LA TORTURE DANS LA « RECREATION DES CLOWNS » DE NOUR EDDINE ABBA. ETUDE COMPAREE AVEC BARRABAS DE MICHEL DE GHELDERODE

Insaniyat N° 14-15|2001|Numéro spécial: Premières Recherches|p.163-168|Texte intégral


Brahim OUARDI


Nous avons comparé deux pièces de théâtre écrites par deux auteurs d’expression Française : « La Récréation des clowns » de N. Abba, auteur algérien et « Barrabas » de Michel de Ghelderode dramaturge belge.

La « Récréation des clowns » fut éditée en 1980 aux éditions Galilée tandis que la deuxième, drame en trois actes, fut éditée en 1928 et rééditée en 1984 aux éditions Labor.

La comparaison porte sur le thème de la torture. L’objet torturée est le corps qu’on arrive même à disloquer par différents procédés. Mais le tortionnaire veut atteindre l’esprit en passant par le corps de la victime.

 Sur le plan de l’écriture, les deux textes portent des cassures (des traces) car leur structure textuelle n’est pas linéaire mais marquée par des enchâssements et des digressions.

Pour ce qui est de l’analyse proprement dite, nous avons fait appel en premier lieu à la sémiotique (narrative et discursive) et à la sémantique, or la spécificité de l’écriture théâtrale nous a contraint à recourir notamment aux travaux de Anne Vbersfeld, spécialiste de l’analyse sémiotique des œuvres dramatiques.

En deuxième lieu, nous avons fait appel à l’analyse du discours.

Le texte comme discours sera entendu essentiellement au sens de Benveniste mais au théâtre, il faut rappeler que cette notion est ambiguë, l’ensemble du discours théâtrale contient tout ce qui provient du texte (didascalie, dialogue).

Notre étude comprend trois parties, la première est consacrée à l’analyse dramatique. Notre travail est orienté sur l’action dramatique et sur les structures de la fiction (temps, espace, personnage).

Il ressort de l’analyse que l’action dramatique est l’élément transformateur et dynamique qui permet le passage d’une situation à l’autre et elle se produit dès qu’un actant prend l’initiative d’un changement de position dans la configuration actancielle.

Barrabas--------------------------- ennemi de Jésus

 --------------------------- venger Jésus

Francine --------------------------- Alliée des tortionnaires

 --------------------------- Alliée de Rachid

En second lieu, nous avons axé, notre travail sur le discours qui recouvre à la fois ce qui concerne le texte et ce qui touche à la présentation ; ce qui est fiction et ce qui est propre à la performance (toute l’activité spectaculaire), de ce fait, nous nous sommes intéressés dans un premier temps aux didascalies.

Elles rapprochent le théâtre de l’écriture romanesque, elles ont acquis une littérarité proche de la description romanesque. Elles jouent un rôle de facilateur, d’indicateur. Le narrateur ne se manifeste que dans les didascalies.

Dans un deuxième temps, nous avons travaillé sur les dialogues et sur les indices d’énonciation.

Dans les discours de Abba, l’Algérien a deux statuts : le tutoiement qui dans les situations d’énonciation étudiées est une forme dépréciative, et loin d’être une marque d’affectivité. Le « tu » est dans ce contexte colonial une marque de distanciation. Dire « tu » à l’Algérien c’est lui signifier sa subordination.

Ensuite le vouvoiement, vu les rapports qu’entretient Rachid et Francine est une forme appréciative.

En plus, nous pouvons dire que les énoncés produits par l’Algérien (personnage) nous paraissent invraisemblables. Il s’agit en réalité d’une manœuvre du discours qui consiste à plaquer des habitudes, des comportements, des manières d’être et de parler typiquement européen sur l’algérien. Ce discours est loin d’être le reflet de l’expression de tout Algérien de l’époque.

Ce discours trahit le souhait, le désir inconscient ou conscient de se voir parler comme l’autre, c’est à dire le souhait de réaliser de l’assimilation.

En ce qui concerne « l’intertextualité », « La Récréation des clowns » nous rappelle étrangement les écrits politiques d’Henri Alleg, dans « La question », il relate en détail les circonstances de son arrestation et de sa séquestration, dans « Prisonniers de guerre », il fait le récit de trois années passées en prison.

Nous avons comparé les différents écrits, comme disait Nabov : « Les détails font le roman ». Nous disons que les détails ont été révélateurs et nous permettent de dire qu’il s’agit en fait d’une inspiration qui a engendré une adaptation avec les différents changements que cela implique.

Pour ce qui est de Barrabas personnage biblique, c’est une théâtralisation ; ce qui est raconté dans les écritures saintes est réalisé scéniquement.

La parodie est une forme d’intertextualité, cette analyse (des deux corpus) nous a conduit à la découverte d’un style d’écriture. Dans les deux pièces, on assiste à une inversion des rôles ; des clowns tortionnaires, un pitre criminel. Or, nous sommes accoutumés à un langage de clowns, nous nous attendons à le voir produire un certain rire, à agir suivant ses propres stéréotypes et l’existence du clown est fondée sur cette donnée. On attribue, donc au sein des deux pièces une mission nouvelle au clown.

Pour ce qui est de l’analyse thématique, nous pouvons dire que nous assistons à une réification du corps car après la torture et le traumatisme qu’elle a engendrés chez le torturé, il y a dissociation du corps et de l’esprit. Pour survivre, échapper à l’événement, l’esprit trouve refuge dans une histoire d’amour.

Cette réification opère comme :

- Corps infirme ne pouvant pas agir == Barrabas dans la cage

 Jésus crucifié

- Corps féminin agissant sur l’autre == le corps de Francine attire

 Rachid

Corps torturé dont la présence est encombrante qui devient une marque visuelle, concrète de déshumanisation.

Au terme de ce travail, deux constations s’imposent : la profonde originalité du théâtre de Abba et de Ghelderode et leur position divergente vis-à-vis de la langue Française.

Leur originalité, nous l’avons mise en évidence, en montrant comment les deux auteurs se sont forgés une langue au service d’une esthétique théâtrale aux confins du baroque et de la modernité.

Les deux dramaturges n’étaient pas des penseurs, il est donc inutile de se placer au niveau de la pensée conceptuelle pour chercher une cohérence dans leur univers théâtrale. C’est incorporer les dramaturges à un courant auquel non seulement il n’appartient pas, contre lequel ils ont élaboré leurs œuvres c’est refuser de voir ce qui fait leur originalité et leurs apports au théâtre.

La cohésion du monde imaginaire de N. Abba et de M. de Ghelderode se situe au niveau instinctif et poétique. De l’intuition fondamentale que pour connaître l’homme, il ne faut pas interroger l’homme, qui pense mais l’individu qui vit une déchirure, une souffrance, un malaise en un mot la torture.

Si N. Abba peut-être rapproché de M. de Ghelderode ce n’est pas uniquement au plan des intentions et des idées mais à celui de l’utilisation des moyens scéniques.

Pour montrer la torture sur scène, les deux auteurs ont recours à la fête des mots, leur théâtre et un théâtre de verbe même si les images des corps torturés sont présentes, exposés aux spectateurs pour leur montrer le mal être de l’homme.

Ce mal être est aussi linguistique, pour Abba, le jeune Algérien qu’on torture est un intellectuel parlant le français, la langue de l’autre et n’utilisant aucun mot arabe, or ce sont les tortionnaires qui utilisent souvent des mots arabes. Nous savons que N. Abba est un journaliste de formation et toute son œuvre est écrite en langue française, son adhésion au projet culturel francophone est évidente par le fait que des personnages ne rejettent pas la langue, au contraire, ils en font un outil, moyen de lutte.

Une réalité historique a fait que cette langue est devenue une propriété à l’inverse de Ghelderode écrivain francophone mais qui a déclaré un jour à propos des traductions de ses pièces en flamand : « mes pièces traduites rendent un son original, sauf la langue que j’utilise accidentellement », c’est pour cela que ce dramaturge belge a su - inventer son propre langage. C’est un créateur de jargons.

Pour ce qui est de l’écriture de l’auteur algérien nous pouvons dire que sa première qualité est la clarté et l’équilibre de la langue. S’agissant de la syntaxe et de la stylistique, c’est l’équilibre des propositions dans la phrase, des groupes de mots dans la proposition et jusqu’à l’intérieur des syntagmes, le langage chez cet auteur, abonde en mots – outils, en conjonctions de coordination et surtout de subordination, qui sont les liens logiques de la phrase, ce qui nous fait dire que Abba veut envelopper, voire protéger cette langue.

Enfin ; il est important de dire que cette comparaison montre les analogies sur le fond, mais des divergences sur le langage utilisé. Néanmoins, par l’exploitation d’une dramaturgie de l’excès, les deux auteurs montrent la voie à un théâtre de l’agression et du cri.

Ghelderode a été considéré comme un disciple d’Antonin Arthaud. Certes si l’on se base seulement sur la déclaration de Folial dans l’école de Bouffons : « Ecouter votre vieux maître, Ecoutez… je vous le dis, en vérité… le secret de notre art, de l’art du grand art de tout art qui veut durer ?… c’est la CRUAUTE ! ».

L’analogie repère sur un mot, le mot « cruauté » employé, d’un côté, par Ghelderode dans une œuvre de fiction et, d’un autre côté, par Arthaud dans le théâtre de la cruauté.

Arthaud propose que l’on revienne à un théâtre de violence et de magie qui s’adresse davantage aux yeux qu’à l’entendement, à l’inconscient qu’à la raison, un théâtre qui sert « langage physique matériel et solide »[1]. Il propose une action immédiate et violente où les spectateurs seraient directement concernés par un théâtre d’essence métaphysique qui agit comme une thérapeutique de l’âme et tenterait de changer le monde grâce aux « forces souterraines » libérées par le virtuel théâtre.

Dans le texte de N. Abba, La cruauté est manifeste par la violence sur scène. Ainsi les tortionnaires sont cruels à l’égard du personnage. Cette attitude prend son sens lorsque les tortionnaires serrent l’échec, c’est-à-dire quand ils n’arrivent pas à leur but qui est de faire parler le prisonnier.

« Le lieutenant » - Louis, fous - « lui les pièces dans l’aine Manuel, Prends la manivelle… » (p.102.).

« Le spectateur subit un traitement émotif de choc »[2] et ce en voyant ce qui se passe sur scène car la torture devient spectacle. Toute la scène est utilisée comme dans un virtuel et produit des images s’adressant à l’inconscient du spectateur ce qui d’ailleurs, donne recours à tous les moyens d’expression artistique.

Enfin, nous pourrons dire que dans les deux pièces, il y a catastrophe mais une heureuse catastrophe « Redsun » rencontre Francine et tombe amoureux d’elle et Barrabas veut venger Jésus  « le sérieux de la comédie »[3] c’est un mélange de genres et de langages, la construction des deux pièces est irrégulière l’importance est donnée à l’itinéraire du héros en quête de liberté d’identité et d’amour.

Mais il faut dire que les deux dramaturges utilisent différentes formes et moyens d’expression artistique, il y a un mélange des intrigues à répétition qui ne peuvent nous mener qu’au théâtre total :
« Style de représentation qui vise à utiliser tous les moyens artistiques disponibles pour produire un spectacle faisant appel à tous les sens et créant ainsi l’impression d’une totalité et d’une richesse de significations »[4].

Nous assistons dans les deux pièces à une tendance qui développe un fusion entre le tragique et le comique : au ridicule succède le dérisoire et le grotesque devient une figure ironique.

Brahim OUARDI


Notes

[1]- Copfermann, E. : La mise en crise théâtrale.- Paris,  Ed. Maspéro, 1972.- p. 97.

[2]- Tomasseau, M. : Drame et tragédie.- Paris, Hachette, 1995.- p. 78.

[3]- Patis, Patrice : Op. cité.- p. 417.

[4]- Arthaud, A. : Le théâtre et son double.- Collection folio, 1964.- p. 153.

 

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