Le temps cyclique dans l’espace traditionnel et son rapport à l’identité au Maghreb

Insaniyat N° 14-15|2001|Numéro spécial: Premières Recherches|p.149-162|Texte intégral


Mokhtar ATALLAH


L’œuvre de Tahar Ben Jelloun se présente sous trois grands volets :

1- une approche formelle du niveau de surface qui s’intéresse à la morphologie des sémèmes du texte et à sa syntaxe, c’est-à-dire son modèle actanciel, voire son organisation superficielle (organisation des sémèmes) ;

2- une approche thématique du niveau profond qui s’intéresse, quant à elle, à la morphologie des sèmes du même texte et à sa syntaxe, c’est-à-dire à son modèle constitutionnel ou structure élémentaire de la signification, voire son organisation profonde (organisation des sèmes) ;

3-  et enfin une approche symbolique que nous considérons comme une sorte d’esthétique de la signification, c’est-à-dire d’une pluralité de sens, voire même d’une surdétermination expressive relevant de l’Art de la Littérature[1] qui s’exerce sur le verbe[2] et transcende l’Espace et le Temps.

Si le roman n’est pas justiciable de mesure, il est cependant fait d’aspects qui sont souvent soumis à la critique et à l’appréciation ; et notre démarche qui est d’abord linguistique part du phénomène lexical, thématique et relationnel, en évitant les canons  déjà admis pour trouver une mesure spécifique.

En effet, notre approche formelle s’est faite par hypothèses donc par superpositions des divers aspects du roman en vérifiant si la notion recouvre bien lesdits aspects où si elle est imparfaite. De là, nous sommes passé de la dénotation à la compréhension, c’est-à-dire du point de vue de l’extension de la théorie (notion) au point de vue de la compréhension du concept.

Ayant déduit que l’aspect justifie la forme romanesque et répond à l’expression du jugement de valeur et de réalité, nous avons conclu que chacun de nos jugements est une interprétation hypothétique puisque la science linguistique n’est normative que par abus de terminologie.

Selon nos perspectives d’analyse, il n’y a pas de structures littéraires fixes et notre travail s’attache à expliciter des formes autochtones liées à la tradition orale maghrébine et transcrites par  Tahar Ben Jelloun.

Si les approches, formelle et sémiotique, de notre corpus d’analyse se sont avérées un outil commode pour mettre en relief l’articulation du sens et de l’expression ; c’est-à-dire le passage d’un univers imaginaire à des effets de sens produits chez nous en tant que lecteur; notre approche de la structure littéraire nous a permis de définir l’écriture chez Ben Jelloun comme étant un langage littéraire saisi dans son intention humaine, issu de l’oralité traditionnelle et transformé par sa nouvelle destination sociale de roman imprimé.

A cet effet,  nous signalons, dès le départ, que notre approche de la manifestation discursive ne présente pas de critères absolus. A priori, notre point de départ consiste en une série d’hypothèses ; ce qui nous a décidé à la prudence méthodologique, et même si le type de travail que nous avons proposé exige de la rigueur, il n’exclut pas l’intuition et l’arbitraire.

En ce sens,  nous avons fait appel à un ensemble de théories à partir desquelles nous n’avons actualisé que les aspects qui s’avéraient fonctionnellement compatibles avec notre analyse. Effectivement, « l’outillage méthodologique dont dispose la sémiotique discursive à l’heure actuelle ne correspond pas […] aux exigences de l’analyse des textes littéraires complexes »[3] du fait même que le diptyque « L’enfant de sable » / « La nuit sacrée » s’écarte du roman traditionnel maghrébin par l’éclatement de sa linéarité. Ceci dit, si notre analyse était uniquement une référence à des écoles, elle limiterait notre champ de recherches en apportant et en fixant le purisme de leurs terminologies.

En conséquences, l’application de certaines notions critiques se circonscrit seulement par adaptation puisque dans un roman aussi atypique que « L’enfant de sable », il y a  une sémantique personnelle qui, faite de souvenirs, s’oppose à l’expérience du critique non maghrébin tel que l’usage familier du vocable qui use le divers, l’excentrique et consolide le permanent ; et tout jugement porté sur une situation est interprété avec l’authenticité vécue du témoignage du narrateur-conteur, implicitement le narrateur-auteur.

Cependant, l’utilisation du modèle sémiotique nous a permis d’éclairer le texte de manière acceptable et de découvrir dans la masse textuelle du roman un ensemble de micro-récits enchâssés dans le macro-récit enchâssant et qui constitueraient, chacun à son niveau, un ensemble de micro-univers sémantiques ; ce qui expliquerait la construction d’un modèle constitutionnel et transformationnel du contenu de ces différents micro-récits qui convergent, à l’issue de la séquence globale de notre analyse, vers la mise en place d’un macro-univers sémantique. Par conséquent, et afin  que notre interprétation thématique soit performante, le niveau discursif de surface doit être aussi pertinent que le niveau sémantique profond. De ce fait, ce qui au niveau de l’intitulé de notre thèse paraît générique, « Espace » - « Temps », fait appel à la notion de «Cycle» pour le temps et à celle de « Compartimentage traditionnel » pour l’espace au plan de la particularité thématique ; d’où l’institution, tout au long du roman, du procès de l’ « Identité mécanique ».

Dans cette perspective, nous soulignons que le versus « mâle » / « femelle » correspond, terme à terme, au versus « cycle » / « chronologie » pour le temps –  « clos » / « éclaté » pour l’espace ; et c’est le relevé des prédicats qualificatifs dans les contextes respectifs de ces différents acteurs qui nous permet de les considérer comme les réalisations d’une même articulation sémantique : « Homme » versus « Femme » , en subsumant dans « L’enfant de sable » et son pendant « La nuit sacrée » les sémèmes : « statique » versus « dynamique » sur le plan identitaire.

Notons, par ailleurs, que le sémème « statique » versus « dynamique » participe à deux parcours discursifs dans l’univers romanesque de Ben Jelloun, c’est-à-dire de l’espace-temps et de l’identité liés tous deux au culturel et dont l’expression en est le personnage androgyne Ahmed-Zahra.

Ce modèle de l’articulation élémentaire de la signification nous a permis de poser le modèle constitutionnel de l’androgynie comme un modèle à trois positions ; c’est-à-dire deux positions polaires « Homme » versus « Femme » et une position bi-polaire complexe qui oscille entre la dominance de l’apparence féminine ou masculine chez Ahmed-Zahra, Bey Ahmed et Antar dans les différents micro-récits qui leur sont consacrés (Cf. tableau ci-après).


C’est ainsi que nous avons relevé entre l’aspect statique de l’espace et de l’identité, dû au cycle du temps, et l’anéantissement total des barrières avec l’éclatement spatial et le dynamisme identitaire, dû à la chronologie temporelle, un lieu intermédiaire que nous nommons : lieu du double ; c’est-à-dire l’androgynie où se confondent, s’amalgament et s’estompent symboliquement les différents sémèmes du versus « Homme » / « Femme ».

La mise en relation de cette structure « achronique » avec le développement syntagmatique dans lequel s’insère le roman « L’enfant de sable » nous a permis de déduire un « modèle transformationnel » de l’ensemble des contours investis.

La « narrativisation » de cette catégorie initiale s’appuie sur une figuration essentielle dans l’œuvre de Tahar Ben Jelloun :  celle de la soumission de l’élément féminin et de la domination de l’élément masculin conformément à la Tradition / Religion musulmanes au Maghreb, maintenues et animées, à travers les âges, par la seule tradition orale considérée comme « la manifestation superficielle, située sur le plan anthropomorphique, de la transformation des contenus profonds du récit »[4].

 

De cette infériorité librement consentie, l’acteur Ahmed-Zahra attend la disparition du manque et de l’aliénation qui caractérisent la vie conjugale maghrébine depuis le premier siècle de l’invasion arabo-musulmane (Cf. Fig. 1 & 2).

Cependant, le résultat visé par la substitution sexuelle ne s’obtient pas en dépit de la privation des oncles de l’héritage paternel d’Ahmed. Les valeurs socialo-religieuses et traditionnelles demeurent les mêmes et l’équilibre n’est pas rétabli à l’issue de la ruse de la substitution sexuelle et de son épreuve de la circoncision qui permet au personnage Ahmed-enfant de franchir positivement, selon un ordre cyclique, les rites de l’initiation identitaire liée indubitablement au lieu traditionnel et que rejette le corps dans sa quête de l’identité originelle avec l’éclatement non-maîtrisé de l’espace.

Ainsi, avec l’errance de Zahra dans « La nuit sacrée », nous revenons derechef à la phase initiale, c’est-à-dire à l’identité dynamique. Ce nouveau parcours identitaire, déterminé par un espace éclaté et un temps chronologique, après l’acquisition de l’héritage et la désertion d’Ahmed du domicile paternel, lieu de négation de sa féminité, domine les neuf derniers chapitres du roman « L’enfant de sable » et la totalité de son pendant « La nuit sacrée ».

Nous notons que cette nouvelle quête identitaire s’avère être un double jeu, à l’image androgyne d’Ahmed-Zahra, où domine tantôt le côté « mâle », tantôt le côté « femelle », sans jamais arriver à l’affirmation absolue du statut de la femme, étouffé dans le couple « Homme » versus « Femme », animé par la ferveur de la Tradition / Religion, à travers le discours assaisonné du narrateur-conteur qui s’inscrit, s’énonce et se raconte dans le récit qu’il débite en impliquant un tiers absent.

En effet, le discours dans « L’enfant de sable » / « La nuit sacrée » est constitué de l’écriture, substituée à l’oralité traditionnelle à laquelle s’ajoutent la composition et les éléments culturels référentiels repérables par le lecteur. Il s’agit d’une caricature transgressive des tabous culturels et religieux à travers la présence permanente des subversions possibles et imaginables tout au long de notre corpus d’analyse. En ce sens, la naissance d’Ahmed, signalée par le conteur, présente deux figures, deux isotopies liées métaphoriquement, à savoir :

1°  celle du réalisme de la naissance mâle dans la tradition maghrébine ;

2°  et celle du mythe de la naissance du Prophète ; d’où l’Identité.

Cette double quête identitaire narrateur / personnage, liée doublement à l’espace et au temps, n’est somme toute que la quête de la spécificité maghrébine qui s’opère comme l’expression des profondeurs de l’Inconscient collectif à travers la surface textuelle.

C’est la manifestation discursive du « Je  », implicitement « Nous », qui permet la transition de cet inconscient collectif du domaine du profond au domaine du superficiel. Comment, donc, ce niveau profond et achronique de signification donne-t-il lieu à un discours diachronique romanesque et poétique ?

Il aurait été possible, dans cette optique, de construire une syntaxe de l’inconscient d’Ahmed, mais le roman représente beaucoup plus l’univers (l’inconscient collectif) intérieur et la passivité de la communauté maghrébine à travers la révolte de celui-ci.

Ainsi, nos interprétations se sont davantage basées sur la forme et sur le contenu du corpus. Il s’agit  pour nous d’une  hypostase  puisque la «  maghrébinité  » est perçue comme l’objet d’un imaginaire collectif ; et  étant donné qu’elle se lit  aussi comme la  subversion  qui vise à briser tous les niveaux de la composition littéraire chez Ben Jelloun : syntaxe, phonétique, morphologie, graphie, symbole ; en somme toute la logique et la rigueur de la langue française.

Ajoutons à cela le double investissement du conteur dans la thématique du récit :

1- d’abord en sa qualité de narrateur-témoin dans la première isotopie ;

2-  puis en sa qualité de conscience en quête de sa propre identité dans la seconde isotopie.

En conséquence, c’est principalement le champ lexical de la naissance qui constitue à coup sûr le connecteur de ces deux isotopies. En effet, tout ce que la morale religieuse et la tradition interdisent s’y trouve exprimé. La transgression sexuelle d’Ahmed et la mise en marge des lois du groupe traditionnel maghrébin enrichissent doublement l’expérience de l’assistance et du lecteur. Ils goûtent au fruit interdit où se mêlent les sentiments de culpabilité et de satisfaction.

Le récit, dans son discours assaisonné, n’échappe pas à la censure verbale de l’assistance / lecteur et les libère de toute forme de peur par l’expression du désir. Cette identification de l’assistance / lecteur avec le personnage Ahmed-Zahra leur permet aussi de vivre les mêmes péripéties avec une certaine distance par rapport au temps et à l’espace dans lesquels ils évoluent.

C’est dans ces conditions d’écoute collective et de lecture isolée que l’assistance / lecteur s’introduisent dans le monde imaginaire du récit « L’enfant de sable » / « La nuit sacrée » ;  ce qui permet la suspension de l’espace-temps ambiant pendant la durée de l’écoute collective et de la lecture individuelle.

Cette évasion relative, puisque momentanée, permet à l’assistance / lecteur d’échapper à l’agression du quotidien par la substitution d’un monde fictif, conçu sur la séduction esthétique comme seul paravent contre l’obscur et le néant. Ainsi, le narrateur-conteur, tout comme l’assistance ou le lecteur, en sa qualité de lecteur potentiel du journal intime et des lettres d’Ahmed-Zahra, tente par le « contage » quotidien de conjurer la mort qui survient à l’arrêt du récit.

« L’enfant de sable » participe donc, à la fois, à la solitude du lecteur et à la collectivité de l’assistance tout en leur permettant de vivre plusieurs aspects possibles de la vie que leur refusent la morale religieuse et le cercle vicieux de la tradition locale au Maghreb. En effet, c’est par le roman que notre univers ambiant se brise et laisse apparaître à travers ses fentes d’autres univers inconnus que seule la fiction peut révéler sous de multiples aspects. Ainsi, personne et personnage se confondent dans la même espace-temps par des analogies, des ressemblances et des transpositions référentielles qui amplifient le champ sémantique de l’existence humaine.  Ce qui explique la curiosité insatiable du conteur et l’indiscrétion outrancière de l’assistance envers le journal intime d’Ahmed ;  d’où le délit inconscient d’une certaine effraction dans son intimité de personnage agissant.

La lecture publique du journal intime et des lettres d’Ahmed rapproche le conteur / assistance, implicitement auteur / lecteur, et le personnage qu’ils tendent à faire coïncider avec la conscience collective du groupe traditionnel maghrébin ; ce qui évoque pour nous la définition universelle de l’art romanesque comme étant « un art de la communication et non un art de la connaissance ».

« L’enfant de sable » serait donc un roman où Ben Jelloun décrit la structure de la collectivité maghrébine en perçant à jour les mécanismes de la Religion / Tradition à travers une vision socialo-historique et psychologique complexe. En ce sens, sa pluridisciplinarité fait que son emprunt aux sciences humaines et aux diverses formes de la connaissance enrichit son contenu. Les textes sacrés a-temporels, les fables cycliques, les réflexions philosophiques, les traditions et la morale y trouvent leur compte.

Dans « L’enfant de sable », les événements sont relatés devant un public par un conteur qui sert de porte-parole à un auteur  caché et où l’oralité devient roman puisqu’il y a « transmission d’information par un système de signes articulé en un énoncé » et « transmission du sens » par la juxtaposition d’énoncés prédicatifs et descriptifs qui révèle une dimension spatio-temporelle actualisée par la performance des lecteurs. Quant à Ben Jelloun, il occuperait une sphère intermédiaire entre le lecteur et la réalité décrite et interprétée à son intention en feignant la neutralité. Ainsi  fait-il des événements chronologiques, enchaînés, dans la vie d’Ahmed, selon un déterminisme existentiel, un récit répétitif, à l’infini.

Même si Ben Jelloun opère dans les faits narrés un découpage d’ordre chronologique, la structure de son roman calqué sur l’oralité traditionnelle le dispose en cycles. Souvent l’histoire d’Ahmed-Zahra remonte aux sources de sa naissance pour expliquer les causes de la déchéance de son cycle mâle. Ce jeu alternatif entre « analepses » et « prolepses » mène le narrateur à localiser, à trancher et à privilégier certains faits selon leur degré de pertinence dans le récit et leur importance dans l’histoire. Cette composition délibérée vise à produire un certain effet, trop recherché, chez l’assistance / lecteur, à savoir : la forme artistique.

Par ailleurs, nous constatons dans « L’enfant de sable » la présence de plusieurs aspects qui tendent à organiser le récit, tels que :

1-  la biographie, sous entendue par le récit, du conteur ;

2- l’autobiographie d’Ahmed, exprimée dans son journal intime ;

3- la correspondance comme aspect épistolaire de la communication entre Ahmed et son correspondant anonyme et imaginaire, attesterait un fait réel ;

4- le témoignage vécu, exprimé par le frère de Fatima, épouse d’Ahmed ;

5- la confidence exprimée par le conteur en sa qualité d’authentique possesseur du journal intime d’Ahmed ;

6-  le récit de l’errance doublement exprimé par Zahra et le conteur aveugle.

Tous ces aspects soulèvent un débat sur l’authenticité du récit, c’est-à-dire de la part de réalité transformée en fiction. Notons qu’à l’instar du schéma de la fable, nous ne considérons pas la totalité du roman « L’enfant de sable » comme entièrement oral et indépendant de la réalité ambiante et de la quotidienneté marocaine. Il y aurait d’une manière ou d’une autre, présence de l’auteur à travers quelques expériences authentiques, ne serait-ce que dans l’organisation cohérente du récit et de l’aménagement habile de la vraisemblance socio-historique des éléments narrés qui se situent à la limite du réel et du fictif ; d’où la pacte auteur / lecteur fondé sur le   « plaisir du texte » qui impliquerait un choix des procédés scripturaires déterminés par les conditions spatio-temporelles, à savoir : le lexique, la peinture des personnages, la mise en relief, la forme, les objectifs, les implications et enfin le sens du récit qui fuit avec la tendance à évoquer les lieux et reste en deçà de la puissance évocatrice des mots même si l’auteur leur assigne une valeur qui détermine leurs possibles significations.

Cette errance qui prend la forme d’une fuite spatio-temporelle est saisie tel un parcours spatial qui s’expliquerait par l’abandon du récit par le conteur et par l’abandon du lieu carcéral par Ahmed. Et c’est ainsi que Zahra est obligée de voyager, de s’exiler, de parcourir de rêve en rêve, de village en village, du hammam à la maison de l’Assise, de la prison au Marabout du Sud, de subir en quelque sorte un véritable parcours initiatique pour arriver à assumer son identité féminine longuement recherchée, après la rupture catastrophique avec la famille,  le viol angoissant de la forêt, la circoncision traumatisante en prison et la souffrance avilissante de l’hôpital ; ce qui confère au récit d’autres colorations et suggère d’autres significations.

Nous remarquons que cet itinéraire initiatique est riche en lieux, en découvertes et en apprentissages personnels dans « La nuit sacrée » par opposition à « L’enfant de sable » où tout est un déjà-là approuvé et conçu comme tel par la collectivité. L’errance se singularise par son rattachement particulier au « Je » de Zahra. Ceci dit que la traversée de son discours du corps renvoie à sa pseudo-dualité sexuelle et met en relief son androgynie exprimée dans le diptyque analysé.

Ainsi, donc, de masque mâle en masque femelle, de langage en langage, de fantasme en fantasme s’exprime alternativement la longue errance d’Ahmed-Zahra qui se transforme en traversée salutaire dans sa  quête identitaire, après la mort de l’épouse et celle du père libératrice.

Si la première partie de notre thèse consiste en une mesure formaliste de l’espace et du temps et la seconde en une interprétation thématique, notre approche symbolique, au niveau de la troisième partie, s’attache à l’étude de l’esthétique dans l’espace-temps scripturaire de notre corpus d’analyse.

En effet, nous supposons l’existence d’une esthétique transcendantale dans l’organisation de l’espace et du temps à travers l’androgynie d’Ahmed-Zahra. Le compartimentage traditionnel de l’espace et la mesure cyclique du temps donnent l’impression d’une sorte de cadence, de scansion et de rythme.

Cette mise en place de l’organisation esthétique de l’espace et du temps par Ben JELLOUN révèle à notre analyse la mise en œuvre d’une vision philosophique soufie bâtie sur les aspects du Dhahîr (exotérique) et du Batîn (esotérique).

Nous avons noté que cette philosophie de l’analogie appliquée aux figures d’espace et de temps à travers la répartition spatio-temporelle de la narration préfigure une sorte d’esthétique de la proportion, sans de véritables canons, loin de tout réalisme de la figure spatiale sous un prétexte spirituel où tout est sensible surtout comme convenance [5].

Ceci dit, que la forme circulaire du lieu de la narration du conteur, délégué par Ben Jelloun, s’adapte au cycle de la répétition quotidienne et possède les éléments d’une beauté traditionnelle, formelle et irrécusable. Il y aurait en ce sens un symbolisme de la forme où la simplicité de la « halqua » ne suffit pas. En conséquence, nous avons supposé l’existence d’un dynamisme cyclique très harmonieux au-delà de la forme statique du cercle de l’écoute.

En outre, un autre symbolisme vient jouer particulièrement dans notre corpus : celui du centre. De ce fait, la prise de la parole par les différents narrateurs mis en scène dans le récit suggère la force interne de la solidarité de l’écoute autour d’un centre que la forme contient puisqu’elle est le résultat d’une tradition antérieure fixe et d’une communion mystique entre le conteur et ses auditeurs, liée au psychisme collectif, donc dynamique.

Au-delà de nos propos, il existerait à l’intérieur de la « halqua » une divine proportion selon les principes soufis de la connaissance heuristique[6] basée sur l’intuition sensible qui nous révèle une vaste philosophie de  l’analogie.

Conséquemment, le sentiment de satisfaction / révolte qu’éprouve l’assistance vis-à-vis des propos du conteur est dû à l’identité / altérité dans un cadre homogène et uniforme. En ce sens, il entre doublement en jeu une part d’imagination dans le sentiment de l’attente renouvelée à travers le cercle de la « halqua » et une part de mémoire collective dans le sentiment de reconnaissance, de répétition, voire de précision.

Ce retour du même et cette irruption de l’ombre exprimée par l’androgynie d’Ahmed, cette anxiété de l’attente et cette reconnaissance de l’attendu / inattendu forment la tension et la détente. Cela dit, tout ce va-et-vient s’exprime par des processus spirituels qui mettent en jeu le triomphe ou l’échec de l’inconscient collectif à travers le psychisme éveillé de l’assistance.

Cette attente collective de l’assistance du conteur et cette satisfaction individuelle du lecteur ont quelque chose de proprement intellectuel chez Ben Jelloun qui recourt aux chiffres sept et quatre pour encoder son message.

Le nombre peut aussi avoir une sorte de magie de l’esthétique. Si le chiffre quatre symbolise l’Ascension Mystique du Soufi, figurée par quatre portes fictives menant à la fusion idéaliste dans l’Unique Vérité Divine ; le chiffre sept sert de schème régulateur du récit et non de canon. Son inexactitude est esthétiquement souveraine comme nous l’avons développé dans notre thèse. Son approximation est une sorte d’expérience du Beau pour les Soufis et une répétition du même, c’est-à-dire de l’analogique.

Cette utilisation du semblable par la tradition soufie s’avère être une sorte de modulation harmonique, une recherche du même répétitif qui donne au formalisme ses apparences de raison. C’est dans l’indétermination du chiffre sept, à l’intérieur de sa richesse heuristique, que se trouve le Beau. Pourquoi ? Parce qu’il est homothétique dans tous les sens et permet de construire par rappel de longueurs modulaires.

En effet, l’esprit des Soufis s’accorde avec les choses et s’exerce de façon cachée avec l’esthétique du chiffre sept dans sa proportion temporelle inachevée et avec la dialectique du même et de l’autre par répétition.

En définitive, ce qui constitue le rythme cyclique du temps de la narration est la manière dont nous la percevons à travers le personnage du conteur qui l’établit pour nous, non de façon exacte, mais selon la reconstitution et la ré-interprétation du rythme imposé par le journal intime d’Ahmed-Zahra ; d’où une sorte d’heuristique actuelle et vivante fondée sur la découverte des faits par l’assistance.

Par ailleurs, l’esprit du lecteur se saisit du chiffre sept comme d’un schème régulateur des sept portes du récit ; d’où la vertu heuristique de l’art de l’écriture et non des règles ; ce qui sous-tend que le formalisme vit d’une fausse ontologie du nombre.

Il reste en dernière instance la difficulté qui consiste à apporter suffisamment de variété expressive pour éviter la monotonie au lecteur. C’est, à cet effet, une organisation esthétique du temps et de l’espace qui crée le rythme répétitif du récit « L’enfant de sable » et son pendant  « La nuit sacrée ».

En conclusion, l’univers romanesque de Tahar Ben Jelloun s’avère être une dénégation du transfert sexuel par le père-géniteur, Hadj Ahmed Souleimane, dans la quête identitaire, pour sauver l’héritage de sa famille.

C’est par rapport à l’objet-valeur, inscrit dans un espace traditionnel et un temps cyclique rituel, symbolisé par l’androgynie d’Ahmed-Zahra, que les différents micro-récits débouchent sur le retour à l’identité initiale après la mort du père, ou la  découverte aléatoire de la véritable nature du sexe lors du décès dans le cas de Antar et de Bey Ahmed. Nous aboutissons alors à trois rôles actanciels principaux, répartis complémentairement entre les trois acteurs du texte : Père / Mère / Enfant.

Si pour la mère tout réside dans la soumission aveugle à la contrainte sociale due à son impuissance, à son absence de pouvoir et à son manque de savoir ; pour le père, en revanche, le refus d’une huitième naissance féminine est motivé par la même soumission qui déshérite sa famille au profit de ses frères ; d’où l’ambiguïté de l’expression de son pouvoir et de son savoir. Quant à Ahmed-Zahra, il développe les deux attitudes de ses parents de la manière suivante :

1-  l’assertion du vouloir et du savoir du père ;

2- la lucidité de son attitude vis-à-vis des contraintes socio-religieuses ; d’où la nécessité de poursuivre son rôle.

Notons que ces trois acteurs principaux reçoivent dans « L’enfant de sable » des rôles thématiques qui doublent leurs rôles actanciels. En ce sens, le rôle du père s’annonce volontairement ambigu.  S’agissant de la femme en général, il se présente comme complice de la Tradition / Religion ; et s’agissant de sa fortune personnelle, il transgresse et la refuse catégoriquement en passant de la catégorie de sujet à celle d’anti-sujet.

Par ailleurs, le rôle de la mère paraît secondaire puisqu’elle s’inscrit dans la catégorie objet. Soumise aux règles du groupe traditionnel, elle est méconnue de la société et semble faire de la figuration auprès du père-géniteur sans changement de statut.

Enfin, Ahmed-Zahra, figure androgyne de la fiction, accède avec le savoir et le vouloir du père, saisis comme deux modalités narratives nécessaires, au pouvoir durant son adolescence et échappe au contrôle de celui-ci  par le savoir dès l’âge adulte; ce qui montre son passage inéluctable de la catégorie d’objet à la catégorie de sujet.

Tous les autres personnages évoqués dans « L’enfant de sable »/ « La nuit sacrée » ne sont somme toute que des variantes thématiques de ces mêmes rôles actanciels.

Ainsi, l’hypothèse d’une ambivalence Tradition / Religion qui se fonde dans le syncrétisme neutralise l’éclectisme et met l’acte d’énonciation du conteur sur le plan de l’opposition : objectif versus subjectif ; ce qui rend compte des figures développées à travers sa narration.

En dernier lieu, si les figures d’espace sous-tendent les figures de temps, la lecture des éléments textuels mis en branle révèle l’aspect religieux et les références traditionnelles locales des matériaux culturels traités par l’auteur ; d’où la spécificité maghrébine qui s’avère tel un souffle qui investit Tahar Ben Jelloun d’une sorte de nationalité littéraire et d’un don de subversion de sorte que tous les problèmes liés à la « maghrébinité » s’estompent. Dès lors, le discours littéraire maghrébin se fait « ratiocination idéologique ».

 

Mokhtar ATALLAH


Notes

* « Le temps cyclique dans l’espace traditionnel et son rapport à l’identité au Maghreb » dans l’œuvre de Tahar Ben Jelloun (corpus d’analyse : « L’enfant de sable » / « La nuit sacrée » - corpus de vérification : « Harrouda » / « Moha le fou Moha le sage » / « L’écrivain public » / « La prière de l’absent » / « Jour de silence à Tanger » / « Les yeux baissés ») - (3 volumes, 578 pages). Thèse de Doctorat (Régime Unique) soutenue le 23 novembre 1998 à l’Université Charles-De-Gaulle, Lille III, France.

[1]- Le matériau, milieu où s’inscrit la production artistique : l’espace (sculpture), le temps (musique).

[2]- Nous parlons de matière verbale. Notons, en ce sens, que « Art Littéraire » désigne traditionnellement l’expression d’une esthétique littéraire dogmatique (cf. Art Littéraire de Boileau - Art Littéraire des Symbolistes – Art Littéraire des Surréalistes).

[3]- Greimas, A. J..- Maupassant. La sémiotique du texte, exercices pratiques.- Paris, Le Seuil, 1976.-  p. 9.

[4]- Greimas, A. J. : Sémantique structurale.- Paris, Larousse, 1966.- p. 211.

[5]- Le Beau est considéré comme une convenance exprimée chez Socrate.

[6]- Qui sert à la découverte. Une hypothèse  dont  « on ne cherche pas à savoir si elle est vraie ou fausse, mais qu’on adopte seulement à titre provisoire comme idée directrice dans la recherche des faits » Lalande.

 

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