Oran, un prototype de société de frontière dans l’Espagne moderne

N°23-24 | 2004  | Oran : Une ville d'Algérie | p. 167-178 | Texte intégral


Oran, a borderline society prototype in modern Spain

Abstract : The Spanish and Turkish expansion process in the western Mediterranean changed the central Maghreb into a zone of conflict between the two empires. .A series of towns were created to be used to watch enemy movements, as well as to struggle to control neighbouring territories and enclaves for each The political and military tensions are well known, having been studied by traditional historiography .What is particularly interesting, is the creation of a borderline society which allows changes in regards to those of the original metropolis. Oran, Mers-el-Kebir are consequently changed into places where a new society organizes itself, with rules and specific manners enabling a new reality which lasts through out the modern period.

Key words : Oran and Mers-el-Kebir - zone of conflict - Spanish and Turkish - a borderline society.


Miguel Angel DE BUNES IBARRA : Institut d’Histoire – CSIC, Madrid.


La politique des Espagnols et des Portugais dans la Méditerranée et le proche Atlantique a consisté à repousser l’ancienne frontière médiévale péninsulaire de l’autre côté du détroit de Gibraltar [1] . Cette situation se maintient durant la courte phase expansive des Castillans dans les zones qui leur correspondent dans la répartition du territoire musulman par les traités de Alcasobas-Tordesillas [2] .

Les premières conquêtes sont inspirées par des raisons semblables à celles qui poussaient les militaires castillans à assiéger un château ou à s’emparer d’une région. On cherche tout d’abord à pacifier et protéger un territoire par une action armée spécifique. Après la conquête de Grenade en 1492, le danger qui menace la Péninsule ne vient plus d’une invasion terrestre, mais des petites armées de la course de subsistance qui cherchent à capturer une équipe d’hommes isolés, arrêter de simples pêcheurs côtiers, ceux qui s’occupent dans des zones de pêche du Détroit, ou qui empêchent la navigation de cabotage qui transporte des grains et de la marchandise d’un port à un autre [3] .

Aussi, la nouvelle frontière défensive qui s’établit au début du xvie siècle ne prétend pas empêcher une future attaque islamique de la Péninsule, situation impensable par l’automatisation des unités politiques maghrébines d’alors, mais plutôt contrôler la vie économique de cette partie du continent voisin pour tenter de contrer le développement de la petite course dans sa façade maritime. Comme pendant les siècles médiévaux, les nombreuses expéditions pour occuper une ville nord-africaine – tel le cas de Melilla et d’Oran – sont financées et organisées par des nobles et des ecclésiastiques ; ce sont des actions encouragées par la couronne pour entretenir une noblesse et un clergé qui détiennent un pouvoir excessif dans un moment où l’on prétend au renforcement du pouvoir royal. D’un autre côté, ce sont des entreprises dans lesquelles la liberté des hommes qui les caractérisent marquent le cap et le destin de celles là.

Pedro Estopiañan, le comptable du Duck de Medina Sidonia qui gouverne Melilla dans les premières années de la présence chrétienne dans la ville [4] , ou le comte Pedro Navarro, militaire, protagoniste de la majeure partie des conquêtes de l’époque des Rois Catholiques et des premières années du gouvernement de l’empereur, sont, d’une certaine façon, ceux qui établissent le destin de la présence espagnole dans le territoire. Le cas concret de Navarro, ou d’Andrea Doria, est très significatif pour expliquer l’évolution de la société de frontière que constituent les Espagnols, bien que, au sommet, on prétende à une complète occupation du territoire, semblable à ce qui fut réalisé dans les dernières années de l’histoire de l’Andalousie [5] ; les moyens financiers et les ressources humaines disponibles convertissent ces plans en de simples déclarations d’intention.

Pedro Navarro va conquérir d’une manière rapide les villes côtières, ou établir de petites garnisons de soldats dans des montagnes et rochers qui contrôlent les rades musulmanes, pour mettre fin au danger des corsaires maghrébins dans les eaux de la Méditerranée occidentale.

On élève des murailles ou on répare les fortifications antérieures, et on laisse des pièces d’artillerie et des militaires pour assurer la position. En aucun moment, il est question d’occuper les terres voisines, mais plutôt empêcher l’exercice d’une activité de subsistance aux petits bateaux des ports de Berbérie. Après le succès de la campagne castillane sur les territoires du Maroc, d’Algérie et de la Tunisie (Cazaza et Mers-el-Kébir, 1505 ; le Rocher de Vélez de la Gomera, 1508 ; Oran,1509 ; le Rocher d’Alger, Bougie et Tripoli, 1510), la politique méditerranéenne de la monarchie espagnole a souffert d’un moment de stagnation. On peut considérer que le premier échec dans l’île de Djerba est le moment de l’inflexion de cette politique espagnole.

L’historiographie traditionnelle considère que l’abandon de cette aire d’expansion par les militaires et les classes dirigeantes espagnoles mettent en évidence les recommandations testamentaires d’Isabelle la Catholique : c’est la conséquence de l’intensification de la politique en Italie et de la colonisation des terres du Nouveau Monde, zones qui réclament constamment l’envoi d’hommes et d’argent.

Sans nier ces deux circonstances dans le développement de la politique au Maghreb, influent aussi décisivement la propre situation des terres conquises et la réalité dans laquelle se trouvent les Espagnols dans les premières années du xviie siècle.

La pénétration espagnole au Maghreb est inspirée par une intention clairement défensive. Bien que la pensée politique castillane du xviie siècle reflète constamment l’idée de la restitution des territoires qui appartenaient antérieurement à la dynastie wisigothe, la monarchie se désintéresse de ces plans pour se concentrer dans des questions intérieures ou dans la lutte pour l’hégémonie en Europe [6] .

La conquête de la Méditerranée est l’entreprise qui légitime nombre de comportements et d’actions des rois espagnols de l’époque moderne : il en est ainsi des pétitions d’argent à la papauté pour le maintien de la guerre contre l’infidèle ottomane, mais la pratique des actions qui sont entreprises s’éloigne beaucoup des plans proposés par chacun des monarques de l’époque moderne.

La présence au Maghreb, une fois le danger ottoman conjuré, reste réduite au rôle d’une entreprise qui donne un prestige international à la couronne, unique raison pour laquelle sont maintenus plusieurs présides. Le cas d’Oran et Mers-el-Kébir, devient de nouveau paradigmatique pour justifier cette affirmation. Felipe V décide de récupérer le double préside en 1732, à un moment de récession évidente et de perte de poids politique en Europe, pour se présenter devant le reste des puissances comme un pays qui maintient une entreprise d’expansion qui accroît son importance dans le contexte international [7] . Evidement, la possession des villes algériennes en un siècle, cherchant le libre commerce dans la mer par la signature de traités avec les différents Etats riverains, devient une action anachronique – anachronisme dont n’est pas exempte toute l’entreprise africaine. Une grande quantité d’argent est investie pour réparer les fortifications antérieures, un grand nombre de soldats y sont envoyés, et l’on essaie de recréer une société civile dans ces murailles, à des frais très coûteux et d’une mince rentabilité par rapport aux bénéfices qu’on obtient de cette deuxième phase du pouvoir espagnol en ce lieu. La possession du double préside se pose de nouveau, comme une place d’armes qui surveille les ennemis algériens et marocains à un moment où le processus d’expansion territoriale des empires méditerranéens a complètement cessé. On recrée une place d’armes pour la surveillance dans un territoire rendu complètement hostile par le système d’autorité qu’on prétend établir, semblable à celui qui fut réalisé durant les deux premiers siècles de l’époque moderne. Les tentatives de créer des systèmes militaires modernes, similaires à ceux qui ont cours en Europe, signifient d’énormes pertes humaines, pour ce qui revient de nouveau au monde de frontière qui, en réalité, sert exclusivement à défendre les soldats dans les murailles en les isolant des territoires voisins.

Les conquêtes du Maghreb sont inspirées dans une idéologie qui relève, en grande partie, de l’époque médiévale. La présence espagnole en Berbérie consiste à établir de nouveau une marque de vigilance par le moyen de villes fortifiées au-delà d’une frontière naturelle, comme l’est la Méditerranée. L’éloignement de ces emplacements de la métropole et leur isolement dans le territoire dans lequel ils sont installés rendent difficile leur évolution. En principe, les présides ont comme mission de contrôler le développement de la course, mais cette entreprise a rapidement échoué lorsque les vaisseaux qui pratiquent cette activité se sont installés dans d’autres rades et ports. D’autre part, soumettre les corsaires peut se réaliser, comme l’ont pu réaliser la France et la Hollande, en instaurant un nouveau système économique, tout en continuant à bombarder les cités de corsaires. Les Espagnols et, dans une moindre mesure, les Portugais affrontent cette lutte en occupant des villes côtières pour expulser les navigants occasionnels de la côte voisine. Après avoir contrôlé les noyaux corsaires de la Méditerranée, la couronne se plaint du manque de zèle des Portugais dans leur lutte pour assurer les routes de communication depuis la zone qui leur appartient par le partage territorial du continent voisin.

Le Portugal était passé de l’autre côté du détroit de Gibraltar avec des intérêts différents de ceux qui inspiraient les Castillans. La première conquête, celle de Ceuta, continue d’être un mystère pour la majeure partie des chercheurs lusitaniens, ouvrant un débat entre les différents courants historiques du pays voisin. Les militaires de Lisbonne projettent d’essayer en tant que chevaliers de lutter contre les musulmans, tout comme leurs prédécesseurs qui se sont embarqués pour occuper le promontoire où se trouvait l’autre colonne d’Hercule. En plus de cette idée erronée, formulée dans la majeure partie de la documentation de l’époque, comme à Castille, qui était une façon d’entretenir une noblesse paresseuse qui a perdu une partie de sa raison sociale en ayant terminé la récupération de son ancien territoire conquis par les musulmans. Il existe un troisième argument, avancé pour expliquer l’action extérieure active dans l’Afrique du Nord : c’est celui de la pression de la bourgeoisie et des groupes commerciaux portugais pour agrandir les marchés et pour chercher le blé ainsi que d’autres matières premières [8] . L’historiographie a favorisé chacune de ces raisons pour donner une explication cohérente au passé portugais, distinguant chacune d’elles en fonction de la vision du passé que chacun de ces historiens intéressés par la question veut faire ressortir, bien que toutes servent à expliquer la situation de la première occupation lusitanienne.

Dans le cas espagnol, le troisième facteur disparaît complètement, ce qui génèrera un type de présence dans le territoire totalement différent de celui défendu et établi par les Portugais.

Les expéditions lusitaniennes dans l’Atlantique marocain seront des entreprises rentables durant une bonne partie du siècle, en réussissant à changer le sens de certaines caravanes commerciales traditionnelles de cet espace vers les murailles contrôlées par les frontières [9] .

Jusqu’à 1540, moment de l’abandon de la majeure partie des villes contrôlées par le Portugal au Maroc, la présence des militaires lusitaniens dans le Maghreb était motivée par un double objectif : assurer la navigation des navires dans cette mer et commercer avec les musulmans pour trouver des esclaves, cire, blé et or. L’apparition d’un nouveau pouvoir au Maroc, comme celui de la dynastie saadienne, bouleverse complètement les plans de la dynastie lusitanienne.

La dynastie des chérifs est née sous la bannière du djihad contre les puissances étrangères chrétiennes installées en terres d’Islam, ce qui fait que la vie des garnisons portugaises commence à ressentir le double harcèlement, le siège des présides par le sultan et la persécution des « Arabes de paix » alliés aux chrétiens. Bien que la plupart des premiers sultans de la dynastie continuent à combattre les musulmans pour créer un pouvoir centralisé qui unifiera un territoire très dispersé politiquement, le siège des présides lusitaniens sera toujours utilisé pour s’attirer les différents groupes musulmans, en plus comme un élément pour justifier la propre politique intérieure que réalisent ces hommes d’Etat [10] .

L’abandon de ces positions répond, par conséquent, au manque de rentabilité que montre dans ces décades la défense des villes côtières. D’autre part, les nouvelles aires de l’expansionnisme portugais, orientées vers le golfe Persique et l’Inde, concentrent les efforts des gouvernants de Lisbonne exclusivement dans le maintien sur les terres d’Islam de ces villes qui peuvent servir d’escales pour la navigation ou pour assurer le retour des caravanes qui reviennent les mers lointaines de l’Inde [11] .

La présence espagnole au Maghreb a, depuis le début, un intérêt exclusivement défensif, du fait que les soldats et gouverneurs des présides oublient rapidement l’entourage dans lequel ils se trouvent pour se concentrer à la sauvegarde de leurs vies [12] .

Parmi les différents modèles de colonisation d’un territoire, la monarchie hispanique opte pour celui de l’occupation de l’espace par le moyen de points de vigilance fortifiés pour contrôler l’espace que les militaires peuvent traverser en une ou deux journées de marche [13] .

Ce modèle est pratiqué à Oran et Mers-el-Kébir avant l’arrivée des Ottomans dans la ville d’Alger, ce qui dénote l’absence d’une politique décidée par la couronne en Berbérie. Les relations commerciales, humaines et politiques des garnisons suivent les rythmes imposés par le pouvoir central dans la Méditerranée. On essaie d’atteindre une zone de sécurité dans la gorge des présides en établissant des alliances avec des populations musulmanes avoisinantes par un pacte de mudejarisme (assimilation), qui rappelle les traitements réalisés au Moyen Âge dans la frontière de l’Al-Andalus [14] .

Les relations avec les « Arabes de paix » est une façon d’atteindre un espace de sécurité avec une partie de la population musulmane ennemie, en plus d’obtenir l’achat des produits alimentaires indispensables pour maintenir la garnison installée dans les murailles [15] . A Oran et Mers-el-Kébir, on essaiera de créer un royaume vassal pour assurer la présence des Espagnols dans cette partie de l’actuelle Algérie. Le royaume de Tlemcen est l’objectif de cette espèce de protectorat qui prétend s’imposer par la supériorité militaire des armes à feux déposées dans les murailles du double préside [16] .

Dans les premières années du xvie siècle, ce système a un certain succès, lors des confrontations avec des pouvoirs musulmans similaires à ceux qu’ils doivent défendre, tels les sultans marocains et d’autres entités politiques du Maghreb postmérinide éclaté. Le grand problème de la politique espagnole en Afrique du Nord naît lorsqu’apparaît un pouvoir dans son voisinage qui possède des caractéristiques semblables à celles des soldats chrétiens.

L’établissement des corsaires apatrides de provenance turque dans les villes de Tunis et d’Alger change complètement l’histoire de l’Afrique du Nord à cette époque. En plus du perfectionnement et du professionnalisme de la course à constituer des systèmes économiques spécifiques et à intégrer les techniques constructives et militaires modernes en Berbérie [17] , l’arrivée des Ottomans dans cette partie des terres d’Islam suppose l’entrée d’une puissance qui désire s’étendre sur cette partie du continent en prétextant la primogéniture du califat que détiennent les sultans d’Istanbul. Les navigants et militaires turcs vont conquérir toutes les villes occupées par les Espagnols en Berbérie centrale, en plus de soumettre les petites dynasties dépendantes ou indépendantes des sultans hafsides de Tunis. Oran et Mers-el-Kébir devront, à partir de ce moment, agrandir leurs fonctions et renforcer le mur de soutènement contre les visées expansionnistes turques.

Lors du bref gouvernement d’Arudj Barberousse, on commence à poser les bases de ce que sera l’histoire de la double ville tout au long de l’époque moderne. La mort de ce corsaire, homme qui en réalité désirait créer un royaume indépendant dans les terres occupées actuellement par la république algérienne, dans les environs de la ville de Tlemcen, met en exergue le nouveau danger auquel devront faire face les soldats espagnols, qui ne luttent plus contre les navigants occasionnels mais contre les hommes qui ont des objectifs politiques similaires.

Son frère Khaïreddine consacrera les premières années de son gouvernement à créer une vraie entreprise corsaire dans le territoire, pour suivre ensuite les plans d’expansion en Kabylie avec l’appui des pouvoirs des sultans d’Istanbul. La pression espagnole contre les corsaires et hommes d’action établis à Alger, en plus de l’hostilité de ces navigants avec les gouverneurs de Cuco et Liabes [18] , est le grand obstacle que doit vaincre la saga des Barberousse pour s’installer au Maghreb d’une manière sûre, en plus de leurs ennemis directs qui empêchent leur expansion terrestre.

La lutte entre Espagnols et Turcs dans cet espace se centrera sur le contrôle des extrêmes des possessions maghrébines, Maroc, Tunis et Tlemcen. Le bilan de cette guerre est clairement défavorable pour les armées chrétiennes, puisque à la fin du xviie siècle ; Tlemcen et Tunis sont devenus dépendants des Ottomans, et seul le Maroc saadien maintient son indépendance.

Oran - Mers-el-Kébir et la forteresse de la Goulette de Tunis seront les piliers de la politique espagnole, de nouveau à caractère complètement défensif dans cet espace. Les deux présides prétendent contrôler les deux meilleurs ports naturels du Maghreb, bien qu’ils aient des valeurs stratégiques totalement différentes. La conquête des terres tunisiennes est essentielle pour les Ottomans pour ne pas se voir isolés du reste de leurs possessions et pour le rapprochement de ces terres avec la péninsule italienne. Oran se trouve défendue, en plus de son éloignement et de son bon système de défense, par les populations de la Kabylie.

Si l’on étudie le gouvernement des premiers beyliks algériens, sans la passion de l’historiographie nationaliste des deux bords de la Méditerranée, on constatera que la majeure partie des actions belliqueuses qu’ils entreprennent ne sont pas dirigées contre les chrétiens, mais contre les populations islamiques installées dans leurs territoires. La politique des gouvernements tunisiens du début du xviie siècle, en permettant l’installation de milliers de réfugiés morisques, est inspirée, en plus des questions d’ordre religieux, du besoin de compter sur une population islamique qui leur soit fidèle et loyale [19] . En gros, le Maghreb génère des règles spécifiques dans la conformation des différents Etats, problème auquel devront faire face les deux empires expansionnistes qui y sont établis.

Les populations qui souffrent de la présence des Espagnols et des Turcs se sentiront toujours incommodées par leur rapprochement, les acceptant exclusivement pour la supériorité de leurs moyens techniques. Les sultans saadiens et alaouites, autres acteurs de l’histoire maghrébine de ces siècles, supporteront mal la pression des musulmans orientaux et chrétiens occidentaux, bien qu’ils aient atteints un espace de liberté en flirtant avec les deux empires sans jamais dépendre intégralement d’aucun d’eux.

Oran - Mers-el-Kébir, après les conquêtes de la dynastie constituée par les frères Barberousse, allant jusqu’à Euldj Ali en 1580, reste l’unique bastion chrétien qui doit lutter contre les Ottomans, en plus de surveiller les mouvements des sultans marocains. Les désastres militaires dont souffrent les gouvernements des places pour tenter d’arriver à une politique expansive dans le territoire [20] au début du xvie siècle et le manque d’une politique claire de la monarchie hispanique par rapport à l’Islam seront les deux facteurs qui soumettront ses habitants en réelles victimes de la situation dans laquelle ils vivent.

Le nombre réduit de soldats installés dans le double préside ne permettait la conquête des terres proches ; aussi, ne prime que la défense contre les Ottomans et des groupes humains qui vivent à côté de leurs murailles. Pareillement aux Ottomans installés à Alger, ils ne prétendent pas gouverner les terres sous leur influence mais plutôt jouir des ressources et des populations voisines, pour lesquelles ils vont s’attirer la haine de ces derniers. Durant les xvie et xviie siècles, les Ottomans et Espagnols doivent organiser de véritables expéditions militaires pour percevoir les impôts ou ramasser les restes des récoltes de blé des groupes berbères voisins pour représenter un pouvoir étrange et étranger qui survit grâce à la force des armes.

Espagnols et Ottomans sont, cependant, de culture urbaine, éloignés du monde rural maghrébin, et, de ce fait, ils négligeront son contrôle pour se consacrer à embellir et à améliorer les qualités des villes qu’ils gouvernent. Evidemment, le système ottoman a plus de succès que le système espagnol en se basant sur des prémisses différentes. L’élément principal qui les différencie, et explique à la fois son succès, c’est son caractère islamique. De toute façon, l’arrivée des Ottomans à Alger est une entreprise couronnée de triomphe et, à travers le temps, ils sont capables de dominer cet espace, bien que ce facteur ne suppose à aucun moment qu’ils aient été bien acceptés par les populations originaires du Maghreb. Istanbul a toujours considéré que les terres algériennes étaient un beylik, principauté de frontière qui pratique le djihad contre les chrétiens occidentaux, parce que leur articulation a toujours eu dans l’empire des caractéristiques différentes [21] .

Bien que leur organisation soit similaire au reste des provinces (sandjak) de l’empire, le différent poids politique de leurs diverses milices a changé complètement la répartition des fonctions par rapport à d’autres possessions impériales. D’un autre côté, son éloignement de la métropole, semblable à ce qui se passe dans le double préside espagnol, fait que beaucoup de décisions et ordres qu’ils recevaient depuis Istanbul avaient un accomplissement différent.

Leur particulière composition sociale et le problème des Kouloudji vont marquer leur destin tout au long de l’époque moderne, en plus des relations difficiles avec les originaires du pays qui vivent en dehors des murailles des villes côtières. Le cas d’Oran – Mers-el-Kébir va avoir des caractéristiques similaires. Le double préside ne peut pas être défini, au vu de ce qui fut réalisé pour Alger, comme une monarchie collégiale pendant le xvie siècle ou comme une république militaire au xviie siècle, mais l’importance des secteurs nobiliaires espagnols dans leur gouvernement, vu qu’ils sont occupés par différents membres des hautes familles castillanes, et la prépondérance de la société militaire sur la population civile sont identiques à l’histoire des deux villes.

Oran a aussi des particularités sociales qui la différencient totalement des villes espagnoles de la même époque. Elle maintient une communauté juive parfaitement constituée, dans un moment où cette minorité religieuse a été expulsée de la majeure partie des pays catholiques européens. Leur présence dans l’enceinte d’Oran, comme celle des innombrables renégats à Alger [22] , est une conséquence des vicissitudes spécifiques dont souffrent ces pouvoirs en se servant des Hébreux pour maintenir les réseaux de commerce et d’espionnage dans les terres maghrébines [23] . Leur expulsion signifiera la récession économique et démographique du double préside, débouchant dans une crise qui sera le premier pas pour la conquête algérienne à la fin du siècle. En plus de ce secteur, les gouverneurs devront compter sur la population islamique dans le préside, elle aussi expulsée intégralement de la péninsule Ibérique au début du xviie siècle.

Le manque de soldats et la réputation des présides dans la péninsule Ibérique à l’époque moderne suppose que, chaque fois, moins de jeunes espagnols sont recrutés pour servir dans les garnisons africaines. Recruter des soldats parmi les populations musulmanes voisines, en créant des corps spéciaux chargés d’aider à la défense de l’enceinte du double préside, est une des nécessités des gouvernements d’Oran – Mers-el-Kébir pour pouvoir survivre militairement devant le danger d’une hypothétique attaque des Ottomans algériens. Ces soldats issus de familles mixtes nous montrent une société métissée, similaire à l’algérienne, dans laquelle les normes qui sont appliquées dans la métropole s’oublient dans ces territoires de l’avant-garde devant les circonstances spécifiques qu’ils vivent dans les terres de Berbérie.

Ces pages ne prétendent pas aborder un thème qui surpasse les limites d’un article, mais elles essaient plutôt de montrer que, concernant l’histoire du Maghreb durant l’époque moderne, de nombreux champs restent encore à analyser et à comprendre. En général, l’histoire de cette partie de la Méditerranée est écrite à partir de visions très partielles, raison qui explique parfaitement le manque actuel d’une histoire comparée des vicissitudes qui se déroulent dans cette partie de la Berbérie. Les textes à caractères religieux et nationalistes ont foisonné pour analyser la présence des Espagnols et des Ottomans, en écartant fréquemment de l’approche des réalités qui se créent d’une manière comparée et large. Dans le cas concret de l’historicisme espagnol, on connaît mieux les noms des gouverneurs et les architectes qui ont bâti les imposantes murailles d’Oran et de Raz Alcazar que les caractéristiques des hommes qui les ont habités. Dans le cas algérien, la ville d’Alger a totalement éclipsée la réalité des terres qui étaient dominées en dehors de ses murailles, ainsi que l’organisation intérieure de la ville. Il reste à mener une histoire comparée de cet espace en oubliant un peu les guerres de l’époque pour comprendre près de deux siècles d’histoire de la Berbérie centrale d’une manière plus large (précise) que ce que nous savons à l’heure actuelle.


NOTES 

[1] - Les différentes phases de la frontière médiévale en Andalousie sont décrites d'une manière très claire par Miguel Angel LADERO QUESADA dans son article "Castilla, Gibraltar y Berbería (1252-1516)", Actes du I Congrès International "El Estrecho de Gibraltar", (Ceuta, 1987). Madrid, UNED, 1988, volume II, pp. 37-52. Cet auteur renvoie qui le pas à l'autre côté de la Méditerranée est une phase semblable aux précédentes relatives à la basse Andalousie. Sans pouvoir nier que les nouvelles positions sont inspirées des idées semblables, l'établissement en Berberie produit une série de nouveaux problèmes qui établissent des spécificités concrètes à la situation qui se passe à l'époque Moderne.

[2] - Les différentes phases de la politique espagnole dans le Nord de l'Afrique ont été renvoyées par Fernand BRAUDEL, "Les Espagnols et l´Afrique du Nord de 1492 à 1577", Revue Africaine, vol. 69, 1928, pp. 184-233 et 351-410, traduction espagnole dans F. BRAUDEL, « Autour de la Méditerranée », Barcelone, Paidos, 1996, pp. 41-100

[3] - L'atmosphère du Détroit de Gibraltar pendant les premières années de la Grenade chrétienne est décrite par José Enrique LÓPEZ DE COCA CATAÑER, "Relaciones mercantiles entre Granada y Berbería en época de los Reyes Católicos ", Baética, 1, 1978, pp. 293-311 ; « Esclavos, alfaqueques y mercaderes en la frontera del mar de Alborán (1490-1516) », Hispania, 38,.139,.1978, pp. 275-300.

[4] - Gutiérrz Cruz, Rafael : Los presidios españoles del norte de África en tiempos de los Reyes Católicos.- Melilla, 1997.

[5] - Rumeu De Armas, Antonio : Política de los Reyes Católicos en el África Occidental.- Madrid, 1958.

[6] - Di Camilo, Ottavio : El humanismo castellano del siglo XV.- Valencia, 1976.

[7] - De Epalza, Mikel, Vilar, Juan Bautista : Planos y mapas hispánicos de Argelia (siglos XVI-XVII).- Madrid, Instituto de Cooperación Hispano-Árabe, 1988.

[8] - Le commerce avec la Berberie commence à avoir une grande importance pour toute la façade méditerranéenne depuis le XVe siècle, importance que s'étendra ensuite, dans les siècles suivants, à d'autres pays du nord de l'Europe, Ricard, Robert : "Contribution à l´étude du commerce génois au Maroc durant la période portugaise (1415-1550)".-Annales de l’Institut d’Etudes Orientaux, III, 1937.- pp. 53-73 ; Martín Basse-Cours, Eloy : “Comercio de Cataluña con el Mediterráneo musulmán (siglos XVI-XVIII). El comercio con los enemigos de la fe”, 2001.

[9] - Plusieurs des rapports présentés dans le Coloquio sobre las Relaciones de la Península Ibérica con el Magreb (siglos XIII-XVI), Madrid, CSIC, 1987.

[10] - Cour, A. : L´établissement des dynasties des chérifs au Maroc et leur rivalité avec les Turcs de la régence d´Alger (1509-1830).- París, 1904.

[11] - Le changement de la politique portugaise au Maroc vers le milieu du XVIe siècle a été étudié par Ricard, Robert : "Les Portugaises et l´Afrique du Nord sous le règne de Jean III (1521-1557), d´après la chronique de Francisco de Andrade".- Hésperis, XXIV, 1937.- p.p. 259-345

[12] - De Bunes Ibarra, Miguel Ángel : La vida en los presidios del norte de África.- Actas del Coloquio sobre las Relaciones de la Península Ibérica con el Magreb (siglos XIII-XVI), Madrid, CSIC. 1987.- pp. 561-590

[13] - Ricard, Robert est l'auteur qui a le mieux défini le système de colonisation espagnole en Berberie à l’Epoque Moderne à travers une occupation restreinte du territoire, “Le problème de l´occupation restreinte dans l´Afrique du Nord (XV-XVIII siècles)”, Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 8, 1936, pp. 426-437; “Les établissements européens en Afrique du Nord XV au XVIII siècle et la politique d´occupation restreinte”, Revue Africaine, 79, 1936, pp. 687-688.

[14] - García-Arenal, Mercedes, De Bunes Ibarra, Miguel Ángel : Los españoles y el norte de África, siglos XV-XVIII.- Madrid, Mapfre, 1992.

[15] - Sur les relations d'Orán-Mazalquivir avec les "maures de paix" consulter le chapitre III du livre de Alonso Acero, Beatríz : Orán-Mazalquivir, 1589-1639: Una sociedad española en la frontera de Berberie.- Madrid, CSIC, 2000.- pp. 165-318.

[16] - De la Véronne, Chantal : Oran et Tlemcen dans la première moitié du XVI siècle.- París, 1963.

[17] - Cipolla, C. : Cañones y velas en la primera fase de la expansión europea, 1400-1700.- Barcelona, 1967 ; Fisher, G. : Barbary Legend. War, Trade and Piracy in North-Africa (1415-1830).- Oxford, 1957.

[18] - Sur la politique espagnole avec ces princes, le travail de Carlos RODRÍGUEZ JOULIA DE SAINT-CYR, est encore très utile : Felipe III y el Rey del Cuco, Madrid, CSIC, 1953.

[19] - De Epalza, Mikel : Les Ottomans et l´insertion au Magreb des Andaluos expulsés d´Espagne au XVIIe siècle.- Revue d´Histoire Maghrébines, 31-32, 1983.- pp. 165-173, Mikel de EPALZA y Ramon PETIT, Recueil d´études sur les Morisques andalous en Tunisie. Madrid-Tunis, 1973.

[20] - La meilleure chronique de l'histoire de cette place est encore le texte de Diego SUÁREZ MONTAGNARD, Historia del maestre último que fue de Montesa y de su hermano D. Felipe de Borja, la manera de cómo gobernaron Orán y Mazalquivir... siendo allí capitanes generales, édition de Guillén Chênes, Madrid, 1889. Beatriz Alonso Acero et Miguel Angel de Bunes sont les auteurs de la réedition compléte de ce livre, actuellemente sous presse.

[21] - Mantran, Robert : Histoire de l´Empire Ottoman.- París, Fayard, 1989.- pp. 404-420.

[22] - Bono, Salvatore : I corsari barbareschi, Turín, 1964 y Corsari nell Mediterraneo. Cristiani e musulmani fra guerra, schivitù e comercio.- Milán, 1993.

[23] - Schaub, Jean-Fréderic : Les juifs du roi d´Espagne. Orán, 1509-1669.- París, 1999.

 

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