De Aïni à Marie-Corail : l’image de la femme rebelle dans deux récits autobiographiques de Fadhma et Taos Amrouche


Insaniyat n° 101, juillet-septembre 2023, p. 9-29


Kamal MEDJEDOUB : Centre de Recherche en Langue et Culture Amazighes (CRLCA), 06 000, Béjaïa, Algérie.


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Les romans des Amrouche sont des discours autobiographiques qui se déroulent au rythme d’une foultitude de personnages majoritairement féminins à travers lesquels se décrit la condition de la femme. Les histoires racontées sont celles d’un déchirement identitaire et d’un malaise existentiel qui caractérisent la littérature amrouchienne. Mais derrière ce premier plan narratif, la trame est tissée du fil de mini- portraits de femmes aux sorts diamétralement opposés. En filigrane des récits principaux, ce sont leurs conditions qui se racontent. Autant chez Fadhma Aïth Mansour Amrouche1 que chez sa fille, Taos2, les récits montrent des femmes vouées aux frontières du genre et à l’enchaînement du code coutumier nourri par les valeurs d’une société traditionnelle et patriarcale. Lla Djohra, Aïni, Yemma, Kouka et d’autres, certaines de ces femmes s’y soumettent, d’autres, par contre, se rebiffent. Elles prennent la parole comme pour exprimer une prise de pouvoir symbolique et une remise en cause de leur condition culturellement déterminée.

C’est à ces personnages féminins qui se rebiffent, chacun à son rythme, son degré et ses expressions, que nous voudrions nous intéresser dans notre présent article.

La question de la femme constitue un sujet central de nombreux travaux de recherche dont ceux publiés par le CRASC. C’est le cas par exemple des actes de l’atelier « Femmes et développement » (1994), qui ont mis la femme en rapport avec la société, et ce que celle-ci génère comme violence et inégalités, avec la famille, et les sujets qu’elle convoque comme le mariage, les mères célibataires et la santé maternelle, avec l’économie et la politique, et qui ont aussi situé la place de la femme dans la sphère décisionnelle. Plus récemment, Nejwa Bakhti s’est intéressée à « la question du genre en milieu urbain » (2022, p. 164) à travers « la mobilité géographique des femmes dans l’espace urbain oranais ». Dans une perspective élargie, un autre ouvrage a rassemblé des travaux de recherche sur « Les femmes africaines à l’épreuve du développement » (2012). Un autre, dédié à la littérature, s’est intéressé longuement à l’« Écriture féminine : réception, discours et représentations » (2010) mais aussi aux expressions des résistances féminines face à la « domination masculine ».

De nombreux articles ont traité de ces écritures et expressions féminines. Si l’on ne s’en tient qu’à ceux publiés dans Insaniyat, les publications traduisent une diversité d’approches, dont celle adoptée dans « Confort féminin et pratiques domestiques dans une ville de l'Atlas saharien algérien (Biskra) » (Meliouh et Tabet-Aouel, 1997, pp. 131-157), qui interroge le rapport de complicité de la femme avec son habitation, et celle sémiotique et-rhétorique dans « "La Kahina" de Gisèle Halimi : résistance ou désir d’une réconciliation ? » (Benamar, 2021, pp. 55-70) où l’auteur soutient, au moyen aussi d’une analyse discursive, que l’écriture de l’écrivaine-féministe tunisienne est « celle de la résistance et de l’insoumission » (p. 58). « […] Toute l’originalité du roman de Gisèle Halimi, réside, justement, dans la capacité de l’écrivaine à entretenir, à travers la voix d’une narratrice omnisciente, un discours féministe, qui prône l’insoumission du sexe féminin et le rejet de tous ces stéréotypes entourant le rôle de la femme dans la société » (p. 60).

Nous pouvons citer aussi la femme dans l’argot des jeunes algériens comme « objet de frustration sexuelle, beauté fatale [et] source de malédiction dans l’imaginaire masculin » (Mered, 2006, p. 123) et les droits des femmes dans le prolongement des « printemps arabes » (Benzenine, 2016, pp. 23-47) et dans le sillage du « hirak » dans lequel elles ont « insufflé un esprit féminin » luttant contre leur invisibilité
(Benamar, 2020, p. 65), y compris par le corps féminin, comme « lieu d’engagement » et d’affirmation de la « souveraineté » (Mesbah, 2016, p. 89).

En littérature, l’article de Aicha Kassoul revient sur « les femmes en texte », des auteures qui, en écrivant, perturbent « un scénario séculaire » fait de domination masculine (1999, p. 68). Il y est souligné que « la condition de la femme dans les sociétés algériennes » (p. 69) est l’un des thèmes abordés par la première génération d’écrivaines algériennes dont fait partie Fadhma Aït Mansour Amrouche et Taos Amrouche, mais aussi par la deuxième génération incluant Assia Djebar dont l’œuvre est construite « sur la question de la libération de la femme » (p. 71). La « condition inférieure des femmes » est (re)convoqué comme thème ayant inspiré l’écriture des écrivaines de la quatrième génération (p. 70). Dans Loin de Médine, de Assia Djebar, la voix de la narratrice est « voix de la contestation, de la révolte contre toute forme de contrainte et d’asservissement des femmes » écrit Najiba Regaïeg, dans Insaniyat (2006, p. 84), une révolte multipliée qui a fini par donner « un concert de voix féminines » (p. 84). Terminons cet échantillon des publications de Insaniyat par l’article de Samir Messaoudi qui analyse la question de la construction de « l’individualité féminine » à travers le « je » de la narratrice de L’Interdite de Malika Mokkedem, qui « essaie d’extraire le sujet féminin de l’univers sociologique dominé par les hommes » (2016, p. 66).

Nous proposons dans notre présent article de nous focaliser sur l’analyse de l’image de la femme rebelle dans deux discours autobiographiques. Il s’agit de Rue des tambourins (2013) de Taos Amrouche et de Histoire de ma vie (2009) de Fadhma Aïth Mansour Amrouche, seule œuvre de l’auteure et « première autobiographie féminine algérienne » (Malti, 2006, p. 13), mais aussi « l’un des premiers exemples du genre autobiographique dans la littérature maghrébine » (Merolla, 2006, p. 173). Un roman « qui reflète le mieux la mentalité des femmes algériennes ayant intériorisé les modes anciens de transmission et d’expression de la douleur » (Yacine, 2018, p. 171).

Par quels procédés narratifs les deux auteures construisent-elles l’image de la femme rebelle ? Nous posons cette problématique en supposant que cette construction repose sur une logique narrative qui met doublement en relief l’image en question.

L’approche thématique que nous adoptons nous servira à repérer les signes d’un processus d’émancipation qui part du roman de la mère vers celui de sa fille. Dans cette continuité s’engage un autre processus, celui de la construction de l’identité féminine. Une fois repérés, ces signes impliqueront une chaîne de transmission, la transmission d’une volonté, du moins d’un désir d’affirmation de soi qui donne à lire deux récits à multiples voix et à polyphonie féminine. Le passage de frontières qui s’opère entre les deux récits établit une nouvelle forme de transmission mère-fille. Ce passage va au-delà du canal traditionnel, passant de l’oral pour s’affirmer par l’écriture, ce qui traduit une forme de transgression de la tradition, impliquant deux « transgresseuses de frontières » (Djebar, 1995, p. 320).

Nous verrons, dans une approche narratologique, en quoi la description pourrait participer à la construction de l’image de la femme rebelle. Les parallèles convoqués, par moment, dans l’étude des personnages féminins des deux récits nous engagent dans l’approche comparative. Notre article voudra faire ressortir, à travers l’écriture des deux auteures, et donc les modes d'expressions narratifs de leurs récits, les résistances féminines qui s’affichent et s’affirment face à des hostilités pour tenter de s’affranchir de la dépendance masculine codifiée. Les textes à l’étude introduisent subtilement un discours féministe qui fait la promotion de l’émancipation de la femme, et il s’y dégage une solidarité implicite des narratrices.

Lla Djohra, une femme battue

Dans son autobiographie, Fadhma Aïth Mansour Amrouche raconte le récit poignant de sa propre vie depuis sa naissance dans la Kabylie de la fin du XIXe siècle, dans un espace rural, au sein d’une société d’hommes et au milieu de femmes soumises à la hiérarchie sociale. Celles-ci sont surtout à la merci des mœurs que la narratrice, elle-même, qualifie de « terribles » au point où « quand une femme a fauté, il faut qu’elle disparaisse, qu’on ne la voie plus, que la honte n’entache pas sa famille » (Amrouche, 2009, p. 25). Le récit ne rend pas compte, cependant, de telles pratiques punitives extrêmes dans la vie de la narratrice ni dans son environnement immédiat mais introduit une borne temporelle qui fait qu’il y a un « avant » qui suggère un « après » qui lui est plus ou moins différent : « avant la domination française la justice était expéditive ; les parents menaient la fautive dans un champ où ils l’abattaient. Et ils l’enterraient sous un talus » (Amrouche, 2009, p. 25). L’« après » est différent mais est-il pour autant libérateur ?

Histoire de ma vie n’est pas le récit exclusif de la vie de Fadhma Aïth Mansour Amrouche, mais il est aussi celui d’événements qu’elle n’a pas vécus ou subis, mais dont elle a été témoin. Parmi ces événements, une scène mouvementée projette particulièrement et violemment la femme au centre de la problématique de la condition féminine : le beau-père battant fiévreusement sa femme, Lla Djohra, « coupable » de s’être chargée de lui faire parvenir la montre et le gilet, qu’il a oubliés chez lui, à un commissionnaire qui a nié les avoir reçus. Par hyperbole, la narratrice décrit un homme fou furieux déversant sa pleine colère sur une femme réduite à un défouloir, un souffre-douleur :

« Je reverrai toujours la rage de mon beau-père : il avait entre les mains des étriers de fer unis par une courroie de cuir. Il prit ma belle-mère par les cheveux et se mit à frapper sur son dos à tour de bras, de toutes ses forces. Nous étions toutes accourues, moi, Taïdhelt, Douda et ses filles, toutes nous nous suspendîmes à son bras pour lui faire lâcher prise. Ce n’est que lorsqu’il fut épuisé, la courroie cassée, qu’il cessa de frapper. Les yeux lui sortaient des orbites » (Amrouche, 2009, p. 93).

La narration n’informe pas sur ce qui est advenu de la pauvre femme, de son supplice, de sa réaction, si ce n’est pour indiquer seulement qu’elle « était tombée à terre » (p. 93). Cette ellipse suggère la position d’une opprimée silencieuse qui, en acceptant son sort, a intériorisé son statut de dominée qu’elle admet (Yacine, 2018, p. 54). Elle l’a intériorisé autant, sinon plus que l’ont fait les hommes pour leur statut de dominant, ce qui inscrit un tel rapport dans l’ordre naturel des choses. Le silence est infligé par un ordre social admis et devient un élément de l’identité de ces femmes qui sacrifient autant leur voix que leur corps (Yacine, 2018, p. 120) sous la contrainte du code de l’honneur. Dans le texte, à travers l’ellipse, ce mutisme est traduit par un silence narratif qui banalise la punition, autant qu’il dépersonnalise la femme que « les schèmes de vision kabyle » associent au « courbe, [à] l’erreur et [à] l’injustice » (Yacine, 2018, p. 103).

Parallèlement au cas de Lla Djohra, exutoire de son bourreau et de la société patriarcale, conservatrice et sévère, il se dégage des deux romans l’image de quelques femmes rebelles en quête d’émancipation dont nous étudierons les expressions et la mise en texte. Ce sont des femmes qui tentent de s’affranchir de la « domination masculine » que Pierre Bourdieu (1998) décrit dans une approche ethnographique appliquée à la société kabyle, avant qu’elle n’amorce sa mutation. L’image de cette amorce de la rébellion nous est renvoyée par quelques personnages, notamment celui de Aïni, la mère de la narratrice de Histoire de ma vie. Parmi la foule féminine, il nous intéresse de faire la lumière particulièrement sur ce personnage dont la mésaventure est à l’origine du sort de l’auteure-personnage-narratrice. Trahie par son amant et reniée par son frère, Aïni est la double victime de l’acte et du serment de deux hommes.

Le combat solitaire de Aïni

Le monde dur que décrit la narratrice de Histoire de ma vie s’en prend à la femme en butte à « la méchanceté des hommes » (Amrouche, 2009, p. 27) qui la maintiennent dans le statut de mineur par la contrainte des codes sociaux qu’ils édictent. En vertu de ces codes, Aïni reçoit l’ordre de son frère de quitter la maison de son vieil époux qui venait de décéder et de regagner le domicile parental. Elle refuse, « bravant ainsi son frère et la coutume » (p. 24). En l’absence du père, et combien même il est présent, le pouvoir proclamé du masculin sur le féminin offre au frère, fut-il cadet, l’autorité sur la sœur (Yacine, 2018, p. 68). Le refus de Aïni et sa décision de rester avec ses enfants dans « sa » maison sont d’autant plus une audace qu’ils sont signifiés dans cette Kabylie traditionnaliste du XIXe siècle. Son frère se rend à la place publique, tajmaât, l’espace sacré des hommes et interdit aux femmes, où il renie à jamais sa sœur pour avoir remis en cause la coutume et son autorité masculine. « À dater de ce jour, je renie ma sœur Aïni. Elle est exclue de notre famille quoi qu’elle fasse, quoi qu’il advienne d’elle, nous nous désintéresserons de son sort. Elle nous est étrangère » (Amrouche, 2009, p. 24). Terrible sentence prononçant l’irrévocable rupture familiale pour une victime expiatoire jeune, mère de deux petits-enfants et veuve à vingt-deux ans. Le « nous » du frère engage, autoritairement et malgré elle, toute la composante de la famille, y compris la mère qui se soumet, impuissante, à la coutume et à l’autorité du fils.

Voici le portrait que la narratrice fait de sa mère Aïni, la reniée : « Le teint clair et rose, avec des yeux bleu-vert ; un peu trapue, solide, avec les épaules larges, le menton volontaire et un front bas et têtu » (pp. 24-25). La description s’attarde sur les traits de ce personnage par stratégie de mise en valeur du caractère rebelle. Pour ce faire, l’auteure convoque des prédicats qui décrivent une femme « solide » avec « le menton volontaire » et surtout « un front têtu ».

Fadhma Aïth Mansour Amrouche raconte sa mère et en brossant son portrait, elle lui exprime reconnaissance et admiration. Mais elle ne la nomme, paradoxalement, qu’une seule fois dans tout le récit et, de surcroît, par l’entremise de son frère. De la sorte, nous invite-t-elle à y voir l’image de l’effacement de l’identité du personnage, l’effacement notamment de la voix de la femme ? Dans ce récit, les moments où Aïni prend parole sont, en effet, rares. Parmi ses propos figure cette expression, que la narratrice valorise en la répétant, où elle se plait à se mesurer aux hommes : « ‘Tichert-iou khir t’mira guergazen !’, ‘Le tatouage que j’ai au menton vaut mieux que les barbes des hommes !’ » (p. 29). Ce silence, nous le verrons encore plus loin, est symbolique de la condition féminine.

L’auteure nous invite-t-elle à y voir aussi l’image du relatif enfermement, même symbolique, du personnage féminin ? Dans Histoire de ma vie, il y a effectivement un désir d’aller dehors, provoqué par un sentiment d’étouffement exprimé manifestement comme pour dire le désir de fuir des espaces fermés, dysphoriques et oppresseurs (Medjedoub, 2017). Ce désir d’évasion est celui de toutes les femmes du village qui « aiment le temps des olives, car c’est celui où elles peuvent sortir » (p. 108).

Le caractère résolu de Aïni se lit également dans la description de son combat, fait de persévérance, et qui appuie les traits décrits dans son portrait. Fadhma Amrouche raconte encore :

« Le neuvième jour après ma naissance, ma mère me mit dans son giron, contre sa poitrine, car il avait neigé, prit ses enfants chacun d’une main, et elle alla déposer une plainte contre mon père entre les mains du Procureur de la République. Elle voulait que mon père me reconnaisse et me donne son nom… Le procès dura trois ans. Pendant tout ce temps, ma mère, par le froid comme par la chaleur, revint plaider et harceler les juges » (p. 26).

Cette détermination se confirme dans le sillage d’autres expériences de vie, à l’exemple de celle qui a provoqué ce que les siens considèrent comme une « faute ». Aïni se lie secrètement d’un amour partagé avec un homme de la famille de son défunt époux. Elle tombe enceinte mais l’homme, fiancé à une fille d’une puissante famille, prend peur et nie être le père de l’enfant. Le jour de l’accouchement, elle « se délivra seule, et coupa le cordon ombilical avec ses dents » (p. 26). Le nouveau-né est alors vu comme l’« enfant de la faute » (p. 26). Reniée par son grand frère et trahie par son amoureux, Aïni, du fond de son isolement et de son veuvage, doit aussi affronter ses beaux-frères qui se liguent contre elle pour la chasser de la maison au nom du principe de l’exhérédation qui refuse les droits successoraux aux femmes. Du fait de cette offensive masculine, elle incarne l’image d’une femme prise entre les griffes d’une société d’hommes.

L’expression de la rébellion est traduite dans la remise en cause de certaines pratiques coutumières, comme celle qui impose à la femme de vivre avec son époux au sein de sa belle-famille. Aïni est allée outre cet usage, elle « ne consentit pas à suivre son mari dans sa famille » (p. 29). Une note de bas de page, probablement éditoriale, donne de l’épaisseur à cette rébellion avec cette précision de taille que « dans un mariage normal, la femme suit son mari dans sa famille. Il est très rare qu’un jeune ménage soit coupé des deux côtés de la communauté familiale » (p. 29). Cette précision paratextuelle est là pour témoigner de l’audace de Aïni à qui l’on semble rendre hommage pour avoir bravé des interdits.

La démarche d’émancipation se manifeste dans la narration avec l’évocation de ce qui est appelé le « Procès de la belle Fatma » (38) qui met en cause un couple d’instituteurs kabyles. Leurs deux familles rivales se sont opposées à leur mariage. Quand les deux jeunes gens réussissent à se marier malgré tout et à former « le premier ménage d’instituteurs kabyles […] l’affaire fit scandale [et] on cria à l’émancipation de la femme musulmane » (p. 38).

Le récit exprime la solidarité implicite de la narratrice avec cet élan émancipateur à travers un hommage qu’elle lui rend en répétant souvent, comme souligné précédemment, la réplique qui lui a survécu : « ‘Tichert-iou khir t’mira guergazen !’ » (p. 29). « Et c’était la vérité », atteste sa fille. Plus qu’une remise en cause, il y a dans cette réplique un défi à l’ordre établi à l’intérieur d’une société marquée par « la domination masculine » (Bourdieu, 1998). Ce défi est d’autant plus singulier qu’il émane d’une femme emprisonnée dans le carcan patriarcal kabyle, et qui n’a pas été en contact avec l’école française.

Pierre Bourdieu estime que cette domination qui transforme « les femmes en objets symboliques, dont l’être (esse) est un être-perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles » (p. 94). La société que décrit Bourdieu soumet la femme à un « rapport de dépendance à l’égard des autres (et pas seulement des hommes) » (p. 94). C’est à contre-courant de cette dépendance que s’inscrit, partiellement, le défi de Aïni qui a affronté un monde masculin écrasant. Elle est alors un échantillon qui témoigne pour une société féminine. En s’attardant dans l’espace féminin, la narration ne fait qu’appuyer ce témoignage. Le lecteur est maintenu dans la sphère féminine, loin des espaces masculins que les usages interdisent à la jeune femme kabyle. L’époque est celle où « les Kabyles refusaient de faire instruire leurs filles » (p. 41) et se méfiaient « instinctivement de la femme instruite » (p. 52). Au vu de ce contexte, l’instruction dont a bénéficié la narratrice est, à elle seule, un élément qui la distingue des autres femmes, illettrées et interdites d’école, ce qui est en soi une forme de rébellion par rapport à l’ordre social.

Fadhma Amrouche a de qui tenir. « Quand j’étais petite, [raconte-t-elle], je n’avais peur de rien, et c’était toujours moi qui répondais quand il fallait répondre » (p. 36). Mais, Histoire de ma vie ne focalise pas sur le « je » de l’auteure-narratrice. C’est plutôt la fille, Taos Amrouche, qui prendra sur elle de raconter sa mère dans le roman à fortes références autobiographiques Rue des tambourins, comme Fadhma Amrouche l’a fait pour sa mère, Aïni, dans Histoire de ma vie.

Yemma, l’entre-deux d’une révoltée

Dans Rue des tambourins, Yemma (mot kabyle qui signifie « ma mère ») est la mère de Marie-Corail (dite Kouka). Ces deux personnages correspondent, dans la réalité, respectivement à Fadhma et Taos Amrouche. Il arrive à Yemma de crier sa colère contre les hommes. Elle le fait lorsqu’elle apprend que les Pères interdisent aux femmes de frapper à leur porte même pour demander du secours:

« Et d’abord où sont les hommes ? Et où sont les femmes ? Jusqu’ici - et là résidait la merveille - les prêtres n’étaient pas des hommes à nos yeux, mais les représentants de Dieu sur terre […]. Et par grâce du ciel, nous n’étions pas des femmes à leurs yeux […]. Allez gagner les cœurs avec de telles œillères ! Ne voilà-t-il pas que le premier burnous rencontré sur la place du village leur remontrerait en esprit de foi ? » (Amrouche, 2013, pp. 93-94).

La narratrice fait cette précision que « Yemma ne perdait pas une occasion d’exhaler sa déception » (p. 94). Lorsqu’on a projeté d’installer le fils aîné au « Pays » pour gérer un moulin ancestral, elle s’y est opposée obstinément au point où les rapports se sont détériorés avec son époux. Celui-ci l’a giflée, d’une « gifle sacrilège » (p. 132) que la mère est loin d’accepter. Ce geste, qui marque un fait saillant dans l’histoire, communique avec un épisode houleux dans Histoire de ma vie où, comme nous le citions précédemment, le beau-père s’est acharné impitoyablement sur sa femme pour une montre et un gilet perdus. Le contraste est saisissant entre ces deux épisodes qui impliquent deux conditions féminines aussi différentes que les époques auxquelles elles renvoient. Marie-Corail raconte qu’une fois la « gifle sacrilège » commise, « Yemma voulut quitter la maison sur-le-champ. Pour la retenir, il fallut nos pleurs » (p. 132). Plus que des pleurs, cette gifle, qui a pris les allures d’un drame, a exigé du mari des supplications qu’il est impensable d’espérer de la part du beau-père fou furieux et dont la rage ne s’est éteinte qu’au prix de mille coups d’étriers de fer sur le dos de la pauvre Lla Djohra.

Si la narration a installé le personnage de Yemma au centre de cet épisode de la gifle en décrivant son courroux, elle a, en revanche, relégué au second plan celui de Lla Djohra, la belle-mère, dont on ignore l’état dans lequel elle se trouve après les supplices du terrible châtiment corporel. La dernière référence à Lla Djohra, dans cet épisode mouvementé de Histoire de ma vie, nous apprend laconiquement, rappelons-le, que la pauvre femme a fini par terre, battue, aux pieds de son époux, figurant une position de soumission et d’acceptation. Dans Rue des tambourins, les rôles sont inversés, c’est l’attitude de l’agressée qui est mise en avant. Yemma a mobilisé autour d’elle mari, enfants et une religieuse pour tenter de la dissuader de ne pas partir. Le mari n’est pas présenté comme le protagoniste de l’épisode, à l’instar du beau-père violent dans l’autobiographie de la mère. Il est plutôt décrit dans une position de faiblesse du fait de son geste et surtout du regret que celui-ci a fait naître en lui. Il y a donc là le premier élément qui inscrit le personnage de Yemma dans la continuité du profil de Aïni et en opposition à celui de Lla Djohra.

En revanche, dans un autre épisode que nous analyserons plus loin, Yemma se distingue par une attitude qui tempère son caractère rebelle, lorsqu’elle encourage son époux à châtier davantage leur fille chez laquelle l’on a découvert une lettre d’amour. Cette attitude pourrait induire l’image d’une femme complice si l’on occulte sa révolte dans la séquence de la gifle. À travers la description de telles scènes de châtiments et le laisser-faire de la mère, l’auteure ne traduit-elle pas l’image de quelqu’un qui recule pour laisser voir cette domination qui vire parfois à la violence ? Tassadit Yacine considère, à ce propos, que « lorsque les femmes par leur conduite (ou inconduite) amènent leur mari à exercer un rapport de forces brut (révélant ainsi leur tyrannie), elles permettent, du coup, de rendre visible un jeu jusque-là masqué » (2011, p. 149). Entre acceptation de l’autorité masculine et aptitude à se révolter, la mère s’inscrit dans un entre-deux. Alors qu’elle « s’ingéniait à ne pas… blesser [son époux] dans son orgueil d’homme » (Amrouche, 2013, p. 140), elle ne s’empêche pas de malmener ce même orgueil masculin en menaçant de quitter la maison lorsqu’elle est giflée. Yemma, dans son ambivalence, tente de négocier un certain équilibre qui puisse la laisser plus proche de l’héritage culturel duquel elle n’est pas prête de se détourner. De ce fait, elle reproduit cette tradition et contribue, en même temps, à perpétuer la culture patriarcale. Elle le fait d’ailleurs comprendre à sa fille qu’elle réprimande pour s’être coiffée d’une casquette et saupoudrée les joues. « Dans notre pays, à ton âge, on a déjà un enfant au sein et l’autre sur le dos » (p. 182) lui dit-elle, assumant cette destinée héritée des codes du pays lointain, là où les aïeuls sont les gardiens fidèles de la tradition et où on confine la femme dans le rôle de procréatrice pour perpétuer la lignée.

La narration va au-delà de l’expérience du personnage-narrateur pour donner à lire d’autres exemples de femmes qui se font justice. Touma, une vieille tante, est l’une d’elles. Elle est un personnage intrépide qui s’est fait connaître en tenant tête à un parent. « Elle s’était emparée d’un gros pavé pour en menacer un de ses cousins, haut comme un chêne, à la triste moustache, qui voulait lui imposer sa volonté. Elle lui aurait crié : ‘ Non d’un navet, un pas de plus, et je t’aplatis comme un crapaud !’ » (p. 102). L’auteure choisit ici de donner la parole au personnage en optant pour le discours direct qui préserve la force de la réplique de Touma et donc du défi qu’elle lance à la face d’un homme qui ne manque pas de virilité, « haut comme un chêne » qu’il est.

Ce n’est pas le cas avec Alba, chrétienne, qui a longtemps vécu sous l’autorité de son époux musulman qui l’a forcée à vivre avec une coépouse. Qu’elle puisse se libérer de « l’espèce de taureau qu’elle avait épousé » (p. 152), paraît invraisemblable pour la narratrice.

« Comment avait-elle pu se secouer le joug ? … Car elle nous avouait n’y avoir pas réussi du temps qu’elle était jeune et belle ? […] Mais l’étrange fierté avec laquelle elle nous parlait de sa vie laissait supposer que la pauvre Alba ne tarderait pas à retomber en esclavage. […] Mais quinze jours ne s’étaient pas écoulés lorsque nous vîmes arriver, un beau soir, son maître et seigneur. La réconciliation se fit séance tenante […]. Alba se fit un peu prié pour suivre son mari » (p. 152).

Si Alba a droit à juste « un peu » de supplications, son expérience trouve place aux côtés d’autres femmes qui, ensemble, n’acceptent pas leur condition. En réagissant toutes, elles s’attaquent à l’édifice de la société patriarcale qui se fissure pour donner progressivement à la femme parole et dignité. Il ne s’agit cependant que d’une fissuration parce que, dans le cas de Kouka, le père continue à incarner fidèlement et scrupuleusement le rôle du gardien du temple patriarcal.

Les figures du père et du frère dans « la domination masculine »

À travers la figure du père, Taos Amrouche textualise les restes du conservatisme, corolaire s’il en est de la domination masculine. « Je ne veux pas d’une fille scandaleusement habillée ; tant que tu seras sous ma tutelle, tu iras les bras et les genoux couverts » (p. 160) dit le père, tranchant, à sa fille Marie-Corail. Celle-ci confie qu’elle était « à la merci d’un éclat provoqué par un détail insignifiant en apparence : une robe trop courte à son gré ou trop décolletée, un léger retard au retour d’une promenade » (p. 140). Elle est à la merci d’un père qui, sans être tyrannique, est dans le besoin d’affirmer son existence et surtout son attachement à une société aux mœurs codifiées, héritage précieux des aïeuls. Il s’affirme comme garant de l’application de « cette loi de la pudeur, que ne devaient jamais transgresser les femmes de chez nous » (p. 25). La femme qui doit occulter son corps devient une source de gêne dès qu’elle commence à s’écarter des codes sociaux (Yacine 2018, p. 120). Lorsqu’on dit au père que sa fille est « devenue une femme », il « fit observer qu’il ne serait plus convenable à l’avenir, que [celle-ci] coure les chemins » (Amrouche, 2013, p. 178). Dès lors qu’elle quitte l’adolescence pour la puberté physiologique, son corps tombe sous le coup des interdits au nom d’une pudeur définie par les lois et selon la vision des seuls hommes. Face au manquement à la règle, le père de Kouka devient un « justicier impitoyable », qui agit à coup de « sa redoutable ceinture à boucle d’acier » (p. 185). La scène se passe dans la maison familiale de Tenzis, dans l’exil, où le père prend connaissance d’une lettre d’amour que sa fille de quatorze ans a écrite à un camarade de classe. Marie-Corail raconte la réaction impétueuse de parents rouges de colère :

« Et, dégrafant sa ceinture de cuir large comme la main, sa redoutable ceinture à boucle d’acier, il m’en cravacha sans se laisser attendrir par mes larmes et mes supplications. […] Yemma accourut, mais ce fut pour encourager le père à me châtier plus sévèrement, dès qu’il lui eut dit le crime dont je m’étais rendue coupable […]. C’est en vain qu’à genoux j’implorais mon pardon ; seule la fatigue désarmerait mes justiciers » (p. 185).

Le père reproduit ici la violence de l’aïeul qui battait sa femme dans Histoire de ma vie, bien que le mobile et le contexte diffèrent, le moyen aussi, la ceinture à boucle d’acier ayant remplacé les « étriers de fer unis par une courroie de cuir ».

La codification de la conduite à l’intérieur d’un groupe fait de l’expression matérielle, fut-elle scripturaire, de la passion amoureuse, censée être réprimée, une infraction à l’ordre et une bravade, voire une source de crainte pour la société d’autant qu’elle est le fait d’une femme (Yacine, 2018, p. 103). Cette crainte n’est pas exclusive aux hommes, mais atteint aussi les femmes. La mère de Kouka nous en donne la preuve dans Rue des tambourins avec son attitude qui a encouragé le père « à châtier plus sévèrement » sa fille, coupable du « crime » de rédaction d’une lettre d’amour. L’auteure confirme le père dans la figure de gardien de la tradition à travers un autre épisode où il s’offusque de la nouvelle coupe de cheveux « à la garçonne » de sa fille, soit « un coup d’audace » qui a valu à Kouka « les foudres du père » et « une lettre pleine de menaces » de son frère (Amrouche, 2013, p. 181). C’est là une des levées de boucliers masculines qui dénient à la fille le droit de disposer de ses cheveux, de ses vêtements, bref, de son corps. Derrière ces foudres et menaces, s’élève, encore une fois, une résistance masculine au changement. Remarquons qu’au centre de cette domination réapparait aussi la figure du frère, faisant écho au frangin qui a renié Aïni dans Histoire de ma vie, en tant que symbole de l’autorité masculine. Le frère exerce sur la sœur une autorité qu’il hérite, par tradition, du père et se place ainsi, sans objection manifeste, dans la hiérarchie sociale.

Sur l’échelle de l’acceptation de la domination et de l’ordre social, les deux textes permettent de faire un classement qui suit l’ordre des générations : la grand-mère, tout en haut de l’échelle, la mère, au milieu, et la fille tout en bas. La première est la plus consentante, la seconde est dans un entre-deux, la dernière, Marie-Corail, est celle qui s’en détache le plus.

Les « coups d’audace » de Kouka

Kouka sait les coutumes de ce pays des ancêtres pour les avoir subies, mais elle ne se prédestine pas, pour autant, au statut de femelle. Si à Tenzis, les jeunes filles ne prennent mari que plus tard, au pays des parents, elles le font plus tôt. Kouka n’est pas destinée à y trouver mari. Encore mineure, on lui y interdisait de sortir dehors « le jour du marché » (p. 78), parce qu’au Pays, le marché c’est l’espace des hommes et les chemins ainsi que l’abreuvoir ne sont accessibles aux femmes que de nuit. « Renoncer à circuler librement dans le village, comme dans les rues de Tenzis, était pour [elle] un crève-cœur » (p. 78). La vie d’une fille y est « dure », pour reprendre le qualificatif de sa grand-mère qui répond à une femme qui lui reprochait de ne pas ménager sa petite-fille en la laissant tomber sans précaution sur un banc. « C’est une fille ! répliquait Gida, d’un ton insouciant. Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Ça a la vie dure, une fille ! » (p. 101). Pour la grand-mère, le sort d’une fille relève de la fatalité, qui lui dicte d’accepter la douleur et l’humiliation. Être une femme instruite, comme Yemma, sa belle-fille, ne changerait en rien cette condition. Que Yemma s’emploie à la lecture de livres dans un monde où la femme est vouée aux interminables tâches ménagères, à procréer et à éduquer sa progéniture, Gida s’en montre contrariée. « Qu’elle prenne donc ma place, et elle verra ce qu’il lui restera de loisir pour lire les innombrables livres que ses fils lui rapportent de la ville. Nuit et jour, on la surprend en train de s’user les yeux dessus ! » (p. 101) s’offusque la vieille femme à propos de sa belle-fille.

Paradoxalement, le grand-père ne protesterait pas, croit Kouka, si, à cet âge-là, elle « transgresse les lois d’un pays où [elle] n’étai[t] pas destinée à vivre, ni à [se] marier » (p. 79). C’est son âge de fille, d’avant-femme, qui justifierait l’indulgence du grand-père et le report de l’application des interdictions. Autrement, le grand-père pourrait bien tenir les propos de Gida qui ne permet pas « que [sa] petite-fille sème le scandale et ternisse le prestige des Iakouren » (p. 79). Pourtant, la grand-mère sait « que Korail Iakouren est condamnée à porter cheveux courts, robes aux genoux, bras nus, oreilles sans boucles et chevilles sans anneaux » (p. 100). Ses objections ne sont donc que l’expression de tentatives vaines de résister à la différence. Ses propos, destinés pour éloigner des marieuses intéressées, répondaient aussi à des jeunes filles, à l’âge de Marie-Corail, qui se demandaient « pourquoi [Kouka] sort-elle jambes nues et les cheveux au vent ? » (p. 70). S’habiller de la sorte est, pour les filles du village, chose curieuse, inappropriée, voire à la limite du scandaleux.

Marie-Corail, qui n’est pas native du pays et qui n’a pas la religion des siens ; n’est pas comme les autres. De par sa différence, bien qu’elle ne l’ait pas choisie, elle se rebelle contre les codes en usage : « La surveillance jalouse à laquelle j’étais soumise m’irritait et me poussait à la rébellion » (p. 181). L’entreprise d’émancipation amorcée par Aïni, dans un environnement encore plus hostile dans Histoire de ma vie, se consolide dans Rue des tambourins par des gestes significatifs et symboliques comme celui de se couper ses cheveux « à la garçonne » (p. 181), qualifié, rappelons-le, de « coup d’audace ».

Marie-Corail est opprimée et incomprise, à l’image de Aïni, la grand-mère maternelle de Taos Amrouche, que l’on reconnaît dans Rue des tambourins à travers le personnage de la mère de Yemma, décrite « tête nue par les chemins, défiant les coutumes, avec cette force tranquille et cette fierté qui lui permirent de tenir en respect tout le village » (p. 89). Ces deux personnages féminins, Kouka et sa grand-mère maternelle, se rencontrent dans ce roman autobiographique et communiquent par les mêmes traits d’un caractère trempé. Comme son aînée, Marie-Corail est consciente de son oppression et il lui arrive de dire sa volonté de vouloir s’en libérer : « Il est des soirs où je voudrais voir éclater les parois qui m’oppressent ; j’attends cet éclatement avec une joie douloureuse, mais je reste prisonnière » (p. 227). Poussée parfois à se soumettre, à l’âge de
14 ans, « docilement à une surveillance encore plus étroite » (p. 187), elle constate qu’à vingt ans elle doit encore subir l’enfermement, « car, [déplore-t-elle], j’appartiens à un pays où les filles ne sont pas libres d’aimer ni de choisir » (p. 247). Elle appartient à un pays où les filles « n’imaginaient rien au-delà des montagnes qui fermaient leur horizon » (p. 173).

Kouka œuvre à faire « éclater les parois » et à braver les interdits au respect desquels le père veille. L’amorce de cette libération est donnée par Noël, son confident, qui l’accompagne jusqu’à la porte de la maison. Bruno, son prétendant, accentue l’expression du changement en franchissant le pas de la maison. Plus que cela, elle le reçoit dans sa propre chambre et le présente même à sa mère. Le geste est d’autant plus symbolique de cet éclatement des parois recherché qu’il intervient sous un toit où se trouve le même père qui usait de sa ceinture en cuir pour châtier sa fille pour la simple raison d’avoir osé écrire une innocente lettre d’amour. Le père se refuse à rencontrer ce prétendant non officiel, mais adopte un silence qui dit son consentement tacite pour cette rencontre que la tradition du pays ne tolérait pourtant aucunement. L’image est fortement symbolique et saisissante : en gardant son silence, le père perd la parole que Marie-Corail reprend comme on prend une revanche sur sa société, inspirée qu’elle semble être par Aïni, son aînée. Le contexte et l’espace ne sont pas les mêmes. Marie-Corail est à Tenzis, au XXe siècle, loin de la Kabylie de la fin du XIXe siècle de Lla Djohra, la femme battue pour une montre et un gilet perdus.

Dans la description du châtiment corporel que Marie-Corail a subi de la part de son père, pour la lettre d’amour, figure l’âme naissante d’une rebelle. Les coups l’ont mise, rappelons-le, « à genoux », ce qui est l’expression d’une position symbolique de résistance, ultime étape d’avant l’abdication qui jette les vaincus « par terre », comme Lla Djohra. Marie-Corail est symboliquement dans la position de celle qui est plus prête à se relever. La preuve en est qu’elle prend la parole et laisse jaillir du fond d’elle le cri d’une insurgée, tranchant radicalement avec le sort de la belle-mère silencieuse :

« L’indignation me poussait au défi : Tuez-moi, je n’ai commis aucun crime. Hier, tout m’était permis, je pouvais jouer à saute-mouton avec les garçons d’Asfar. Aujourd’hui, on veut me pendre pour une lettre copiée dans un livre […]. Une énergie désespérée me dressait maintenant contre mes justiciers » (p. 186).

C’est le début d’aboutissement d’un long processus de libération symbolique de la part d’une fille.

L’écriture de Taos Amrouche est celle de la revendication et de l’engagement pour la cause féministe. Nous montre-t-elle ainsi un climat d’hostilité qui fait naître des résistances comme sur un champ de bataille ? Le portrait qu’elle fait de Mme Hidalgo, une voisine, invite à la confirmation :

« Elle était ardente et belle ; à peine adolescente, ses parents la marièrent à Hidalgo - l’Andalou- qu’elle aima et domina toute sa vie. Hidalgo était un peu mou, mais bel homme. Et elle était, elle, de ces femmes à qui, bon gré mal gré, il faut abandonner le gouvernail si l’on ne veut pas vivre un enfer : Hidalgo avait dû capituler très vite » (p. 211).

Autant chez Aïni que chez Yemma, Marie-Corail, Alba, Touma, Mme Hidalgo, « la belle Fatma » et les autres, il est donc question de domination, de gouvernail, d’enfer et de capitulation, tout un champ lexical du combat qui converge vers un champ de bataille où combattent tous ces personnages féminins. À travers ces femmes, la bataille est aussi celle des deux auteures, Fadhma Aïth Mansour et Taos Amrouche, qui valent leur « pesant de poudre » (Kateb Yacine, 1979). La mère et la fille usent, en guise d’arme pacifique, de leur écriture qui introduit, outre leurs propres expériences, leurs regards sur le monde. Denise Brahimi écrit d’ailleurs que « Taos Amrouche est convaincue qu’il n’y a de littérature qu’à partir de ce qu’on a vécu soi-même » (1995, p. 11). Toutes ces relations conflictuelles avec les hommes, et qui émergent de ces deux récits, disputent des espaces narratifs aux douleurs visibles de l’exil et du déracinement.

Conclusion

Nous estimons pouvoir dire, pour conclure, que pour que l’image de la femme rebelle puisse être valorisée au mieux dans Histoire de ma vie et Rue des tambourins, la narration s’est occupée de poser le décor d’une société hostile à cette femme rebelle et punitive des écarts au tolérable. Les exemples de codes et de règles dont la transgression dicte des représailles, parfois particulièrement sévères, à l’encontre de la femme, sont nombreux. Tous les actes de rébellion, plus francs de la part de Aïni, et les défis qui se manifestent, combien même symboliquement ou brièvement, dans un tel contexte d’interdits, d’entraves à la liberté, et d’archaïsme, sont autant d’estocades de rebelles. Elles viennent bousculer « l’inconscient culturel » que Bourdieu situe au niveau de « tous les gens qui sont nés dans une certaine société [et qui] ont dans la tête : des structures mentales, des représentations, qui sont le principe de phantasmes, de phobies, de peurs » (2003, p. 15).

La mise en avant de cet environnement à deux faces, soumis et rebelle, permet de saisir la pleine mesure du contraste qui a fonctionné à plusieurs niveaux de la narration. Il est frappant dans la condition distincte des femmes qu’il met en avant. L’effet premier et efficace de ce contraste est qu’il participe largement à la mise en valeur de ces personnages féminins particuliers. Plus qu’une mise en valeur, il est question d’une accentuation, puisque ces mêmes personnages sont déjà valorisés par la description des remises en cause multiples qu’ils font de l’ordre établi par et dans une société à domination masculine. Cette domination est absolue chez le mari furieux, bourreau de sa femme, Lla Djohra, qui accepte, sans mot dire, son « châtiment », avant que cette domination ne connaisse un début de remise en cause avec le silence du père de Marie-Corail qui ne dit mot à propos de l’intrusion du prétendant de sa fille dans la maison familiale. Le silence est d’abord féminin, synonyme d’effacement et de soumission, chez l’épouse battue notamment. Il est symbolisé par le silence narratif qui tait l’état de la femme battue. L’étude a permis de constater qu’avec l’exemple du père de Marie-Corail, le silence a pris sa première expression masculine, traduisant la perte d’un espace, combien même minime, mais symbolique du rétrécissement de la domination masculine au profit de la reconquête de la parole féminine. L’élargissement symbolique de l’espace féminin est suggéré par le maintien du lecteur dans un univers fictionnel à prédominance féminine. L’égalité entre les deux sexes est, cependant, loin d’être accomplie. À ce niveau, elle est revendiquée par le droit à la parole. Outre le caractère résolu de Aïni notamment, l’on a vu des personnages féminins, plus ou moins rebelles, s’imposer par la prise de parole qui rompt le silence de la soumission et les non-dits qui deviennent des dits rugissants chez Marie-Corail. Cette parole féminine, qui a valeur de témoignage, est arrachée aux hommes que les deux auteures relèguent au second plan sinon qu’elles réduisent au silence. Elle sanctionne un processus amorcé par Aïni, passant par Fadhma et poursuivi et accentué par Marie-Corail, comme pour dire l’anachronisme de la domination masculine. Celle-ci répond également à une logique d’enchainement et de continuité qui part de l’aïeul qui bat sa femme, au père qui se révolte contre une coupe de cheveux et une lettre d’amour et au frère qui exerce son autorité sur la sœur dans les deux récits.

Du fait du contraste et du portrait, la logique narrative a triomphé par une mise en relief double de l’image de la femme rebelle face à la femme minorée. De Histoire de ma vie à Rue des tambourins, la transformation s’opère progressivement entre ces deux catégories en faisant plus de place aux femmes rebelles en quête d’une égalité entre les deux sexes, et en amorçant le recul du règne absolu du masculin.

Les germes de la rébellion féminine semés dans le récit autobiographique de Fadhma Aith Mansour Amrouche ont mûri et poussé dans le récit de Taos Amrouche, illustrant un héritage familial qui se transmet ainsi de la mère à la fille par le moyen de l’écriture, allant au-delà du cadre traditionnel jusque-là oral. Au-delà de cette démarche transgressive, ce passage de témoin vient en prolongement du processus de transmission traditionnel, inauguré oralement entre la mère et la fille, puisque Taos Amrouche a recueilli de la bouche de sa mère poèmes et chants traditionnels kabyles, dont une partie est éditée dans Le grain magique. Confiné dans l’oralité, puis passant à l’écrit, le processus de transmission, de la mémoire familiale, de la tradition et de l’élan de liberté, a consacré un troisième canal par ce dialogue intertextuel, convoquant écoute, écriture et lecture.

L’analyse de ce processus peut être poussée jusque chez Reine et Aména, les personnages principaux des trois autres romans de Taos Amrouche, soit un prolongement qui allongerait davantage cet article. Au-delà des personnages amrouchiens, les représentations de la femme, avec des destinées différentes, entre soumission et insoumission, sont multiples dans la littérature algérienne d’expression française, l’état de la question établi au début de cet article nous en donne un aperçu, les publications du CRASC étant un échantillon consistant. Le lecteur averti a le loisir de constater, pour reprendre Assia Djebar, que « les dits des femmes et les accents des voix ensevelies bruissent dans une polyphonie prometteuse, garante de continuité, passeuse infatigable de visions autres, de pensers inouïs » (1999, p. 49). Cependant, que cette continuité, ce processus d’émancipation, intervienne entre le récit d’une mère et celui de sa fille, instaurant de ce fait un dialogue intertextuel, cela est particulier dans la littérature algérienne d’expression française. Par leurs textes, Fadhma Aith Mansour Amrouche et Taos Amrouche exercent un double droit : celui d’écrire et de dire, de se dire.

Les récits des deux auteures, qui s’inscrivent dans les registres autobiographiques et autofictionnels, puisent dans la réalité socioculturelle kabyle. Le lien avec cette réalité est établi dans les approches anthropologiques, appliquées sur cette même société, de Pierre Bourdieu et Tassadit Yacine, dont il est fait référence ci-dessus. Si l’on considère, à la suite d’André Petitat, la fiction comme un monde parmi d’autres dans l’univers humain (2006, p. 85), l’analyse pourrait être complétée avec les outils de la sociologie de la littérature. Elle pourrait l’être également avec ceux de la sociologie phénoménologique, en inscrivant la fiction dans ce que Alfred Schütz appelle le « monde des phantasmes », phantasmes qu’il considère « censés être quasi réels » (Petitat, 2006, p. 89), et dont on pourrait analyser le prolongement et les expressions dans l’œuvre amrouchienne.

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Notes 

1 Fadhma Aïth Mansour Amrouche est née en 1882 à Tizi Hibel, le village de la Kabylie (Algérie) qui a vu aussi naître, vingt ans plus tard, le romancier Mouloud Feraoun. Elle est la mère des deux écrivains Jean-El Mouhoub et Taos Amrouche. Baptisée chrétienne à l’âge de seize ans, elle a vécu avec un déchirement identitaire qui l’a vouée à l’errance. Histoire de ma vie est son unique récit qu’elle a écrit sur demande de son fils Jean-El Mouhoub et qui a été publié en 1968, une année après son décès le9 juillet en 1967, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, à l’hôpital de Saint-Brice-en-Coglès, en Bretagne (France). Elle a rédigé son autobiographie pendant le mois d’août 1946, à Tunis, qu’elle a complété avec un épilogue en juin 1962 à Paris.

2 Taos Amrouche, de son prénom chrétien Marie-Louise, est née le 4 mars 1913 à Tunis, pays d’exil, dès 1910, de ses parents Belkacem Ou-Amrouche et Fadhma Aïth Mansour. Elle a pris le prénom Marguerite en hommage à sa mère. Elle est l’auteure de quatre romans dont Jacinthe noire (1947) est le premier roman féminin algérien selon Jean Déjeux, parce qu’écrit entre 1934 et 1939. Outre Rue des tambourins (1960), l’Amant imaginaire (1975), Solitude ma mère (1995) et le recueil de contes et de poésie Le grain magique (1966), Taos Amrouche a aussi été auteure d’émissions radiophoniques et surtout d’une riche discographie rassemblant des chants traditionnels kabyles recueillis de la bouche de sa mère. Elle est décédée le 2 avril 1976 en France.

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