Insaniyat N° 13 | 2001 | Recherches urbaines | p.155-176 | Texte intégral
Zine-Eddine ZEMMOUR : Docteur en sociologie du travail. Université de Jussieu, Paris7, France
Cet article est extrait d’une réflexion menée dans le cadre d’une thèse de doctorat de sociologie du travail. Nous exposons ici quelques résultats de cette recherche. Celle-ci a été réalisée sur la base de 130 récits de vie répartis sur trois groupes de travailleurs industriels anciens agriculteurs, tous issus de la paysannerie qui se localise dans l’environnement villageois de la ville de "Ghazaouet ".
Nous avons défini trois concepts pour désigner la nature de la mobilité effectuée par chacun des groupes :
La "mutation" désigne le premier groupe qui travaille dans une usine céramique (E.C.O), - le type même de l’usine aux champs- située dans le village de "Tounane". Ce processus définit le mouvement des paysans qui tout en restant au village, sont employés dans des usines venues s’implanter en zone rurale.
Le "déplacement" est relatif au second groupe travaillant dans une usine zinc (E.N.S), située dans la ville de "Ghazaouet ", à proximité de l’environnement rural précité. Ce mouvement s’apparente à l’exode rural ou à la migration interne qui voit travailler et vivre en ville d’anciens paysans. "L’immigration" est le fait du troisième groupe qui se compose de travailleurs immigrés en France et originaires de cette même région. C’est le processus qui conduit une population d’origine agricole à quitter les frontières nationales en quête d’un emploi.
Conditions de mobilité, types de mobilité, forme d’ouvriérisation et conscience ouvrière
Dans cette étude, trois situations s’articulent pour rendre compte du phénomène de la mobilité des travailleurs et de leur devenir dans le salariat et dans les nouveaux milieux sociaux.
Nous nous trouvons alors devant une recherche qui nécessite l’étude des étapes et des trajectoires poursuivies par ces travailleurs et tenter par là même de définir le phénomène de la mobilité.
Plus concrètement, trois étapes s’articulent pour rendre compte et décrire la mobilité de nos trois groupes de travailleurs.
- La première étape est relative à la période de temps qui précède le déroulement de la mobilité et qui intervient dans le choix de la destination de celle-ci. Les conditions de travail et de vies antérieures à la mobilité avec les effets de la situation personnelle (âge, situation matrimoniale, place ou rang occupé dans la famille, etc.) sur la décision de migration et de la destination de celle-ci.
- La seconde étape est consacrée à la situation actuelle des ouvriers au sein de l’entreprise et à leurs nouveaux statuts professionnels. Elle permet de décrire les changements objectifs concernant la vie active après le mouvement. Sont explorés la place des travailleurs dans la hiérarchie de l’entreprise, leurs rapports avec la formation professionnelle, avec le salaire, etc.
- En troisième lieu, nous avons examiné l’ouvrier dans les nouveaux espaces sociaux après l’avènement de la mobilité. Les rapports avec la famille comme ceux qu’il entretient avec ses camarades de travail et avec l’habitat et les loisirs, etc., constitueront les données de cette étape.
Par l’étude de ces faits, nous tenterons de décrire les aspects sociologiques de ce que représente "l’ouvrier mutant", "l’ouvrier issu de l’exode rural" et "l’ouvrier immigré".
A partir de là des formes d’ouvriérisation et de conscience ouvrière apparaissent.
Les liens au travail salarial industriel et à la classe ouvrière se présentent selon diverses formes. Nous en avons distingué trois à chacune correspond à une forme de conscience ouvrière.
a- L’ouvriérisation inachevée qui correspond au rapport à leur condition ouvrière présente, est plutôt le fait des ouvriers mutants.
b- L’ouvriérisation en cours correspond à un niveau de conscience de classe en formation. Elle est l’aspect dominant parmi les ouvriers déplacés.
c- L’ouvriérisation accomplie ou élaborée, se distingue par une forme de conscience de classe type, et est le fait des travailleurs immigrés.
I- Destin ouvrier, destinées migratoires
L’effet incitateur à la mobilité (migration) des mauvaises conditions économiques des agriculteurs algériens est connu. Nos résultats corroborent ceux des autres recherches menées en France ou dans les pays en voie de développement, en Amérique latine par exemple. Nous avons tenté de montrer comment agit la situation économique quand elle se combine avec les situations personnelles individuelles et familiales, sur le choix des destinations et sur l’avenir des ouvriers.
Nous avons dégagé de nos résultats, des profil-types qui cernent d’une manière générale les comportements et les attitudes des individus mobiles au moment de la décision de mobilité.
En effet, il est apparu que la conduite des travailleurs dans les nouveaux milieux n’est pas déterminée seulement par la nouvelle situation de travail et de vie, mais aussi par la trajectoire poursuivie avant de devenir ouvrier.
Anthropologie de la décision de mutation, d’immigration et de déplacement
I-1- La mutation, une occasion confortable
Les travailleurs mutants et les travailleurs immigrés se rapprochent, à l’origine par la situation économique. Les membres des deux groupes sont des petits et moyens propriétaires fonciers et sont issus de familles ayant des situations économiques similaires. Le fait que les uns partent et que les autres restent au pays, s’interprète en partie par la théorie des transferts. Celle-ci "….veut dire que la destination socioprofessionnelle des individus, dans ce cas particulier, a été gouvernée non par un mécanisme massivement prépondérant, ne laissant échapper que quelques exceptions, mais par deux, presque de même importance : un mécanisme tendant à maintenir une partie d’entre eux dans leur sphère d’origine, un mécanisme tendant à déplacer les autres.
Dans le temps, les immigrés ont bougé avant les "mutants". L’immigration s’inscrit dans le cadre des grandes vagues migratoires à destination de la France des années soixante, alors que la mutation a eu lieu vers la moitié des années soixante dix.
Le mutant va donc rester un petit ou moyen propriétaire foncier, mais sa situation matrimoniale et familiale, son "âge, sa vision de l’avenir etc., vont changer entre le moment où les autres ont immigré et celui où il a muté. Il a pu observer -c’est très important- les changements affectant les immigrés, qui cessent d’être des "délégués" en France pour s’autonomiser, n’entretenant que leur propre famille qu’elle soit restée au pays ou qu’elle les ait rejoints en France.
Le mutant n’est pas parti en France (la tradition migratoire a moins joué que la tradition de travail salarié dans ses choix de mobilité vers l’ECO) ; la responsabilité "sociale" de la famille lui incombe, il est souvent l’aîné de la famille. A l’immigré revient la responsabilité "économique", ses envois d’argent entretiennent, à la fois l’agriculture et la famille dans son ensemble. Le mutant reste dépendant de l’immigré. L’immigré va changer en devenant indépendant avec sa famille. Le mutant va sentir les effets de ce changement dans la nature de l’immigration, et le décalage qui s’instaure entre lui et l’immigré.
A mesure que le temps passe, le choix de l’immigration et même du déplacement lui devient difficile, bien qu’il dispose d’une tradition migratoire dans son environnement familial. Il est père de famille. L’immigration des pères de famille est plus rare et même désapprouvée socialement, car elle fût longtemps synonyme d’abandon familial[1]. Il est âgé, il est agriculteur sur la petite ou moyenne propriété, et le déplacement lui paraît incompatible avec le maintien du travail agricole. Le mutant a été influencé par les avantages du salariat, incarnés par les envois d’argent de l’immigration qui le concerne directement ou dont les avantages sont apparents. La boucle a été bouclée par la venue de l’usine qui l’interpelle aux portes même du village. Celle-ci représente l’occasion inespérée et le "dernier souffle" après une longue asphyxie et une frustration insupportable, à la suite de la baisse des apports économiques de l’immigration. Néanmoins, cette situation va présenter, au départ à ses yeux, l’avantage de pouvoir continuer le travail de la terre avant qu’il ne se rende compte, avec l’expérience du salariat, que cette double activité ne lui permet pas de s’enrichir mais simplement de bien vivre, contrairement aux projets qu’il avait élaboré au contact des immigrés et d’autres salariés.
Le mutant, au départ, projetait de continuer le travail agricole et de se retirer de la famille élargie à son tour.
Il cherche à cumuler, selon P. Bourdieu, "…les profits de l’utilité et les bénéfices de la conformité"[2]. Il peut le faire puisque l’immigré, bien avant lui, l’a déjà fait, d’autant plus qu’"on n’imite pas les "modèles", mais l’action des autres"[3]. Le retrait de la famille élargie est resté une anti-norme sociale jusqu’à ce que les immigrés l’aient anticipé et les moyens économiques rendu possible, par l’accès à l’ECO. Les revenus additifs de l’industrie lui permettent ce choix en lui apportant ce dont il "rêvait", à savoir la sécurité des revenus.
I-2- L’immigration, une tactique individuelle
Le travailleur immigré au moment de l’immigration était célibataire ou jeune marié. Il est jeune. La tradition du départ des jeunes était confirmée dans le village. Il est issu d’une famille de petits ou moyens propriétaires. Il a décidé de partir en concertation avec la famille. Un bon fils ne décide rien ou presque, tout seul, il doit informer sa famille de ses intentions et de ses actions. Il est parti souvent pour subvenir à ses propres besoins (d’indépendance familiale et de logement, par exemple), en même temps qu’à ceux de la famille pour son entretien et le maintien de l’agriculture. L’entretien de la famille élargie par l’immigré est une action tactique effectuée lors de la négociation du départ en France. Il fallait se donner bonne conscience et avoir la "bénédiction familiale" avant de partir. Ce rituel "…donne à l’individu le sentiment de participer à une œuvre collective et fortifie ainsi l’unité du groupe." [4]
L’immigré est venu en France vers les années soixante, à une époque où ni l’ECO, ni l’ENS n’existaient. Il est parti à un moment où l’immigration était encore à sa période de "délégation familiale". On lui a délégué une partie de la "responsabilité économique" de la famille. Cette dernière obéissait à la "règle" courante au village : en cas de nécessité économique, on envoie un jeune travailleur en France.
Ce que cache encore cette analyse ce sont les intentions du jeune candidat au départ. Il exploitera les contradictions des normes sociales qu’il a utilisé pour "être choisi" pour l’immigration.
Dans un premier temps, il va remplir le "devoir" de l’entretien familial, avant de se détourner de cet objectif et de donner la primauté à son indépendance familiale, en rompant progressivement avec le projet initial[5]. Une telle décision est difficile à prendre. L’exemple des travailleurs immigrés de la région parisienne étudiés par A. Zehraoui, témoigne du poids de ce que nous avons appelé "le devoir familial". Il a rencontré quelques chefs de ménage immigrés qui "se trouvant face à des problèmes difficiles au cours de leurs premiers mois d’existence dans la région parisienne,…songèrent à regarder la terre natale. Mais ils craignaient la réprobation de la famille en Algérie et les "moqueries"des gens du village. Ils devaient donc tenir "coûte que coûte" dans cette position"[6]. Car bien souvent "en période transitoire, la tradition conserve évidemment une place dans la vie sociale. Mais cette tradition est à tout moment sapée, ruinée, par le changement même des conditions de vie, de sorte que, très vite, l’homme en vient à douter de la valeur des méthodes traditionnelles…et il en vient à ne plus savoir où la tradition conserve sa valeur et où il est bon de lui substituer de nouveaux principes."[7] La nouvelle action entamée par l’immigré est nécessaire pour la continuité, des liens affectifs, il se doit de demeurer un "bon fils". Dan un second temps, il va trouver le moyen de trouver le moyen de rester un "bon fils" tout en se retirant du "devoir familial" et en oeuvrant pour "la réalisation individuelle". Il sait que la famille de réjouit de voir ses enfants réussir et "voler de leurs propres ailes". Il fera comprendre à celle-ci qu’il ne peut travailler pour faire vivre tout le petit monde familial, que ses frères ne peuvent compter éternellement sur lui car, lui-même, a ses propres enfants à faire vivre, qu’il ne peut rester indéfiniment en France. Pour cela, il doit prévoir l’avenir en Algérie (réaliser son logement, et quelque chose pour vivre). Pour conclure, il trouvera les formules pour leur dire que la vie en France est devenue de plus ne plus difficile, etc.
On observe ici que l’immigré "…par un jeu de déplacement psychologique subtil, celui qui attribue parfois les effets de son choix à d’autres"facteurs", soit qu’il veuille renier son pouvoir propres ou sa responsabilité, soit qu’il affecte de croire que des"procédures" ont choisi à sa place."[8]
Cette nouvelle attitude va créer de nouveaux rapports, dont il sait qu’ils peuvent lui porter atteinte. Pour modérer cette décision, il va rétablir la situation en trouvant un système moins rigide et moins onéreux d’aide à la famille et conventionnellement acceptable, sous forme de cadeaux et de soutiens occasionnels. On observe alors une sorte d’affirmation de l’individu sur ses propres conditionnements, car "lorsque ce ne sont plus les us et les coutumes qui règlent les choix, tout se passe comme si un apprentissage réfléchi, conscient, était nécessaire pour s’entraîner à décider."[9]
Nous venons de voir comment les projets du migrant interviennent dans la décision de migration qu’il faut souvent déceler car ils ne sont pas toujours avoués.
La décision d’immigrer est facilitée par une tradition ancienne d’immigration qui remplit pleinement la fonction de l’accueil jusqu’à l’installation définitive du nouvel arrivant, car "l’information permet de mémoriser, de capitaliser, l’expérience faite par autrui"[10]
I-3-Le déplacement, une volonté de rupture
Le déplacé était, à a différence des deux autres groupes, un ouvrier agricole. Il a connu aussi une forme de salariat précaire dans les travaux de construction et de travaux publics. Le passage à l’ENS correspond à une volonté de couper avec la précarité du salariat agricole et à un désir de se fixer définitivement dans le système salarial industriel, réputé pour ses garanties sécuritaires et économiques. Le choix du déplacement pour les jeunes exprime une volonté de rupture, d’où l’évitement de la mutation, considérée comme une continuité de la vie villageoise. Le "déplacé" n’effectue pas un simple "exode agricole", mais un "exode rural" où on note un abandon total de l’activité agricole pour une activité non agricole.[11]
Le choix de l’ENS représente lui aussi une occasion de sortir d’une situation professionnelle incertaine. "Le déplacé" est un jeune souvent célibataire ou jeune marié à la quête de son indépendance et de son autonomie vis à vie de famille élargie. Ce cycle familial correspond à la phase de la quête et de la recherche de l’autonomie. Cette attitude le rapproche de l’immigré.
Le choix du travail en ville traduit un désir de rupture avec le passé et avec un environnement social devenu incompatible avec les aspirations d’accès à un mode de vie urbain, et aujourd’hui rendu possible avec la venue de l’ENS.
Le déplacé cherchait déjà les occasions qui le sortiraient de sa condition d’ouvrier agricole et de villageois. Le déplacement vers l’usine de zinc à Ghazaouet est intervenu, pour certains d’entre eux, après l’échec de l’immigration, et pour d’autres, après un passage par l’activité de pêcheur ou d’ouvrier dans le bâtiment en ville. Le déplacé semble déterminé dans sa volonté de travailler et de vivre en ville bien avant son embauche à l’ENS.
Il est, donc porteur d’un projet d’établissement dans le salariat urbain, il recherche l’amélioration des conditions de travail, et en même temps, le changement du mode de vie en choisissant la vie en ville avec sa famille.
Resté longtemps étranger à toute évolution professionnelle, après les expériences décevantes des autres formes de salariat, le déplacé a vu dans l’accès à l’industrie le seul moyen de se promouvoir, de se former et d’apprendre un métier tant qu’il est jeune.
Ce choix est dû suite à l’échec des tentatives d’immigration et à l’expérience acquise lors des déplacements précédents l’installation définitive dans l’industrie en ville. Le déplacé a choisi ce type de mobilité bien qu’il possède dans son environnement une forte tradition migratoire et de travail industriel. C’est le souci de réussir le déplacement qui est à l’origine de ce choix. Le déplacé, par ce comportement, exprime encore une fois la volonté, non seulement de changer, mais de réussir.
Si l’échec de l’expérience dans le salariat a déçu les paysans de Rennes étudiés par A. Levesque[12], et a freiné toute autre tentative de migration, les expériences de travail salarié non industriel qu’ont connues les déplacés, ont accentué le désir et la volonté du choix du salariat industriel en ville.
II- Des formes ouvrières différentes
D’une manière générale, on peut ainsi schématiser les résultats de l’ouvriérisation de chacun des trois groupes :
1- La première forme est le type d’ouvriérisation "inachevée". C’est la forme qui présente le plus de "lenteur" dans son accomplissement. Elle est le fait des travailleurs mutants majoritairement comparables aux ouvriers-paysans étudiés en France et en Europe[13].
- La seconde est l’ouvriérisation "en cours d’achèvement". C’est le cas des ouvriers issus du déplacement[14].
- La troisième forme est plutôt, l’ouvriérisation "accomplie". Elle concerne les travailleurs immigrés.
Les termes que nous avons choisis d’utiliser pour marquer les différences dans la forme d’ouvriérisation des trois groupes n’ont qu’un sens indicatif, relatif aux niveaux d’intégration des travailleurs dans le système salarial, au sein de leur classe, et de leur proximité par rapport au modèle classique de l’ouvrier et de son évolution actuelle dans sa diversité.
Il s’agit en fait de concepts indiquant la situation de l’ouvrier au sein de sa classe, de l’acquisition ou non des aspects identitaires dominants dans la classe ouvrière. Cette situation est déjà mise en évidence par C. Meillassoux[15]. Il distingue trois fractions du prolétariat selon leur capacité de reproduction dans le secteur capitaliste :
"La première est celle du prolétariat intégré ou stabilisé, qui reçoit le salaire direct et indirect, ou en d’autres termes, celui dont la force de travail est théoriquement achetée à son prix de production (…).
La seconde est constituée par le prolétariat-paysan qui ne reçoit du capitalisme que les moyens de la reconstitution immédiate de sa force de travail, mais non ceux de son entretien et de sa reproduction, moyens qu’il ne se procure lui-même dans le cadre de l’économie domestique.
La troisième est faite du prolétariat qui n’a aucun moyen de reproduction dans aucun secteur. Le degré de conscience de classe, le comportement, les revendications, les tactiques syndicales de ces trois fractions seront différentes. La première insistera sur la préservation de son niveau de vie, de ses avantages acquis par rapport aux deux autres ; elle revendiquera une part plus importante du profit capitaliste, parfois dans les couches les plus avancées, un contrôle sur la production et les conditions de travail. la seconde revendiquera surtout de meilleures conditions de travail et d’hébergement pendant la période d’emploi, mais dans la mesure où elle pense pouvoir se replier sur le pays et sur la communauté rural, elle développe une assez faible conscience de classe. La troisième fraction peut, en cas de crise sociale et politique devenir combative si elle prend conscience qu’il s’agit pour elle d’une question de survie que d’obtenir de l’employeur capitaliste les revenus permettant d’accéder à la position de salarié intégré. "
Nous avons, par cette classification, noté les trois formes qui marquent la manière par laquelle chaque travailleur se démarque en se référant à sa classe ou aux ouvriers qui la composent.
II-1- L’ouvriérisation inachevée
Le mutant marque sa différence de plusieurs façons. Il change, bien que les changements qu’il connaît ne soient pas radicaux, comme le dit R. Girod[16] "…en raison des ressemblances entre milieu d’origine et milieu de destination…", mais à l’opposé de ce qu’il avance, les changements ne sont pas nuls. Le mutant est prisonnier du vieil adage souvent controversé, où la transgression des règles est pour les uns une anomie sociale et pour les autres, un symptôme de santé de la société.
Le mutant continue de travailler la terre, et il est le plus souvent manœuvré à l’ECO. Il est venu à l’industrie à la recherche de la sécurité (revenus et de l’emploi). Il a réalisé cet objectif, mais il persiste à s’identifier à l’agriculteur en maintenant le travail agricole parallèlement au travers industriel. L’activité agricole est considérée parfois comme l’activité essentielle et certaines fois elle n’est qu’un complément à l’activité ouvrière. Dans deux cas, nous considérons que cette situation atténue l’implication dans le travail à l’usine, et diminue la solidarité ouvrière à l’intérieur de l’entreprise où, d’une part, se trouvent des "ouvriers paysans propriétaires", et d’autre part, des ouvriers simplement. Elle empêche aussi l’émergence de conscience commune à l’ensemble de la classe ouvrière, appuyée sur réalité que la seule ressource dont dispose le travailleur est sa force de travail.
Des mutants nous ont dit que "…si le chef n’est pas content, j’irai travailler sur mes biens". Ces ouvriers, quand ils refusent de tenir comme des arguments venant de l’entreprise, le font parce qu’à l’opposé des ouvriers étudiés par F. Loux, ils pensent qu’ils ont les "moyens" de penser autrement. La référence à la situation d’ouvrier propriétaire devient affective comme référence à al a tradition : "elle est utilisée comme arme…"[17].
Cette réaction s’oppose à celle de la lutte commune pour la préservation de l’emploi. En plus de cette référence, une majorité parmi les mutants entretient des attitudes de revendication individuelle, non pas par attachement à des comportements traditionnels (liens paternalistes par exemple), mais davantage à cause de l’ambiguïté de leur situation objective.
L’intérêt minime que porte l’ouvrier mutant à la promotion et à la formation même si l’entreprise est loin d’être capable de répondre systématiquement à ce type de revendication-, témoigne d’une sorte de passivité et d’une satisfaction minimale par rapport aux conditions de travail offertes. On n’ignore pas de façon générale que les ouvriers mutants sont âgés. D’autres recherches ont montré que cette catégorie d’âge parmi les ouvriers porte moins d’intérêt à la réussite professionnelle que celle d’âge jeune.[18]
Le rapport "économiste" qu’entretient l’ouvrier mutant avec l’entreprise persiste. L’absence d’une perspective claire de carrière évolutive n’empêche pas le désir de prolonger l’emploi salarié. Le mutant tire satisfaction de cette situation car il a réalisé les objectifs qui ont accompagné son mouvement.
Pourtant, le salaire et les avantages sociaux que procure l’entreprise (coopérative de consommation, prêts, etc.), sont des sujets privilégiés de l’expression des sentiments d’insatisfaction à l’égard de l’entreprise. Nous constatons que le mutant est encore dans sa période "économique", et qu’il s’apparente à d’autres ouvriers d’origine agricole où l’absence d’ambitions dans le salariat reste une attitude commune, accompagnée de l’entretien d’un projet professionnel lié à leur milieu d’origine[19].
La forte adhésion au syndicat est contrée par le paradoxe d’une très faible participation aux activités syndicales. L’adhésion signifie plus une manière de renforcer le désir de rester à l’usine et d’assurer la permanence de l’emploi, que la conscience de la nécessité de la lutte dans un cadre organisé. D’autant plus que l’adhésion était, pour beaucoup d’entre eux, perçue comme un acte administratif obligatoire, au lieu d’être l’aboutissement d’un mûrissement de la conscience de classe.
Lorsque le mutant accepte la rationalité de l’entreprise, il l’accepte comme une fatalité. Mais lorsqu’il l’a refuse, il lui oppose sa propre rationalité. Certains mutants trouvent dommage que l’ECO leur refuse la reconnaissance des "métiers" qu’ils ont acquis dans les travaux publics, et d’autres acceptent plus facilement cette attitude de l’entreprise, mais ni les uns, ni les autres, ne revendiquent l’accès à des formations pour valoriser leur position dans l’entreprise.
Les travailleurs déplacés se positionnent autrement par rapport à "l’échelle" de l’ouvriérisation que nous avons établie.
II-2- L’ouvriérisation en cours d’achèvement
Le travailleur déplacé était déjà à l’origine un salarié dans l’agriculture, un ouvrier agricole. Son passage à l’industrie est l’expression d’une volonté d’amélioration de sa situation professionnelle. Le désir de promotion interne et d’amélioration de la situation dans l’entreprise entraînent, selon L. Brams et T.Di Tella, une meilleure intégration au sein de celle-ci. Ils ont confirmé ce résultat en se basant sur l’hypothèse dont A. Touraine s’est servi en étudiant la mentalité ouvrière chez des ouvriers Chiliens travaillant dans des entreprises selon qu’elles soient modernes ou traditionnelles.[20]
Le déplacé est conscient que sa survie est désormais liée au travail salarié. C’est le type de travailleur qui n’a que sa force de travail pour vivre. Cette position lui permet de dépasser l’étape "économiste". Il a tendance à percevoir la carrière industrielle comme une évolution et une promotion.
Le déplacé a accédé à des postes relativement qualifiés en comparaison des mutants.
Il exprime de fortes aspirations envers la promotion, bien que la nouvelle situation de travail à l’ENS ne lui ait pas toujours permis de les réaliser.
Son passage à l’industrie était accompagné, dès le départ, d’un projet de permanence dans le salariat à l’ENS, mais aussi d’une carrière ascendante. Ni le maintien du travail agricole, (l’habitude de travail agricole maintenue par une minorité est entrain de disparaître), ni la mise à son compte ne faisaient partie de leurs projets. La revendication de la formation est une priorité. Elle permet, selon les uns, de se promouvoir au sein de l’entreprise, et selon les autres, de maximiser leurs chances d’implantation dans l’industrie et dans la ville. Dans ce sens, le travailleur déplacé exprime une insatisfaction à l’égard de la nature de la formation qui lui a été transmise. L’adaptation au poste n’est pas considérée comme une véritable formation d’autant plus qu’à l’ENS, bien souvent, les qualifications ne sont pas adaptées aux postes de travail occupés par les travailleurs[21].
Cette attitude exprime une forme d’intériorisation par les travailleurs des normes de travail industriel. Ils critiquent l’organisation de leur entreprise à partir de cette même rationalité, et non à partir d’une autre forme de rationalité comme c’est le cas chez les mutants.
Le déplacé avant d’adhérer au syndicat, s’est informé sur celui-ci, sur son utilité, etc. les travailleurs de ce groupe ne désertent pas l’organisation syndicale. Leur implication syndicale prend la forme d’une norme de groupe pour les travailleurs d’un même atelier. Ils participent massivement aux activités de leur organisation tout ne lui reprochant ses imperfections. Ils évoluent dans ce sens par rapport au syndicat, car ils n’ont rien à perdre pour être plus actifs, selon une première hypothèse d’O.Benoit. Ils sont aussi actifs car ils ont tout laissé en échange du travail salarié à l’E.N.S. Selon une deuxième hypothèse d’O. Benoit, "…les syndicats les plus actifs seraient ceux qui ont le plus "investi" dans leur travail…"[22]. Les travailleurs ont tout abandonné pour s’investir dans le salariat industriel. Ces deux hypothèses sont confirmées par A.Tannenbaum, qui conclut que les syndiqués actifs sont plus intégrés dans l’entreprise et dans la société.[23]
Progressivement, le syndicat devient la voie royale par laquelle passent les revendications des travailleurs. La participation commence par une adhésion aux normes du groupe de travail afin d’éviter la marginalisation.
Les hésitations et les incompréhensions sont prises en charge à l’intérieur du même groupe de travail. Cette attitude est le début de l’apprentissage de la solidarité collective, car ce n’est là, ni une forme de solidarité occasionnelle, ni nue conduite ferme basée sur des principes idéologiques qui caractérisent l’élite ouvrière, telles que les décrit A.Touraine[24]. C’est, tout juste, l’apprentissage progressif de l’action ouvrière dans l’entreprise.
En effet, les travailleurs déplacés apparaissent jusqu’à ce niveau de la recherche, comme étant la classe ouvrière en Algérie. Ils ont abandonné l’agriculture pour le salariat industriel. Ils sont en plein apprentissage des normes de la classe ouvrière. Désormais, ils ont choisi le mode de vie de la cité tout en abandonnant progressivement les liens traditionnels avec leur milieu rural d’origine. Ils tentent de se conformer aux exigences de la vie de salarié en abandonnant la famille élargie au profit de l’autonomie individuelle. Leurs préoccupations se tournent de plus en plus vers la carrière professionnelle et leurs propres conditions de vie.
II-3- L’ouvriérisation élaborée
Les travailleurs immigrés se présentent comme un groupe qui "joue" sur deux registres, à savoir celui de la vie en France au sein de la classe ouvrière française, mais qui continue d’entretenir l’idée du retour au pays. Ils forment de cette manière, une fraction distincte dans la classe ouvrière en France, et une autre fraction possible de la classe ouvrière algérienne.
Le travailleur immigré a connu une ouvriérisation progressive au cours de sa trajectoire professionnelle dans le salariat. Au départ, l’attitude économiste a dominé dans les rapports au travail salarié. Cette attitude correspondait parfaitement à la première étape de l’immigration, qui consistait à remplir ce que nous avons appelé plus haut "le devoir économique " pour le compte de la famille. Nous notons ici, que la conduite du travailleur par rapport au travail est plus une conséquence des conditions de départ que des situations d’arrivée. Avec la transformation de la nature de l’immigration, le travailleur est devenu indépendant et a amoindri ses liens économiques avec sa famille. Il s’est alors installé d’une manière irréversible dans le salariat en France. A partir de là, l’immigré va changer sa stratégie et ses rapports au travail salarié.
La première étape se caractérise par un retrait de la vie de l’entreprise, dont l’intérêt principal est le salaire. Les syndicats savaient aussi que "quand l’ouvrier étranger arrive en France, et encore pendant une paire d’années, il possède une mentalité particulière. La misère le chasse de son pays d’origine…Alors il travaille 10, 12 et 14 heures par jour à n’importe quelles conditions "[25].
L’immigré changeait volontiers et régulièrement d’entreprise pour un meilleur salaire. Il ne se souciait ni de son ancienneté, ni de la nature de travail, et encore moins des conditions de celui-ci. Pratiquement, son ignorance de ce qu’on appelle la culture ouvrière et de toute tradition de travail industriel, faisant de lui un travailleur acharné à la tâche, sans respect des cadences ou des rythmes de travail suivis par le reste de ses camarades. Cette attitude n’est que le reflet de son origine paysanne, car elle est traditionnellement appréciée dans le travail agricole dans le village. Ses camarades ouvriers le prenaient, non sans raison, pour un casseur de rythme ; lui, il les prenait pour des fainéants. Ils ne parlaient pas le même "langage ", et n’avaient pas les mêmes "valeurs".
A cette période, l’immigré était encore un ouvrier "navetier", dans le sens où il pensait encore que son séjour en France n’était que passager. Ses retours fréquents au village correspondaient aux grands travaux agricoles auxquels il participait après avoir amassé un petit pécule.
L’immigré commence à "penser à s’occuper de ses projets –comme ils l’expriment eux-mêmes-, une fois les liens économiques avec la communauté familiale distendus. Ceci a lieu souvent, à l suite du mariage du travailleur immigré, ou du rapatriement de sa propre famille vers la France, ou encore lorsqu’il s’aperçoit que son immigration va durer plus longtemps que prévu.
Cette nouvelle étape est marquée par l’émergence des projets professionnels et de vie à caractère individuel.
D’autres recherches ont prouvé qu’"…il pourrait également être vrai que l’immigré qui arrive en France avec l’intention de s’y fixer prendra un plus grand intérêt à son travail et sera ainsi plus à même d’être bien considéré par ses employés"[26].
La carrière professionnelle devient une de ses préoccupations de base. Il va porter un intérêt particulier à la formation pour se qualifier dans le travail salarié industriel. Il songe aujourd’hui à la promotion dans l’entreprise. Il n’ignore plus que le moyen le plus approprié pour cela n’est pas la mobilité horizontale inter entreprises, mais davantage la qualification du travail par l’apprentissage et la formation. Bien que chez certains travailleurs immigrés le projet de qualification en dehors de la classe ouvrière soit présent,- souvent pour valoriser le retour-, celui-ci est ne réalité de plus en plus lointain et ne cesse de reculer, comme nous le verrons plus loin.
La majorité reste consciente de la nécessité d’améliorer les conditions de travail en entreprise sachant bien que ce destin d’ouvrier se prolongera jusqu’à la retraite. Les immigrés désirent le changement et ils y sont favorables. Bien que "la réalité contraint plus souvent que ne le voudraient la plupart des personnes", comme le dit M.Coornaert[27], les immigrés s’ouvrent des portent qui leur sont restées fermées pendant longtemps. Ils sont les travailleurs les plus qualifiés lorsqu’on les compare aux deux autres groupes.
Nous n’ignorons pas que le syndicat en France diffère du syndicat en Algérie. Nous n’ignorons pas non plus que le rapport des travailleurs immigrés algériens avec le mouvement syndical en France sont imprégnés par l’histoire particulière de la présence des algériens en France et des positions des différents syndicats par rapport à ce qu’on appelait la "question algérienne" – (la guerre d’indépendance)-. Les efforts consentis par certaines structures syndicales- surtout la C.G.T – pour mieux intégrer les immigrés au sein de la classe ouvrière française, ont eu un effet sur le comportement positif des immigrés vis-à-vis du syndicat. Mais devant l’ampleur des difficultés économiques et de la crise, le travail des syndicats en direction des travailleurs immigrés devient moins facile.
C’est dans ce contexte que nous traitons la position des immigrés par rapport au syndicat.
Le travailleur immigré se distingue par une forte adhésion aux syndicats, il participe de plus en plus activement aux actions de celui-ci. La revendication individuelle, quand elle a lieu, passe par le contact avec le délégué syndical.
L’immigré a intériorisé le fait que l’amélioration des conditions de travail passe par la revendication et la solidarité collective entre les travailleurs.
L’immigration a ainsi fourni des leaders syndicaux, bien que les conditions de cette émergence aient été et restent difficiles. M.Tripier conclut que "le délégué étranger devra faire ses preuves, non seulement auprès de ses compatriotes, mais aussi et surtout auprès des ouvriers français pour gagner leur estime et être leur délégué."[28]
L’engagement des sections syndicales pour la promotion de délégués étrangers ne s’est pas produit sans heurts.
- Tripier rapporte à ce propos le témoignage révélateur d’un ouvrier français de la métallurgie en région parisienne dans les années soixante dix :
"Qu’on les défendent c’est bien, mais qu’ils nous défendent eux, ces arabes sans qualification, interchangeables, devant le patron ? c’est impensable." [29]
Sur le plan institutionnel, jusqu’aux années soixante dix, "…les immigrés sont très peu éligibles, compte tenu de la législation de l’époque. Celle-ci exigeait deux ans de résidence en France et des conditions de réciprocité avec le pays d’origine" [30]. L’auteur souligne que jusqu’à nos jours, les droits syndicaux des immigrés ne sont pas totalement appliqués.
III- Les travailleurs dans la société
III-1- Le mutant, un ouvrier-paysan
Les restes de la ruralité et de la paysannité chez l’ouvrier mutant ont des manifestations dans la vie sociale, hors de la vie de travail. Mais c’est essentiellement la nécessité économique qui soutient cette ambiguïté/ dualité sociale.
Le maintien de l’activité agricole est le premier témoin de cet état. La sociabilité du travailleur mutant est empreinte des relations sociales, tant paysannes qu’ouvrières. Il n’y a pas chez le mutant une rupture franche entre la vie paysanne et la vie ouvrière. Il n’y a pas cette dynamique des attitudes dont parlent H.Mendras et J.D.Reynaud, et qui sont "…une nécessité dans une société en changement rapide, pour que les individus s’adaptent à ce changement, pour qu’ils fassent en quelque sorte la conciliation entre leurs attitudes profondes et les changements de la société… "[31]. La continuité de la vie au village et l’absence d’aspirations à la vie dans la cité fournissent un autre indicateur de la résistance au changement, étant donné qu’au sein du village se perpétuent les valeurs de la paysannerie.
Cependant, l’ouvrier mutant est de plus en plus enclin à vivre indépendamment de la famille élargie. Il faut voir là une attitude de "suivisme" introduite davantage par les immigrés qu’un choix motivé provenant des mutants eux-mêmes, ou un début de modernisation globale de la société algérienne qu’empêchent les difficultés de logement.
Il est vrai aussi que la proximité de la ville a facilité la décohabitation. Pour les paysans de la région, "faire comme les gens de la ville est parfois un signe de progrès".
Le mutant n’hésite pas à vous dire que le choix de son passage à l’usine est indépendant de sa volonté, et beaucoup d’entre eux sont prêts à quitter l’usine pour travailler sur une terre irriguée qui rapporte beaucoup plus.
Il découvre progressivement la société de consommation. Par exemple, les équipements domestiques, les exigences des enfants scolarisés, lui paraissent, comme des comportements de luxe, souvent rejetés, auxquels il oppose son ancien mode de vie qui se résume par la satisfaction des besoins minimums vitaux.
Le mutant, à nos yeux, ne condamne pas délibérément le progrès, mais exprime son désarroi face aux difficultés qu’il rencontre pour satisfaire ces nouveaux besoins.
Le refus catégorique du travail de la femme est l’une des attitudes qui changent le moins vite chez les mutants. La femme est reléguée à son rôle de mère et son activité est réduite çà son foyer. La meilleure réussite pour une femme reste un mariage honorable.
Pour conclure cette description, nous résumons la situation du travailleur mutant par la phrase suivante : le mutant est un ouvrier paysan-villageois.
III-2- Le déplacé, un ouvrier-citadin en formation
Le déplacé a choisi de vivre en ville. Il a choisi de vivre hors de la famille élargie. Pour cela, il s’est employé à l’ENS. Cette volonté de changement s’est traduite par des transformations notables dans la réalité de la vie quotidienne.
Il est aujourd’hui, un ouvrier industriel qui a coupé tout lien avec l’agriculture et le village.
Bien que le problème des mauvaises conditions de logement persiste, le travailleur déplacé tire une certaine satisfaction à pouvoir se réaliser en tant qu’individu avec sa propre famille. Il accède progressivement à la modernisation du foyer, et adhère volontairement au mode de vie dominant dans la cité.
Ce qui montre encore cette volonté de s’enraciner dans la cité, est le refus catégorique de la ruralité, synonyme de précarité.
Mais certaines valeurs dominantes dans la société traditionnelle persistent encore. L’ouvrier déplacé s’apparente à l’ouvrier brésilien venant de l’intérieur du pays, vers les grands centres industriels, étudié par A. Touraine. Il a constaté : « …que cette classe ouvrière en formation s’achemine vers des attitudes et des formes d’action semblables à celles que la classe ouvrière européenne a manifesté à la fin du XIXème siècle et que cette évolution est seulement retardée par l’attachement à des formes de vie et de pensée caractéristiques du milieu pré-industriel dont ils proviennent ».[32]
Le déplacé continue de refuser le travail de la femme. Il pose des garde-fous pour l’accepter. Le travail des femmes peut être toléré dans certains secteurs seulement, car ils bénéficient de « circonstances atténuantes » élaborées au nom de la tradition. L’enseignement lui, reste ouvert car à leurs yeux, il s’inscrit dans le rôle d’éducation des enfants. Les professions de santé sont aussi admises, car une femme malade peut se faire soigner par…une autre femme.
L’emploi de la femme en usine est toléré s’il reste dans l’administration car les femmes sont considérées comme faibles pour supporter les durs travaux des ateliers de production. Elle peut néanmoins travailler dans les ateliers de production « lorsqu’elle est d’un certain âge », veuve et sans autre soutien. La femme doit garder sa pudeur en évitant de « se mélanger, le plus souvent qu’elle le peut, avec les hommes ». C’est à partir de cette limite que les jugements sur le travail des femmes sont élaborés.
La sociabilité s’effectue généralement entre ouvriers, et l’agriculture n’est qu’un thème de discussion parmi d’autres. La scolarité des enfants devient une préoccupation importante pour le « déplacé » qui sait par expérience que leur réussite reste problématique à cause de sa propre position sociale.
Le déplacé est néanmoins en pleine évolution, il devient de plus en plus proche de l’ouvrier d’origine urbaine. Mais il résiste au conformisme dominant dans la cité. Il « intègre » les valeurs de la classe ouvrière d’une manière sélective à partir de sa propre trajectoire migratoire et de sa nouvelle position sociale.
III-3- L’immigré, une fraction de la classe ouvrière
Le travailleur immigré a changé depuis son intégration dans l’industrie en France. La coupure avec le monde paysan est nette. Le passé n’est plus que nostalgie.
Il vit en France dans la condition ouvrière. Il vit seul ou en famille, indépendant de la famille traditionnelle. Mais nous avons noté chez lui une obsession : l’idée du retour, que A. Sayad qualifie de « fiction d’un retour qu’on sait impossible… »[33].
L’immigré réside dans l’habitat ouvrier, dans les concentrations ouvrières. Il est de plus en plus enclin à s’enraciner dans la condition ouvrière. Ses préoccupations restent le travail et sa propre famille en plus des vacances, souvent au pays, lorsque les moyens le permettent. Son adaptation au réseau social, juridique et administratif, bien que progressive, lui permet d’occuper chaque jour un peu plus la place que lui confère sa situation d’ouvrier immigré. Le projet de retour au pays s’éloigne de plus en plus au profit de l’installation dans l’immigration.
« J’ai construit une maison là-bas comme tout le monde pour rentrer chez moi lors de mes vacances » (Maçon, OQI, en famille).
Ce comportement paraît inscrire l’immigré dans un « projet de société » et de vie au sein de la classe ouvrière en France, dans la mesure où le projet est sans cesse remodelé : « Au départ, avant de venir, j’avais l’intention de ne rester que quelques années, ramasser un peu d’argent et rentrer. Mais le temps passe et on voit qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut faire en ne restant que peu de temps,… A la fin, on pense ramener les enfants, et on s’installe jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il ne reste que quelques années à la retraite. Les enfants grandissent ici, vont à l’école…etc, alors on reste. » (Manutentionnaire Roissy- En famille en France).
L’ouvrier immigré appartient à un sous-groupe, à une fraction de la classe ouvrière française. Il se bat dans la société, contre ceux qui le dominent, pour les problèmes généraux posés à ceux de sa classe dans la société française, (chômage, logement, etc.), et contre les injustices qui le touchent particulièrement en tant qu’immigré, (racisme et toutes sortes de discriminations).
Il vit l’exclusion qui le frappe, et avec lui, ses enfants. Le travailleur immigré lutte au quotidien pour améliorer sa condition. Il refuse l’assistanat et investit progressivement le milieu associatif de son environnement (surtout les femmes et les enfants), les hommes investissement les comités de locataires et de résidents, certains cercles de loisirs, mais davantage les syndicats et les mosquées. Les relations de l’immigré ne sont pas étrangères à sa condition sociale. Il porte des appréciations souvent positives sur son immigration en regardant son passé, mais ne sa détourne pas de son vécu et de son avenir qu’il sait en France et qu’il veut améliorer. Les enfants sont « le clou » qui rend encore plus confus ses rapports au retour. Dans l’intimité, il dévoile parfois combien il est atteint dans sa dignité et dans son amour propre lorsqu’il découvre qu’il lutte à contre courant. Il est tiraillé entre une implantation irréversible en France et une sorte d’épuisement de ses forces, lui, qui n’est venu que pour travailler et retourner un jour au village, chez lui, etc.
Il voit ses œuvres partout en France, dans la rue, à la télévision. Sa mémoire est liée au travail. Ses histoires aussi. Mais il vit un sentiment de frustration d’être, désormais « coincé »en France.
Il se rend à l’évidence, de plus en plus, qu’il est, ici en France, chez lui sans l’être vraiment, par son histoire d’ouvrier, de mineur dans le Nord ou dans l’Est, de terrassier dans le métro, de métallurgiste, d’O.S. dans l’industrie automobile, d’accidenté de travail, d’invalide de guerre, de père d’enfants français, de grand père de petits enfants eux-mêmes… français.
Il est en même temps le retraité qui entretient la mémoire familiale et sa propre mémoire par des allers-retours réguliers entre le pays, le village et la France. Il veut être le trait d’union entre ses propres ancêtres, son passé et sa descendance.
Il se découvre une passion, le récit nostalgique du passé. Il rappelle souvent que son histoire et sa vie se partagent entre un passé de paysan plein de douleurs, et son vécu d’ouvrier immigré avec toutes les souffrances que cela induit.
Enfin, il découvre sa « dérision » en observant les changements survenus chez ses pairs, ouvriers en Algérie, et ceux intervenus dans la communauté villageoise même, où les rapports marchands dominent désormais. Les valeurs traditionnelles y sont devenues progressivement caduques, avec l’introduction du salariat. Le travailleur immigré se résout à dire que « même là-bas, c’est devenu comme ici, les gens ne parlent que d’argent, et je vis ici ou là-bas, c’est pareil, et comme j’y suis, mes enfants le sont aussi, ma vie est ici…, je reste ».
Des liens éclatés : une nouvelle recomposition sociale
Le discours de l’immigré sur lui-même est relayé par le discours de l’ouvrier resté en Algérie (mutant et déplacé) sur l’immigré.
Le travailleur immigré, la famille immigrée, cessent de plus en plus d’être perçus comme des résidents permanents en Algérie. Ils ne sont que de perpétuels vacanciers « qui restent néanmoins des Algériens comme nous », dit-on.
Ils sont tantôt « les perturbateurs » des normes locales (de certaines coutumes ou traditions). Les enfants, filles ou garçons sont « perdus ». Certains de leurs comportements anticonformistes leur vaut ce qualificatif. Ils ne sont ni arabes, ni « Gaouri »[34]. Comme pour les enfants, le comportement de la femme immigrée (habillée à l’occidentale ou paraissant non voilée), suscite des réactions. Elle est soit « excusée » car elle n’est que de passage, ou plutôt, c’est la faute à son mari à qui elle fait « perdre la face ».
En plus de cette perturbation sociale, l’immigré est aussi un perturbateur économique.
L’été, dans les régions de forte immigration, l’arrivée des immigrés s’accompagne du renchérissement du coût de la vie. Les salariés résidant au pays observent que les prix qui flambent en cette saison ont un rapport avec l’arrivée massive des immigrés. Il arrive souvent de les entendre dire aux marchands « qu’ils ne sont pas tous des immigrés ! » Le taux de change favorable aux familles immigrées les amène à avouer que les prix sont abordables pour elles, bien qu’elles soient conscientes de la dégradation du pouvoir d’achat de la population locale.
Il n’est pas rare non plus de rencontrer sur la place du marché « l’ouvrier mutant » devant son étalage de marchandise. Cette situation ouvre une sorte de « débat » entre les trois groupes de travailleurs.
Le sentiment des travailleurs « déplacés » sont partagés sur cette question.
Les uns condamnent le « mutant » car « s’il a de quoi vivre en dehors de l’usine il doit laisser sa place à un chômeur ». D’autres plus compréhensifs, avouent même « qu’il a bien de la chance d’avoir quelque chose à côté qui lui permet d’arrondir ses fins de mois et de mieux résister à la cherté de la vie ».
L’immigré quant à lui, ne formule aucune objection. L’expression de son sentiment à l’égard de cette question est empreinte de son pragmatisme et de l’esprit du calculateur économique que la vie en France a forgé chez lui. Voir le « mutant » faire autre chose en plus du travail salarié en période difficile ne le gêne pas. L’essentiel est de gagner un peu plus d’argent, de réaliser peut-être un projet quelconque.
Le « mutant » justifie la double activité qu’il pratique par son bas salaire. Il répond à l’immigré qu’il n’a pas ses devises à faire échanger pour s’abstenir de toujours travailler pour mieux vivre. Il sait que le « déplacé » n’a sa chance, et de ce fait il comprend son attitude dénonciatrice.
Les liens qui apparaissent entre tous ces hommes sont complexes.
Ce sont des liens qui caractérisent une société en éclatement[35]. Ils apparaissent tantôt sous la forme de liens de solidarité de classe, et tantôt de rupture de la solidarité. Ce sont là, les aspects d’une société en crise profonde où la position de classe est perturbée par des questions d’apparence identitaire. L’éclatement ou la recomposition s’opère sur un fond conflictuel entre des formes de solidarités collectives (solidarité de classe ou solidarité communautaire) et l’individualisme.
L’auteur rapporte que l’Algérie est secouée par ses forces internes qui sont à l’origine du changement.
Notes
[1] Girod, R. : Mobilité sociale. Faits établis et problèmes ouverts. – Genève, Librairie Droz, 1971.- p.69.
[2] Bourdieu, P. : Esquisse d’une théorie de la pratique. –Librairie Droz, 1972.- p.90.
[3] Bourdieu, P. : Op.cité, 1972.-p.189
[4] Friedmann, G. : Sociologie du travail et ethnologie.- Revue de sociologie du travail, N°2, 3ème année, Seuil, Avril-juin 1961,.-p.p.105-112,p.106.
[5] Voir : Sayad, A. : Les trois âges de l’immigration algérienne en France.- In actes de la recherche en sciences sociales, N°15, Ed. de minuit, juin 1977
[6] Zehraoui, A. : Les travailleurs Algériens en France- Etude sociologique de quelques aspects de la vie familiale. –Paris, Maspéro, 1971.- p.81.
[7] Fourastie , J. : Le grand espoir du XIXème siècle.- Collection idées, Gallimard, 1980, Paris, 1963.- p.142.
[8] Barbichon, J. : De la dépendance à la décision, thèse de 3ème cycle (Sous la direction d’A. Touraine).- E.H.E.S.S, Oct. 1980, Paris, 334 p.-p.14.
[9] Barbichon.J. :Op.cité.- 1980.-p.78.
[10] Barbichon.J. :idem.- 1980.-p.72.
[11] Phénomène migratoire et politiques associées dans le contexte africain (Sous la direction de Gaude,J.).-B.I.T., Genève 1982.- voir p.47.
[12] Levesque, A. : Le problème psychologique des migrations rurales en Ille-Et-Vilaine.- Association Nationale des Migrations Rurales, Paris, 1958.-voir p.20
[13] Voir à ce propos Loux, Françoise : Le passé dans l’avenir, conduites économiques ouvrières en milieu rural.-Mémoire d’Anthropologie Française.- Paris, C.N.R.S, 1974.
[14] Voir à ce propos les travaux de Moscovici, s. : d’A.Touraine, J. Curie et Eizner, I.,
[15] Meillassoux, C. : Femmes, greniers & capitaux.- Paris, Maspero, 1975.-p.200
[16] Girod, R. : Op.cité.-1971.-p.140.
[17] Loux, F. : Le passé dans l’avenir, conduite économiques ouvrières en milieu rural, Mémoire d’Anthropologie Française.- Paris, C.N.R.S, 1974.- 1974.-p.p. 134-135.
[18] Voir : Durand, C. : Moblité sociale et conscience de classe.- In Darras et collec : Le partage des bénéfices, expansion et inégalités en France.- Paris, Ed. de Minuit, 1966.- p.p. 274-293.
[19] Touraine, A. : Industrialisation et conscience ouvrière, Revue de sociologie du travail, N° spécial 4/61.- Paris, Seuil.-p.p. 77-95.
[20] Brams, Lucien et Di Tella, Torquato : Deux types de mentalité ouvrière. Un exemple : le désir de mobilité, Revue de sociologie du travail, N° spécial 4 : 61.- Paris, Seuil.- p.p.3-17.
[21] Voir : Semmoud, B. : Op.cité.- 1977.
[22] Benoit, O : Statut dans l’entreprise et attitudes syndicales.- Revue de sociologie du travail, N°3, Juil.-Sept., 4ème Année, 1962.-p.p.230-242.
[23] Tannenbaum, A. : La particpation aux activités syndicales.- Revue de sociologie du travail, N°2, II, 1960.-p.p. 141-150.
[24] Idem, Touraine, A. : Revue de sociologie du Travail, N° 4/1961, p 82.-p.p. 77-95.
[25] Cf. : Congrès de l’U.D.C.G.T des Ardennes, 30-31 mars 1963, compte rendu dans L.P., N°676 (26-30 avril).- In Gani, L. : Syndicats et travailleurs immigrés.- Paris, Ed. sociales, 1972.-p.134.
[26] -Lakehal,.A. : Une fraction dominée du prolétariat. Les travailleurs immigrés algériens à Strasbourg : conditions de vie, conditions de travail, racisme, Thèse de doctorat de 3ème cycle en sociologie, sous dir. de C.De Montlibert, Université des sciences sociales de Strasbourg II, 1982-1983.-p.45.
[27] -Coornaert, M. et collec : Etudes sur la mobilité.- Institu de sociologie urbaine, Rapport effectué à la demande de la délégation générale du dsitrict de Paris, 1965.-p.6.
[28] -Op.cité : Tripier,.M..-1977.-p.188.
[29] - Idem : Tripier, M.- 1977.- p.188.
[30] - Op.cité : Tripier,. M.- 1987.- p. 409.
[31] Mendras, H et raynaud, .D. : Eléments de sociologie générale.- Paris, Institut d’Etudes politiques, Fascicule I, 1964-1965.-p.91.
[32] Idem : Touraine, A.
[33] Sayad, A : L’immigration ou les paradoxes de l’altérité.- Bruxelles, De Boeck, 1991.- p. 19.
[34] Termes désignant à la fois l’origine nationale et culturelle (ici Française), ainsi que l’appartenance religieuse chrétienne.
[35] Voir Redjala, R. : L’opposition en Algérie depuis 1962.- Alger, Ed. Rahma, 1991.