Insaniyat N°68 | 2015 | Espace et rites funéraires | p. 107-135 | Article intégral
Origins and characteristics of contemporary French cemeteries Abstract: French cemeteries management draws its geneses from the royal declaration of 1776 and the decree of June 12th, 1804. Père-Lachaise Parisian cemetery, open in 1804, was an experimental space and a model. Traffic lanes, planted with trees, were distinct from burial spaces. Ground leasing, perpetual or of finite time, allowed to establish parental vaults. New rituals arose: visits to graves, deposit of flowers, etc. The cemetery became a place of edification and morality for visitors who observed a respectful behavior. Crosses, religious symbols and statues made the urban space the most religiously marked, even when it was secularized, with a few exceptions, in 1881. Père-Lachaise cemetery collected in the 19th century tombs with horizontal or vertical shapes, of materials, of various style and size, carved at times. In the 20th century, fabrics in series prevailed, epitaphs decreased, sculpture became scarce. The incineration propagated by free thought required the building of ovens, crematoriums and columbaria. By the end of the 20th century, some urban cemeteries were subject in seek of landscape. |
Régis BERTRAND: Université d'Aix-Marseille, Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille.
Introduction
A la fin du XVIIIe siècle la plupart des cimetières de l’Europe catholique sont, à quelques exceptions près, des enclos entourant un terrain vague, considérés comme des lieux insalubres. Un siècle plus tard, un dense paysage minéral et végétal s’est mis en place dans les cimetières urbains. A la fin de l’Ancien Régime, la principale préoccupation des évêques français était d’obtenir la fermeture à clef des cimetières, pour empêcher hommes et animaux d’y pénétrer. En trois générations, le cimetière urbain est devenu un espace public quotidiennement parcouru par des visiteurs qui commémorent les morts en déposant des fleurs sur les tombeaux [1] .
Cette mutation tire son principe des actes législatifs qui ont restreint drastiquement et même interdit les sépultures dans les églises et ont ordinairement prescrit aussi le transfert des lieux de sépulture hors des enceintes. Ces décisions ont été prises par des souverains catholiques (en 1776 pour la France, en 1786 pour les territoires de l’Empire d’Autriche, en 1785-1787 en Espagne) et aussi des monarques de pays protestants dont les possessions avaient conservé cet usage (en 1783 pour la Suède, par exemple). Le cas français est spécifique. D’abord parce que la France a connu la Révolution (1789-1799), rupture radicale de son organisation politique, de sa législation, de son organisation sociale et religieuse. Ce temps de mutations a fait à bien des égards table rase de l’anciensystème funéraire, très fragilisé car remis en cause par la déclarationroyale de 1776. Il suffit de comparer les églises françaises antérieures à la Révolution à celles d’Espagne et d’Italie de même époque pour mesurer à quel point la Révolutiona fait
Disparaître en France le patrimoine des tombeaux d’Ancien Régime. La révolution a connu une phase d’interdiction duculte des religions révélées qui s’est aussi traduite par la suppression desrites publics d’enterrement et par l’égalitarisme des inhumations dans des fosses anonymes. La fin de la Révolutiona été marquéepar une réflexion de l’intelligentsia au sujet de la réorganisation des rites et des lieux d’inhumation, dont le résultat a été, en 1804, d’un part la création du cimetière parisien de l’Est, dit du Père-Lachaise, qui deviendra vite un modèle, et aussi la promulgation par Napoléon du décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804), fondement de la législationfunéraire contemporaine en France et aussi dans des pays voisinssoumis alors à la dominationfrançaise, telle l’actuelle Belgique.
L’« invention » du cimetière contemporain français va dès lors résulter dans les premières décennies du XIXe siècle à la fois de l’action des autorités, qui aménagent descimetièresconformes à la législation nouvelle, et de l’initiative privée, qui les a peuplés de tombeaux. Dire comme on le fait souvent que cette mutation est pour l’essentiel due à l’action de l’élite est cependant restrictif. C’est oublier que le paysage actuel des cimetières créés au XIXe siècle est résiduel, qu’il correspond aux tombeaux sur concessions perpétuelles qui n’occupaient qu’une modeste portion d’un espace alors voué pour l’essentiel aux tombes en fosses communes, dont on ne peut connaître le paysage avant la diffusion de la photographie que par des gravures ou des descriptions. Cette permanence des seuls monuments funéraires des catégories aisées tend à exagérer le rôle de ces dernières, qui fut important sans être exclusif. De plus, fossoyeurs et tailleurs de pierre ont perpétué sur une longue durée nombre d’usages locaux.
La fin de l’« ancien régime funéraire »
L’ordre funéraire ancien était fondé dans les pays catholiques depuis la fin du Moyen Âge sur la dualité des lieux d’inhumation, dans des cimetières et à l’intérieur des lieux de culte, les églises et chapelles [2] . C’est dans ces derniers que se trouvaient en général les tombes de l’élite sociale et souvent ceux de familles appartenant aux catégories moyennesde la société. Il en résultait une certaine dépréciation du cimetière, qui était le lieu des inhumations en fosses dans destranchées collectives,plutôt vouées aux pauvres, du moins en sites urbains. Les cimetières étaient ordinairement dans le voisinage des églises paroissiales et donc à l’intérieur des enceintes. Ils étaient souvent étroits et pour la plupart encastrés dans le tissu urbain.
Les lieux de culte abritaient en général des inhumations en caveaux. Ces derniers étaient statutairement de trois types: des « caveaux communs » réunissaient les restes de ceux qui avaient élu sépulture dans l’édifice sans y posséder de tombe. Des « caveaux collectifs » étaient réservés aux titulaires de certaines fonctions ou aux membres d’une corporation ou d'une confrérie. L’essentiel des caveaux appartenait à des familles.
Beaucoup sinon la plupart de ces caveaux familiaux ne portaient pas d’inscriptions sauf parfois quelques marques ou armoiries. Les tombeaux (monuments indiquant l’identité de morts enterrés à proximité) étaient assez peu nombreux dans les églises, ordinairement individuels, souvent liés à l’exercice d’une charge ecclésiastique, régalienne ou seigneuriale. Quelques tombeaux datant du Moyen Âge ou du XVIe siècle subsistaient dans certains cimetières, en particulier dans la partie septentrionale de la France. La pose de croix ou de petites stèles sur les tombes y a peut-être existé avant la Révolution dans certaines régions mais, dans l’affirmative, elle était loin sans doute de constituer une pratique générale.
Cependant, en des cimetières ruraux où aucun tombeau n’était visible, des regroupements familiaux n’en existaient pas moins à travers ce que j’ai proposé d’appeler des « aires familiales », soit le partage de facto de l’étendue du cimetière entre les familles d’un lieu [3] .
L’ancien régime funéraire se caractérise donc dans les villes par l’éparpillement apparent des sépultures à travers les édifices sacrés et les petits enclos paroissiaux ou hospitaliers encastrés dans le tissu urbain. Cet éparpillement correspond en fait à des logiques de regroupement des restes, entre membres d’une famille, entre confrères, entre fidèles d’une paroisse ou familiers d’un couvent ou pensionnaires d’un hôpital. Le « repos » était étroitement lié à des réseaux de solidarités spirituelles (prières, messes) à travers les chaînes de générations entre les vivants et les morts de ces divers groupes. Solidarités fragilisées dans les grandes villes par la médiocre intégration des migrants venus des campagnes et des pauvres et surtout la retombée au cours du XVIIIe siècle du grand élan de ferveur religieuse suscité au siècle précédent par la Réforme catholique issue du Concile de Trente (1545-1563). Dans les petits villages où elles persisteront longtemps, ces solidarités étaient renforcées par les multiples liens de l’alliance entre les familles et de l’entraide de voisinage.
Cette organisation était conforme à la doctrine chrétienne. Le cimetière et le sous-sol des églises constituaient une terre bénite dans laquelle étaient rassemblés les restes des fidèles dans l’attente collective et indifférenciée de la fin des temps et de la résurrection. Les caveaux communs et les fosses communes des cimetières étaient lorsqu’ils étaient pleins « vidangés », c’est-à-dire que les restes osseux en étaient extraits et regroupés dans des ossuaires et que l’on y pratiquait de nouvelles inhumations. Le christianisme (catholique et protestant) est le seul monothéisme à accepter la licéité de principe de telles exhumations. Le texte à bien des égardsfondateur de cette pratique est celui de saint Augustin, dans le De cura pro mortuisgerenda (sur le soin que l’on doit avoir pour les morts), petit traité que l’évêque d’Hippone écrivit en 420-422, où ildémarque fortement le christianisme des religions gréco-romaines à l’influence encore prégnante: « la sépulture ne procure aucun soulagement aux défunts » [4] . Bien plus, les martyrs peuvent ne pas avoir reçu de sépulture, leurs restes peuvent avoir été détruits ou dispersés, ce ne sera pas un obstacle à leur résurrection et à leur vie céleste. Donc, « les fidèles ne souffrent en rien d’être privés de la sépulture, comme les infidèles n’ont aucun avantage à l’obtenir ». Augustin pose ce principe : « Tout ce qui a rapport au soin des funérailles, àla condition des sépultures et aux pompes des obsèques est plutôt une consolation pour les vivants qu’un soulagement pour les morts ». Il est simplement de la piété des vivants de donner une sépulture décente aux morts et même s’ils le jugent bon, de les mettre auprès des corps des saints.
La position augustinienne et son application pratique ont marqué jusqu’à nos jours, comme l’on va voir, l’organisation française des sépultures et donc la conception administrative et réglementaire des cimetières.
Au cours du XVIIIe siècle, l’augmentation de la population dans les villes et une certaine désaffection pour les caveaux des églises entraînent la surcharge de certains cimetières urbains. Il en est résulté un dérèglement duprocessus naturel de réduction à l’état de squelette des corps inhumés dans des terres saturées, source d’odeurs nauséabondes. Or les théories néohippocratiquesaéristes de la médecine du temps considéraient que de telles odeurs putrides, qualifiées alors de « méphitiques », étaient nuisibles à la santé car elles pouvaient s’infiltrer dans le corps par les pores de la peau ou par l’air respiré et causer de graves maladies [5] . Une campagne d’opinion fut conduite à partir de la décennie 1740 par des médecins et des ecclésiastiques – ces derniers considéraient que l’inhumation dans les églises était contraire à la majesté du lieu saint. Elle fut à l’origine de la déclaration royale du 10 mars 1776 par laquelle Louis XVI restreignit à un très faible nombre de privilégiés le droit d’être enterré dans une église et ordonna le transfert à terme des cimetières hors des enceintes des « villes et bourgs ».
Caractéristiques du cimetière contemporain
La fin de l’inhumation dans les lieux de culte s’accompagne ordinairement selon un délai plus ou moins bref dans les villes de la réunion de toutes les sépultures dans un ou quelques grands cimetières périurbains. Ces derniers, conjugués au hiatus révolutionnaire, achèvent de briser la plupart des réseaux de solidarités confraternels et paroissiaux entre vivants et morts - à l’exception des liens familiaux. Le grand cimetière urbain connaît ainsi une laïcisation de fait, même si l’article 15 du décret du 23 prairial an XII rétablit des cimetières confessionnels en ordonnant que « dans les communes où l’on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d’inhumation particulier »ou ques’il n’y a qu’un seul cimetière, « on le partagera par des murs, haies ou fossés, en autant de parties qu’il y a de cultes différents, avec une entrée particulière pour chacune ». Sous la IIIe République, dans le cadre de la politique anticléricale (hostile aux religions, en particulier catholique) conduite par les républicains, souvent agnostiques et libres penseurs, les cimetières seront, sauf exceptions, « neutralisés » (laïcisés) par la loi du 14 novembre 1881 qui abrogeracet article du décret. Les murs séparant les enclos confessionnels seront alors supprimés – du moins en théorie car ils ont subsisté jusqu’à nos jours là où l’antagonisme entre catholiques et protestants était fort.
Les cimetières urbains contemporains correspondent à une vision nouvelle de la société que la Révolution française et l’Empire ont traduite dans le droit. La ville contemporaine n’est plus une communauté d’habitants mais une collectivité territoriale. Elle n’est plus constituée de membres des trois ordres (clergé, noblesse, tiers état) et de corps intermédiaires mais d’une somme d’individus égaux en droit. Au sortir des temps révolutionnaires, le législateur a cru pouvoir appliquer ce principe d’égalité devant la mort par la généralisation de la fosse commune. Le décret du 23 prairial an XII prit pour règle l’inhumation en fosse à durée déterminée. Ses auteurs, les membres de la section de l’Intérieur du Conseil d’État et en premier lieu Chaptal, ministre de l’Intérieur et médecin de formation, concevaient avant tout le cimetière comme un problème de salubrité publique. Leur premier souci était la bonne gestion des « lieux destinés aux inhumations ». Ils s’efforcèrent de déterminer le délai nécessaire à la nature pour transformer un cadavre en ossements par dissolution des chairs afin de procéder à leur exhumation et à la « reprise » de l’emplacement de la fosse. Il fut fixé à cinq ans. Le décret ayant défini la surface nécessaire à chaque fosse et la distance entre les fosses, l’on crut même pouvoir calculer la superficie d’un nouveau cimetière en multipliant par cinq la mortalité moyenne annuelle de la commune qu’il desservirait.
Article 6 : Pour éviter le danger qu’entraîne le renouvellement trop rapproché des fosses, l’ouverture des fosses pour de nouvelles sépultures n’aura lieu que de cinq années en cinq années ; en conséquence, les terrains destinés à former les lieux de sépulture seront cinq fois plus étendus que l’espace nécessaire pour y déposer le nombre présumé des morts qui peuvent y être enterrés chaque année .
Néanmoins l’article 12 du décret constituait une innovation d’importance puisqu’il reconnaissait « le droit qu’à chaque particulier, sans besoin d’autorisation, de faire placer sur la fosse de son parent ou de son ami une pierre sépulcrale ou autre signe indicatif de sépulture ». Les auteurs du décret étaient, comme tous les hommes instruits de leur temps, imprégnés de culture gréco-latine et les fêtes de la Révolution avaient ressuscité des pratiques antiques antérieures au christianisme, tel l’hommage d’une couronne de fleurs à la mémoire d’un héros. Ils n’imaginaient pas que le culte commémoratif que sous-entendaient ces « signes indicatifs » de sépulture puissent durer au-delà du temps du deuil.
De plus, au terme d’un débat au sein du Conseil d’État qui l’élaborait, le décret établit par les articles 10 et 11 la possibilité d’autoriser, « si l’étendue du cimetière le permet », des concessions de terrain destinées à des « sépultures de famille » et susceptibles de recevoir des « caveaux, monuments et tombeaux ». Était ainsi transposée dans le droit contemporain cette curiosité juridique héritée de l’Ancien Régime que constitue la concession perpétuelle. Elle tirait son origine de l’interdiction faite par le droit canon (droit de l’Eglise catholique) de vendre à un particulier une portion de la terre sacrée et de la possibilité en revanche de lui en concéder un usage privatif sans limitation de durée.
De telles concessions auraient dû être exceptionnelles, puisqu’elles étaient accordées en échange d’une « fondation ou donation en faveur des pauvres et des hôpitaux », chacune devant être autorisée par un décret. Les législateurs ne jugeaient pas ces mesures contradictoires avec le strict calcul de la surface des enclos : ils étaient persuadés que les concessions resteraient réservées aux riches bienfaiteurs des hôpitaux. Au sortir des perturbations révolutionnaires, ils sous-estimaient apparemment l’aspiration aux regroupements familiaux, accentuée dans les catégories supérieures de la société par le renforcement de l’intimité et de l’affectivité familiales d’une génération que l’on qualifiera pour faire vite de rousseauiste ou de préromantique [6] .
« Signes indicatifs » et concessions
Ces aspirations vont se manifester de deux façons dans les premières décennies du XIXe siècle.
L’article 14 du décret de prairial avait posé le principe que « toute personne pourra être enterrée dans sa propriété » à condition que cette dernière soit à distance suffisante des enceintes urbaines. Ces tombes privées étaient depuis longtemps le fait des protestants, exclus des cimetières catholiques, et elles vont le rester dans certaines régions à forte présence protestante. L’inhumation dans la propriété avait été aussi pratiquée par des notables catholiques depuis 1776 et pendant la Révolution et elle va l’être encore au XIXe siècle, en Corse par exemple. Elle peut permettre d’établir un tombeau de famille dans la chapelle privée d’un domaine,ce qui ne constitue pas une entorse à l’interdiction d’inhumer dans un lieu de culte, l’article 1 du décret de prairial précisant qu’elle ne s’applique qu’aux chapelles publiques - et non à celles dont l’accès est réservé à une très faible minorité de fidèles. Ces cimetières privés seront de plus en plus difficilement autorisés par l’administration au fur et à mesure que les cimetières seront modernisés et que les concessions vont se répandre.
Dans les cimetières des grands sites urbains et en tout premier lieu à Paris, des tombeaux apparaissent et se multiplient. C’est le cas avant tout au cimetière du Père-Lachaise, dès son ouverture en 1804. Le préfet de la Seine,Nicolas Frochot, y avait fixé d’emblée un tarif de concessions. Mais dans les cimetières parisiens et ceux de province, les tombeaux sont loin de résulter tous de l’achat de concessions : la plupart dérivent de la licence offerte par l’article 12, interprétée de façon extensive par les notables, avec la complicité intéressée des concierges des cimetières qui à Paris vendent initialement les pierres et les croix, et celle des fossoyeurs qui font sans doute de même dans des cimetières plus modestes.
Les municipalités des grandes villes doivent sous la Restauration définir des tarifs de concessions pour mettre fin à l’usurpation de portions du cimetière par des « signes indicatifs » qui deviennent parfois de petits monuments de pierre établis sur des fosses. A Marseille, un relevé effectué en 1818 énumère 407 monuments existants dans les cimetières de la ville. Les patronymes qui y sont gravés correspondent pour nombre d’entre eux à la bourgeoisie négociante et manufacturière. « Les trois quarts de ces pierres portent ces mots: tombeau de la famille de M. ... » note le rédacteur du rapport, qui signale que l’on avait même parfois enterré côte à côte plusieurs parents: la tombe de famille se reconstituait illégalement à l’initiative individuelle.
Au début des années 1840, le ministère de l’Intérieur s’inquiète du nombre des demandes d’autorisation de concessions (chacune exige alors une ordonnance royale prise après enquête). Le ministre Duchâtel pense d’abord à les restreindre de façon drastique. Après s’être informé auprès des préfets de la situation des grandes villes et avoir tenu compte de la tendance au cimetière privé en milieu rural, il adopte une position différente. L’ordonnance du 6 décembre 1843 établit trois classes de concessions, perpétuelles, trentenaires et temporaires (quinzenaires) : la concession cesse dès lors d’être conçue comme exceptionnelle. Leur diffusion sera telle qu’à la fin du XIXe siècle un juriste en viendra à définir la fosse commune comme « une concession gratuite d’une durée limitée à cinq ans ». Dans les villes, le développement des concessions lié à la croissance urbaine impose l’extension des cimetières, qu’elles contribuent partiellement à financer, et la création de nouveaux enclos.
Un lieu d’édification ouvert au public
Ce lotissement du cimetière par les tombeaux est en fait lié à une innovation, apparue avec l’ouverture du Père-Lachaise en 1804: le nouveau cimetière urbain est librement accessible au public. On peut y venir visiter la tombe d’un proche parent ou d’un ami ou bien celle de quelque personnage célèbre. Le cortège d’enterrement y pénètre d’ailleurs après la cérémonie à l’église, ses participants assistent à l’inhumation ; un rite nouveau apparaît, celui des derniers adieux en forme d’éloge funèbre prononcé devant la fosse [7] . Le corollaire est l’apparition d’un urbanisme funéraire : l’espace réservé aux inhumations est distingué des espaces de circulation, de façon de plus en plus précise. Ce principe de viabilisation de l’enclos est posé implicitement dans l’article 4 de l’ordonnance royale du 6 décembre 1843, prise par Louis-Philippe, qui précise que la commune devra fournir le terrain nécessaire « aux séparations et passages » entre les concessions. Dans les plus anciens carrés du Père-Lachaise, l’espace interne de circulation est encore interstitiel, les tombeaux n’étant pas jointifs ; dans ce très vaste enclos planté d’arbres, la vision initiale est encore celle d’un jardin. Une meilleure rationalisation de l’espace des morts conduit ensuite à reprendre le modèle du lotissement urbain : un îlot (« division » à Paris, « carré » souvent ailleurs) est délimité par des artères carrossables. Il est sur chacun de ses côtés bordé et intérieurement divisépar des rangées de tombeaux jointifs. Un réseau de dessertes secondaires piétonnières désenclave chaque concession et permet l’accès à son caveau. Les fosses communes ont un plan en forme de gril, les bandes de terre isolant les rangs de tranchées se transforment en dessertes.
Les nouveaux rites commémoratifs vont naître dans les cimetières des grandes villes en marge des institutions religieuses. Le début du XIX e siècle est un temps d’inventivité en la matière. On voit à Paris des veuves venir tresser des couronnes sur la tombe de leur mari avant de les y déposer. On doit lutter contre la pratique des graffiti affectifs et parfois politiques sur les tombeaux du Père-Lachaise, et dans le Sud-Est tenter de prohiber l’allumage de cierges sur les tombes.
L’offrande d’une couronne de fleurs ou de feuilles est un hommage nouveau, apparemment inspiré de réminiscences gréco-romaines réinterprétées et propagées par la Révolution. Sa pratique se diffuse sans doute depuis les cimetières parisiens. La couronne d’immortelles supplante les cierges jadis portés aux obsèques; elle s’impose surtout comme marque d’une visite du tombeau, lors de l’anniversaire de la mort d’un défunt ou à l’occasion des fêtes dites « de la Toussaint » (1er novembre, ce jour qui commémore les saints inconnus est ordinairement confondu avec celui proprement dédié aux morts, le 2 novembre). La visite au cimetière en transforme les rites : l’assistance à la cérémonie dans l’église est complétée par le pèlerinage individuel et familial sur les tombes, qui tend à la remplacer [8] .
Le cortège d’enterrement a retrouvé dans les villes, durant le XIX e siècle, un faste mesuré par les « classes » des tarifs d’enterrement qui en définissent le degré d’apparat. Ce cortège parfois nombreux accompagne désormais le mort jusqu’au cimetière. On y prononce fréquemment devant la tombe ouverte son éloge funèbre (jusqu’à une quinzaine de discours pour une célébrité). Le rite de passage a moins dès lors pour finalité de faire passer dans le monde des morts le membre défunt d’une communauté que de le transférer en sa « dernière demeure », pour reprendre l’expression qui devient alors banale. Le nouveau commerce avec les disparus qu’implique la transformation des cimetières en lieux publics s’établit sur la base de cette « présence-absence » des morts, pour reprendre une expression de Michel Vovelle. Le tombeau est bien plus qu’un mémorial que l’on espère pérenne, c’est un contenant qui fait référence à un contenu caché au regard, où les disparus, nommés et parfois louangés par l’inscription, conservent une forme de présence fictive dans un « sommeil éternel ». Le tombeau, visité et paré de fleurs, revêt la fonction nouvelle de vecteur voire de support du deuil des proches, lequel est parfois suggéré par la statue de la pleureuse, effigie féminine voilée héritée du néoclassicisme qui traverse tout le siècle.
Le cimetière urbain du nouvel âge témoigne de l’intériorisation des valeurs collectives qui fondent la société recomposée au sortir des temps révolutionnaires. La cité des morts aux marges de la ville des vivants doit être un lieu d’édification pour ses visiteurs. L’administration communale acquiert et aménage les terrains, détermine leur distribution et le tracé viaire ; elle peut établir un programme de plantations et décide des emplacements des concessions et de leurs modalités d’attribution : elle met en place un paysage spécifique, que l’on souhaite évocateur de la mort et de l’immortalité. L’initiative privée couvre ensuite les concessions de monuments et les fosses communes reçoivent aussi des « signes indicatifs ». Le grand cimetière de la première moitié du XIXe siècle est un lieu de moralisation visuelle des populations : à travers de multiples épitaphes individuelles et même des statues, il exalte les vertus publiques et privées des morts et la piété pour ces derniers des vivants, les sentiments familiaux, l’amitié et la sociabilité, le dévouement à la famille, à la collectivité et la patrie, les talents et le génie et aussi la réussite sociale. Les tombeaux de jeunes femmes et d’enfants traduisent l’intensité croissante des sentiments conjugaux et parentaux, avec le mariage d’élection et la valorisation de plus en plus forte de l’enfant [9] . Le tombeau devient aussi la récompense des mérites et un moyen de propager ces derniers en en perpétuant les exemples. Des comités d’amis, d’élèves ou d’admirateurs suppléent si nécessaire à l’absence ou l’impéritie des héritiers d’un grand homme en lançant une souscription afin d’acheter une concession et d’ériger un monument, qui porte si possible son buste, voire sa statue en pied.
La conduite et les comportements que doivent observer ceux qui franchissent le seuil d’un cimetière sont fixés par les règlements municipaux de police des cimetières qui sont pris à partir du milieu du XIXe siècle et se multiplient à la fin du siècle. Ils sont initialement inspirés par le caractère de terre sacrée du cimetière catholique, qui devrait inspirer une attitude proche de celle que l’on doit avoir dans les églises. Après la « neutralisation des cimetières » de 1881, les gestes, propos, actions et parfois même les tenues vestimentaires des visiteurs sont minutieusement réglementés au nom du « respect dû aux morts ». La loi du 17 juillet 1880 sur les débits de boisson autorise même les maires à prendre un arrêté pour déterminer les distances auxquelles les cafés et débits de boissons pourront être établis autour des cimetières – sans préjudice cependant des établissements déjà ouverts. Ce « périmètre de protection morale » contribue lui aussi à entourer les cimetières d’une « sacralité laïque » (Madeleine Lassère).
Religion et laïcité
Le paysage du cimetière catholique des principales villes semble être pendant les premières décennies du XIXe siècle encore très peu christianisé, sinon par sa croix centrale, marque de sa bénédiction, qui indique souvent le tombeau du clergé. Ses tombeaux, très marqués par les formes et le vocabulaire décoratif du néoclassicisme gréco-romain et parfois égyptien, ne portent souvent qu’une petite croix gravée au trait ou en faible relief. La christianisation du cimetière s’intensifie dans les décennies de « renouveau catholique » des années 1840-1860, au point d’en faire l’espace le plus religieusement marqué de l’époque contemporaine. Les croix de bois semblent avoir d’abord proliféré sur les fosses communes, mais leur développement sur les tombeaux pérennes ne s’explique pas seulement par l’accession à la concession des classes moyennes habituées à les poser sur les fosses et restées religieusement plus fidèles ou bien la propagation des caveaux sur les concessions, qui permettent d’élever de hautes croix, voire des statues, visibles par-dessus les murs depuis l’extérieur de l’enclos. Cette christianisation semble devenir ostensible, voire pléonastique (des crucifix sont ajoutés aux croix de certains tombeaux) parce que le cimetière est de plus en plus perçu comme un lieu au statut laïcisé. Lorsque les cimetières confessionnaux chrétiens sont supprimés en France par la loi du 14 novembre 1881, au moment où le conflit est vif entre les républicains et le catholicisme, la profession de foi peut s’affirmer de façon plus sélective sur certains tombeaux par de hautes statues ou croix fort visibles et les inscriptions Credo(Je crois) ou plus fréquemment O crux ave, spesunica (Salut, ô croix, unique espérance). Elle s’atténuera ensuitefortement au cours du XXe siècle, sans disparaître.
La loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, aboutissement de la politique anticléricale, a dû tenir compte, par respect pour la propriété privée, des droits des détenteurs de tombeaux. Son article 28a fait en conséquence une exception à l’interdiction « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux (...) en quelque emplacement public que ce soit » en faveur des « terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ».
Le décret de prairial n’avait reconnu que deux types de cimetières : ceux qui étaient publics et dans ce cas propriété communale (l’Etat créerait à la suite des guerres du XXe siècle des « nécropoles nationales ») et ceux qui relevaient de la propriété privée et dès lors étaient voués à un usage familial. A la différence des pays anglo-saxons, la France a refusé l’existence de cimetières privés exploités dans un but lucratif. En revanche, la puissance publique a été conduite à reconnaître la possession de cimetières par des institutions confessionnelles, les consistoires puis, après la loi de Séparation de 1905, les associations cultuelles protestantes et juives. Ces cimetières dits « consistoriaux » ont une origine commune. Ils ont été officieusement établis dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, avant que les minorités religieuses auxquels ils correspondent aient une reconnaissance légale. Ils avaient statut de propriété privée, que leur propriétaire les mette à la disposition de ses coreligionnaires ou bien qu’il soit leur prête-nom. A la différence des cimetières paroissiaux catholiques, ils ne furent donc pas nationalisés pendant la Révolution. Ils ont été ensuite remis par leurs propriétaires légaux aux consistoires lorsque ces derniers furent constitués sous le premier Empire. Ils se sont en particulier maintenus pour la religion juive, qui proscrit l’exhumation à quelques strictes exceptions près et s’accommodait donc mal du principe du « renouvellement » périodique des fosses prévu par l’article 6 du décret de prairial. Contrairement à une légende tenace, le décret du 10 février 1806 pris par Napoléon « au sujet des pompes funèbres des juifs » ne prévoit aucune dérogation à cet article du décret, non plus que la législation ultérieure. En fait, jusqu’en 1881, la création de nouveaux cimetières urbains a souvent inclus par principe des enclos ou carrés protestants et juifs, qui sont restés parfois très peu occupés. De plus, des associations juives ont financé des concessions perpétuelles collectives pour ceux qui ne pouvaient accéder à des concessions familiales. Lorsque les juifs formaient des noyaux importants de population, des solutions avaient été trouvées avant 1881 : parfois le transfert de propriété du cimetière juif, lorsqu’il existait, de la commune au consistoire ou sinon, sa création par le consistoire, avec l’aide d’une subvention municipale, lorsque le conseil municipal acceptait de prendre en compte les spécificités de la loi religieuse [10] . Au XXe siècle, l’administration a estimé que l’autorité de police du cimetière dont les maires sont revêtus permettait à ces derniers de réserver des carrés d’un cimetière à une partie de la population ayant des exigences d’inhumation spécifique, à condition que ces espaces ne forment pas un enclos séparé.
Diffusion et résistances
Le modèle d’un cimetière public semé de monuments s’est répandu en suivant à peu près la hiérarchie urbaine, au cours des XIXe et XX e siècles, non sans quelques exceptions, car un notable rural a pu parfois hâter l’évolution en finançant le transfert du cimetière de son village, afin d’y élever son tombeau. On soulignera néanmoins la force des résistances villageoises, qui mériteraient des études précises dans la plupart des régions. Le maintien autour ou auprès de l’église de nombre de cimetières ruraux peut être encore observé de nos jours. Non seulement le transfert coûtait cher et imposait surtout la transformation en concessions des “aires familiales”, mais l’observation de terrain prouve qu’en zone d’habitat desserré certains cimetières se trouvaient à la distance d’au moins quarante mètres des maisons habitées prévue par la loi. De plus, l’abandon des théories médicales aéristes, la diminution du nombre moyen des morts à cause de la baisse des taux de mortalité et de l’exode rural ont atténué les risques potentiels d’insalubrité que semblaient constituer les cimetières. Au XXe siècle, même les petits enclos de hameaux des zones d’habitat dispersé vont recevoir tardivement des « signes indicatifs de sépultures » d’abord modestes (croix de bois, plaques émaillées au nom du mort) puis souvent des monuments pérennes sur caveaux.
Autres résistances villageoises encore mal étudiées, des pratiques locales de longue durée qui en certaines régions ne s’effaceront souvent qu’à la fin du XIXe siècle, sinon au début du XXe. Pour n’en citer que quatre, la pratique bretonne des ossuaires ouverts, où les ossements extraits des fosses sont visibles, et surtout celle des boîtes à crânes dans la Bretagne bretonnante, qui a fait naître des édicules spécifiques dans certains cimetières. Autre pratique, l’arca des zones les plus élevées des Alpes-Maritimes et de Corse, caveau commun très vaste et profond qui pouvait tenir lieu autrefois de cimetière ou ne servir que pendant l’hiver. Autre spécificité encore, celle des cimetières privés établis sur les terres familiales, qui sont devenus un phénomène identitaire dans certaines régions protestantes de l’Ouest ou du Midi, le Poitou, les Cévennes ou le Luberon. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que l’on est passé au cours du XIXe siècle de la simple « aire familiale », connue des seuls descendants et parfois marquée par quelques cyprès, au cimetière en miniature, parfois très visible dans le paysage, fermé de murs, planté et peuplé de tombeaux.
Éléments de typologies régionales
Des variations régionales de longue durée semblent marquer la morphologie et la gestion des cimetières. Ainsi leur superficie moyenne comparée au nombre de la population met en évidence de nettes différences entre les quelques régions de France étudiées. La clôture est par la nature de ses matériaux, végétaux ou minéraux (parfois en fil de fer au XXe siècle) et par sa hauteur, sa porte, un autre élément de différenciation qui semble pluriséculaire. Ainsi en Basse-Provence une zone de hautes clôtures de pierre, supérieures à 2 mètres, s’oppose aux clôtures plus basses et parfois naguère en bois de la Haute-Provence montagnarde. Dans cette dernière, la familiarité avec un cimetière, il est vrai partagé en « aires familiales » ancestrales, se traduit par la visibilité de l’intérieur de l’enclos depuis la route ou la rue, alors que dès l’Ancien Régime, on se soucie en Basse-Provence d’interdire les fenêtres donnant sur le cimetière et au XIXe siècle on renforce encore ses hauts murs d’une haie de cyprès avec le souci explicite d’en cacher l’intérieur aux regards [11] .
Dans les modalités d'occupation de l’enclos par les premiers tombeaux pérennes, une autre différence est sensible: un premier modèle, perceptible par exemple en Normandie, a privilégié les environs immédiats de la croix centrale. Un autre modèle, qui est de règle en Provence, établit au contraire les premières concessions systématiquement le long des murs d’enceinte. Un troisième a peut-être privilégié les portions les plus proches de la porte [12] .
L’établissement des fosses communes dans les cimetières urbains semble avoir aussi longtemps correspondu à des traditions transmises par des générations de fossoyeurs. A la fin du XIXe siècle, le conservateur du cimetière de Marseille découvrit que les tranchées étaient réalisées de façon différente à Marseille et à Paris. A Marseille, « les tranchées ont 0,60 m de large; elles sont séparées entre elles par une épaisseur de terre de 0,50 m » ; en effet, « les cercueils grands ou petits (y) sont déposés l’un à la suite de l’autre » - soit « juxtaposés tête et pieds ». Tandis qu’à Paris, des tranchées beaucoup plus larges recevaient « les cercueils juxtaposés côte à côte ». Il semble bien qu’il s’agisse là d’un héritage de l’Ancien Régime. L’on peut du moins préciser qu’un rapport sur les cimetières de Marseille fait en 1777 indiquait déjà des fosses de ce type [13] .
Une autre caractéristique régionale et même locale est souvent le caveau. Les caveaux entièrement enterrés s’opposent aux caveaux « en surélévation », émergeant du sol, parfois totalement. Dans certaines régions existent des tombeaux en enfeux, hors du sol, ménageant une série de cases renfermant chacune un cercueil et murées.
D’autre part certains types de caveaux renferment des aménagements intérieurs qui manifestent une volonté de préservation des restes. Ainsi à Paris, le caveau-puits à compartiments où les cercueils sont superposés, séparés par des dalles et qui est directement recouvert par le monument, lequel doit être soulevé pour une inhumation. La crypte funéraire, dotée d’étagères pour cercueils, ne peut correspondre qu’à d’assez vastes concessions ; elle est en général surmontée d’un mausolée qui peut abriter un escalier d’accès.
A contrario, existe la simple chambre funéraire, où s’entassent les cercueils par juxtaposition et superposition directe, bien adaptée cependant aux étroits cercueils trapézoïdaux de naguère. Elle s’ouvre par une trappe ménagée dans son mur antérieur qui est descellée à chaque inhumation et connaît deux grandes variantes : le caveau souterrain surmonté du tombeau, dont la trappe est au-dessous du niveau du sol, ce qui implique que l’on creuse devant le tombeau pour en dégager l’accès ; le caveau en surélévation qui émerge au-dessus du sol et dont la partie supérieure forme en général le corps du tombeau. Sa trappe d’accès est bien visible en façade.
Grands types de tombeaux
Le tissu conjonctif d’un cimetière est à la fin du XIXe siècle constitué par la reprise avec des variantes de détail de quelques formes élémentaires de tombeaux, qui peuvent d’ailleurs se combiner en un monument.
Une des formes les plus anciennes et les plus simple est ce que les marchands ont appelé couramment l’« entourage », qui est en fait une clôture de bois ou de fer dont le rôle est double: délimiter la place d’une inhumation ou l’étendue d’une concession, la protéger du passage. Après avoir cerné les petits « jardins funéraires » des débuts du Père-Lachaise, elle aura une longue postérité sur la fosse commune et dans les cimetières ruraux. Son principe persistera autour de tombeaux en rangs contigus où elle est sans grande utilité pratique ; elle semble y délimiter un espace privatif accessible aux seuls ayants droit et protéger symboliquement les couronnes et le petit mobilier qu’ils y déposent.
La croix de bois, de fer, de fonte ou de pierre est à la fois un signe religieux et une forme de marquage d’une tombe. Elle est longtemps associée à la clôture sur les fosses et dans les cimetières ruraux et devient plutôt sur les tombeaux pérennes des concessions urbaines un élément constitutif du monument.
Ce dernier connaît trois grandes familles de formes principales.
Deux formes privilégient les lignes horizontales.
- La lame à terre, constituée par une plaque de marbre épigraphique encastrée dans un encadrement bâti est très fragile ; elle a ordinairement fait assez vite place à la dalle horizontale plane ou bombée, souvent monolithe, épaisse d’une dizaine de centimètres ou davantage.
- Le tombeau coffre a pour prototype le sarcophage antique - en fait un pseudo-sarcophage, lorsqu’il ne renferme pas les restes du défunt. Se prêtant aisément à la gravure épigraphique et au décor sculpté, il a constitué une des premières formules de tombeau monumental dans la première moitié du XIXe siècle. Il peut aussi habiller des caveaux en surélévation. Il tend à la verticalité dans le cas des tombeaux à sépultures en enfeux.
Deux autres groupes de formes privilégient la verticalité.
- La plaque scellée au mur de clôture du cimetière a très vite évolué en stèle, plaque épaisse d’une dizaine à une trentaine de centimètres voire davantage, ce qui permet de l’affranchir d’un mur porteur. Elle est aussi aisément susceptible d’être surmontée d’une croix. Elle a connu une très large diffusion jusqu’à nos jours.
- Les structures verticales de plan carré ou se rapprochant du carré, tirées des blocs de carrière, en particulier les cippes, les obélisques, les pyramides, les colonnes et les piédestaux des croix, urnes et statues sont, comme les précédents, des modèles initialement repris de l’Antique, apparus et diffusés dans les cimetières entre Louis XVI et Louis-Philippe. Certaines de ces formes néoclassiques seront métamorphosées dans la seconde moitié du siècle par les recherches architecturales de l’Éclectisme. L’obélisque, couvert d’ornements, devient alors le cippe pyramidant. L’on identifie à peine à la fin du siècle la pyramide dans le tombeau fait d’un amoncellement de faux blocs de rochers, en général surmonté d’une croix figurée par deux troncs non équarris.
Le développement de formes de couvrement a également contribué à cette recherche de la verticalité; l’on doit cependant distinguer :
- La couverture surmontant une des formes précédentes et destinée à protéger des intempéries le monument et ses couronnes d’immortelles ou de perles. L’exemple le plus net est l’auvent, petite toiture de zinc ou de fer portée par un arceau de ferronnerie ou bien fixée à un mur porteur. Une variante est apportée par des châssis vitrés de verres parfois multicolores. Sa traduction en matériaux minéraux est l’édicule usuellement dénommé « le baldaquin » (couverture portée par des piliers ou des colonnes). L’architecture funéraire a détourné pour des monuments d’exception des formules très variées: outre le baldaquin baroque des autels des églises, le kiosque et la fabrique de jardin ou les croix couvertes des grands chemins.
- L’édicule dit usuellement chapelle, formé de murs, peut en être parfois proche car il en existe une variété ouverte, à la façade réduite à une baie. Mais sa grande particularité est d’être le plus souvent un petit édifice fermé d’une porte, où le détenteur de la clef peut entrer et même s’il le désire, s’enfermer. Il s’agit en fait très précisément pour le droit canon de l’Eglise catholique d’un oratoire(petit lieu de prière privé) et non au sens strict d’une chapelle (édifice sacré de petite taille où le culte peut être célébré) puisqu’il n’a généralement pas reçu de bénédiction et que son autel n'est pas conforme au droit canon, étant surimposé à une tombe. Il serait souhaitable de réserver l’appellation de chapelle funéraire à des édifices tels que la chapelle royale de la famille des Bourbons-Orléans à Dreux ou aux vastes chapelles privéesdu patriciat corse, qui peuvent être utiliséespour des cérémonies sacerdotales, et de désigner les édicules fermés des cimetières par le mot religieusement neutre de mausolée. Ils correspondent en effet à la définition qu’a proposée de ce terme Jean-Marie Pérouse de Montclos : « Monument funéraire ayant les dimensions d'un bâtiment, construit pour recevoir une ou plusieurs tombes » [14] . D’autant que des édifices de ce type existent également dans les cimetières juifs et protestants et certains constituent explicitement les tombeaux de libres penseurs.
Le paysage très minéral, hérité de l’« âge d’or des cimetières », doit sa variété à la multiplication des croix, des urnes et des statues surmontant les tombeaux et au développement des formes verticales et des formules de couvrement. Les formes horizontales qui se prêtent peu à cette aspiration générale à la hauteur peuvent être associées à une forme verticale ou surmontées d’un couvrement, ou bien juchées sur un socle dans le cas du sarcophage. L’association la plus courante du début du XIXe siècle jusqu’à nos jours est celle d’une dalle et d’une stèle. Le néoclassicisme a fourni à une première génération de tombeaux de plein air des formes simples et un vocabulaire ornemental souvent discret. Le néogothique puis la redécouverte sous le second Empire du baroque et surtout l’Éclectisme de la fin du siècle ont introduit dans les grands cimetières urbains une profusion ornementale et un usage de la ronde-bosse fortement accentué par la statuaire industrielle moulée. Des tombeaux monumentaux sont constitués à la fin du siècle par la superposition d’un sarcophage baroquisant et d’une pyramide. Des mausolées peuvent être surmontés d’une pyramide ou d’une haute flèche. D’autres supportent des groupes sculptés colossaux (aux figures plus grandes que nature).
Les diverses régions de France ont manifesté, en particulier pendant la première moitié du XIXe siècle, une certaine autonomie par rapport aux modèles parisiens diffusés par les recueils gravés. Les praticiens qui ont tenu le marché funéraire des villes et des campagnes environnantes ont développé des formules locales de tombeaux de série. Elles se distinguent par le matériau d’abord, le grès en Alsace, le granite en Bretagne, le calcaire coquiller à Marseille. Par les formes ensuite, mises au point et perpétuées par les tailleurs de pierre locaux. Ainsi à Marseille la stèle dite « en chapeau de gendarme » car sa forme rappelait leur chapeau-bicorne ; dans l’Hérault rural des stèles minces avec des acrotères dites « en oreilles d’âne » parce qu’un côté est arrondi ; à Arles, le « tombeau d’Arles », avec caveau en surélévation a parfois double stèle, à la tête et au pied.
L’unité des matériaux et des formes des tombeaux de série est nuancée par une diversité de détail, des différences de hauteur, des variations des ornements et la grande variété des croix de fonte de fabrication industrielle, par la personnalisation croissante des sépultures au moyen d’un petit mobilier et par leur fleurissement par des couronnes et des plantes vivaces. Toutes les formes énumérées ont servi à la fois à des versions de série avec menues variantes et à des monuments d’exception.
Mutations des cimetières
Entre les années 1870 et 1930 se situe l’« apogée » ou « l’âge d’or » du cimetière français contemporain (Michel Vovelle). Trois générations après l’interdiction d’inhumer dans les églises, un paysage funéraire original s’est mis en place.Le modèle d’un cimetière viabilisé, arboré, ouvert au public, semé de monuments pérennes ou temporaires de plus en plus nombreux et variés s’est répandu depuis les grandes villes. A la fin du XIX e siècle, le cimetière constitue dans chaque ville une forme de paysage minéral et végétal spécifique, sans équivalent réel dans le passé, par les rapports nouveaux qui unissent les vivants à leurs morts et la « demeure d’éternité » qu’un nombre croissant (mais minoritaire) de familles y détiennent. Ce beau cimetière est quotidiennement sillonné dans les villes par les cortèges d’enterrement et aussi par tous ceux qui vont y « visiter » leurs morts. Il peut, dans le cas des principales villes, être signalé dans les parcours urbains publiés à l’usage du touriste. Les grands cimetières parisiens ont bénéficié depuis le début du XIXe siècle de guides qui signalent l’emplacement des tombeaux des personnages illustres et aussi les œuvres des sculpteurs notables. Car tout au long du XIXe siècle « aller se recueillir sur la tombe des grands hommes » constitue une forme d’un culte voué aux génies des lettres, sciences et arts et à tous ceux qui ont contribué au progrès de l’humanité ou se sont dévoués à leurs compatriotes ou leurs semblables ; la IIIe Républiquel’encourage d’ailleurs en multipliant plaques et effigies commémoratives dans les jardins publics ou les places.
Dans les villes importantes, la demande de concessions, perpétuelles ou à durée limitée, impose à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXel’extension des cimetières, qu’elle contribue partiellement à financer.Un nouveau cimetière périurbain peut aussi être créé. Dans les deux cas cependant, l’appauvrissement et la banalisation du paysage s’avèrent être doubles. La recherche paysagère semble s’épuiser, à l’exception peut-être des grandes villes. Les plantations tendent à se réduire aux allées carrossables etle souci de tirer un parti maximal de la superficie utilisable conduità la reprise répétitive de plans strictement orthogonaux, quicaractérisent en particulier les cimetières ouverts alors. En certaines villes, les concessions perpétuelles ne sont accordées que dans le cimetière le plus ancien. A Toulon, Sète, Nice et bien d’autres villes, le nouveau cimetière est réputé être celui « des pauvres »,indice d’une assez large accession des classes moyennes et d’une partie des classes populaires au tombeau de famille. Certains conseils municipaux y contribuent d’ailleurs en diminuant les tarifs des concessions à durée limitée.
De plus, les parties nouvelles des grands cimetières et les cimetières créés alors souffrent de la grande banalisation des monuments qui sontdes modèles de série présentant peu de variantes, à la fois parce que les commanditaires ont des moyens limités et parce que la variété desformes et des décors quifaisait le charme des tombeaux des générations précédentes tend à disparaître devant une fabrication de plus en plus industrielle.Le tombeau type combinepresque toujours la dalle et la stèle ou bien dérive d’une réinterprétation du tombeau-coffre. Le cippe et surtoutle mausolée et la statue de pierre ou de bronze font figure après la Seconde Guerre mondiale de monuments hors du commun. Le style Art déco des années 1930 puis l’Art moderne de l’après-guerre bannissent les ornements sculptés. Les croix de fonte aux multiples variantes de détail disparaissent devant des croix de pierre uniformes -certaines sont gravées sur la stèle ou incorporées à la dalle.L’artisanat funéraire de proximité tend à céder la place à l’industrie funéraire, dont les produits sont bien visibles dans la seconde moitié du XXe siècle à la substitution des granites noirs ou gris de l’Europe du Nord aux matériaux régionaux. Vient s’ajouter le laconisme croissant des épitaphes, commun àtoute l’Europe au XX e siècle [15] . Le principal élément de personnalisationd’untombeau est constitué par des éléments rapportés posés sur la dalle, en particulier les plaques de marbres sur lutrin, dites souvent à cause de leur découpe « livres ouverts ». Elles peuvent porter de petites photographies émaillées des défunts qui sont apparues sur les tombeaux à la fin du XIXesiècle. Elles reçoivent des inscriptions qui peuvent souligner une mort avant l’âge ou témoigner de l’hommage de groupes d’amis ou de compagnons de travail.
La crémation a d’abord été propagée par des sociétés de libres penseurs avec des arguments hygiénistes et surtout anti-religieux (négation de l’espérance d’une vie future après la mort). Elle a été autorisée en France de façon théorique et implicite par la loi sur la liberté des funérailles du 15 novembre 1887 et explicitement par le titre III, « De l’incinération », du décret du 27 avril 1889 « sur les conditions applicables aux divers modes de sépultures » [16] . Elle été tôt été acceptée par les églises protestantes, d’où ses proportions élevées en Europe du Nord. Depuis 1963, l’église catholique ne s’y oppose plus mais les catholiques pratiquants semblent marquer souvent des réserves à sonégard. Elle est prohibée par l’orthodoxie, le judaïsme, l’islam. Elle est passée de 1% des décès en France à 16 % en 1999 et environ 30 % actuellement. Elle aprovoqué à partir de la fin du XIX e siècle l’apparition dans les cimetières decrématoriums et de columbariums (construction constituée de séries de cases recevant les urnes) puis à la fin du XXe siècle de « jardins du souvenir » pour la dispersion des cendres.Un crematorium(complexe crématoire) peut être construit ou géré par une entreprise privée.Compte tenudu coût des obsèques, la crémation est actuellement la formule la moins onéreuse pour qui n’a pas de tombeau de famille sur place. Mais même dans ce cas, la crémation suivie du dépôt de l’urne dans le caveau familial peut être le choix du défunt, pourdes raisons philosophiques ou par horreur de la putréfaction inhérente à l’inhumation.
Les migrations n’étaient guère visibles au cimetière au cours du XIX e siècle sinon par les patronymes et parfois le style du tombeau de quelques étrangers aisés, sauf sur la Côte d’Azur où l’installation de riches Anglais et Russes a conduit à la création de cimetières anglicans et orthodoxes. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on a vu que l’administration a inféré des pouvoirs des maires la possibilité pour ces derniers de créerdes carrés qui sont de factoconfessionnels, en contradiction avec l’esprit de la loi de 1881 et en dérogation implicite avec certains principes de la législation en vigueur. Dans ce pays de laïcité sourcilleuse où les polémiques à l’égard du fait religieux sont fréquentes, ces carrés n’ont guère suscité d’oppositions : il semblerait que nombre de Françaisjugent d’après la multiplicité des signes religieux des tombeaux que les cimetières sont toujours divisés en zonesconfessionnelles – le confirmeraient les affaires devandalisme dont les cimetières sont l’objet ces temps derniers :si elles affectent les signes du christianisme, elles sont souvent présentées à tort par les journalistes, en particulier à la télévision, comme ayanteu lieu « dans la partie catholique du cimetière ». Le cimetière reste le lieu par excellence d’expression publique des appartenances religieuses des individus ou des familles.
Depuis plusieurs décennies, certains desnouveaux cimetières urbainsfrançais font l’objet d’un renouveau de recherches paysagères, souvent inspirées des cimetières-parcs du monde anglo-américain ou de l’Europe germanique. L’initiateur en a été l’architecte Robert Auzelle (1913-1983), auteur en particulier des cimetières intercommunaux de Joncherolles et de Clamart, dans la couronne parisienne. Le cimetière est conçu comme un ensemble ; la végétation arbustive et florale joue un rôle important, la forme et la hauteur des tombeaux peuvent être réglementées jusqu’à les rendre très discrets.Des commandes publiques passées à des artistes, en particulier sculpteurs, peuvent orner le cimetière d’œuvres d’art [17] .
Problèmes actuels des cimetières
On se bornera à rappeler que la mort actuelle est en France le reflet d’évolutions biologiques, démographiques, sociales, religieuses et idéologiques qui ont été considérables au cours de la seconde moitié du XX esiècle et ont influé sur le rapport de la population au cimetière et sa perception de ce dernier [18] .
Parmi les difficultés que peuvent connaître actuellement les cimetières français, citonsd’abord un phénomène tôt apparu de façon ponctuelle dans les cimetières parisiens et qui est désormais européen : l’état d’abandon d’un nombre croissant de tombeaux sur concessions perpétuelles, qui se dégradent faute d’entretien et peuvent s’effondrer. Il s’agit d’un phénomène surtout urbain. Dans les villages (qui ne rassemblent plus qu’une minorité de la population) ou les petites villes, il est fréquent que continuent d’habiter sur placedes parents,alliés ou amis de familleséteintes qui assurent un minimum d’entretien et même de fleurissement de leurs tombes. De plus, une partie des ayants droits de tombeaux ruraux qui habitent dans des villes parfois éloignées font transporter les corps de leurs morts dans la sépulture de leurs ancêtres, qu’ils font entretenir et parfois restaurer. Les cimetières, de dimensions réduites au regard des nécropoles urbaines,sont aussi plus aisément entretenus par le personnel communal. Dans les communes en expansion, un nouveau cimetière a été ordinairement créé dans la seconde moitié du XX e siècle, s’il n’était pas possible d’agrandir le cimetière existant.
Dans les villes importantes, la multiplication des tombeaux abandonnés ou dégradés suscite un aspect de nécrose des parties les plus anciennes du cimetière – celles qui correspondent justement aux recherches paysagères et à l’inventivité architecturale et symbolique du XIX e siècle et du début du XXe. Le fait peut sembler paradoxal, compte tenu de la demande sociale d’emplacements, qui conduit à établir parfois des listes d’attente de candidats à l’acquisition d’une concession. Il s’explique d’abord par le statut de la concession qui l’exclut du jeu privé de l’offre et de la demande. La concession ne peut être cédée : elle se transmet de façon indivise entre les héritiers par le sang du concessionnaire, très éventuellement peut être léguée. L’abandon des tombeaux résulte aussi bien de l’extinction des familles que des migrations de leurs descendants, de leur déclassement social ou simplement de leur trop grand nombre et aussi du coût des travaux. Les ayants-droits doivent d’ailleurs apporter la preuve de leurs droits à l’administration. Celle-ci n’est en rien tenue de dresser et tenir à jour une liste des concessionnaires et ne le fait pas, sauf exception – la concession est le seul espace privatif français à ne pas être soumis à un impôt annuel ni à des droits de succession ni à l’obligation d’assurer un bien immobilier. On doit aussi tenir compte de la fragilité intrinsèque des monuments verticaux, avant tout les mausolées susceptibles d’effondrement et aussi les stèles, qui peuvent s’incliner et basculer. S’ajoutent les actes de vandalisme et les vols par effraction des statues, vases, chandeliers, vitraux que renfermaient les chapelles, et souvent encore le refus de l’administration du cimetière d’éliminer une végétation parasitaire de lierre, voire d’arbres qui envahissent spontanément les tombeaux non entretenus et les dégradent.
La loi du 3 janvier 1924 a rendu légale la « reprise » de concessions perpétuelles par les communes après constat de leur abandon et annonce du début de la procédure par affichage à l’entrée du cimetière et pose sur le tombeau d’une petite plaque avertissant d’éventuels ayants droit. L’administration parisienne envoie dans ce cas une lettre d’avertissement aux nom et adresse qui figurent sur l’acte de concession, parfois établi deux siècles ou un siècle et demi auparavant. Elle revient pour la plupart des cas à l’expéditeur avec la mention « à l’adresse inconnue », ce qui permet d’ouvrir la procédure. L’opération est cependant complexe et délicate hors des grandes villes : des tombeaux délabrés sont régulièrement visités par leurs propriétaires et ces listes et plaques qui sont la négation de la perpétuité et de la fiction du repos éternel des morts créent chez les visiteurs un sentiment de précarité des sépultures et de méfiance à l’égard de l’administration du cimetière.
Les administrations communales ont longtemps considéré que leur rôle se bornait à la gestion et la surveillance des espaces funéraires, à l’entretien des parties publiques et elles ne sont guère intervenues que négativement dans les parties concédées, pour faire abattre des tombeaux à l’abandon menaçant ruine ou dont elles reprenaient la concession, sans égard pour leur intérêt historique ou artistique jusqu’à ces temps derniers. Au total, le paysage des quartiers monumentaux des principaux cimetières a subi des atteintes irrémédiables. Le retard en matière de protection patrimoniale des cimetières a été et reste considérable. Un premier souci de protection a porté d’abord sur les tombeaux des « personnages illustres », dont la définition a pu parfois être vague. Plus récemment, des efforts ponctuels de préservation ont été amorcés, parfois à l’initiative d’associations de sauvegarde patrimoniale- ainsi dans les cimetières parisiens. Depuis peu, les tombeaux les plus remarquables peuvent être classés monuments historiques. Mais aucun grand cimetière français n’a de musée de site, qui jouerait un rôle à la fois pédagogique et de préservation-exposition des œuvres d’art les plus menacées.
En dépit de quelques monuments d’exception par leur taille ou leur statuaire, le cimetière actuel urbain se réduit souvent à un océan de tombeaux, paysage ingrat, monotone. La pratique de la « visite des défunts » tend à se raréfier et même à se réduire à un fleurissement annuel pour la Toussaint dû aux parents proches, pratique qui se maintient cependant nettement [19] . Les cortèges d’enterrement ont disparu dans les villes et l’éloge d’un mort est désormais prononcé soit entre deux séquences de la cérémonie religieuse soit lors d’une cérémonie civile organisée au funérarium. Si l’on excepte le monde villageois, il ne convient plus guère ensuite d’accompagner au cimetière le corbillard et d’assister à l’inhumation si l’on ne fait pas partie du cercle de la famille ou des amis intimes. Le pèlerinage sur la tombe d’un personnage illustre ne bénéficie plus guère qu’à des chanteurs et acteurs de cinéma, en particulier morts jeunes, et à de rares hommes politiques (le général de Gaulle à Colombey-les-deux-Eglises, F. Mitterrand à Jarnac).
De surcroît, les plantations arbustives réalisées avec beaucoup de soin au cours du XIXe siècle n’ont pas été systématiquement remplacées lorsqu’elles atteignaient le terme de leur cycle de vie au cours des décennies 1950-1980. En revanche au cours des dernières décennies, l’attention a été en général plus forte à maintenir ou même étendre la végétation arbustive dans les cimetières, au moins le long des cheminements, sans doute sous l’influence du cimetière-parc. Dans le Midi, la maladie du cyprès a transformé le paysage des cimetières en faisant disparaître les hautes haies qui surmontaient leurs murs, dissimulaient la vue des fosses communes depuis les allées et mettaient en valeur les monuments pérennes qui se détachaient sur leur fond sombre, le long des allées.
Le cimetière apparaît souvent désormais comme un espace banalement nécessaire, une sorte d’équipement collectif un peu particulier. Or, ces espaces des morts ont parfois une épaisseur historique de deux siècles voire davantage si l’enclos a été créé à la fin de l’Ancien Régime.Ils constituent pour le chercheur une source d’une grande richesse car sont-ils le reflet des étapes traversées par la société française et de l’évolution de ses attitudes collectives à l’égard du corps mort,des religions et de leurs représentations de l’au-delà, et aussi de la conception de la famille, voire des valeurs collectives. Le grand cimetière urbain hérité du XIXe siècle constitue une « ville des morts » (ce qui est d’ailleurs la traduction du mot nécropole), d’une grande richesse en ses quartiers anciens. Cette profusion de données ne doit pas décourager le chercheur et moins encore le conduire à restreindre ses efforts à la collecte des tombeaux d’exception et de la statuaire. Les méthodes de sondage à partir d’échantillons réduits sont tout à fait applicables aux tombeaux de série, et les appareils de photographie numérique permettentl’enregistrement rapide et peu onéreux d’une quantité d’images qui limite le temps passé sur le terrain [20] . Beaucoup reste encore à étudier et même à découvrir –et aussi à sauvegarder au moins par la saisie immatérielle – dans ces espaces foisonnants mais assez menacés.
Un des plus anciens tombeaux: celui du peintre Hubert-Robert au cimetière d'Auteuil à Paris. Stèle et urne « à l'immortalité » reprises de l'antiquité, longue épitaphe louangeuse.
Cimetière intercommunal les Joncherolles (Seine-Saint-Denis, région parisienne), « ensemble funéraire »paysager, conçu par Robert Auzelle, ouvert en 1977.
Vue du cimetière du Père-Lachaise. La partie la plus ancienne. Les tombeaux ne sont pas encore jointifs et elle est très arborée. Noter le nombre des édicules dits « chapelles ».
Vue du cimetière du Père-Lachaise. Les portions loties dans la seconde moitié du XIXe siècle se caractérisent par la forte densité d'occupation du sol par les « rangs »de concessions le long de dessertes intérieures. La végétation est surtout plantée le long des allées carrossables.
Vue du cimetière marin de Sète (Hérault). Il doit son nom et sa célébrité à un poème de Paul Valéry (1871-1945) qui y est enterré dans son tombeau de famille. A noter la signalétique des tombeaux de célébrités, le cimetière étant le principal lieu patrimonial et touristique de la ville.
NOTES
[1] Etudes générales: Ariès, Ph.(1977),L’homme devant la mort, Paris, Le Seuil. Vovelle M.(1983), La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard,réed., 2000. Kselman Thomas, A. (1992), “Death and the Afterlife in Modern France”, Princeton, Princeton Universitypress, Lassère, M.(1997), Villes et cimetières en France de l’Ancien Régime à nos jours : le territoire des morts , Paris, éd. l’Harmattan. Bertrand,R., Carol, A.(2016),(dir.), Aux origines des cimetières contemporains.Les réformes funéraires de l'Europe occidentale (XVIIIe-XIX e siècle) , Publications de l’université de Provence, Je remercie Anne Carol pour ses remarques et sa relecture attentive de ce texte.
[2] Sur ce qui suit: Bertrand, R.(2014), « Des morts à l’ombre de l’église paroissiale (XVIIe -XIXe s.) » , dans Bonzon, A., Guignet, Ph.,et Venard,M.,(dir.), La paroisse urbaine, du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Villeneuve-d’Asq, 8-10 septembre (2009), Paris, Cerf, p. 269-284, « Les cimetières villageois français du XVIe au XIXe siècle », dans TreffortCécile (dir.), Le cimetière au village dans l’Europe médiévale et moderne , 35e journées internationales d’Histoire de Flaran, octobre 2013, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2015, p. 61-81.
[3] Bertrand, R.(2000),« Le statut des morts dans les lieux de culte catholiques à l'époque moderne », Rives nord-méditerranéennes, n° 6, p. 7-19.
[4] Duval, Y.(1988), Auprès des saints. Corps et âme. L’inhumation « ad sanctos » dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du IIIe au VIIe siècle , Paris, Etudes augustiniennes. Lauwers, M.(1997), La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIII e siècles) , Paris, Beauchesne, et (2005), Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval , Paris, Aubier.
[5] Vovelle, M.(1974), Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles , Paris, Gallimard-Julliard (Archives, n° 53), Bertrand, R.(2012), « La présence olfactive des morts : les « odeurs méphitiques » des églises et cimetières sous l’Ancien Régime et au début du XIXe siècle », dans Guy Hervé et al. (dir.), Rencontre autour du cadavre, Saint-Germain-en-Laye, Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire, p. 23-28.
[6] Bertrand,R. (2006),« Ici nous sommes réunis : le tombeau de famille dans la France moderne et contemporaine », Rives nord-méditerranéennes, n° 24, p. 63-72.
[7] Bertrand, R.(1998), « Pratiques funèbres et commémoratives » dans Healey, C., Bowie, K., Bos,A.,(dir.), Le Père-Lachaise, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, p. 73-79.
[8] Bertrand, R.(2011), Mort et mémoire. Provence, XVIIIe-XXe siècles. Une approche d’historien , Marseille, La Thune, p. 139-169.
[9] Yonnet, P. (2006), Le recul de la mort ; l'avènement de l'individu contemporain . Famille, t. I, Paris, Gallimard, La mort de l’auteur ne lui a pas permis d’écrire le volume suivant.
[10] Hidiroglou,P.(1999), Rites funéraires et pratiques de deuil chez les juifs en France, XIXe-XXe siècles , Paris, Les Belles Lettres. Meidinger, I. (2002), L’État et les minorités cultuelles en France au XIXe siècle : l’administration des cimetières israélites de 1789 à 1881 , thèse de l’EHESS, dactyl.
[11] Bertrand, R. (1994), Les Provençaux et leurs morts. Recherches sur les pratiques funéraires, les lieux de sépulture et le culte du souvenir des morts dans le Sud-Est de la France depuis la fin du XVII e siècle , thèse, université de Paris I, t. 4, p. 1181-1191.
[12] Cette partie et la suivante sont rédigées pour l’essentiel à partir d’enquêtes de terrain.
[13] Bertoglio, L. (1889), Les cimetières au point de vue de l’hygiène et de l’administration , Paris, J.-B. Baillière et fils, p. 163-172.
[14] Pérouse de Montclos, J.-M. (1972), Architecture. Principes d’analyse scientifique. Méthode et vocabulaire , Ministère des affaires culturelles, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Paris, Impr. nationale, t. I, chap. XIV, p. 147-149.
[15] Urbain J.-D. (1978), La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident , Paris, Payot, et (1989), L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident , Paris, Payot.
[16] Ligou, D. (1977), « La crémation », dans Thomas Louis-Vincent, Rousset Bernard, Van Thao Trinh éd., La mort aujourd’hui, Paris, Anthropos, p. 65-96. Lalouette, J. (1997), La libre pensée en France, Paris, Albin Michel.
[17] Auzelle, R.(2003), Dernières demeures: conception, composition, réalisation du cimetière contemporain , Paris, R. Auzelle, (1965),Bertrand,F., L’architecture et l’urbanisme funéraires parisiens à l’ère des métropoles. Regard sur l’œuvre et la pensée de Robert Auzelle (1913-1983) , thèse, Ecole d’architecture de Paris-Belleville.
[18] Baudry, P. (1999), La place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin. Clavandier, G. (2009), Sociologie la mort. Vivre et mourir dans la société contemporaine , Paris, Armand Colin.
[19] Barrau, A. (1992), Socio-économie de la mort. De la prévoyance aux fleurs de cimetières , Paris, l’Harmattan, chapitre II, « Le culte des tombeaux », p. 153-171. Dechaux, J.-H. (1997), Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, P.U.F.
[20] Vovelle, M., Bertrand, R.(1983), La ville des morts, essai sur l’imaginaire urbain contemporain d’après les cimetières provençaux , Paris, éd. du Cnrs. Bilan des travaux dans Bertrand,R. (2010), « Estudio de los cementeriosfrancesescontemporáneos. Los problemas de método », TRACE ( Travaux et Recherches dans les Amériques du Centre), n° 58, CEMCA (Centre d'Etudes Mexicaines et Centraméricaines), Mexico, décembre, p. 71-81. Bertherat, B.(dir.),(2015), Les sources du funéraire en France à l’époque contemporaine , Editions universitaires d’Avignon.