Approches des mécanismes psychologiques et sociaux du divorce de parents d’enfants handicapés : étude de cas

Insaniyat n° 102, octobre-décembre 2023, p. 65-81


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Nassima KELLOU : Centre psychopédagogique pour enfants handicapés mentaux, Mostaganem Algérie, 27 000.
Badra MOUTASSEM-MIMOUN: Université Oran 2, Faculté des Sciences Sociales, département de psychologie et d’orthophonie, 31 000, Oran, Algérie.     Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC), 31 000, Oran, Algérie.

La parentalité est un processus qui se met en place de façon fantasmatique : « Quand je serais grand, j’aurais des enfants… ».Puis ce fantasme s’ajuste et se confronte à la réalité de l’enfant. Si dans la plupart des cas, l’enfant réel est plus ou moins en adéquation avec l’image de l’enfant fantasmé, parfois cette opération demeure impossible, en particulier quand l’enfant présente un handicap grave comme l’autisme. Il est certain qu’être une famille présente bien des défis, mais être parent d’un enfant avec handicap grave, dit trouble du spectre autistique (TSA) est une épreuve douloureuse, parfois même impossible à assumer par les deux parents ou par l’un des deux.

Pour mieux comprendre le contexte et ce à quoi sont confrontés les parents au quotidien, le syndrome appelé autisme ou trouble du spectre autistique (TSA) est une pathologie dont la causalité multiple est loin d’être bien délimitée. C’est un trouble développemental qui présente une palette variée de symptômes qui peuvent être envahissants : troubles du comportement (automutilation, crises de pleurs, de panique, de cris, parfois d’agressivité, stéréotypies…), troubles du sommeil, de l’appétit, graves difficultés relationnelles, troubles de la communication, peur du changement, retard mental plus ou moins grave, et parfois des troubles associés comme l’épilepsie, etc. (voir DSM5.) Ces symptômes varient en intensité et d’un cas à l’autre. On dit spectre, car il n’y a pas un autisme mais des autismes. Il y a des autismes à haut potentiel, et des autismes avec des retards mentaux variables.

Le handicap de l’enfant en tant qu’un des facteurs du divorce est constaté par différentes recherches de par le monde (que nous verrons plus loin), mais notre questionnement gravite autour des mécanismes qui amènent des parents d’un enfant handicapé à la séparation ou au divorce.

Nous allons présenter l’étude de deux couples dont l’un des deux parents n’a pas pu supporter le handicap de l’enfant, ce qui a amené à la rupture du lien conjugal. Nous allons montrer, à travers ces deux cas, comment le handicap, sous l’effet de facteurs internes et externes, va user leurs forces et leur patience et désorganiser la relation de couple.

Quels sont les fondements psychiques et sociaux de ces bouleversements et comment ces derniers peuvent-ils amener ces parents au divorce ?

Approche conceptuelle

Au cours de notre pratique psychologique1 auprès d’enfants présentant un handicap et de leurs parents, nous avons rencontré :

  • des parents fatalistes « mektoub » (Dieu a voulu), acceptant la situation et faisant de leur mieux ;
  • des parents déterminés, après le choc initial, organisant leur vie autour de l’enfant et faisant tout ce qui était en leur pouvoir pour améliorer sa qualité de vie et son devenir ;
  • des parents déçus, gravement blessés dans leur narcissisme et culpabilisés par le regard des autres. Pour ces parents, le deuil demeure impossible.

Ces sentiments sont contrastés selon la position de l’enfant : le premier enfant, le choc est terrible parce que se profile en arrière-plan l’angoisse « si on fait d’autres enfants auront-ils la même chose ? » ; un enfant unique concentre des attentes, selon son sexe, selon les attentes immenses, et le choc n’en est que plus fort. Mais quelle que soit la situation, le handicap est source de souffrance, de conflits, de doutes.

Deux notions explicatives donnent sens à ces sentiments et à ces souffrances : la blessure narcissique et le stigma. Ces deux notions sont issues de deux champs théoriques distincts : l’un psychanalytique  et l’autre sociologique.

La blessure narcissique

Selon Sigmund Freud la libido (énergie psychique) s’investit sur l’objet et sur le Moi. Tous les deux sont importants pour continuer à accorder du sens aux expériences de la vie. Cet investissement est également le garant de l’investissement de soi-même et des autres. Plus tard, des auteurs vont mettre en exergue la notion d’estime de soi (L’Ecuyer, 1978.) Un enfant est le prolongement de ce narcissisme, il est le symbole de la réussite ou de l’échec des parents. Un enfant constitue l’interface avec l’Autre qui va juger la compétence de géniteur et de parent. Quand l’enfant vient à manquer ou n’est pasconforme aux attentes parentales, mais aussi sociales, il décrédibilise les parents, leur laissant un sentiment d’échec.

La blessure narcissique porte atteinte au Moi et à son intégrité,d’une part, et à son équilibre interne mais aussi externe, c’est-à-dire social  et relationnel, d’autre part. Mathieu Vénisse (2020) relève de nombreux symptômes de cette blessure dont mépris de soi, déficit d'amour de soi, mauvaise image de soi, tendance à l'auto culpabilisation… C’est justement ce désamour de soi et cette culpabilisation, émanant de  soi-même, mais également de l’entourage, qui compliquent la situation des parents d’enfants autistes. L’approche anthropologique note une accusation directe ou indirecte de la mère d’être chargée de « tares héréditaires ou issues de « da’awet echchar » (malédiction du fait de ses actes répréhensibles). Ces condamnations réelles ou symboliques, perçues ou vécues, vont déséquilibrer la personne et perturber son rapport à soi  et aux autres.

Pour les parents, l’enfant est un prolongement de ce Moi et quand il est en bonne santé, il renforce cet amour de soi, cette estime de soi. L’enfant est un projet d’avenir, il est valorisé sur le plan social, personnel et religieux (Moutassem-Mimouni, 2021). S’il est malade, défaillant, les parents vont tout faire pour le ramener à l’image de leurs attentes. Après une période de déni, ils vont multiplier les examens, les évaluations, les traitements : médecins, psychiatres, tradi-praticiens (Raki, Taleb, visite de marabout), médication traditionnelle, ce qui fait dire à Maamar Aïd (2002, p. 86) « Le coût de ces pérégrinations est souvent fabuleux en temps, en argent et en usure physique et psychologique »… Quand tous les recours sont épuisés, deux réactions vont apparaitre (pas toujours tranchées) : faire le deuil de l’enfant idéal (Araoui et F’sian, 2018 ; Moutassem-Mimouni, 2012 ; Aïd 1986.) et accepter l’enfant tout en puisant dans ses ressources internes, de couple et familiales au sens large et utiliser ses compétences pour s’adapter et dépasser le choc. La deuxième position, c’est le deuil impossible, l’un ou l’autre des parents reste fixé sur le préjudice causé à son identité de parents, à ses attentes déçues et ne pourra plus se projeter dans un avenir qui lui parait bloqué à jamais.

Il faut rappeler que l’enfant est un projet de vie, que les parents nourrissent des attentes : « il sera médecin, je vais le marier, j’aurais des petits-enfants », etc. En dehors des cas d’autisme à haut potentiel, dans la plupart des cas, un autiste ne pourra réaliser aucun de ces projets, il restera dépendant toute sa vie. Cette situation complexe et compliquée a permis à Robert F. Murphy (1990), lui-même paralysé, de développer la notion de « liminalité » ; selon lui « Les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur. » Cette situation d’entre-deux, est difficilement tolérée par les parents eux-mêmes qui voient leurs rêves s’effondrer et qui subissent des difficultés réelles au quotidien. Il faut également rappeler que ces troubles du comportement isolent complètement les parents qui ont peur de sortir ou de recevoir chez eux.

L’épuisement physique et mental est renforcé par le regard de l’Autre.

Le stigma : organisateur social  

Erving Goffman (1963) va théoriser la notion de stigma (à l’origine une tache sur la peau) et l’appliquer au champ social. Il note que toute différence physique ou morale (ou même ethnique) sera perçue comme hors norme et va marquer son porteur du signe de l’infamie qui peut mener la société à des mesures de distorsions, de répression ou de rejet. La société fixe des normes qui suspectent ou rejettent la différence. Cette dernière est perçue comme menaçant l’équilibre social. Les parents d’enfants autistes sont parfois mal perçus ou se voient comme tels. Les jugements ne sont pas forcément rejetant mais expriment la compassion ou la pitié, et justement les parents d’enfants différents ne veulent pas toujours de cette compassion et la vivent mal comme recelant en son sein un mépris, voire une condamnation. Ce qui va les amener au retrait, à la solitude et, parfois, à se priver d’une aide salutaire.

Combiné avec la blessure narcissique, le stigma va augmenter leur isolement et renforcer la frustration et la déception d’avoir un enfant pas seulement différent, mais qui restera dépendant d’eux toute sa vie.

Des effets du handicap lourd de l’enfant sur les parents

Le fardeau est non seulement physique, mental mais aussi social. Différentes études ont décrit les effets du handicap sur la famille (Rais et al., 2023 ; Guyard, 2012) les retentissements du handicap de l’enfant sont multiples : sur la santé physique et/ ou psychologique des membres de la famille, sur les relations sociales et familiales, sur l’emploi du temps de prise en charge et constituent également un poids économique. En Arabie Saoudite, Khaled Ezahrani (2013) relève un taux de 75% de cas de divorce dans les familles saoudiennes ayant un enfant autiste et handicapé comparé aux autres familles sans handicap. Notre étude sur le burnout en Algérie (Moutassem-Mimouni et al., 2023) a montré que les femmes s’occupant d’une personne handicapée sont trois fois plus nombreuses que les autres mères à présenter un burnout. En Tunisie, Rania Ghouaiel (2017)affirme que le sentiment de culpabilité est souvent à l’origine de la séparation des parents d’enfants autistes alors que l’étude de Abdellah Essabi (2009) conclue que les familles arabes affrontent des crises en lien avec le refus du handicap de l’enfant et trouvent des difficultés d’adaptation, ce qui peut mener parfois au divorce total ou affectif chez ces mêmes familles.

Au Canada, Kim Vallée-Donahue (2018), explique que c’est le sentiment de mal-être, la dépression de l’un des parents suite au handicap de l’enfant qui peut mener à la séparation. Mais au Sénégal, Ngor Ndour (2015) aborde l’anthropologie du handicap dans la société sénégalaise qui accuse la mère et la rend responsable du handicap de son enfant, ce qui engendre le délaissement et le remariage de l’époux, ce qui est une autre forme de séparation ou de divorce.

Sur le plan de la méthodologie

Nous avons choisi la méthode qualitative basée sur des entretiens et des observations. Nous allons présenter ici l’étude de deux familles : face au déni de son époux d’accepter l’autisme (TSA) de son fils, une mère a fait le khul’ ; le deuxième cas concerne une maman qui, après s’être battue pendant des années pour une « guérison » hypothétique, ne supportant plus le poids du handicap, a abandonné l’enfant et s’est enfuie, son mari va demander le divorce pour abandon du domicile conjugal.

L’étude de cas s’appuie essentiellement sur l’entretien clinique et l’observation :

  • observation et entretien au cours des séances d’accompagnement parentales et familiales pour cerner le vécu familial et les données anamnestiques et pour saisir les conditions de vie qui précédent la séparation des parents ;
  • l’observation clinique des enfants atteints de TSA au centre pour noter toute anomalie ou trouble qui peut gêner l’apprentissage et l’émergence des compétences cognitives et sociales.
  • La prise en charge institutionnelle, nous permet de programmer des séances d’accompagnement parental et familial pour amener les parents à verbaliser leurs difficultés et leurs modes de vie avec leurs enfants handicapés. L’objectif est de soutenir les parents et faire une psychoéducation pour atténuer l’impact du handicap sur leur qualité de vie et celle de l’enfant. C’est également un moment privilégié pour observer les rapports entre le couple parental, les réactions vis-à-vis de l’enfant lors des séances où il est présent, leurs attentes, leur degré d’adhésion et leur collaboration à la prise en charge.

Les enfants sont observés dans différentes situations : en classe pédagogique, en sortie pédagogique et de détente, avec l’équipe de prise en charge, avec les autres enfants, à table pour les repas, dans le dortoir, dans la cour de récréation et avec leurs parents au moment de la récupération en fin de journée ainsi qu’à l’arrivée le matin.

Les deux cas que nous appelons Rokaia maman d’un garçon unique autiste, âgé de 8 ans, et Ayoub, papa de 2 enfants dont le garçon de 8 ans est autiste. Ces deux enfants sont admis au Centre psychopédagogique pour enfants handicapés mentaux de Mostaganem.

Présentation des cas

Premier cas : Rokaia et Ahmed

Rokaia est une jeune femme ayant un niveau d’étude primaire, qui s’est mariée à l’âge de 23 ans avec un homme de 35 ans (un mariage traditionnel). Après 6 mois de mariage, la belle famille et le mari (Hamid) mettent la pression sur Rokaia pour tomber enceinte et ils « exigent » un garçon comme 1er enfant.

Rokaia est stressée par cette injonction, elle a peur, mais avant son premier anniversaire de mariage, elle tombe enceinte. Le mari insiste sur le sexe du bébé, il veut un garçon « pour le nom », alors que Rokaia souhaite avant tout un enfant en bonne santé et dira à son mari : « si nous avons un garçon, mais malade ?Je préfère un bébé en bonne santé. »

L’accouchement s’est annoncé difficile, face aux complications, la césarienne a été pratiquée. L’enfant est accueilli avec beaucoup de joie par les deux familles. Cette joie ne dure pas longtemps, car à l’âge de deux ans, les signes d’autisme deviennent patents. Souvent, les parents perçoivent tardivement les signes d’autisme, comme le notent certains auteurs (Chamak et Cohen, 2003 ;Adrien, 2017). Au début, les parents sont dans le déni, ils espèrent que c’est un « simple retard, que ça va passer ». Rokaia s’inquiète du retard de langage, des jeux « bizarres », elle en parle à son mari et exprime sa peur face à ce trouble.

L’apparition des signes d’autisme : début de conflit entre le couple

L’isolement de l’enfant est visible, même les interactions avec la maman sont limitées, il joue seul, contact visuel absent et le plus frappant c’est le retard de langage comme l’exprime Rokaia: « il ne parlait pas, j’attendais avec impatience d’entendre le mot « maman » comme le souhaite toute maman …»

Rokaia, de plus en plus inquiète, veut consulter et se faire aider par des spécialistes, mais son mari refuse et lui interdit d’emmener leur fils chez les médecins et l’accuse de ne pas savoir l’éduquer, de trop le gâter et qu’il allait prendre les choses en main. En voulant normaliser ces comportements qu’il juge négatifs, il devient violent avec le petit et quand la maman intervenait pour le stopper, il la maltraite à son tour. Rokaia raconte :

« Quand mon fils avait des troubles de sommeil et piquait des crises la nuit, son père l’immobilisait de force et lui donnait des claques, quand je lui expliquais et voulais prendre mon fils dans mes bras, il me poussait de toutes ses forces et m’accusait que tout cela est le résultat de mon éducation … (elle pleurait)…qui n’aimerait pas avoir un enfant idéal, mais… ».

Ces comportements intolérants du mari durent plusieurs mois et se généralisent face à tout comportement chez son garçon (jeux stéréotypés, troubles alimentaires, refus de contact, troubles de l’humeur, crises...) Rokaia à peur pour elle et pour son fils et remarque que l’état du petit s’aggravait. Elle part chez ses parents et leur expose les faits. Encouragée par sa famille, Rokaia décide de consulter et de voir plusieurs spécialistes à l’insu de son mari, ses frères payant les prestations des consultations. Après 6 mois, le diagnostic de troubles du spectre autistiques (TSA) est posé et l’annonce de ce dernier fut brutale et bouleversante pour la maman. Cette brutalité de l’annonce du diagnostic est soulignée par des chercheurs qui montrent ses effets traumatisants sur les parents (Kellou, 2021 ; Sausse, 1996.)

Rokaia est triste, mais soulagée que le problème de son fils ne vienne pas d’elle ; elle déclare :

« Dans les salles d’attente des médecins, spécialistes et psychologues, en voyant d’autres enfants qui avaient presque les mêmes comportements que mon fils et quand j’en parlais à leurs mamans, elles me racontaient des situations similaires à celle de mon fils, mais les papas étaient compréhensifs et collaborateurs… C’est triste, mais cela m’a soulagée que je ne sois pas la cause du trouble de mon fils. »

Prise de décision

Rokaia était fatiguée par cette situation : d’un côté, son fils fortement perturbé à gérer, de l’autre, le mari violent envers elle et envers son fils. Elle faisait tout en cachette avec l’aide des membres de sa propre famille. Devant cette situation dont elle ne voyait pas l’issue, elle demande le divorce, le mari refuse, ce qui l’amène à faire le khul’.

À l’âge de 6 ans, le petit garçon est admis au Centre psychopédagogique pour enfants handicapés mentaux. Rokaia est très impliquée, elle est accompagnée par notre équipe jusqu’à ce jour. L’enfant fait beaucoup de progrès avec le suivi des orthophonistes et pédagogues du centre, l’équipe projette de l’intégrer dans une classe spéciale au sein d’une école primaire ordinaire.

Deuxième cas : Ayoub et Warda

Ayoub est un commerçant marié à Warda, femme au foyer d’un niveau d’étude secondaire, il la dépasse de 16 ans. Le couple vit dans un luxueux appartement avec deux enfants : une fille de 10 ans, scolarisée en 5ème année primaire et un garçon autiste de 8 ans inscrit en institution spécialisée.

Lors des séances d’accompagnement familial, la maman parlait de ses origines, de l’Est du pays et de la raison de ce mariage arrangé avec un homme qui avait presque le double de son âge (elle n’avait que 18 ans,) à l’autre bout du pays. Elle voulait fuir sa famille composée d’une sœur ainée et d’un neveu, tous deux handicapés mentaux, elle déclarait :

« Je ne supportais pas ses comportements puérils (parlant de sa sœur) et surtout les moqueries des autres enfants à son sujet, et pour le fils de mon autre sœur, il était insupportable et me rendait nerveuse… ».

Warda fuyait son mal-être que beaucoup de fratrie d’handicapés ressentent (Kellou & al. 2021 ; Mohamed Nadjib Nini et al. 2014). Cette situation vécue dans sa famille va être un des facteurs de risque de sa fuite, comme nous allons le montrer plus loin.

L’apparition des signes d’autisme : début de conflit entre le couple

Tout allait bien, le couple vivait heureux, surtout avec la naissance du 1èr enfant, une petite fille que Warda investissait de tout son amour et son énergie pour compenser l’absence de sa propre famille. Cela ne pouvait que satisfaire Ayoub son mari, soulagé que sa femme ait pu trouver un centre d’intérêt et que ce bébé a comblé un grand vide que lui seul n’a pas pu ou su combler. À peine une année écoulée, Warda désirait avoir un autre enfant, elle disait souvent :

« Je suis étrangère à cette ville, je suis tout le temps seule, je ne travaille pas, je ne connais personne et surtout on est à l’aise financièrement et mon mari adore les enfants, autant combler ce vide et s’entourer de ses propres enfants ». Ici se profile une famille idéale, heureuse.

Une année après, un garçon est né, accueilli avec beaucoup de joie et de satisfaction, notamment de la part de Ayoub, qui est lui-même garçon unique parmi des filles et il parlait de la transmission du nom de famille et de la continuité de génération et de progéniture (Radjia Benali, 2005). Cette joie ne dure pas longtemps, car un an après la naissance, les premiers signes d’autisme se font visibles. Inquiète, Warda en parle avec son mari et exprime sa peur que son fils soit handicapé ; elle disait : 

« J’ai déjà vu ces comportements chez mon neveu autiste, j’avais très peur de trouver sous mon toit la vie que j’ai fuie… ».

Comme d’autres parents d’enfants autistes, elle est désemparée, culpabilisée (Chamak et Cohen, 2003 ; Adrien, 2017).

Contrairement à Ahmed, Ayoub soutient sa femme et l’accompagne lors des consultations de plusieurs spécialistes pour trouver des réponses à tant de questionnements. À l’âge de 2 ans et demi, le diagnostic de troubles du spectre autistiques (TSA) est posé et l’annonce fut brutale et bouleversante pour la maman surtout, ce fut les mêmes conditions d’annonce que pour le premier cas, comme il est signalé plus haut et par de nombreux chercheurs.

Les parents sont orientés vers notre institution spécialisée dans la prise en charge des enfants inadaptés pour des tests, des bilans psychologiques et une éventuelle admission du petit. Suite à cette démarche, les différends et les conflits s’installent entre le couple. Alors que le père adhère à cette admission, la maman qui est encore dans le déni appréhende ; cette résistance a été signalée chez certains parents (Sénéchal ; Rivières-Pigeon, 2009, pp. 245-260), comme si le fait d’accepter l’institution confirmait définitivement le diagnostic de « handicap lourd ».

Face à cette situation intenable qu’elle a fuie en se mariant si loin de sa famille, elle disait :

« Je revis les mêmes conditions et les mêmes émotions que j’ai connues quand j’étais jeune avec ma sœur ainée et mon neveu et je dirais que c’est plus fort et plus intense, car il s’agit de mon propre fils… Elle (éclate en sanglots), ma vie est brisée, je ne sais plus quoi faire… ».

Elle se bat désespérément et espère toujours une guérison miraculeuse.

Le refus d’accepter le handicap : l’abandon

Après plusieurs séances d’accompagnement parentales, l’admission de l’enfant s’est faite, l’enfant s’est bien intégré en institution, s’est stabilisé, a bien répondu aux programmes proposés, sauf que le suivi et la continuité à domicile ne se faisaient pas ou très rarement, ce qui ralentissait un peu l’évolution de l’enfant. Ce ralentissement est dû au fait que les parents ont du mal à respecter les consignes, bien que, comme le décrit Joseph-Roche (2013), l’implication des parents dans la prise en charge de leurs enfants soit une opération essentielle à l’amélioration de leurs compétences. Le peu d’implication des parents exprime souvent le refus du handicap par l’un ou l’autre, comme nous l’avons constaté dans notre pratique et notre thèse (Kellou, 2021, p. 28). Dans ce cas, c’est Warda qui prend tout en charge car le père Ayoub est souvent absent pour son travail mais aussi par manque d’implication de sa part. D’autre part, il minimise les difficultés que rencontre sa femme au quotidien et a du mal à comprendre ses angoisses liées à la reviviscence d’un passé douloureux qu’elle a fui. Sa souffrance atteint son paroxysme quand elle prend conscience que le fardeau est trop lourd pour ses épaules et que cette vie est intolérable, sans espoir de rémission. Ce vécu douloureux va accroitre les conflits au sein du couple et aboutir à la négligence progressive envers l’enfant.

Les deux parents s’affrontent :chacun accuse l’autre de délaisser l’enfant. Warda n’arrivait plus à gérer cette situation vécue comme sans issue.

Prise de décision

Lourdeur du fardeau, sentiment d’être seule, stigmatisation, ces facteurs vont être renforcés par le confinement total imposé par la pandémie de la COVID19. Les parents se retrouvent brutalement sans aide et sans moyens pour faire face à la garde de leur enfant autiste. Jour et nuit pendant 10 mois, ce confinement impose un poids insoutenable aux parents d’enfants handicapés, qui n’ont aucune échappatoire, aucun répit, ce qui fait dire à Chamak (2021) : « Les périodes de confinement liées à la pandémie de Covid-19 constituent un défi particulièrement important pour les familles d’enfants autistes », il faut dire que c’est éprouvant physiquement et mentalement.

Nous avons vu plus haut que c’est la culture qui impose aux femmes des charges bien lourdes en Algérie ou même en Occident (Roskam et al. 2021, Asma Achachra, 2015). Warda s’occupe de tout et de cet enfant dont les troubles du comportement «se sont intensifiés par l’enfermement » dit-elle. Beaucoup d’études notent que les mamans d’enfants handicapés souffrent plus du burnout (Moutassem-Mimouni et al., 2023 ; Roskam et al. 2022) Mais ce burnout a été aggravé par le confinement.

Le confinement levé, et après la reprise des écoles, l’enfant ne rejoint pas sa classe. Convoqué, comme la procédure administrative de l’institution l’indique, Ayoub nous informe que sa femme a quitté le pays à son insu, en migration clandestine (harga) accompagnée de sa fille ainée et laissant son enfant autiste chez la voisine.

Après quelques mois d’attente, Ayoub a entamé la procédure de divorce pour motif d’abandon du domicile conjugal. Actuellement, Ayoub vit seul avec son enfant autiste qui est revenu en institution, perturbé, déstabilisé ; l’enfant a fortement régressé. La perte de la maman constitue un lourd traumatisme pour l’enfant et en plus son père n’étant pas habitué à s’en occuper, il ne sait pas comment faire, ne connait pas ses manies, ses habitudes, ni les conduites qui le rassurent.

Analyse et discussion des résultats

L’étude des deux cas nous a permis de mieux comprendre les mécanismes qui les ont amenés au divorce. Nous avons analysé leur quotidien et leurs vécus, il en ressort les points suivants :

Au départ il y a le désir

Il faut rappeler que les deux enfants étaient fortement désirés par les deux familles, et que ce « fils » allait combler la solitude de Warda « je suis loin de ma famille, […] je vais m’occuper de mes enfants ». Elle rêve d’une famille « normale » qui va la consoler des souffrances vécues avec une sœur handicapée mentale et d’un neveu autiste.

De son côté, Ahmed a enfin le garçon tant désiré : « je veux un garçon ». Angoissée par cette injonction, Rokaia est heureuse d’avoir ce garçon que son mari désirait tant.

Le diagnostic : le miroir brisé

Tous les fantasmes sont battus en brèche : la déception immense est rendue encore plus forte par la brutalité de l’annonce du diagnostic qui peut provoquer un choc traumatique aux parents qui, malgré tous les signes, restent dans le déni du handicap et surtout d’un handicap aussi lourd que l’autisme. L’horizon temporel se couvre. Cette situation nouvelle exige une réorganisation des relations familiales, de redéfinir leurs priorités en fonction du type de handicap et sa gravité comme le font si bien les familles présentées par Araoui et F’sian (2018).

Ils se trouvent ainsi à faire face à la blessure narcissique causée, non seulement par le handicap, mais également par le regard des autres, qu’il soit de pitié ou accusateur. Jean Paul Sartre ne disait-il pas « l’enfer c’est les autres. » (Sartres, 1947). Le handicap modifie le fonctionnement de tous les membres de la famille : le couple, la fratrie, etc. (Kellou, 2021) ainsi que les parents proches (grands-parents et parentèle). Si cette restructuration des relations ne se fait pas, toute résilience risque de poser problème (Cyrulink, 2009). Il faut rappeler que la dépendance de l’enfant n’est pas momentanée, elle est chronique et selon la gravité du syndrome, cette dépendance de l’autiste est pour la vie. L’absence d’institutions pour adultes handicapés aggrave les angoisses des parents qui sont taraudés par la question suivante : « qui va s’en occuper si je viens à mourir avant, lui ou elle !? ».

La rupture : Le deuil impossible

Face au déni et à la non-acceptation des troubles de son fils par le mari Ahmed, devenu violent envers elle et l’enfant, Rokaia demande le divorce qui sera refusé par son époux et se résout à faire le khul’.

Contrairement à Rokaia, la femme de Ayoub, Warda n’a pas supporté que son fils soit handicapé et a abandonné son foyer pour ne pas revivre son enfance en tant que sœur d’une handicapée et jeune tante d’un autiste. Son angoisse, c’est d’avoir à vivre dans ces conditions toute sa vie. Elle va fuguer en traversant la Méditerranée clandestinement, mettant en danger sa vie et celle de sa fille ainée.

Rokaia, par contre, a bien accepté l’autisme de son fils et était prête à suivre toute prise en charge pour améliorer le niveau de ce dernier.

Si pour Warda le deuil était impossible et la solution c’est l’abandon  et l’exil ; Rokaia va faire le deuil de l’enfant idéal, et l’accepte avec ses manques tout en essayant d’améliorer sa qualité de vie, alors que le père n’arrive pas à faire le deuil et exprime sa colère contre elle et contre l’enfant qu’il juge comme « gâté, mal éduqué ».

Facteurs de risque et de protection : le fardeau au féminin

Ces deux cas montrent les souffrances multiples que vivent ces parents. Le poids du fardeau (soins, suivis chez les praticiens, gestion des crises) pèse lourdement sur les mamans ; les sentiments de désespoir, d’échecs de deuil difficile à assumer ont fait l’objet de nombreuses recherches (Ghouaiel, 2017 ; Ngor Ndour, 2015 ; Moutassem-Mimouni et al., 2021 ; Kellou, 2019). Nathalie Poirier et al. (2018) notent que la qualité de vie des mamans est bien plus affectée que celle des pères.

Si Rokaia répond à ce critère, puisqu’elle est accusée par son mari d’être la cause de la pathologie de l’enfant par son éducation permissive ; Warda est plus en état d’épuisement et de dépression, ce qui est constaté par les études au Canada dont nous avons parlé plus haut (Vallée-Donahue, 2018), qui mettent l’accent sur le mal-être des parents pouvant générer la séparation.

Warda est restée dans la première position : elle ne peut faire le deuil de cet enfant qui représente le mauvais objet et qu’elle va abandonner, s’exiler.

Cette solitude des parents d’enfants handicapés a été soulignée fortement par Aïd, déjà en 1986 dans sa thèse sur l’autisme en Algérie, mais également par d’autres de par le monde. Cette solitude est accentuée par l’insuffisance des institutions spécialisées, par l’absence d’une stratégie nationale de prise en charge du handicap…

La présence des proches et des grands-parents est souvent considérée comme un facteur de protection par l’aide qu’ils pourraient apporter pour soulager, ne serait-ce que momentanément les parents. Ce fait apparaît clairement dans le soutien apporté par ses parents à Rokaia, contrairement à Warda qui est isolée. Cet isolement conjugué avec le rejet du handicap fait qu’on retrouve des enfants handicapés, placés définitivement en institution ou en foyer pour enfants assistés (FEA), la famille n’ayant pas la force ou les moyens de s’en charger.

Conclusion

Le handicap de l’enfant interroge notre humanité et nos capacités d’endurance. Il met à rude épreuve le sentiment de parentalité. Si certains couples vont puiser dans leurs ressources personnelles et sociales des forces pour faire face à une situation inattendue et éprouvante, d’autres n’y arrivent pas, ce qui met en péril la cohésion de la famille et amène à la rupture de ce lien pour échapper à une situation intenable. Notre étude montre des parents tourmentés, luttant contre le désespoir, la honte et la culpabilité. Deux imagos parentales : un père dans le déni du handicap cédant à la colère et à la violence, et une mère croulant sous la charge mentale qui abandonne l’enfant et s’exile.

Ces deux familles offrent une palette de sentiments et de vécus très contrastés. Blessées dans leurs attentes, les mères croulent sous le poids du fardeau physique, mental et social. Nous avons deuximagos parentales qui s’opposent et chacune tente de remédier à une situation impensée.

Ces deux familles sont loin de représenter tous les modes de réactions de famille d’enfant gravement handicapé, car chaque couple évolue selon ses compétences et ses propres ressources, mais également en fonction des ressources de l’entourage. Chez nos deux cas, en plus de l’autisme, le regard de l’Autre et la mésentente du couple ont compliqué la situation. N’ayant pas pu se faire aider et accompagner, ces deux couples n’ont pas gardé la cohésion nécessaire face à une telle situation ; alors que pour d’autres, le handicap peut souder le couple parental.

Cela nécessite que des professionnels de santé et des travailleurs sociaux ainsi que des psychologues soient suffisamment formés pour accompagner, soutenir ces parents et leurs enfants pour les aider à plus de cohésion familiale, plus de solidarité. Cela est d’autant plus nécessaire que la prévalence des troubles du spectre autistique semble être en augmentationselon Jacqueline Berger (2022). Si ces estimations s’avèrent justes, il s’agit d’un gros problème de santé publique et toute société se doit de prendre les mesures pour faire face aux besoins multiples et couteux tant sur le plan financier et économique (infrastructures, personnels spécialisés, matériels, etc.) que sur le plan des souffrances qu’il génère et des risques de voir une explosion des divorces avec leurs effets sociaux, économiques et psychologiques.

Tous ces problèmes nécessitent la mise en place de stratégies nationales qui prennent en compte l’importance du dépistage précoce, car plus la prise en charge adaptée se fait tôt, plus les chances de réduire les troubles de l’enfant et d’améliorer, par la même le pronostic, augmentent. De l’autre côté, des professionnels bien formés pourraient apporter une aide réfléchie, structurée aux parents, pour leur assurer une écoute pouvant alléger leurs charges.

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زيارة في 14 أكتوبر 2021 الساعة 14:24

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Notes

1 Nassima Kellou est psychologue clinicienne dans un CMP (Centre psychopédagogique pour enfants handicapés mentaux) et Pr. B. Moutassem Mimouni a travaillé avec des enfants privés de famille ou en difficulté (FEA,Foyer pour enfants assistés, CSR,Centre spécialisé en rééducation) pendant plusieurs décennies et a été psychologue consultante dans des Jardins d’enfants.

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