Présentation


Insaniyat N°91 | 2021 |Vivre et (re)penser la ville : nouvelles perspectives|p.07-12| Texte intégral



Ce dossier a comme ambition d’impulser et de rendre visibles les recherches sur les villes algériennes. En même temps que le fait urbain évolue, les études urbaines font preuve depuis quelques années d’approches novatrices en déplaçant l’analyse vers des objets et des phénomènes encore peu étudiés. Alors que la question des processus de fabrication de la ville a longtemps été centrale, l’analyse des pratiques urbaines et des dynamiques du bas en constitue un renouvellement en même temps qu’un prolongement.

Pays encore rural à la fin de période coloniale en 1962, l’Algérie a connu un processus d’urbanisation qui, sans être achevé, agit en profondeur sur les modes de vie de la population. De 30% en 1966, la population urbaine passe à plus de 70% en 2020. Durant cette même période, alors que la population totale a quadruplé, atteignant les 43 millions d’habitants, la part urbaine, elle, a été multipliée par 10, passant de 3 millions à 30 millions d’âmes.

Depuis le début des années 2000, l’Algérie vit une nouvelle étape de sa transition urbaine. Produit de la rencontre entre les politiques publiques et l’urbanisation spontanée, les villes apparaissent souvent comme des ensembles où se juxtaposent plusieurs tissus, formant une totalité fragmentée ou désordonnée. Empiriquement, les villes algériennes, selon leurs singularités et leurs profondeurs historiques, se présentent comme une superposition de tissus : la ville précoloniale (casbah, médina ou ksar), la « ville coloniale » et son plan orthogonal et/ou radioconcentrique, la « ville de l’auto-construction » ou de l’urbanisme populaire et la « ville planifiée », celle des programmes d’urbanisme, des zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN), des grands ensembles d’habitat collectif et des lotissements pavillonnaires. Il faut rajouter depuis quelques années, les nouveaux ensembles résidentiels de la promotion immobilière privée, créés souvent dans les interstices des tissus existants ou dans les nouvelles périphéries. Tout en continuant à se développer la ville se refait sur elle-même.

Expression d’une société urbaine en formation, les dynamiques qui sont en œuvre agissent au niveau de l’ordre spatial, de l’organisation sociale et des modes de vie. De nouvelles urbanités voient le jour adossées aux pratiques quotidiennes des différents groupes sociaux qui font et vivent la ville, redéfinissent le lien social et les modes d’habiter, les pratiques de consommation, de travail, de loisirs et les modes d’appropriation de l’espace public. Traversées par leurs contradictions, agitées par leurs tensions, les villes algériennes vivent une transition où l’on voit apparaitre de nouvelles configurations sous l’action conjointe et/ou conflictuelle des politiques publiques et des différents acteurs sociaux. (Belguidoum, 2018 ; Semmoud, 2007, 2015 ; Lakjaa, 1998, 2009 ; Bendjelid, 1997, 2010)

Les articles présentés dans ce dossier explorent plusieurs dimensions du fait urbain en mobilisant différents champs disciplinaires (sociologie, sociolinguistique, urbanisme, architecture, géographie) souvent de manière transversale.

Trois grands axes répartis en deux volumes structurent le dossier : les limites de l’urbanisme institutionnel, la ville et son agora - contestation  et mouvements collectifs et la ville du bas et la ville.

Dans le premier tome, Urbanisation et nouvelles formes d’urbanité, l’accent est mis sur l’urbanisme institutionnel et sur la ville comme lieu d’expression et de contestation sociale. Le deuxième tome, la ville du bas - la ville par le bas, traite de la ville des habitants et de leurs initiatives qui participent à la fabrique de la ville réelle.

L’Etat est le grand ordonnateur de la fabrique de l’urbain. Sous la pression d’une demande sociale permanente, il n’a eu de cesse de promouvoir des réponses quantitatives à coups d’ambitieux programmes. Entre 2010 et 2019 ce sont près de deux millions et demi de logements qui seront construits. Non seulement cet urbanisme volontariste qui consiste à penser la ville par le logement reste insuffisant pour satisfaire la demande mais il est générateur de mal-vie. Cet urbanisme de tours
et de barres, mis en œuvre dans une urgence permanente, dépourvus d’espaces verts et d’équipements de proximité laisse alors aux acteurs ordinaires, les habitants, les initiatives de créer de manière informelle leurs espaces de sociabilité et de pallier l’absence des équipements commerciaux et de services à la personne.

La ville nouvelle Ali Mendjeli (Constantine) est un pur produit de cet urbanisme volontariste issu de la planification urbaine. Abritant aujourd’hui environ 200 000 habitants, sa genèse, son histoire, sa conception, son peuplement qui dans un premier temps lui faisaient jouer le rôle de déversoir de la ville de Constantine sont le reflet des paradoxes et des limites de l’urbanisme du haut. À travers son article, Saïd Belguidoum relate comment la ville nouvelle d’Ali Mendjeli s’invente progressivement une identité où alternent une image de ville stigmatisée et celle d’une ville synonyme de vie meilleure. Entre espace voulu (celui de la planification urbaine) et espace vécu (celui des habitants), dans les interstices de l’urbanisme programmé se développent des logiques issues du bas qui réinterrogent les processus de fabrication de la ville. Les dynamiques et les ambiances commerciales, non prévues dans les programmes, vont modifier en profondeur le statut de la ville nouvelle.

Le cas de la vallée du M’zab est une autre illustration de l’approche institutionnelle de la ville et de ses effets sur la transformation des cités sahariennes, tant en ce qui concerne les modes de vie des populations que, ce qui est devenu majeur aujourd’hui, celui des enjeux environnementaux. Keira Bachar analyse les limites d’un modèle d’aménagement qui, d’une part a tendance à négliger la prise en compte des conditions écologiques particulières de la région et d’autre part rompt en partie avec les éléments fondamentaux de l’urbanisme saharien. Cet article pointe les limites d’une approche par le haut tout en ouvrant la réflexion sur le développement durable et la transition écologique, absente des modèles institutionnels.

Le M’zab est pourtant riche d’une tradition urbaine et architecturale qui n’a pas été prise en compte. Au lieu de penser la ville saharienne, l’urbanisme planifié a implanté un modèle de ville au Sahara. Daniela Ruggeri nous rappelle opportunément que ce savoir-faire a été source d’inspiration pour l’architecture contemporaine. Ravéreau nous laisse en héritage, écrit-elle « un point de départ important pour la conception architecturale et urbaine, non seulement dans des contextes climatiques extrêmes, mais aussi de manière générale face au changement climatique. Son approche n'est cependant ni exclusivement vernaculaire ni seulement technique, mais contient une forte composante holistique et poétique ».

La population des villes est de plus en plus hétérogène et le lien social se reconfigure dans un contexte où de nouvelles urbanités émergent. Le lien social se conjugue avec l’anonymat urbain et de nouvelles solidarités se mettent en place autour des enjeux de citoyenneté (appartenir à la cité et non plus au clan ou au lignage). L’action collective prend des formes diverses (les associations, les mouvements sociaux, les luttes urbaines). C’est dans ce contexte qu’est né le hirak, cette mobilisation citoyenne qui pendant plus d’un an, de février 2019 à mars 2020, a occupé l’espace public et notamment les centres des villes.

Houria Ariane et Abdelouahab Bouchareb expliquent comment ce mouvement citoyen, qui a touché plusieurs villes, a donné lieu à une réappropriation inédite du centre-ville de Constantine, réactualisant la fonction d’agora de la ville, celle où les membres de la cité s’expriment et occupent l’espace public. L’article décrit et analyse le rituel né de ces marches hebdomadaires qui laisseront, nous disent les auteurs, une trace indélébile dans les rues et les places traversées par les manifestants du vendredi.

Johannes Frische nous invite à nous interroger sur la jeunesse urbaine des pays du Maghreb comme catégorie sociologique. Dans ces pays, où les moins de 25 ans représentent plus de 40% de la population, et la tranche d’âge des 15 – 24 ans, près de 15%, la forte visibilité de la jeunesse urbaine tend à produire une vision homogène d’une catégorie qui dans les faits est traversée par des caractéristiques bien différentes. En partant de l’analyse des conditions urbaines qui impactent la vie quotidienne des jeunes citadins marginalisés, l’article se demande dans quelle mesure la notion de « jeunesse urbaine » est une catégorie sociale pertinente permettant d’appréhender la question sociale et, une de ses expressions, le mouvement contestataire en milieu urbain. Il signale l’émergence d’une nouvelle dynamique générationnelle, portée par les jeunes urbains réactualisant le droit à la ville comme un droit à la citoyenneté.

En questionnant les limites de l’urbanisme des programmes et en montrant des facettes particulières de la ville et son agora comme expression du lien social et des nouvelles urbanités, ces articles ouvrent sur de nouvelles perspectives et nous invitent à continuer la réflexion sur le fait urbain en Algérie en sortant des sentiers battus.

Ce numéro est enrichi par un entretien avec Nora Semmoud dont les travaux sur la réception sociale de l’urbanisme sont justement appréciés. L’auteur apporte dans ce numéro un éclairage les stratégies de l’appréciation de l’espace à partir de sa thèse la ville d’Alger. Elle revient également sur ses recherches portant sur les marges urbaines dans lesquelles elle donne un perçu sur la gestion politique et territoriale des périphéries.        

Les écueils qui guettent toute activité de recherche sont connus : se limiter aux apparences des phénomènes à partir de problématiques éculées sans voir les mutations en cours ; ou encore, être tenté par des fuites en avant sur des objets décontextualisés de la ville réelle.

La ville n’est pas figée dans des modèles. Elle est une totalité complexe en mouvement permanent qui tout en se développant et en se transformant doit répondre à de nouveaux défis. Penser la ville résiliente ne doit pas la scléroser dans des modèles appartenant à d’autres temps, mais au contraire lui permettre d’anticiper et de s’adapter aux évolutions, aux nouvelles vulnérabilités sociales et aux risques sanitaires, économiques et environnementaux.

Saïd BELGUIDOUM

Bibliographie indicative

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Belguidoum, S., Boudinar, A. (2015). Dynamique marchande et renouveau urbain à Oran. Médina J’dida et Choupot deux quartiers du commerce transnational. Les Cahiers d’Emam, Etudes sur le monde arabe et la Méditerranée, 26, p.43-59.

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