L’adolescence En Question(s)

N°46 | 2009  | Idiomes et pratiques discursives | p. 33-44| Texte intégral 


Fatima-Zohra SEBAA :  Psychologue clinicienne, chargée de cours
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle


Introduction

Ce texte inspiré par les différentes recherches sur la question de l’adolescence et qui s’appuie sur une expérience auprès des jeunes placés en institution, vise à permettre un débat autour de cette catégorie que représentent les adolescents.

L’usage de la notion d’adolescence au singulier est en soi problématique. Ne devrait-on pas parler des adolescences ? Ou encore des types et des formes d’adolescence. La multidimensionalité des questions afférentes à cette tranche d’âge, indique l’étroitesse, voire l’exiguïté de son confinement aussi bien dans son usage que dans sa généralisation au singulier.

A cette première réduction s’ajoute celle liée à son caractère récent car le mot « adolescence » apparaît, en effet, dans la langue française au treizième siècle. Il renvoie au terme latin adulescere, qui désigne celui qui est en train de grandir, par opposition au terme adultus qui désigne celui qui a achevé sa croissance.

Dans les deux cas il s’agit communément d’évolution et d’achèvement de processus liés à des personnes. On ne devient adolescent ou adulte qu’en famille, en groupe, en communauté ou en tribu. Ce qui est fort problématique. Car les rites d’initiation et de passage d’une communauté à une autre et d’une culture à une autre, ne sont pas assimilatifs. L'adolescence ne devient une catégorie désignant une réalité sociale, dans les sociétés occidentales, que dans la seconde moitié du dix neuvième siècle, du fait de deux facteurs essentiels :

- La scolarisation, période qui précède la vie professionnelle et active, s'allonge et retarde de fait l’âge du mariage considéré comme la quintessence de l’âge adulte de par la responsabilité sociale qu’il induit.

 - Les progrès de la science et de la médecine en particulier, entraînant un allongement de l'espérance de vie, l'âge de la maturité recule en laissant plus de temps à la jeunesse dont les limites sont elles aussi prolongées. Ces deux facteurs vont constituer, par la suite, deux balises importantes dans la définition de la notion même d’adolescence.

Ainsi, l’irruption récente dans la société algérienne de cette nouvelle frange de la société fonde la nouveauté du phénomène de l'adolescence qui représente l'un des écueils majeurs contre lequel butent l’appréhension, la compréhension et donc la prise en charge par les éducateurs, les parents, les politiques et les chercheurs, de cette catégorie sociale en mutation. Ils ont tendance à ignorer la valeur constitutive ou constructive de cette période de la vie, étant eux-mêmes dans une société connaissant des bouleversements au niveau des structures familiales traditionnelles ainsi que dans les notions ou les instruments théoriques servant à les désigner.

Ainsi, à partir des études que nous avons réalisées auprès des jeunes en difficultés et d’autres auxquelles nous avons participés au sein du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC), nous allons aborder la question comme suit :

I. Adolescence et structures familiales en évolution

Les caractéristiques spécifiques de nos structures de parenté et des liens communautaires qui les sous-tendent, ainsi que l'évolution des bases sociales, supposées leur servir de support, sont deux paramètres qui ont largement influé sur le renouvellement du mode d'appréhension de la question familiale et la transformation des relations en son sein.

Même si les processus qui caractérisent les bouleversements des structures familiales traditionnelles, sont très complexes, il est à souligner que les effets induits par ces derniers, restent malheureusement à l'heure actuelle, sous-analysés ou tout simplement ignorés. Comme restent, bien entendu, également sous-analysés ou simplement méconnus, tous les aspects et les phénomènes qui leur sont corollaires, comme par exemple, les rapports entre les différents individus constituant le groupe familial, ainsi que les rôles qu’ils sont supposés tenir en son sein.

Les définitions et les catégories telles qu'enfant, adolescent, voire masculin et féminin, se chargent de nouvelles significations et s’accompagnent de nouvelles représentations. Par conséquent leur investissement dans la vie familiale et par extension sociale, ne peut plus rester le même. L’adolescence est au cœur de cette reconfiguration tant sur le plan familial que mental.

Ces changements dans le domaine social ou plus précisément psychosocial, sont tels, qu'ils affectent directement les conduites, les attitudes, les comportements et les symboliques à l'intérieur comme à l'extérieur de la famille obligeant à repenser l'institution familiale et les relations à l'intérieur de celle-ci.

Les principaux aspects des changements liés à la vie familiale dite traditionnelle ou communautaire, sont et de façon principale, comme le soulignent de nombreuses études[1] ainsi que le dernier recensement (RGPH 2008) :

  • La tendance croissante vers le modèle de la famille nucléaire (67%)
  • Les changements dans les statuts dus principalement à l’instruction des filles et au recul de l’âge au premier mariage
  • L’augmentation de l’espérance de vie (53 ans en 1977 à 76 ans en 2006)
  • La participation plus active de la femme dans le monde du travail (7,7% en 1977 à 17% en 2006)
  • Le taux de scolarisation important (98%)…

La recomposition des rôles dans une sorte de « système de places » interne qui redéfinit ces statuts à l’intérieur des communautés, des groupes ou des familles n’a fait que rarement l’objet d’études serrées, et l’adolescence a fait, jusqu’à présent les frais de cette dilution.

En effet, la prise en charge éducative, qui était en Algérie et jusqu'à une date récente partagée au sein de l'espace communautaire, la prise en charge «multimaternelle » dont parlait M. Boucebci[2], n'existe plus à la même échelle. Cette absence de correspondance entre la nouvelle structure familiale et les valeurs y afférentes est source de déséquilibres au sein de la famille comme à l'extérieur de celle-ci. Ces déséquilibres ne sont pas étrangers aux difficultés liées au renouvellement du mode d’appréhension de l’adolescence qui est partie intégrante de cette transmutation. Un des travers méthodologiques consiste précisément à la traiter comme une catégorie « à part », alors que son évolution est liée aux transformations qu’a connues « la grande famille ».

La structure dite de la « grande famille », que Emile Benveniste[3] définit comme ayant à sa tête « un ancêtre autour duquel se groupent tous les descendants mâles et leurs familles restreintes », fournit le cadre hiérarchisé, sous l'autorité du chef, son pater-familias, qui rassemble les grands-parents, les fils mariés, leur femme et leurs enfants, ainsi que les fils et filles non mariés, avec un « système de places » et des rôles bien distribués. Les rapports, codifiés au sein des lignages, servaient à réguler les modes de transmission des valeurs ancestrales et surtout à veiller à leur respect et leur pérennité.

A l'intérieur de ce système de valeurs, chaque place et chaque rôle étaient admis et surtout acceptés par tous. A présent, les liens de type communautaire cèdent davantage la place à des rapports nouveaux, souvent dans un nouvel espace qui est l'espace matrimonial fondé sur le couple et non plus sur le groupe ou la tribu. Dans ce nouvel espace, les rôles des membres de la famille ne correspondent plus à la distribution ou au système de places originel, mais se construisent dans des conditions et dans un contexte souvent inapproprié.

Il en résulte que les traditions transmises autrefois à l'aide de rituels initiatiques fortement signifiants, puisqu'ils font passer l'individu (ou le groupe d'individus) de la catégorie sociale « enfant » à celle « d'adulte », perdent de leur sens ou sont remplacés par d’autres n’ayant pas encore été ni intégrés socialement, ni admis par tous. C'est à ce propos que le psychosociologue P. Baudry va opposer à cette ritualité initiatique traditionnelle, la ritualité « détraquée »[4], c'est-à-dire celle de nos sociétés, où d'une part il n'y a plus de rituels d'initiation communément partagé et où d'autre part chaque individu est mis en demeure de trouver sa propre voie pour franchir les différentes étapes du développement. Et toujours selon Baudry, cette voie ne s'inscrivant pas symboliquement sur le sujet, ne laissant pas de trace, il va recommencer indéfiniment sa quête jusqu'à ce qu'il en trouve une, reconnue par le groupe social.

Dans la société algérienne actuelle, de nombreux facteurs continuent à transformer la fonction de la famille, ce qui ne peut se faire sans en modifier le sens. Le réseau de relations par exemple, s'élargit et se diversifie. Alors que la grande famille était autrefois l'unique refuge, un certain nombre de services est aujourd'hui assuré collectivement sans qu'intervienne obligatoirement un lien affectif. Des organismes spécialisés (crèches, hospices) prennent le relais de la famille et introduisent de nouveaux codes de comportements.

La famille en devenir ne peut être, à notre avis, ni définie ni décrite de façon rigide. Elle sera vraisemblablement moins large et plus fragile, plus variée dans ses nuances psychologiques et ses rôles affectifs et sociaux. De nouveaux rapports entre hommes et femmes s'établissent, et ce faisant, cette nouvelle famille va donc recomposer les catégories telles que celle de l'adolescence, en nuançant et en différenciant selon les sexes et selon les situations de chaque cas.

II. Adolescence entre « le normal et le pathologique »

L’adolescence est, selon de nombreux auteurs, le moment propice à l’éclosion de troubles graves de la personnalité. Cette phase particulière de la vie, est un moment de transition et comme toute transition, qu’elle soit d’ordre économique, politique ou autre, est source de bouleversements car il s’agit de quitter un ordre établi et de se diriger vers un autre, moins connu, moins familier, donc plus angoissant.

Psychologie de l’adolescent : Quelques caractéristiques

Avant d’aborder la psychopathologie de l’adolescent, il nous semble important de rappeler brièvement quelques unes des différentes fonctions.

 Apprentissage : Entre 12 et 20 ans environ, l'adolescent apprend :

- à maîtriser de nouvelles expressions pulsionnelles (avec le développement des fonctions sexuelles et la poussée libidinale qui l'accompagne),

- à expérimenter de nouveaux rôles sociaux : le changement de statut social (de l’enfance à l’âge adulte) et la manière dont il est perçu par les autres,

- à chercher et à assumer une nouvelle identité,

- à développer la rationalité et l’abstraction sur le plan intellectuel.

Affirmation de soi : L'adolescent cherche à exister par rapport aux adultes qui constituent un monde auquel il n'appartient pas encore. Il cherche constamment à se différencier en tentant de se détacher des liens de dépendance à la famille et au monde des adultes. Il va donc s’affirmer en s'opposant, ce qui explique les attitudes de  recherche d'originalité, la conformité à des modes et des styles différents de ceux de ses aînés, mais aussi les conflits perpétuels pour tout et n’importe quoi et toutes les attitudes de rébellion par lesquelles l'adolescent se distancie parfois du monde des adultes.

Les transformations physiques et leurs impacts sur l’affect : Au cours de l'adolescence, l'ancienne image du corps devient incompatible avec ses nouvelles dimensions corporelles et ses bouleversements hormonaux. L'adolescent perçoit alors son corps comme quelque chose d'étrange qu'il ne parvient pas toujours à maîtriser (impression de maladresse, de lourdeur). Ces transformations expliquent également l'importance qu'accorde l'adolescent à son apparence physique. L'adolescent se demande qui il est dans un corps transformé et qu'il ne connaît pas encore.

Psychopathologie de l’adolescent

Ce que nous avons relevé au cours de nos différentes observations[5] et analyses, c'est que ces aspects signifiant le changement ne s'accompagnent pas forcément de changements de comportements et d'attitudes chez les adultes qui entourent l’adolescent. Il n'y a pas forcément acquisition de « valeurs » familiales qui correspondent à ce nouvel espace familial, pas de nouvelle codification des rapports entre membres de la famille et par ricochet, pas de prise de conscience des nouvelles « missions » des parents et éducateurs en général. Il a été démontré par plusieurs études, notamment celle de M. Godet et C. Martin[6] qui travaillent plus particulièrement sur la structure familiale, que plusieurs conditions liées à la structure sociale, sont nécessaires pour assurer la sécurité des individus dans leurs différents rôles. Ces conditions sont plus particulièrement une certaine stabilité des structures et institutions sociales et une absence d’ambiguïté des différents rôles sociaux joués par les uns et les autres au sein d’une même société.  

Cette situation de quête perpétuelle, parfois dans la confusion, la précipitation et souvent le morcellement, peut occasionner, notamment chez l'adolescent, de sérieuses perturbations et parfois des troubles graves du comportement. Ces derniers peuvent être soit accentués, soit atténués par la famille, en fonction des relations qui s'y sont établies. Comme dirait S. Roché :

« Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises structures familiales, mais de bonnes ou de mauvaises relations »[7]. Il faut, bien entendu, se méfier des généralisations trop hâtives, car malgré l'existence de problèmes communs aux jeunes d'aujourd'hui, tous les facteurs, qu'ils soient d'ordre physiologiques, psychologiques ou sociaux, se mêlent et se croisent dans chaque cas concret, qui sera déterminé par l'histoire propre du sujet.

Nos études de cas dans les centres spécialisés de rééducation (CSR) concordent avec d’autres études sur l’existence de signes précurseurs et révélateurs d’une souffrance ou du moins d’une certaine insécurité psychique  comme :

- les difficultés d’apprentissage et échecs scolaires, les absences non motivées ;

- les troubles de la conduite alimentaire (boulimie, anorexie) et du sommeil ;

- l’instabilité psychomotrice ;

- le renfermement sur soi : pas d'expression de tendresse, d'affection ;

- une agressivité ou une auto agressivité ;

- une bizarrerie de gestes et d'attitudes, sans angoisse préalable au passage à l'acte ni de culpabilité ;

- l'incapacité de supporter les frustrations, les limites de la loi et les sanctions ;

- l'effondrement dépressif à la moindre déception.

Face à ces signes précurseurs de pathologies plus ou moins graves, les adolescents vont se subdiviser en deux grands groupes :

- Ceux qui vont pouvoir trouver les outils ou mécanismes de défense adéquats face à cette déferlante de conflits et de troubles variés. Ces outils vont être puisés dans le psychisme de l’individu lui-même mais aussi dans l’environnement familial et social. Cette période va constituer pour ce groupe une expérience de vie dont ils vont beaucoup apprendre. Ils sauront à l’avenir qu'il faut chercher longuement le chemin de sortie de crise et ils représentent la majorité.

- Ceux qui n'ont pas su utiliser les mécanismes de défense adéquats ou qui les utilisent mal ; qui ne trouvent pas de soutien familial, qui ne sont pas résilients et qui ne peuvent pas plier sans se rompre, ceux-là vont vers des troubles importants de la personnalité (psychopathie, schizophrènie...). La schizophrénie est une maladie mentale fréquente à l’adolescence (hébéphrénie) c’est une pathologie de la relation. Souvent les premiers symptômes de la schizophrénie sont confondus par nombre de thérapeutes avec une crise d’adolescence aigue.

III. Qui sont les adolescents algériens ?

Au dernier recensement (2008), la population algérienne était estimée à 34,8 millions d’habitants. Le poids total de la jeunesse reste important dans la société puisque près de 60% des Algériens ont moins de 30 ans (enquête MICS 3, 2006). En 2007, les 15-29 ans représentaient 32% de la population totale, soit environ 10,9 millions d’habitants (RGPH, 2008). La proportion de jeunes de moins de 20 ans, représentant 57,4% de la population totale en 1966, a fortement diminué puisqu’elle ne représente que 39,6% en 2007.

L’étude[8] que le Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) a mené pour le compte de l’Unicef, sous l’égide du Ministère délégué chargé de la famille et de la condition féminine, a été innovante dans la mesure où les adolescents ont été partie prenante au tout début de l’étude et ont marqué leur désir de participer au projet en toute liberté.

Cette implication des adolescents dans le projet a révélé de nouvelles perspectives concernant les situations-problèmes qui se posent à eux et a permis la création de plus d’unité et de confiance au sein des groupes. Ce fut une expérience de participation d’adolescents réussie et proposant des idées et des outils méthodologiques qui peuvent aider les institutions et organisations dans leur travail avec eux. Si les adultes n’écoutent pas les adolescents, les décisions qu’ils prennent pour eux pourraient avoir un effet négatif plutôt que positif. On peut concevoir des méthodes qui leur permettent de fournir facilement des informations pouvant être utilisées parallèlement à celles qui sont fournies par les adultes.

Au cours de l’enquête sur les suicides et les tentatives de suicides à Oran[9] (CRASC 2004-2007), nombre d’adolescents exprimaient leur difficulté à faire entendre leur voix au sein du milieu familial ainsi que leur refus d’une inégalité basée sur le genre, par le passage à l’acte suicidaire. Les actes de déviance dont sont "coupables" les adolescentes, remettent principalement en cause un ordre établi, mais les formes de manifestation de cette contestation s'expriment cependant, dans l'anarchie la plus complète, dans un état de non - structuration, aussi bien des actes que des discours. Ce qui favorise le passage de la déviance à la délinquance, notion qui, comme on le sait, a pour racine « délit » et est donc passible de sanctions pénales.

Les problèmes d'adolescence vécus par les adolescents eux-mêmes et ceux vécus par leurs propres parents à leur époque, ne sont plus de même nature. Le contexte ainsi que les formes de manifestation et d'expression ont changé. Le traitement de ces problèmes par les adultes oscille entre leur propre expérience ou leur vécu et la nécessité de tenir compte des nouvelles données. Les parents se retrouvent souvent désarmés et sont partagés entre des modèles éducatifs radicalement différents, ce qui, par une sorte de phénomène de reflet, va engendrer chez l'adolescent un fort sentiment d'insécurité et va ainsi constituer un obstacle à la formation d'un surmoi cohérent en empêchant une réelle capacité d'affirmation de soi.

L'adolescence est, comme nous l’avons souligné, une notion récente dans le champ social algérien. Il y a une cinquantaine d'années seulement, les individus passaient de l'enfance à l'âge adulte sans transition. La notion d'adolescence est donc une « construction sociale » qui tire l'essentiel de son contenu du système culturel, en relation avec l'évolution de la structure de la société. Le jeune algérien qui « est plongé dans un bain culturel riche en images contradictoires d'identification » (Boucebci) vit actuellement une phase de transition socioculturelle qui n'est pas sans incidence sur son développement individuel en interaction avec le groupe social dans lequel il évolue. D'où les expressions de mal-être et les manifestations anxieuses qui s'expriment par des appels à l'aide, qui sont autant de signes ou de symptômes, au sens clinique du terme. L'adolescent va se trouver à la confluence de bouleversements tant individuels, liés à son développement physique et psychologique que sociaux, liés notamment à son environnement immédiat, la famille qui connaît elle-même des bouleversements affectant son équilibre. Cette quête identificatoire, souvent insatisfaite, met le jeune algérien dans un état d'ambivalence : il est à la fois dépendant et insoumis, voire révolté. Ses réactions souvent agressives, parfois violentes, sont rarement lues comme s'inscrivant ou faisant partie d'un processus d'évolution et de développement à la fois individuel et social. Et souvent, les traitements qui sont appliqués à cette agressivité et à cette violence sont généralement de deux types : soit moral, soit juridique[10].

L'adolescence tend donc à être une phase qui se prolonge de plus en plus (scolarité prolongée, recul de l'âge du mariage) sans que les structures mentales et familiales ne s'y soient adaptées. Cette situation de non-correspondance est souvent aggravante. Etre adolescent en Algérie est donc une situation sociologique nouvelle, posant par-là un problème de statut. Statut, aussi bien de la notion que de ces porteurs. En définitive, c'est pour l'adolescent une mise en situation nouvelle dans le monde, dont le phénomène somatique pubertaire n'est qu'un élément, mais un élément important autour duquel s'organisent tous les autres.

Cette absence de statut clair et les caractéristiques psycho-physiologiques propres à cet âge, favorisent l'émergence de conflits de plus en plus souvent extériorisés, entraînant parfois une rupture du lien social ; d'où l'importance fondamentale pour les éducateurs et parents, d’une capacité de réception et d'écoute en cette phase cruciale.

L'adolescente, plus particulièrement, connaît des problèmes spécifiquement liés tant à l'âge qu'à la différentiation sexuelle et bien entendu à l'imaginaire collectif, relatif au statut de l'adolescente comme femme en devenir, c'est-à-dire porteuse en filigrane, du statut de la future épouse et mère dans une société où les stéréotypes précèdent souvent les situations. D'où la perception nettement différenciée, précocement établie ou fondée sur des schémas culturels qui ne correspondent pas forcément à l'évolution de la société. L'adolescente est ainsi responsabilisée avant le garçon. Elle est tenue à certaines réserves et certaines retenues.

Face à de nouvelles options, les adolescentes supportent de moins en moins les contraintes oppressantes et refusent de les subir par simple respect des traditions. Baignant très souvent dans une atmosphère d'affrontements perpétuels, beaucoup d'entre elles passent à l'acte et se marginalisent. Ces adolescentes remettent en cause un ordre lui-même en voie d'établissement. Lors de l’enquête sur le suicide des jeunes à Oran[11], nous relevons que les tentatives de suicide sont plus le fait de filles, qui avancent pour expliquer leur passage à l’acte « le statut des femmes » au sein des familles : contrôle des comportements, absence de communication, déconsidération…

Cette remise en cause de l’ordre établi est à la base de réactions violentes contre soi comme dans le cas du suicide, de la fugue ou de réactions agressives dirigées vers l’extérieur et qui mènent souvent les jeunes dans des centres de rééducation. Là également, nous avons relevé l’incapacité de la société à comprendre ces jeunes adolescents et adolescentes qu’elle enferme dans des catégories rigides et normatives. Nos observations dans les centres spécialisés de rééducation nous ont permis de relever « … que les frontières entre le masculin et le féminin se doublent d'une autre frontière entre le social et le moral ; dans la mesure où la rééducation masculine a pour but la réintégration de l'espace social, essentiellement par le travail, alors que la rééducation féminine a pour finalité principale la réinsertion dans l'ordre moral » (FZ Sebaa, 1999).

Conclusion

Les formes de manifestation de cette opposition des adolescents, s'expriment souvent, dans un état de non-sructuration aussi bien des actes que des discours. Ces modes d'expression, souvent maladroits, parfois violents, devraient nous inciter à repenser nos méthodes éducatives et réfléchir sur nos moyens de communication en tant qu'adultes.

Un échange permanent doit permettre d'assurer l'adaptabilité progressive des adolescents aux règles ainsi qu’aux codes qui régissent le monde des adultes. Ces règles et ces codes, jamais expliqués et souvent imposés comme des données évidentes, sont considérés comme immuables aux yeux de ces adolescents qui les découvrent et qui sont appelés à les assimiler et à les intégrer dans le processus de formation de leur mode d'appréhension du réel et dans l'élaboration de leur vision du monde ; d’où le recours abusif à la formule « crise d’adolescence », parfois conjuguée à la « crise d’identité » qui ne constituent en fait, que des réactions de l’adolescent face à l’incompréhension et à la non- reconnaissance de son désir de s’autonomiser en s’opposant. Ce qui ne manque pas de faire penser que l’adolescence est un problème posé au monde adulte, et que par conséquent, il lui revient de trouver les réponses qui lui semblent les plus appropriées.

On n’insistera jamais assez sur le caractère transitionnel de cet « état » spécifique appelé adolescence, dans une société elle-même engagée dans un processus transitionnel multidirectionnel.

Bibliographie

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Benveniste, E., Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Ed Minuit, 1969.

Boucebci, M., Psychiatrie, société et développement, Alger, ENAL, 1978.

Boutefnouchet, M., La famille algérienne, Alger, SNED, 1980.

Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1984.

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Jeammet, P., L’adolescence, Ed. Solar, 2007.

Lehalle, H., Psychologie des adolescents, PUF, 1990.

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Roché, S., Adolescence(s), Ed. Le Seuil, 1987.

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Sebaa, FZ., Des identités en projet, In Adolescence : Quels projets de vie ? Ouvrage collectif sous la direction de H. Cherif et P. Monchaux, Creapsy., Coll. Recherches, 2007.

Sebaa, FZ., Délinquance juvénile féminine en Algérie : entre le social et le moral, Paris, C.N.R.S., 1995.

Wacjman, C., Adolescence et troubles du comportement en institution, 2ème Ed., Paris, Dunod, 2007.

Enquêtes et études

Enquête nationale de prévalence sur les violences à l’égard des femmes, B. Moutassem-Mimouni N. Benghabrit-Remaoun, R. Abdelillah, FZ Sebaa, UNIFEM/MDCFCF/CRASC, 2006.

Perceptions, valeurs et attitudes des adolescents sur leur droit à la participation. F.Z. Sebaa, K. Keddar, N. Benghabrit-Remaoun. UNICEF/MDCFCF/CRASC, 2009.

Recherche bibliographique dans le domaine de l’adolescence en Algérie. MDCFCF/CREAD/UNICEF, Alger, Juin 2006.

Le suicide à Oran, B. Moutassem-Mimouni, FZ Sebaa, M. Mimouni, B. Jaoui, CRASC, 2004.

Enquête MICS 3, ONS, M.S.P.R.H, 2006.

Enquête nationale : femmes et intégration socio économique MDCFCF/CRASC, 2006.


Notes

[1] Femmes et intégration socio économique (2006 CRASC/MDCFCF) – MICS 3 (2006) – Les sources démographiques : limites et potentialités (CREAD 2006)

[2] Boucebci, Mahfoud, Psychiatrie, société et développement, Alger, ENAL, 1978.

[3] Benveniste, Emile, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes 1 et 2, Paris, Minuit, 1969.

[4] Baudry, Patrick, Rituels et ritualisation, Ed. Du Seuil, 1998.

[5] Au sein des Centres Spécialisés de Rééducation (CSR) à raison d’une fois par semaine depuis une vingtaine d’années.

[6] Godet, M. et Martin, C., Les structures familiales, Ed CNRS, 2000.

[7] Roché, S., Adolescences(s), Ed. Le Seuil, 1987.

[8] Représentations, valeurs et attitudes des adolescents sur leur droit à la participation. UNICEF/CRASC/MDCFCF, 2009, FZ Sebaa, N. Benghabrit-Remaoun, K. Keddar

[9] Le suicide des jeunes à Oran, CRASC, 2004/07, B. Moutassem-Mimouni, FZ. Sebaa, M. Mimouni, B. Jaoui.

[10] Voir notre ouvrage Adolescence et délinquance en Algérie, Collection Perspectives,  Ed. Dar El Gharb, 2000.

[11] Suicide des jeunes à Oran 15/24 ans, Projet CRASC, 2004-2007., B. Moutassem-Mimouni, B. Jaoui, M. Mimouni, FZ Sebaa.

 

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