Présentation

Insaniyat N°5 | 1998 | Villes Algériennes | p. 1-6 | Texte intégral


Si dans certaines contrées la ville invite son visiteur à imaginer ce qu'elle a été, à travers ses cathédrales, remparts et autres vestiges en monuments[1], en Algérie, visiter une ville, y déambuler de rue en rue  et de quartier en quartier, en allant de ville en périphérie et de banlieue  en banlieue, c'est souvent imaginer ce que sera demain la ville. Les villes algériennes de demain seront ce que leurs habitants en font aujourd'hui, dans un contexte socio-historique déterminant. Même si pour les philosophes, à l'image de J.J. Rousseau, «les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité» (Contrat social), c'est l'agir des hommes qui ressort tant de l'histoire des villes que celle des cités. En s'appropriant / ré-appropriant les espaces de la ville, en s'y adaptant tout en les adoptant, ceux-ci font la ville et projettent la cité, fidèles en cela à leurs représentations et imaginaire collectifs.

L'ambition de ce N°5 de INSANIVAT consiste à confectionner le panorama le plus large mais aussi le plus fouillé des villes algériennes, saisies dans leurs mutations multiples et multiformes qui les «travaillent» sous leurs différentes dimensions: anthropologiques, sociologiques, géographiques, urbanistiques, historiques... et informelles. Arnbition démeusurée? Précoce? Est-ce cette démesure qui expliquerait le titre de ce numéro qui excède les règles établies en péchant par le flou de ses contours et son sens «débridé» : Les villes algériennes? A la décharge des coordinateurs, il importe de mentionner le besoin irrésistible de se démarquer des thèses «raccoucis» et intellectuellement trop confortables pour figurer dans une revue d'anthropologie sociale et culturelle thèses de la ruralisation des villes ou encore de la rurbanisation, de l'anarchie urbaine ou même du désorde urbain. A ces voies sans issues, sans perspectives, ont été préférés les chemins escarpés et les dédales des questionnements nouveaux et hypothèses incertaines et risquées par lesquels INSANIYAT souhaite verser sa contribution au renouvellement sinon, du moins, à l'enrichissement de la problématique des villes en Algérie... Mais aussi une contribution au projet follement illimité de connaître tout ce qui est humain... dans les villes algériennes. Face à la pluralité de dynamiques par lesquelles les villes algériennes se singularisent, l'observateur s'interroge Si «au bout du compte, n'est- on pas conduit à (re)reconstruire l'objet «ville» à partir de I'anthropologie et de rechercher les processus sous-jacents qui ordonnent, à notre insu, l’histoire»[2]. Cette recherche des processus sous-jacents aux façons d'être en ville, de penser la ville et d'agir sur la ville, dans leur authenticité algérienne - authenticité dans le sens de Cl. Lévi-Strauss- nécessite de déployer l'approche dans un mouvement double: des pierres aux hommes et des hommes -acteurs des transformations à la ville. Les textes thématiques de ce numéro 5 de INSANIYAT s'inscrivent tous dans l'un ou l'autre mouvement, quand ce n'est pas dans les deux. En cela ils répondent aux intentions premières des coordonnateurs de ce numéro (Abed BENDJELID, Abdelkader LAKJAA).

A la lisière de la jungle des villes -Im Dickicht der Stâdte[3] l'observateur attentif s'arrête le temps de s'interroger sur le sens des mutations qui semblent renseigner sur la construction collective d'une identité urbaine et la recherche de cheminements menant à la citadinité. Mutations et identité urbaines annoncent les deux paradigmes qui président à l'agencement des douze contributions thématiques de ce numéro selon quatre angles d'approche Ville des Hommes, Ville des Pierres, Ville des Nouveaux Acteurs, Ville d'Hier.

La ville des hommes se révèle être, à travers trois contributions, le résultat des pratiques sociales identitaires. La première, que signe Jean-Yves TOUSSAINT, architecte, sous le titre «La ville n 'est plus ce qu 'elle aurait du être - distance et décalages entre la ville planifiée et la ville réalisée », vise à souligner la distance grandissante entre la ville concrète «qui dispose du privilège de la réalité, ce qui est» et la ville projetée «qui aurait dû être et que les humains s'efforcent de faire advenir». Solidement outillé de sa connaissance de la planification urbaine algérienne de 1962-1988, pour l'avoir vécue professionnellement dans la ville de Tlemcen, il précise que sa description des modalités de mise en œuvre de l'urbanisme opérationnel «a pour objet de mettre en évidence l'absence d'un acteur essentiel les citadins pour les PUD ou les habitants pour les ZHUN». Cette absence de l'acteur essentiel a le sens qui lui confère le volontarisme urbanistique qui dispose que les citadins et habitants «sont bien la cause efficiente du projet c 'est en leur nom que le projet est initié, c 'est d'une certaine manière pour leur « bien » que le projet se déroule. Mais le PUD et la ZHUN sont exclusives: ils renvoient à I 'expertise des spécialités habilités à organiser le territoire pour les fins du développement global de la société qui dépasse largement les fins de l'habitat, du citadin et du citoyen, renvoyés à leur incompétence radicale, à leur incapacité à organiser leur milieu, à organiser la cité, à organiser leur l'habitat. Ils ne peuvent qu 'être bén4fiçiaires. et bénéficiaires obligés même...». Si donc la distance qui sépare la Cité des Hommes de la Cité du Plan devient chaque jour un peu plus infranchissable, ne serait-ce pas alors de l'entêtement que de «vouloir substituer la représentation à la réalité advenue, aux faits résultant de l'action humaine»? Comme en écho a ce questionnement, le texte que Zoulikha BOUMAZA, architecte-sociologue. Intitule «Le vieux Constantine, ambiguïté d'un patrimoine», vient rappeler que «Le POS doit être considéré comme un moyen d'aménagement social et non pas un plan d 'occupation des sols qui ne tient pas compte des aspirations des habitants». En inscrivant sa contribution dans l’analyse du sens que « ceux qui aménagent d'en haut l'espace et la société» Veulent donner à la ville, elle ajoute sa touche au tableau du volontarisme urbanistique. Les habitants eux peuvent continuer à chanter leurs complaintes à qui veut les entendre : «Que devient donc Constantine sans les ombres de la Souika?» «Souika est notre identité». Cette partie la plus vivace de la Médina, devenue «territoire par excellence de l'informalité et de l'illicite», amène à la conclusion que « l'identité n 'est donc plus à rechercher dans le patrimoine bâti mais dans la fonction économique du site» même si l'auteur présente des lieux de mémoire tels que l'institut Ben Badis, Madarsa El Katania, la Mosquée Lakhdar, le Palais Hadj Ahmed. Mais Si ces «récits historiques par la pierre» prennent un sens nouveau c'est parce qu'ils se dressent dans des espaces lézardés par des conflits de rationalités le sursaut culturel autour de la Madarsa - ancien collège franco-musulman montre, selon Z.Boumaza, comment on tente de «redisputer la culture à la mosquée, sachant que le projet islamiste essaye d'effacer les éléments symboliques qui représentent 1'Occident». Le texte de Abdelkader LAKJAA, sociologue, «La ville: creuset d'une culture nouvelle. (villes, cultures et société en Algérie )» s'inscrit dans la problématique de la re-construction des identités urbaines et contribue à la prise de mesure des profondes dynamiques qui font la ville concrète, loin de la ville planifiée. En se démarquant de la notion de désordre urbain qui aboutit selon lui à la notion de non-ville, cette dernière évoluant en théorie comme une impasse, A. Lakjaa met l'accent sur la négation des nouvelles réalités urbaines,, négation dont il note l'essence fondamentalement politique. La perspective qu'il explore, ici, se fonde sur le caractère acculturateur de la ville et la dynamique adaptative / créative - perspective au bout de laquelle la ville se révèle être synthèse entre l'ancien, et le nouveau. Ainsi en mettant en oeuvre le concept de réinterprétation (Herskovit) qui s'applique tout autant à d'anciennes qu'à de nouvelles valeurs et significations, il souligne que les migrants qui s'adaptent à la ville «contribuent à la reconstruction sociale des réalités urbaines». Dès lors, l'objectif consiste à « produire une interprétation identifiante à la lumière du / des sens que les acteurs urbains «injectent » dans leurs pratiques de la ville».

La ville des pierres, qui ne renseigne pas moins sur les pratiques identitaires et les mutations urbaines, sous l'angle des transformations du bâti, ressort de trois autres contributions. Celle de Fatima TAHRAOUI, géographe, «Formes d'adaptation et transformations de l'habitat en Algérie : Le Cas d'Oran» montre comment face à des concepteurs qui s'entêtent à ignorer la cosmogonie des habitants. Ces derniers tournent le dos et se rattrapent par des transformations / adaptations de leur espace domestique-résidentiel. La contribution de Abed BENDJELID, géographe, «La fragmentation de l'espace urbain d'Oran (Algérie). Mécanismes acteurs et aménagement urbain », nous fait découvrir d'autres espaces de la ville d'Oran, en nous conduisant dans la «jungle» des excroissances résidentielles. Son approche atteste que les villes algériennes ne dérogent pas à la tendance «de desserrement bien connu autour des grandes métropoles urbaines de la planète». Desserrement induit par l'extension de noyaux tout autant d'essence légale qu'illégale; Si en 1987 onze nouvelles agglomérations périphériques « encerclaient» Oran, en 1997 ces sites d'urbanisation illégaux abriteraient déjà 15 % de la population oranaise - soit plus de 100.000 hab. La grille de lecture appliquée à ces trames urbaines, tout autant différenciées qu'éclatées, s'articule autour de ce qui semble constituer « la quête d'identité et de solidarité». Quête dans laquelle l'habitat illégal «apparaît comme le laboratoire de l 'habitat» et oblige à dépasser la vision sclérosée des espaces urbains. Les approches d'illégalité se révèlent à l'analyse être des champs d'expérimentation sociale dans la redéfinition de la ville, de ses valeurs et de ses signes distinctifs, telle qu'elle résulte des négociations / rénégociations au quotidien entre les décideurs et les habitants dans un affrontement où «chaque acteur a sa propre logique». Cette nième démarche identifiante fonde l'analyse que Marc COTE, géographe, consacre à la «Dynamique urbaine au Sahara». D'entrée de jeu, il est signifié au lecteur qu'« il faut aborder les villes et 1'urbanisation dans leurs traits génériques. Mais également dans leur spécificité à tel ou tel espace». Au Sahara, cette spécificité Si elle est quantitative («plus massive et plus rapide qu 'ailleurs» avec un taux d'urbanisation de 61 % en 1987 contre 50 % pour le Nord du pays), elle est surtout «originale également par les formes qu'elle revêt, qui ne sont pas assimilables à celles qu 'elle présente dans le Nord du pays ». Selon Marc COTE, cette urbanisation qui s'appuie sur les réseaux villageois représente « un enjeu pour l'urbanisation en Algérie, et une pierre d'attente pour l'aménagement du territoire».

Le troisième angle d'approche des villes algériennes traite de l'émergence des nouveaux acteurs urbains à travers trois textes. Le premier, proposé par Layachi ANSER, sociologue, retrace le cheminement ayant conduit à la formation d'une élite syndicale urbaine dans la ville industrielle de Annaba. Sous le titre: «L'élite syndicale locale - sa constitution et ses représentations », il est procédé à l'analyse des résultats d'une enquête de terrain, Annaba, jadis grand centre urbain colonial à l'Est du pays, évolue depuis 1967 comme un des plus grands pôles industriels du pays structuré autour du complexe sidérurgique d'El Hadjar qui emploie des milliers de travailleurs; ce pôle exerce une forte attractivité sur la force de travail jeune et non qualifiée des wilayas environnantes comme Guelma, Skikda, Constantine. Ainsi, nous dit Layachi ANSER, à travers l'histoire récente de Annaba se défile, en arrière plan, toute l'histoire de l'Algérie. C'est ce même thème des relations urbanisation I industrialisation qui se trouve investi de nouveau par Mourad MOULAY-HADJ, sociologue. à travers la ville de Ghazaouet, longtemps réputée pour son port de pêche. Les années 1970 virent arriver à Ghazaouet le rêve des «industries industrialisantes»: complexe d'électrolyse en 1974 employant 800 travailleurs, usine de céramique en 1976 employant 500 travailleurs. Cependant, les retombées objectivement favorables de ce volontarisme industrialiste n'ont pas pu empêcher l'apparition, au sein de la population locale, d'attitudes de rejet et de «résistance» à l'égard de ces implants polluants érigées à la place des conserveries de poisson qu'on a dû détruire. C'était le début d'une ère nouvelle, les signes du passé devaient disparaître. L'usine d'électrolyse participe alors à l'extension du tissu urbain de la ville par la construction d'une cité résidentielle au profit de 200 familles de ses travailleurs, à la réalisation d'une route pour le désenclavement des Trara, au développement des activités portuaires... Le troisième contribution, signée par Mohamed Farid AZZI, sociologue, est intitulée «La jeunesse urbaine : entre marginalité et intégration - Approche socio-culturelle de la jeunesse de la ville d'Oran». A la lumière des résultats d'une enquête de terrain réalisée en 1995, il présente la ville comme le cadre dans lequel le rôle social et politique de la jeunesse se révèle de plus empreint de violence. Les processus de marginalisation I intégration de la jeunesse urbaine réfèrent, selon M. F. Azzi, à des registres celui des institutions de socialisation et celui de la culture politique. En conclusion, il souligne que cette jeunesse adopte des stratégies et des attitudes par lesquelles elle concilie entre des modèles et valeurs cultures différents afin de s'intégrer culturellement.

Le quatrième et dernier thème de ce N°5 de INSANIYAT nous fait revivre la ville d'hier qui suinte, comme aurait dit M. De Carteau, le long de trois textes. Dans sa contribution «Aux origines d'Oran le ravin de Ras el-Aïn » qui aurait tout aussi bien pu s'intituler «Et le ravin créa la ville», en référence au joli livre de André RAVEREAU sur la Casbab d'Alger et dont Amara BEKKOUCHE, architecte, présente une note de lecture dans ce même volume, elle note en effet que l'« une des particularités de la ville tient à l'existence du ravin de Ras el-Aïn qui fut décisif de son implantation». Elle relate Oran du temps des «moulins, lavoirs et fontaines (qui) se concrétisent en activités attractives et pontuent les rythmes des pratiques sociales dans le temps et dans l’espace». A propos des plans d'aménagement post-coloniaux relatifs à cette «source» d'Oran, A. Bekkouche rejoint Z. BOUMAZA à propos de Constantine, Maria SGROI-DUFRESBE et Djafar LESBET à propos d'Alger (voir notes de lecture) et remarque que «l'absence de diagnostics pour justifier les interventions se traduit par la reprise de projets qui datent de la période coloniale». Dans le deuxième texte, intitulé « La création de Medina Jdida. Oran (1845): un exemple de la politique coloniale de regroupement urbain», Saddek BENKADA, sociologue, relate l'histoire de ce quartier érigé pour accueillir la «population flottante», et toutes les « classes dangereuses» errant aux portes d'Oran, c.a.d les Djalis, ces vagabonds des temps modernes. Medina Jdida fut ainsi la première mise en oeuvre de la politique de regroupement des populations élaborée par le général Bugeaud et de laquelle s'inspira le général Lamoricière pour la création de ce qui allait devenir le premier village indigène. Medina Jdida a été promu au rang de prototype des villages indigènes dans toute l'Algérie et même au delà.. jusqu'à Saint-Louis au Sénégal où furent crées, à son image, les villages de ta liberté» pour abriter les esclaves libérés, ces vagabonds des temps anciens.... et au Soudan français (l'actuel Mali). Enfin, Mohamed GHALEM, historien, à travers son texte «une ville dans la crise : Mostaganem face à l’occupation française 1830-1833» développe une analyse des réactions des différentes catégories sociales mostaganémoises face au fait colonial. L'historien retient la démission des Turcs, des Kouroughlis et de la communauté juive et l'engagement des «Jidhar» (citadins) dans la défense de la ville et l'adhésion spontanée des « Barrania » - le prolétariat extra-muros - à la résistance. Enfin, Abed BENDJELID achève ce dossier sur les villes algériennes par une synthèse présentée sous forme d'un premier bilan et ouvre de nouvelles perspectives dans ce champ de recherche (p.p. 113-114 ).

Abdelkader LAKJAA


Notes

[1]- KERBAT, Marie-Claire.- Leçon littéraire sur la ville.- Paris, PUF, 1995.

[2]- SAUVAGE, André;- Au nom de l'urbain, in la ville en questions, Cahiers du LERASS N0 30, Sciences de la Société.- Toulouse, 1993.- p.p. 27 à 41.

[3]- Comme dans la pièce de Bertholt Brechet: lm Dickicht der Stâdte (1922).

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