Autodérision et écriture dans les deux romans de Azouz Begag : « Les Chiens aussi » et « Dis Oualla ! »

Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.145-158 | Texte intégral


Autodérision et écriture dans les deux romans de Azouz Begag : « Les Chiens Aussi » et «  Dis Oualla ! »

Abstract : Nous nous proposons de démontrer que  l’autodérision qui est une forme d’humour, pourrait perturber l’organisation narrative et discursive de tout texte normal. Elle se fait sentir, sans doute, à travers une manipulation des particularités de la langue ou à travers le brouillage des instances énonciatives afin de produire un paradoxe humoristique. Au niveau narratif, les évènements qui structurent l’intrigue, s’accélèrent et débouchent sur une chute propre aux  histoires drôles.
L’humour auto-ironique nous permettrait, par ailleurs, de discuter la question de la dialectique Identité /Altérité dans les deux romans de Begag. L’autodérision  paraît une forme singulière de se voir et de voir l’Autre. Le Moi s’expose au regard de l’Autre et exhibe défauts et faiblesses. C’est une attitude masochiste mais aussi un appel d’amour. Dis Oualla ! Et Les Chiens Aussi abordent d’une manière auto ironique  et fictionnelle le rapport du Moi et de l’Autre. Ils mettent en avant le degré de la ressemblance et de la différence affiché par le Moi, dénigré ou refusé par L’Autre. L’autodérision est loin d’être ludique ; dans ces deux récits, elle recèle en elle les indices d’une conscience  lucide bien qu’elle soit autodestructrice. Le sentiment intensif de l’altérité ne peut-il pas être rendu par une manière d’écrire singulière, comme une volonté de se distinguer littérairement ?

Mots clés : Begag - humour - autodérision - roman beur - identité/altérité.


Lila MEDJAHED : Université de Mostaganem, 27 000, Mostaganem, Algérie.


Introduction

Nous avons choisi de travailler sur un corpus constitué par deux romans de Azouz Begag «Les Chiens aussi» (Seuil, 1995), «Dis Oualla!» (Fayard, 1997). Nous avons constaté que le recours à l’autodérision est à l’origine de cette forme d’écriture adoptée dans ces romans. Notre problématique est d’analyser les rapports de l’autodérision et de l’écriture romanesque dans ces deux romans.

A. Autodérision et statut éthique des deux narrateurs

La forme de tout récit dépend du style de narration qui le sous tend. En effet, l’aspect générique d’un texte narratif se précise essentiellement à travers la dimension éthique du narrateur. Maingueneau explique que:

«En fait, les œuvres littéraires adoptent le plus souvent l’ethos attaché aux genres dans lesquels elles s’investissent».[1]

Le roman Dis Oualla, est pris en charge par un narrateur qui raconte une histoire, en se désignant par le pronom «je». En narratologie, cette forme de récit est le produit d’un narrateur autobiographique dans le sens où il:

« est censé nous raconter une histoire à laquelle il a pris part, et qui peut même être présentée comme son histoire».[2]

D’autre part, il importe de ne pas perdre de vue que ce narrateur est un enfant. Nous sommes en présence d’un discours et d’un récit qui semblent venir du personnage, c’est-à-dire d’un enfant. Il s’agit «d’une narration de second degré»[3], c’est à dire « le personnage remplit une fonction de narration»[4]. Et par la même, le récit nous invite à assister aux commentaires d’un narrateur-enfant sur les événements racontés, sur les personnages, … Autant de prises de position qui demandent d’être examinées minutieusement. Le récit est riche en énoncés véhiculant les critiques du narrateur-personnage:

Luis « était né avec un pied en Espagne, un autre en Italie, un autre en Yougoslavie, un autre en Istambul»[5]. Vincent « s’habillait toujours en noir et en gris, la couleur de ses dents[6]»

«Ce soir là, le gardien avait bu un mélange toxique, il avait la haine qui dégoulinait de partout en découvrant l’état des lieux. Il s’est arrêté devant nous, garde à vous fixe, et nous a mitraillés d’un rayon micro-ondes»[7].

Et dans cet exemple, le narrateur personnage s’autocritique:

«J’avais peur de tout: du vide, du gardien, de la police, des filles, de mon père, des professeurs, de me bagarrer, j’avais surtout peur de faire mal. Ça faisait rigoler mes copains, toutes ces peurs serrées les unes contre les autres»[8].

Dans ces trois passages, l’enfant prend la parole pour analyser et critiquer. Comme ces deux attitudes (analyse et critique) sont loin d’être le propre de l’enfant, nous nous retrouvons devant un type de narration particulier. Ces jugements ne peuvent être que celles d’un adulte assez mûr pour jeter un regard lucide sur les choses. En effet, ce n’est pas un enfant qui parle, mais un adulte qui prend une voix d’enfant. En termes plus techniques, le narrateur-scripteur s’abstient de tout commentaire jusqu'à l’abandon total de la narration au profit du narrateur-personnage. L’absence des titres des chapitres pourrait nous confirmer l’éclipse du narrateur-scripteur de la narration. Le narrateur –personnage s’exprime sans être interrompu, marquant une convenance parfaite entre les deux instances narratives dans les deux récits.

Les Chiens Aussi est le roman de la révolte des chiens. Nous sentons donc que ce personnage «fabriqué» n’est pas seulement une convention littéraire, mais il a un rôle symbolique qui doit être traduit pour saisir le sens du récit. Nous nous retrouvons devant un dédoublement entre narrateur-chien et un narrateur-homme, qui aboutit à une narration spéciale du récit:

« Nous sommes sortis de la niche. La maison des maîtres était encore endormie. Les Zumins vivent souvent tard dans la nuit et, au petit matin, ils prennent le temps de voir venir le jour. Ce sont des profiteurs de vie. (…) C’est pour arrêter cette routine que mon père ne voulait plus aller bêtement faire tourner la roue[9]

Le changement du temps des verbes nous révèle ce dédoublement: Le passé composé / imparfait sont les temps de la seconde narration (Celle assurée par le personnage) alors que le temps du présent trahit l’intervention du narrateur scripteur, donc, celui de la narration primaire. La manifestation de ce narrateur-scripteur ne se révèle pas seulement à travers le temps verbal, mais aussi à travers un certain jeu verbal qui dévoile un traitement subtil du langage tel le calembour homophonique « les Zumins» = / les humains / ou encore la qualification des chiens de OS « ouvriers spécialisés», enfin, l’expression « mon chien de père» qui reflète le mieux ce dédoublement entre le personnage parlant de son père et le narrateur-scripteur reprenant une insulte à la fois raciste et arabe.

B. L’autodérision et le choix des personnages

Nous avons remarqué que l’autodérision a permis de créer trois figures typiques qui sont: la figure de l’immigré, la figure du beur et la figure de l’agent de l’autorité. Ces figures sont représentées par un ensemble de personnages. Dans les lignes suivantes, nous allons essayer de souligner comment l’autodérision oriente la construction actantielle dans Dis Oualla! Et Les Chiens aussi de Begag.

Tel est le cas dans cet exemple:

«(..) il n’y avait qu’une seule explication: Vincent désirait se la jouer aristocrate. Fallait pas chercher plus loin, ça relevait de la lutte de classes. Il [Luis] a poussé avec colère la porte de la cage d’escalier et est parti en insultant les bourgeois et leurs magouilles»[10]

Notons l’exagération comique qui fait du jeune banlieusard un agent des conflits sociaux. Dans Dis Oualla! le personnage Vincent paraît représenter le type du Beur qui renie ses origines ou du moins, tente de s’en distancier. Nous avons à souligner que ce passage est sous-tendu par une structure ironique car on doit être sensible à l’intervention du narrateur scripteur. C’est celui-ci qui glisse cette allusion aux manières aristocratiques prises par le personnage Vincent. Et à travers son commentaire sur la réaction de Luis, il exprime sa position, vis-à-vis de ce personnage qui désire changer son statut social.

Dans Les Chiens aussi, le narrateur César met l’accent sur le problème de l’assimilation:

«Julius pour Ibrahim. Comme le musicien Ahmed Mozart, il avait changé de nom»[11].

A la différence des fables de la Fontaine où le personnage animal adopte un comportement humain, le personnage chien, dans Les Chiens aussi, est un personnage composite: il y a de l’humain et de l’animal réunis dans le même personnage. Et nous ne pouvons séparer ce qui représente l’humain et ce qui appartient à l’animal sans pour autant dénaturer ce personnage «construit». C’est pourquoi la technique ironique est plus mordante dans ce roman: le personnage chien représente une invective raciste(«fils de chien») qui cible les immigrés généralement et les Beurs précisément.

Deux personnages représentent parfaitement la figure de l’immigré dans les deux romans. Il s’agit du personnage du père et du personnage Mohand. Le père est la cible préférée des deux narrateurs. Ces derniers affichent les défauts de leur père tout au long des deux récits.

Pour Momo, son père est l’objet de sa honte:

«On continuait de vociférer mon prénom du haut du balcon, histoire de ne pas relâcher la pression (…) j’avais vraiment la rchouma quand mon père s’oubliait comme ça en plein air»[12]

Le père suscite la pitié du narrateur César:

«Il avait faim, mais il faisait comme s’il sortait d’un restaurant grande table du guide Michelin»[13]

Le rapport des deux narrateurs à leur père est réglé par ces sentiments contradictoires qui varient entre l’amour et le malaise. Ils semblent recourir à l’autodérision pour extérioriser ces sentiments. Quant au personnage Mohand, il est l’immigré par excellence, avec une langue française dénaturée (« J’ti coum prends, frère! Li genre houmain il i dicourageant. Sirtout la genre houmaine coume Fatima»)[14] , étant aussi un ancien combattant dans l’armée française lors de la première guerre mondiale «Il [Mohand] m’a parlé de sa guerre d’Indochine, de son grade de tirailleur algérien, de son dégoûtage encore»[15].

L’autodérision semble fixer le moule dans lequel les deux personnages sont façonnés. De ce fait, la présentation comique de leurs défauts met en valeur l’intention des deux narrateurs à construire ces personnages selon des critères posés préalablement.

Les deux narrateurs critiquent l’entourage dans lequel ils vivent. Les agents qui régentent l’ordre et la discipline dans la société ne sont pas épargnés par leur dérision.Le narrateur Momo ne semble point apprécier le gardien, c’est pourquoi ce dernier devient cible.

«M. Duchène-Jambe-de-bois, le gardien, ne savait plus comment s’y prendre avec nous.…Coincé dans sa veste grise, il avait un air de commandant Achab aux trousses de Moby Dick. Son visage était devenu de la pâte à modeler, sauve Kiravi».

De son côté, le narrateur César ne cache pas son indignation contre l’oppression:

«C’était l’enfant au sandwich … qui me barrait la route avec son escouade de policiers qui allaient jouer au baise boule avec leur batte à la main. Une ratonnade. Les regards étaient en furie, les bouches tordues de haine».

L’autodérision semble déterminer la nature du système actantiel mis en œuvre dans les deux récits. Elle sous-tend la création de trois figures typiques (l’immigré, le beur et l’agent d’autorité) qui sont représentées par un ensemble de personnages. Donc, elle conditionne un choix précis des personnages. Dans les deux romans, elle implique une construction actantielle basée sur la distribution des personnages selon leur caractérisation socio-ethnique (les personnages représentants la communauté d’origine des deux narrateurs et ceux représentant la communauté d’accueil). Cela suppose la présence d’une relation polémique entre les personnages. Cette situation conflictuelle a, nous semble-il, beaucoup de conséquences sur le fonctionnement narratif des deux récits.

Nous avons vu que l’autodérision organise la structure narrative dans les deux récits. Leur construction actantielle et évènementielle se trouve fortement perturbée par l’intention des deux narrateurs de se tourner en dérision. L’autodérision touche aussi la structure discursive de Dis Oualla! Et les Chiens aussi.

C. Autodérision et champ lexical

Au niveau lexical, nous remarquons une créativité lexicale par la création de tournures nouvelles sur la base des formulations quotidiennement manipulées par tout locuteur. Les deux narrateurs semblent jouer avec les mots pour détromper notre attente.. D’une part, les figures stylistiques prennent essentiellement la forme de fantaisie verbale vu qu’elles constituent le matériau d’un jeu de l’écriture. Les deux narrateurs manipulent, sans doute, le langage pour le centrer sur lui-même, et poussent sa fonction poétique à l’extrême. D’autre part, les structures stylistiques enferment, en elles mêmes, un sens latent soigneusement dissimulé derrière le jeu verbal et, en cela, offrent l’occasion d’apprécier des «sous entendus».

Prenons quelques exemples:

- Paronomase:

Elle relève de la catégorie des « non tropiques» puisqu’elle «réunit dans la même phrase des mots dont le son est à peu près le même, mais le sens tout à fait différent.»[16]

« Il allait mettre la patte à la pâte»[17]

« Un musicien Kabyle qui se prend pour un tsar, mais qui ne sait même pas prononcer correctement star»[18]

La confusion entre les paronymes pâte / patte, star / tsar, participe à la création de ses deux signifiants lexicaux. Cette insistance sur la ressemblance des lexèmes met l’accent sur le fonctionnement morphologique du lexique français.

Antanaclase

« C’était plutôt original, cette histoire d’une histoire qui perdait le fil de l’histoire»[19]

«Il (Akim) cherchait à se mordre la queue pour dire que tout cela n’était qu’une histoire sans queue ni tête»[20].

Le procédé se résume dans la répétition des mots « histoire» / «queue», en diversifiant leur portée sémantique dans chaque emploi selon le contexte d’apparition. Cette ré-exploitation d’expressions communes (cette histoire de / le fil de l’histoire) ou (à se mordre la queue / une histoire sans queue) deviendrait une manière de renouveler des structures qui semblent figées à force d’être maniées comme des clichés, transformées en formules vidées de sens. C’est pourquoi cette figure est une pure fantaisie verbale dans le sens où son emploi ne vise pas à donner des informations au lecteur. Autrement dit le langage prend une dimension poétique, donc, ludique; ces structures sont prises comme un objet que l’on peut manipuler pour le plaisir.

Mais ces figures rhétoriques présentent, par ailleurs, une visée plus profonde, en véhiculant des allusions, ou ce que Freud appelle «L’esprit tendancieux». En effet, nous empruntons cette notion de «l’esprit tendancieux» au psychanalyste Freud qui explique qu’il est une des formes de «mot d’esprit»:

« … on utilise le mot d’esprit tendancieux avec une prédilection toute particulière quand on veut rendre possible une agression ou une critique à l’égard de personnes occupant une position plus élevée et faisant usage de leur autorité»[21].

Dans Les Chiens aussi, les deux jeux de mots signalent la tendance cynique du narrateur car ils véhiculent une prise de position vis-à-vis de certaines pratiques sociales: l’exploitation des immigrés dans la société d’accueil et l’invective raciste. Le narrateur reprend, certes, l’injure raciste «fils de chiens» et l’emploie à sa manière, en la reformulant ainsi, «mon chien de père» (car c’est le fils qui désigne son père traité de chien). En jouant sur les mots, le narrateur présente une certaine lucidité qui lui permet d’adopter le recul nécessaire vis-à-vis du langage employé. En cela, il signale qu’:

«[il] n’est pas dupe de l’instrument, et qu’[il] ne reconnaît en aucune manière telle ou telle figure de langage, telle ou telle métaphore stéréotypée que le consensus social ou politique chercherait à imposer».[22]

C’est ainsi que le désir de provoquer l’humour ne pourrait se séparer de la volonté de dénoncer.

Nous pourrons mieux illustrer comment l’esprit tendancieux du jeu verbal permettrait de dissimuler une autocritique:

« Ensuite, il (le gardien) nous a fusillé du regard: si ses yeux avaient pu expédier des balles réelles ou de flammes, nous aurions été transformés en passoire ou en sardines grillées».[23]

C’est le narrateur Momo qui se plaint du gardien de l’immeuble, celui-ci représente, nous l’avons vu dans notre premier chapitre, le type du persécuteur raciste. Cette description caricaturale du gardien cible, certes, le comportement brutal de ce personnage qui terrorise les habitants (immigrés) de la cité, mais aussi, le choix des verbes « fusillés «expédier», la comparaison qui rapprochent «les yeux» (furieux)» des balles dénotent la terreur du narrateur Momo. C’est pourquoi l’emploi humoristique de l’esprit tendancieux dissimule l’autodérision; mais aussi, il l’accentue par une sorte d’un aveu de vulnérabilité.

D. Autodérision et énonciation ironique

Les deux récits mettent en valeur non seulement un système de figures rhétoriques, mais encore, une mise en scène énonciative à dominante ironique. L’autodérision apparaît aussi à travers l’énonciation ironique comme dans les deux romans. Dans Les chiens a ussi, César le chien harangue la masse des chiens se préparant à livrer assaut aux Zumins, leurs oppresseurs:

« La République a peur des chiens méchants, surtout quand ils sont en bande. Nous savons que l’émeute de chiens peut être un argument… mais il ne faudrait pas tomber dans le piège, nous ne voulons pas éliminer les autres. Nous voulons être AVEC EUX, mais plus comme clébards de service»[24].

Ce passage présente une construction énonciative à tonalité ironique, et cela, à deux niveaux: d’une part un chien qui pose que « l’émeute des chiens peut être un argument» mais qui souligne que « la République a peur des chiens méchants». Cette première énonciation est ironique: c’est un chien qui fait le commandant et qui tente de faire entendre raison aux autres chiens. D’autre part, ce chien n’est qu’un énonciateur mis en place par un locuteur homme qui bascule le récit dans une dimension symbolique (l’immigré est assimilé au / chien /), ce qui explique ce refus d’éliminer les autres pour «être avec eux» (la majuscule est, à l’en croire Philippe Hamon, un des signaux de l’énoncé ironique). Le mot « clébard» ne désigne pas le chien comme / animal /, il désigne, par contre, un groupe social qui est mis à l’index par cette désignation: les immigrés. Cet exemple est une bonne illustration de ce que Berrendonner appelle le « paradoxe ironique»,[25] c’est-à-dire, le mot «chien» véhicule un sens circulaire qui relie le récit simple d’un chien (qui relate son aventure comme un héros) à une représentation de l’attitude raciste à l’égard de l’immigré. Le premier sens couvre le second sens qui le justifie.

Par ailleurs, la référence à certains noms d’auteurs ou de ceux des personnages de certains romans constitue un des éléments de la comparaison humoristique dans les deux œuvres:

«Vincent tirait sur sa cigarette avec un air de petit Prince de saint Exupéry.»[26]

« Coincé dans sa veste grise, il [le gardien] avait un air de commandant Achab aux trousses de Moby Dick»[27].

«…Les albatros alertés par des bruits suspects, s’enfuyaient en courant sur le lit du fleuve à la manière de Baudelaire»[28].

Esthétiquement, ces comparaisons enrichissent le jeu verbal auquel s’adonnent les deux narrateurs, elles élargissent aussi l’horizon culturel de l’œuvre, en l’ouvrant sur d’autres œuvres littéraires. Cependant, ces références littéraires nous semblent trahir une autodérision au niveau scripturaire: comme si le scripteur a, sans doute, besoin de l’appui de ces œuvres littérairement (et culturellement) consacrées pour donner une « empreinte» de qualité littéraire à ses propres personnages. Ces références paraissent aussi, perturber la cohérence narrative des deux récits car le lien entre Vincent et le petit prince de Saint Exupery, entre le gardien et le commandant Achab n’est pas clair. En cela, cet emploi calculé des références dévoile l’ethos du scripteur plus enclin à la fantaisie verbale, mais essentiellement, met l’accent sur une autodérision qui se complexifie par un rapport particulier avec «l’Autre» (incarné par des références intertextuelles) dans le discours.

E. L’analyse des formes de l’Altérité dans les deux romans

Nous pensons que le désir des deux narrateurs à rendre compte d’une certaine conception de l’altérité motive leur choix de, ce que Genette appelle, une sorte d’«un parti narratif». Il est intéressant d’examiner la particularité de ce parti narratif, dans les deux récits, tel qu’il est organisé pour exprimer une représentation de l’altérité.

Le roman Les Chiens aussi présente la caractéristique suivante: dès la première page, le narrateur se désigne par le pronom de la première, donc, choisit un parti narratif précis, le récit autobiographique:

« autrement dit l’identité de la personne du narrateur et du héros n’implique nullement une focalisation du récit sur le héros.»[29]

Mais ce récit ne respecte pas ce principe narratologique dans la mesure où le narrateur et le héros ne sont pas la même personne. Nous avons remarqué, à partir de notre analyse de l’éthos de ce narrateur, que le héros chien exerce la fonction de narration du récit. Mais nous sommes arrivés à connaître le narrateur homme qui s’abstient à narrer le récit sans pour autant l’abandonner. C’est pourquoi il est intéressant de souligner quel est le motif du choix d’un héros chien, quelles sont les conséquences d’un tel choix sur la représentation de l’Altérité. Examinons ce passage:

«Des chiens pas étonnant que même les enfants de nos maîtres nous ne respectaient pas: «Machin, viens ici, je te dis! Couché! Debout! J’ai dit au pied! Va chercher! Ramène! Je t’ai dit de poser! A la niche! Fils de chien! Chien d’abruti»[30].

La prédominance du temps du discours (imparfait) nous fait croire que la narration est contemporaine de l’action, car l’histoire est racontée par le héros chien. Le pacte romanesque que fonde la relation entre le narrateur et le lecteur (donc le vraisemblable littéraire) nous incite à voir celui-ci comme une intervention fantastique et sert à une représentation symbolique.

En effet, le chien fait allusion à une insulte qui révèle du vocabulaire animalier. Dans un entretien déjà cité avec Begag, celui-ci souligne que:

«l’insulte arabe «fils de chien» est très drôle car mon père ne savait pas que le chien était lui et que si son fils est un chien c’est qu’il est lui même un chien.»[31]

Cela explique peut être l’emploi des termes «des chiens», «fils de chiens» dans le récit. Mais le champ sémantique de ce passage recèle une connotation raciste plus forte qu’un père à l’adresse de son fils. Nous avons vu que la création du personnage du chien relève d’une attitude autodestructrice à l’origine même de tout comportement masochiste. D’ailleurs la dissonance entre les deux instances narratives « le narrateur narrant» (ici le narrateur homme) et «le narrateur narré» (le narrateur chien) témoigne de la volonté du narrateur homme à se détacher de lui même pour pouvoir faire dire «je» au héros chien. C’est ainsi que l’opposition entre l’homme et l’animal, donc, entre le narrateur et le héros souligne une nouvelle conception de ce que Philippe Lejeune appelle «le pacte autobiographique». La reprise de cette insulte révèle non seulement une autodérision amère mais aussi une représentation de soi à travers une forme spéciale de «l’autobiographie fictive» (Genette). Celle-ci dévoile une dimension psychologique qui pourrait être à l’origine du parti narratif adopté.

Pour mieux illustrer nos propos, prenons cet exemple. La scène se passe dans l’appartement de Vincent qui a quitté, ainsi que sa famille, les HLM pour aller en Australie, comme ils n’ont pas payé les factures, le courroux du gardien était grand au point qu’il a pris, Momo, Luis et Emilie témoins d’un tel scandale:

«… depuis qu’ils étaient entrés dans l’appartement, ni eux ni le gardien n’avaient entendu ma voix. Et pour cause: j’étais sorti du décor depuis longtemps. J’entendais le gardien placer, une nouvelle fois va disparaître un jour ou l’autre … sauf le mont blanc!» Oui, j’imaginais assez bien la scène».[32]

Le narrateur se retire de la scène, et comme il est seul responsable de la narration, il termine par cette phrase «oui, j’imaginais assez bien la scène». Soyons attentifs à cette dernière phrase: Momo est avant tout un narrateur autobiographique. Autrement dit, soit il a vécu personnellement l’histoire, soit il en connaît les évènements par l’intermédiation d’un autre personnage. Pour obéir aux règles de la narration autobiographique, le narrateur ne pourrait narrer cette scène, du moins de loin. Donc, Momo ne saurait entendre «le gardien placer une nouvelle fois un commentaire…». Il semble faire fi à la règle narratologique[33]. Ceci est instructif à notre niveau d’analyse dans le sens où cette faculté d’imaginer la réaction désagréable de ce gardien dévoilerait combien la présence imposante de l’Autre est à la fois lourde et conséquente dans l’esprit du narrateur (d’où son attitude masochiste) au point qu’il contrecarre la logique narratologique dans le récit autobiographique. Cette dernière phrase trahit l’extrême sensibilité de ce narrateur qui revoie la fureur de son persécuteur, le gardien.

Enfin, le lecteur doit être sensible à un implicite dans Dis Oualla! Et Les Chiens aussi: il s’agit d’une auto-dépréciation qui n’est pas simplement une façon de se tourner en dérision, bien plus, elle est une inclination à déplorer son sort (de chien, d’enfant d’immigré). Le Moi semble montrer à l’autre qu’il ne pourra être plus cruel car ce Moi s’ingénue à se martyriser, en donnant tous les maux possibles. Cette dimension psychologique est la source de l’ensemble des altérations commises, par les deux narrateurs, dans le parti narratif choisi, et constitue une sorte de «pathologie narrative» (Genette). Nous allons essayer d’examiner la relation entre la représentation de l’altérité et les impertinences libératrices du langage dans les deux récits.

Dis Oualla! et Les Chiens aussi articulent, sans doute, dans un jeu scrupuleusement organisé, fiction et travail d’écriture, autodérision et discours identitaire. C’est à ce niveau synthétique que se situe la réponse à la question que tout romancier beur s’est posé: comment être beur? du moins, les deux narrateurs y répondent à leur manière. C’est qu’ils ont choisi l’autodépréciation pour signifier la colère contre l’agressivité des zumins:

« Quand je me suis retrouvé suffisamment loin de la roue … des zumins m’ont insulté, d’autres m’ont jeté des pierres. J’ai reçu une bouteille de bière sur la cuisse droite»[34],

ou exprimer l’indignation:

«[Le gardien] postillonnait, piaffait, prêt à charger, mais rien n’y faisait. Il y avait longtemps que nous ne le calculions plus et ça revenait à dire qu’il ne valait même plus la peine d’assister gratuitement à son spectacle[35]

Ainsi, le narrateur cherche la sécurité dans le langage et apaise son malaise grâce à un jeu verbal concerté. D’autre part, cet effort de style lui offre la possibilité de faire une œuvre qui ne se fixe pas à des significations précises, bien au contraire, elle semble s’ouvrir à diverses interprétations. En cela, les techniques de la dénonciation (celle de l’exploitation poussée jusqu'à la servitude, le mépris et l’humiliation représentés symboliquement par le personnage du chien) et de l’auto-dénonciation (celle des touches ironiques adressées par le narrateur aux membres de sa communauté: perte des valeurs de la culture d’origine, le maintien d’un comportement inconvenable dans le pays d’accueil ou l’assimilation à l’Autre…), toutes sont le résultat d’un travail d’écriture. C’est ainsi que le lecteur est frappé par la complexité narrative et stylistique du roman Les Chiens aussi, mais il n’est pas moins intrigué par la simplicité trop apparente de Dis Oualla!

Conclusion

Les deux narrateurs mettent en œuvre une stratégie synthétique qui englobe les procédés de l’écriture, l’autodérision et le discours identitaire. D’une part, l’autodérision et le discours identitaire sont tous deux un état d’esprit, c’est-à-dire une manière d’agir et de penser le monde et soi-même. L’écriture, d’autre part, leur permettrait de s’exprimer, de se dire, de se purger, en se libérant des contraintes et des interdits. Cela apparaîtrait à travers l’invention stylistique basée sur les néologismes, le réinvestissement des structures stéréotypées et le brouillage des voix narratives. L’effort de style n’est pas gratuit, il est dû à une intention d’apaiser un malaise identitaire (être entre les deux communautés, d’où l’humour interculturel qui exploite les ressources de la culture franco-arabe) et au choix de l’auto dépréciation comme forme de dénonciation.


Notes

* Magistère en littérature francophone et comparée, sous la direction de Fewzia Sari, Université d’Oran, 2005.

[1] Maingueneau, Dominique, Elément pour une analyse linguistique du texte littéraire, Paris, Hachette, 1991, p. 81.

[2] Rivara, René, La langue du récit, introduction à l’analyse énonciative, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 250.

[3] Le Jeune, Philippe, «Le récit d’enfance ironique», in le je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 20.

[4] ibid, p. 23.

[5] Dis Oualla op, cit, p. 7.

[6] Ibid, p. 9.

[7] Ibidem, p. 12.

[8] Ibidem, p.18.

[9] Les Chiens aussi, op cit, p.13.

[10] Ibidem, p. 120.

[11] Les Chiens aussi, op. cit, p. 70.

[12] Dis Oualla, op. cit, p. 58.

[13] Les Chiens aussi, op. cit, p. 30.

[14] Ibid, p. 38.

[15] Ibid, p. 30.

[16] Ibid, p. 38.

[17] Les Chiens aussi, op cit, p. 20.

[18] Ibid, p. 59.

[19] Dis Oualla, op. cit, p. 25

[20] Les Chiens aussi, op. cit, p. 100

[21] Freud, Sigmund, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 201.

[22] Ibid, p. 18.

[23] Dis Oualla, op cit, p. 30.

[24] Les Chiens aussi, op cit, p. 120.

[25] Berrondonner, Alain, «Ironie», in éléments de pragmatique linguistique, Paris, éd. Minuit, 1981, p. 114.

[26] Dis Oualla, op. cit, p. 34.

[27] Ibid, p. 13.

[28] Les Chiens aussi, p. 83.

[29] Genette, Figure III, op. cit, p. 212.

[30] Les Chiens aussi, op. cit, p. 15.

[31] Entretien avec Begag, Juin 2002 à l’Université Lyon lumière II.

[32] Dis Oualla, op cit, p. 123.

[33] Genette souligne que la narration autodiégétique posait problème dans la recherche du temps perdu de Proust.: Il [Proust] a voulu se décharger en déchargeant son héros. Il lui faut donc un narrateur autodiégétique capable d’assurer personnellement d’authentifier et d’éclairer de son propre commentaire l’expérience spirituelle … qui demeure, elle, le privilège du héros.» in Figure III, Paris, Seuil, 1972, 252.

[33] Les Chiens aussi, op cit, p. 21.

[34] Les Chiens aussi, op. cit, p. 21.

[35] Dis Oualla, op cit, p. 123.

 

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