L’écriture maghrébine entre praxis et dynamisme. Un cas d’écriture : Rachid Boudjedra

Insaniyat N° 9 | 1999 | Maghreb : culture, altérité | p.55-59 | Texte intégral


North African writing between praxis and dynamism. A case study : Rachid Boudjedra

Abstract : Basically, the change of conception with regard to literature and the novelistic fact, notably in Europe, is ascribable to the activities of both Russian formalists and the advent of linguistics since 1920. The impact of such a change was felt on the spot : the autonomy of the literary text, is proclaimed here and there, and writing stands on its own right in the context of the novel.
In the Algerian Boudjedra’s writings, especially those whose roots go back to 1980, are to be identified with sphere of influence, without breaking away from the realistic novel, this sphere of influence values greatly both writing and words. coming to grips with Babel tower and the « well of Babel », words take the upper force and generate contents; hence Boudjedra’s work has more to do with literary writing than with literary language. And there is unshakably a revolutionary realism in the background after the manner of T. Todorov’s, a realism characterized by excessive, proliferous and impervious writing.


Nadia OUHIBI-GHASSOUL : Enseignante, département de français, ILE, Université d'Oran, 31 000, Oran , Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran , Algérie.


Ecriture et praxis

Depuis l'avènement de la linguistique, des travaux de Saussure et du cercle de Prague, de l'envahissement du structuralisme, l'écriture a subi un changement de statut, de fonction, et de finalité.

Il est  maintenant établi que le texte littéraire est autonome, il construit son propre univers et y organise son système de références.

De ce fait, l'écriture possède une autonomie certaine.

Elle n'est plus l'accessoire du texte, mais en devient l'objet principal, prenant la place du récit, ce qui explique la prépondérance de l'axe littéral sur l'axe référentiel, et ce, depuis les années 80, notamment pour les textes maghrébins. Les années 80 -des années culte- marquent une rupture par rapport aux thématiques habituellement développées dans les romans, à savoir : l'engagement, le témoignage, le documentaire, et par rapport aux normes du récit, notamment souscrivant au modèle classique, véhiculé par le roman réaliste, le roman engagé ou le roman à thèse.

Avec la parution de certains textes, dits de rupture, une écriture nouvelle voit le jour, écriture de la contestation, écriture du rejet, écriture pratique… écriture multiple. Les textes privilégiant l'axe littéral, vont à l'encontre du texte conventionnel, et développent un texte du questionnement, un texte du verbe, dont la finalité est d'ordre essentiellement critique et esthétique, à l'inverse des romans parus avant les années 80, dont    l'objet de la publication était de servir une idéologie.

Se débarrassant du carcan relatif aux notions de : "sens" et de "référent" le texte se libère pour se consacrer à l'écriture, considérée comme un matériau occupant une place entière dans le récit.

Le texte littéraire et la réflexion qu'il suscite, dans leur rapport aux termes   de : "création" et de "critique", participent à cette littérature dite nouvelle et que    R. Barthes[1] commente de la façon suivante :

"La valeur de cette littérature lui permet d'excéder les lois d'une société, d'une idéologie, d'une philosophie, elle lui permet d'excéder ces lois et de se réaliser dans ce beau mouvement d'intelligibilité historique qui est un excès, cet excès a un nom : l'écriture".

La littérature ne dissocie plus l'acte d'écrire du questionnement qu'il suscite, des débordements qu'il occasionne, on ne sépare plus fonction poétique (création) de fonction critique (auto-réfléxion).

Cette double fonction, largement assumée par le texte maghrébin  vit une certaine difficulté : comment concilier un acte créatif, un acte significatif et un acte interrogatif ?

L'écriture maghrébine découpe et remplit un espace particulier dans lequel se glissent les clichés de langue, les graphèmes arabes, des extraits de cartes, de journaux intimes, d'articles de presse, de références culturelles universelles, de définitions, de concepts, de fantaisie verbale, d'humour, de poésie, le tout érigé en "écriture" et ne peut qu'interpeller.

Tout en racontant, le texte maghrébin dénonce les artifices dont il se sert. Il est celui qui avance :

"En désignant son masque de son doigt : larvatus prodéo[2]".

Ce texte, et plus particulièrement le texte algérien, s'inscrit dans le triptyque aux composantes suivantes :

 

Alors que la rhétorique dispose de 03 parties en ce qui concerne le discours, parties qu'elle agence ainsi :

 

Dans l'ordre indiqué, l'invention correspond au sujet, la disposition à son organisation, et l'élocution à son expression, alors que le texte maghrébin bouscule les données du discours aristotélicien, pour proposer ceci :

 

Nous remarquons que la notion "d'organisation", n'est pas centrale et que le récit, n'occupe pas une place déterminée. Le texte maghrébin est le roman de l'écriture : elle en est à la fois, l'accessoire, l'action et l'enjeu.

Le texte est simplement un prétexte à son déploiement. S'inscrivant dans ce processus du questionnement, les romans de boudjedra interpellent, par ce qu'ils présentent d'inachevé, de déconstrant, de digressif sur le plan de l'écriture tout comme ces écrivains qui ont signé le pacte de l'écriture buissonnière, Boudjedra, considère que l'écriture doit prendre le pas sur la signification, que le langage par le dérisoire qu'il traduit, se détourne d'une référence organisée par rapport à une réalité, celle d'un vécu.

Le dérisoire, une constante dans les romans de Boudjedra, rejoint le jeu, revêt une fonction  parodique et contribue à l'élaboration de cette littérature du "Rien".

Tout n'est que parodie, à commencer par l'écriture.

Avant que le lecteur n'entame le récit, l'histoire a déjà commencé.

Considérant le texte comme une machine à écriture, fonctionnant selon un processus établi par les lois du romanesque, boudjedra, fait souvent grincer la machine, si bien qu'elle se détraque tombe en panne.

Panne qui se traduit par un texte qui n'avance plus, qui se répète, qui régresse, qui s'éloigne dans d'autres textes.

Bref, la confusion est partout, sur le plan narratif et sur le plan scriptural.

Ecriture et espace

La préoccupation  majeure des textes, est d'ordre lexical, lexicologique  et lexico-sémantique.

Bannissement du mot juste au profit d'une accumulation de synonymes, de renforcements  sémantiques, de rapprochements phonologiques, dans le seul but de saturer l'espace :

Ex : "Nappes de soie, jonquille ou bariolée avec des taches grasses et épaisses, couleur pêche, rose, cerise, melon, cantaloup…" 

La pluie. P.33- R. Boudjedra

C'est nous qui soulignons, pour montrer comment les fruits et les couleurs s'appellent, ne forment plus "qu'un" et se confondent. Le texte insiste beaucoup plus, sur l'effet produit, comme le surréalisme ou l'art cubiste (par exemple), que sur l'aspect dénotatif des langages.

On est en droit de se demander, à quelle cohérence sémantique obéit  l'association des mots suivants :

Ex : "Aqua fresh - aqua velva  - aquarium - aquarelle"

Le démantèlement p. 32. R. Boudjedra.

 Confronté à un univers de mots, le lecteur les reçoit de plein fouet et tente d'en trouver le fil conducteur.

Ex : "… désarticulation, déhanchement, déboitements, esquives, fuites, maniements des jambes, imbrications savantes, arrêts brusques, départs simulés, redéploiements dans l'espace, démarrages… "

Topographies… p. 36 R. Boudjedra.

La saturation du texte se poursuit, jusqu'à devenir illisible :

Ex :  "Hiéroglyphes, indescriptibles. Code fabuleux, lieux de vertige".

L'escargot entêté p. 25 R. Boudjedra.

Le texte continue le dépaysement sémantique et introduit brusquement la calligraphie arabe :

Ex : "بسم الله الرحمان الرحيم"

Le démantèlement p. 240 op.cit.

Ou encore, le rapport de consonnes arabes, transcrites en caractères latins :

Ex : "  tha =ث

           Ta = ت

  Noun =ن  "

Le démantèlement p. 52.

Dans le texte maghrébin, tout n'est que signe, et la difficulté consiste à faire cohabiter tous ces signes, qui se constituent en "espace" à travers une écriture qui à force d'être nébuleuse, en devient illisible.

Ecriture et dynamisme

Rappelons que l'univers romanesque est un univers de papier, et la représentation de la réalité qu'il propose n'est qu'une représentation à lui, de la réalité, une réalité déformée par le prisme de l'écriture.

Faisant sienne cette conception, le texte maghrébin considère en plus, l'écriture comme un matériau dynamique, qui se matérialise et devient "matière".

Écriture en transformation, en mutation, en devenir, ce qui explique la difficulté à la circonscrire. Dans un genre, où à lui imposer des frontières.

En fait, beaucoup d'éléments constituent cette écriture maghrébine, et l'écrivain quelle que soit son appartenance socioculturelle, dès l'instant où il écrit dans une langue donnée, il s'installe dans cette langue, à l'entretien de laquelle, grâce à laquelle, et à partir de laquelle, il élabore sa propre écriture.

Certes cette écriture et entachée. Doublement entachée, parce que déjà héritière du réseau de significations véhiculées par la société dans laquelle il vit et de laquelle il s'inspire, autrement dit, les pratiques sociales, mais surtout héritière des marques spécifiques linguistiques, culturelles et civilisationnelles de la langue d'emprunt, ici, le français, en l'occurrence.

Soumise à son propre dynamisme, l'écriture va parfaitement s'accommoder de son héritage, jusqu'à le transformer et à lui donner son empreinte.

A partir de cet espace hétérolite  qu'elle constitue, l'écriture se dénie toute fonction.

Elle devient une pratique qui puise ses éléments partout autour d'elle, surtout dans la langue orale, qui est l'expression même de la spontanéité et de l'ouverture.

Conclusion

Le texte maghrébin par sa conception du fait romanesque, celui des années 1980, refuse tout caractère  de clôture, propre au texte écrit, par le fait qu'il intègre dans sa dimension une part d'oralité.

Le texte n'est plus perçu en fonction du tandem : "ouverture/clôture", mais "ouverture/reécriture", quand l'acte d'écrire se transforme et devient ce que M. Blanchot[3] appelle : "l'interminable, l'incessant".

Participant du réalisme révolutionnaire au sens entendu  par Todorov[4], le texte maghrébin, par sa mouvance, sa fluidité, son dynamisme échappe à toute catégorie littéraire, et fait déraper tous les genres.

 


Notes

[1]- BARTHES, R..- Le degré zéro de l'écriture.-Paris, Seuil.-1972.

[2]- BARTHES, R..-Op.cité.

[3]- BLANCHOT, M..- L'espace littéraire.- Paris, Gallimard, 1955.

[4]- TODOROV, T..- Théorie de la littérature.- Paris, Seuil, 1965.

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