dans le débat public, ce facteur est à relativiser fortement en ce qui concerne les adolescents délinquants. Plus de 86% de leurs parents parlent en effet exclusivement ou principalement le Français à la maison. De plus, parmi ceux qui ne le font pas, il faudrait pouvoir distinguer les cas où il s’agit d’une impossibilité de ceux où il s’agit d’un choix chez des parents en réalité bi ou multilingues.

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