L’exhérédation des femmes en Kabylie : le fait de l’histoire et de la géographie

Insaniyat N° 13 | 2001 | Recherches urbaines | p.187-201 | Texte intégral 


Oulhadj NAIT DJOUDI : Docteur en Géographie, enseignant à l'Université de Tizi-Ouzou, 15 000, Tizi-Ouzou, Algérie


On dit traditionnellement à propos du droit d'un peuple, qu'il est le «miroir de sa conscience». Qu'en est-il des conditions de sa production? Il faut en premier lieu qu'il soit l'émanation d'une volonté populaire. 

- Que ce peuple puisse disposer de la latitude de le changer lorsque change cette volonté en est un autre, des impératifs. Cette manière de faire nous renseigne on ne peut mieux sur le potentiel civilisationnel d'un peuple, le fait politique de polis (ville en grec) ou l'art de gérer la cité. Or, quel autre segment, quel autre vecteur que ces recueils de Kanouns ou droit coutumier peuvent  mieux nous renseigner sur la mentalité de cette société, ses penchants, ses aspirations, son caractère, sa lucidité, son intelligence ?

Les communautés, toutes les communautés montagnardes du pourtour méditerranéen disposent indéniablement d'un fond patrimonial-commun qui puise ses racines dans les rapports qui régissent les vieilles sociétés agraires depuis la nuit des temps, la protohistoire, voire le néolithique même-, pratiques religieuses primitives, rituels funéraires et autres faits culturels dominants.

Le déterminisme géographique a cependant plus que dans d'autres régions marqué durablement les populations Kabyles, non seulement par la manière dont elles s'approprient l'espace, dont les groupes humains organisent leurs activités dans différents terroirs, les niveaux d'altitudes, pays bocager par excellence où la «coltura promuscua» règne en maîtresse. Mais également par une organisation sociale fortement au niveau  élément  communautaire.

Il constitue un élément remarquable en soi. Certes, il est le fait de beaucoup de sociétés paysannes méditerranéennes. Ici, son expression prend une valeur significative, une dimension inégalée. Fait unique et invraisemblable, ces cités-Etats témoins insulaires nous donnent encore matière à réflexion et libres propos dans une dimension spatio-temporelle autre, des Pagi du radical pagus de pag, pax accord (pascisci faire une Convention), l'équivalent du Toufik Kabyle (du terme arabe mouafaka) et vici (pâtés de maisons, hameau) étaient exactement ce que les Kabyles désignent par tidder (pluriel de taddert) du radical ddr (vivre) autant de notions qui rappellent l'antiquité romaine. Autre fait remarquable, l'élaboration de dispositions de lois, recueil exhaustif d'articles, connus sous le nom des Kanouns Kabyles, chaque village important ou tribu dispose du sien propre. Véritable code procédurial civil et pénal qui permet à l'assemblée villageoise (tajemâat) de délibérer, légiférer et de faire exécuter décisions et sanctions avec force de loi en toute souveraineté.  Il est vrai que l'assemblée démocratique peut le temps d'un débat revêtir un caractère aristocratique et par voie de conséquence, rendre un jugement d'une impartialité douteuse, mais d'une iniquité certaine, jamais!

Un relief cloisonné : une société segmentaire

Structure géologique (stratigraphie et lithographie), disposition orographique (altitude et dénivellations), couvert végétal, agents climatiques et occupation humaine conditionnent en règle générale la stabilité ou l'instabilité d'un milieu. Dans le cas précis de la Kabylie, toutes les conditions pour une rupture de 1’équilibre existent, un substratum géologique où prédominent les plissements schisteux, marneux et argilo-marneux, un couvert végétal fortement dégradé (mettant à nu des coteaux accidentés particulièrement sensibles), un régime pluviométrique tantôt défavorable, ajoutez à cela les défrichements perpétrés par 1’homme à la recherche continuelle d'espaces agricoles, autre forme d'érosion anthropique.

Conséquemment, la nature a façonné un enchevêtrement de paysages informels, de massifs majestueux bien individualisés, des cimes de montagnes s'élevant démesurément au firmament (2308 m pour Lalla Khadidja), des pitons dénudés, écrasés par les incandescences du soleil de 1’été, martelés par les eaux pluviales, fouettés par le vent, bref marqués  par les épreuves du temps. Il s'agit là d'un relief fortement plissé où alternent dans une régularité mal affirmée d'anticlinoriums et synclinoriums où l'ordre et l'ordonnancement font gravement défaut.

On y remarque une foultitude de points suspendus que séparent des gorges profondes et des dénivellations très marquées dont les courants ascendants et descendants font le bonheur des rapaces diurnes, maîtres des céans. Ces points, ce sont des villages, ils se comptent en milliers, 1312 pour la seule wilaya de Tizi-ouzou. Quelque forme qu'ils prennent, quelque mimétisme qu'ils adoptent ; qu'ils suivent, indolents les étirements de lignes de crêtes principales ou secondaires ou que les habitations s'agencent suivant les dénivelés ou abrupts de relief, rayonnant de part et d’autre du sommet, ces villages se présentent souvent sous une forme conique, circulaire, les habitations (au toit de tuiles rouges) épousant harmonieusement les configurations du relief, formant contraste avec le cadre verdoyant de la nature.

Un milieu rude, un relief cloisonné a pour le moins contribué à forger un esprit par trop individualiste, comme si au cloisonnement des éléments géographiques s'est superposé avec obstination celui des membres, des groupes qui composent la société. «Ainsi naît la cité chez nos africains sédentaires, quelque nom qu'elle porte, taddart chez les Kabyles, thaquelet dans l'Aourâs, Arch chez les Beni-M'zab, Tireremt au Maroc ; elle n'est composée que d'individus, elle ne connaît que des individus, elle ne protège et ne punira que des individus» nous dit E. Masqueray.

L'organisation éclatée de la société le suggère d'autre part :

 - Axxam (littéralement la maison) : niveau primaire qui regroupe la cellule familiale (conjugale) mais plus souvent élargie aux grands parents et arrières grands parents.

- Adrum ou Kharouba : assimilé par certains à la «gens romana» mais sans l'idée de clientèle et aussi de communauté religieuse qui lui est traditionnellement rattachée. La Kharouba revêt indéniablement un certain caractère familial, identité de nom patronymique ou ancêtre commun.

- l'addert (le village) : il constitue incontestablement l'unité politique et administrative fondamentale de la société. La cité, réunion de plusieurs Kharoubas avait sa propre autorité, l'assemblée générale des citoyens, appelée tajemâat (djemâa) à laquelle était attribuée tous les pouvoirs politiques administratifs, judiciaires et exécutifs.

- l'Aârch (la tribu) : il marque le premier niveau de fédération (alliance) entre plusieurs villages, cités. L'Akeh est avant tout une formation politique,  une organisation de résistance contre l'extérieur.

- Taqbilt (la confédération) : niveau supérieur et ultime de fédération, il constitue véritablement l'ébauche, piètre ébauche il faut le dire d'une nation. Réunion de plusieurs tribus à l'origine, seule l'imminence du danger et les chocs extérieurs répétés ont en définitive «cristallisé » les forces de ces cités disparates. «C'est la guerre seule et l'ennemi marchant vers la montagne qui ont fait la qébila». Une confédération accidentelle qui se disloquait aussi rapidement qu’elle s'était formée avec la fin des hostilités ou une fois les menaces du danger dissipées.

Cette action séparatiste exercée durablement à l'endroit des groupes humains par la nature est tellement présente et puissante qu'elle peut générer et maintenir des guerres perpétuelles, voire éternelles entre les descendants d'un même aïeul.

L'exhérédation de la femme : histoire d'une délibération

Les rares plumes qui en définitive ont consacré quelques écrits à la question se perdent en conjectures. Il en est ainsi du site qui abrita les débats de la vénérable assemblée : l’Arbâa (tribu des At iraten) Djemâa Saharidj (tribu des At frawsen), Ouacif (confédération des At betroun), Fliki (chez les Iâazouguen).

Il est en réalité difficile d’admettre les membres d’une tribu (Aarch)   ou d’une confédération (québila), s’associer spontanément à une assemblée, adopter sine die ses décisions alors que l’initiative reviendrait à une tribu ou une confédération qui n’est pas la leur, dont le théâtre des débats ne relevait pas de leur image propre. Comment, en effet, admettre que plusieurs centaines de personnes parmi les plus marquantes pour exemple des At betroun aient décidé d’un commun accord de traverser en masse les territoires des At iraten (leurs voisins géographiques) pour aller chez les At frawsen prendre une décision qui ne concerne en fait que leur tribu et inversement.

Or, nous savons que si occasionnellement par le fait du hasard ou de contingences de l’histoire, le bras armé séculier d'une tribu redoutable, aguerrie par l’habitude du combat peut momentanément exercer une suprématie naturelle sur toutes les tribus riveraines incertaines et les entraîner dans l’effort de guerre ; elle ne peut maintenir en l'état les tribus ou cités vassales que le temps que dure sa propre cohésion. Il faut donc    se garder d’en tirer des conclusions hâtives, il ne saurait y avoir là de sujétion définitive ou même d'une clientèle potentiellement durable.

Les populations dont l’état social où l’esprit d'indépendance et égalitaire ne peut en aucune manière concevoir qu'une qébila (confédération) commande régulièrement à des tribus, des cités aussi faibles soient-elles. Des éléments corroborent cet état de fait. «La famille née de la guerre, constituée par la nécessité de vivre au niveau de luttes qui déchirent les peuples privés de gouvernement, composée tantôt de descendants d’un ancêtre, intimement unis par le danger...» par le sang aussi, puisque la cité est formée selon le cas par la réunion de trois à cinq Kharoubas. D'autre part, parmi les causes, quoique secondaires qui contribuent à la formation des cités Kabyles, le lieu géographique, la proximité, une image commune contribue au resserrement, même si au demeurant cela ne donne pas forcément lieu à de grandes marques d'amitiés entre des familles non alliées préalablement.

Ainsi, si la «démultiplication» des lieux habités est une donnée récurrente qui colle insidieusement aux montagnes de Kabylie, le choix de la localisation des «fragments de cité», de nouvelles unités, entités villageoises tiendrait en fait compte de la position du «village-mère» la «terra patra» siège des mânes dans 1’antiquité romaine. Le «village-mère» avec lequel le fondateur (pour des raisons diverses) chercherait le maintien en toute circonstance d'une liaison sensorielle quasi permanente, communication (pédestre, audiovisuelle, voire acoustique...) du moins autant que peut le permettre la situation directe et diligente, d’où le choix de site proéminent. Cette dernière donnée bat en brèche l’opinion établie du mythe éculé du site-refuge.

Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il y eut certainement plusieurs délibérations en des lieux différents. Le site et le finage qui expriment la territorialité, déterminent alors le nom de la confédération et des tribus délibérantes.

Il en est ainsi de la délibération de 1749 (1162) qui eut lieu au marché des Béni ouacif qui se tient le samedi. Il est dit : « les marabouts des Béni betroun s’ y réunirent avec les personnes irréprochables de leurs villages    et l'imam de la mosquée de Tahmamt... ». Cette confédération regroupe quatre tribus : les Béni yenni, Béni ouacif, Béni bouaggache,  Béni boudrar. L’assemblée générale prononça  donc à l’unanimité des voix :

1- L’exhérédation de la femme ;

2- L’extinction du droit de retrait sur les biens immobiliers ;

3- L’extinction du droit de préemption pour les filles, les sœurs et les orphelins ;

4- La déchéance du droit au don nuptial pour la femme répudiée ou veuve.

«Cette décision applicable aux Béni betroun et à leurs alliés, est prise d'un commun accord. Vouloir remettre en vigueur les anciennes dispositions serait inique et l’iniquité est chose réprouvée. Car 1'autorité de la coutume et de l'usage est inviolable et sacrée comme une autorité souveraine… » ajoute le texte.

Une autre délibération réunit vraisemblablement la même année ou année avant, 1748, les tribus qui composent la confédération des Ait-iraten (toutes ? Nous en doutons). Ainsi la confédération des Ait-iraten proclama solennellement l'abolition des droits d'héritage de la femme dans une assemblée générale des tribus qui eut lieu près du village d'Aguemmoun, au lieu ordinaire de ces réunions, désigné Thizra ouguemmoun (les petits rochers du monticule). Il est précisé plus loin qu'en mémoire de cet événement, il fut dressé à cet endroit un tumulus qui comportait autant de pierres qu'il y avait de tribus dans la confédération.

Des écrits affirment que s’il était établi que dans certaines régions (de Kabylie) dans la première moitié du XVIIIème siècle, on appliquait plus ou moins le droit musulman en la matière, la naissance et le maintien d'oppositions violentes contraignirent certaines tribus à organiser des délibérations formelles en vue d’abord les droits successoraux des femmes en 1748. La pierre salique de Djemâa Saharidj, dalle de grès où était représentée en relief l'effigie d'une femme, commémorait ainsi la décision prise par la Djemâa. Cette pierre s'y trouvait encore semble-t-il dans la placette, du village à l'ombre d'un frêne tutélaire, centenaire, jusqu'au milieu du XXème siècle, comme le montre la photo illustrant l'ouvrage d’Augustin Bernard (Au cœur du pays Kabyle) publié en 1932. La réunion regroupait probablement les tribus des At frawsen, At khellili, At bouchaïb ; dans ce cas de figure, la territorialité les désignant comme alliées naturelles, elles l'étaient de fait.

Il faut signaler d'ailleurs que la loi salique appliquée selon le cas depuis 1748 ou 1768 n'est pas une règle immuable ; c'est ainsi qu'en 1818 la peste ayant fait des ravages en Kabylie, la Djemâa d'Ait lahcene (tribu des Beni yenni) décida de revenir aux « errements du passé ». La dévolution des droits successoraux est une nouvelle fois accordée à la femme. A 1'unanimité, il fut décidé: « quand un homme meurt sans postérité mâle, mais laisse soit des filles, soit des sœurs, une mère ou une veuve, à condition que celle-ci reste au domicile conjugal, le tiers de la succession du défunt leur est attribué...». 

Le tiers ainsi convenu sera accordé aux femmes au cas seulement où le De Cujus n'aura pas expressément déterminé une part quelconque à leur réserver sur ses biens.

Les femmes administreront leurs biens qui leur proviennent... Toute vente par un héritier mâle des biens attribués aux femmes est considérée comme nulle et non avenue.

Approche historique et sociologique

La période Ottomane a vu la mise en place dans le massif Zouaoua d'ébauches d'institutions pré-étatiques assez souples pour coordonner sans trop de heurts, ni de conflits des forces de tribus très jalouses de leur indépendance, de leur autonomie, mais assez promptes à s'entendre pour présenter un front commun soudé, à toute menace extérieure.

Il faut préciser cependant que les dynasties, Koukou au nord, sur le Djebel du même nom (pour la Kabylie du Djurdjura) et la Qalâa des Béni abbès, trente kilomètres plus au sud sur le flanc nord de la chaîne des Bibans, sont le fait de chefs de guerre (auréolés parfois d'une ascendance religieuse) d'une confédération de villages que de véritables souverains. «Ces clans, ces çofs, ont besoin de chefs et l'un d'eux parfois, servi par les circonstances, soldat heureux, marchant de succès en succès, arrive au faîte de la puissance et fonde une dynastie». L'histoire des dynasties Berbères obéit à cette logique, elle est davantage l'histoire d'une tribu conduite par un homme supérieur que celle d'un peuple.

Contrairement à l'opinion largement admise, les faits prouvent que la décision aurait été prise isolément et successivement par chacune des tribus ou confédérations selon la nécessité et les contingences du temps et du lieu.

Il s'accorde à dire sans en préciser la date que la délibération qui abolit le droit d'héritage des femmes chez les At betroun (1748) s'est déroulée presque simultanément avec une autre réunion qui se serait déroulée sur des territoires voisins. Elle aurait réuni les marabouts au marché des Ouadhias.

L'avancée conquérante des troupes musulmanes en lfrikya a peu inquiété les populations de la région. Dans ces montagnes inexpugnables, la Kabylie a longtemps jouit de 1'inviolabilité. Elle fut incontestablement l'ultime refuge de nombreuses tribus des plaines, des vallées que les fougueux conquérants refoulaient devant eux, «ainsi païens, chrétiens, juifs, vinrent demander asile» au Mons Ferratus (Monts de fer). En vertu des principes qui fondent même la cité, la horma (1'honneur) et 1'anïa (l'assistance), ce droit fut accordé spontanément à tous ceux qui en faisaient la demande.

L'article 10 du Kanoun, tribu des Aït ameur ou faïd, (confédération des Aït aïssi), dit en substance : «Si un homme soumis à une dette de sang vient se réfugier chez nous. Et qu'un hommes de notre Djemâa viole l'anaïa du village, en aidant les ennemis du réfugié, tous ses biens sont confisqués et il est lapidé».

Ce nouvel état de fait a bien entendu, renforcé les causes des divisions intestines au demeurant légion. Les villages durent adopter de nouveaux modèles d'organisation, de nouvelles règles de fonctionnement. Ils se replièrent derechef sur eux-mêmes s'autonomisant davantage.

Devenait alors formelle l'interdiction de vendre un immeuble quelconque à un habitant du village voisin que l'on considérait comme étranger et ennemi potentiel. Cette interdiction peut être levée néanmoins lorsque l'étranger devenait citoyen. L'article 6 du Kanoun des Aït ameur ou faïd n'omet pas de préciser : «si un étranger vient habiter notre village et meurt sans enfants mâles, les héritiers légitimes qui habitent d'autres villages n'ont rien à prendre dans la succession qui est dévolue à notre village».

Autant d'interdictions qui permettaient, qui obligeaient les citoyens dans ce cas à exercer à l'égard de la femme une discipline toute de rigueur. L'observance imprescriptible par elle des règles de la succession agnatique en aggravait les conditions.

L'ensemble des Kanouns se basant sur un principe intangible : la fille en se mariant généralement en dehors de sa famille même, de son village, ne devait en aucune manière enrichir la famille maritale au détriment de sa propre famille. Le patrimoine de celle-ci ne doit subir aucun préjudice du fait de cette nouvelle alliance... la femme emportait dans sa nouvelle famille des cadeaux sans grande importance à l'exclusion de toute parcelle ou bien immobilier du patrimoine familial.

L'opinion qui semble vouloir accréditer l'hypothèse que cette délibération eut lieu au seul village de Djemâa Saharidj est fondée sur les faits qui relèvent avant tout d'événements historiques précis. Selon A. Boulifa berbérisant fort connu, ardent défenseur de cette thèse, la délibération eut bien lieu à Djemâa Saharidj non pas en 1748, mais à la fin de l'année 1768. S'appuyant essentiellement sur les propos rapportés par H. De Grammont, il en impute la cause aux événements que connaît la Kabylie entre 1767 et 1769.

Rétrospectivement, depuis que la guerre de course fut instituée en Méditerranée, au lendemain des premières croisades, à 1'image des autres populations musulmanes, il était d'usage selon la coutume Kabyle de considérer comme mort 1'un des leurs pris par les corsaires européens, à ce titre, ses biens deviennent pour ainsi dire vacants, sa succession s'ouvrait immédiatement. Si le prisonnier en question était marié, sa femme pouvait en toute quiétude reprendre totalement sa liberté y compris celle de convoler en de nouvelles noces, si elle en exprimait le souhait.

Or, il arriva qu'un traité (convention de 1768) signé avec 1'Espagne par les turcs libéra des fers douze cents malheureux et parmi eux de nombreux Kabyles. Revenus dans leurs villages où la famine régnait, ces derniers se retrouvèrent dans le plus profond dénuement. Sans logis, ni famille d'accueil, pire, leurs femmes s'étaient remariées emportant avec elles leurs biens en partie partagés et passés entre les mains d'étrangers.

Ce cartel d'échange dont ils avaient été l'objet datait du mois d'octobre 1768. Si les prisonniers Kabyles libérés à la suite de ce traité furent indignés d'être aussi mal reçus dans leur village d'origine, il en fut de même des autres prisonniers dont les autorités avait interdit l'accès en ville. Traités en véritables parias, révoltés par tant d'injustice, ils se répandirent dans les campagnes occupées alors par les Kabyles, et pillèrent de concert ou en concurrence avec eux, se livrant à toutes sortes de violences et de déprédations. Il va sans dire que la confrontation de ces deux éléments traditionnellement rivaux amena de petites escarmouches, petits combats qui accroîtront l'insécurité dans les campagnes et aux alentours des villes.

«Triste situation pour l'esclave qui ne revenait à la liberté que pour se voir dépossédé de son bien, chassé de son foyer. Cette liberté dut lui paraître bien amère», nous dit Boulifa.

Dès lors, les efforts des Djemâa furent consacrés à la réparation de ce grave préjudice. La délibération sur l'exhérédation de la femme qui devait se dérouler vers la fin de l'année 1768, constituant par la force de la loi (la coutume) le caractère sacré  de l'individu autant que de la propriété.  La cité édictera, promulguera pour le bien être de la communauté de nouvelles lois qui élimineront dans les faits, les germes qui menacent la cohésion de la communauté ; en d'autres termes, la cause principale de l'émiettement du patrimoine de la famille, voire de la tribu.

Ainsi, depuis, une partie des articles qui composent le recueil des Kanouns des différentes cités, tribus converge stricto sensu dans la concrétisation d'un vœu commun qui revient comme un leitmotiv, la propriété familiale étant le trait d'union entre les différents membres d'une cellule, il se doit pour la cité de veiller désormais, à ce que cette propriété soit une et indivisible, inviolable et inaliénable. Elle se doit de protéger sa teneur en réglementant et codifiant par la force d'instruments juridiques les voies et moyens de transmissions non seulement par droit d'héritage, mais aussi par la chefâa (préemption) par voie d'échange, de vente ou d'achat, (les Kanouns précisant que dans le cas d'échanges de terrains, le droit de chefâa est exclu).

D'autant que les querelles intestines et combats pour le moindre des motifs que se livrent en permanence cités et tribus, peut à défaut justifier la délibération évoquée. Qu'on en juge! Les montagnards assiégés et bloqués une nouvelle fois, par les troupes turques levées hâtivement en 1769 par le Dey Mohamed (retranché dans son palais de la Jenina) aux seules fins semble-t-il, de recouvrer la confiance de sa soldatesque et de ses sujets, de renouer aussi avec la grâce de la « Porte », se virent en proie à une effroyable famine et la discorde se mit parmi eux. Les Flissas et les Maâtkas se ruèrent les uns contre les autres...; cette guerre civile dura environ sept ans.

L'exhérédation : Un fait de géographie économique

Les conditions liées à la géographie, les densités importantes de populations, le dynamisme démographique d'une part, les héritages successifs par une progéniture exclusivement mâle fort nombreuse d'autre part, font que les terres sont fortement morcelées. La faiblesse des surfaces agricoles utiles aidant, des conditions géomorphologiques défavorables ont constitué très tôt une contrainte majeure irréductible pour la mise en valeur de la région. Cependant jusqu'à une date assez récente période, avant que la colonisation ne pénètre le cœur de la montagne et ne déstructure 1'économie rurale traditionnelle, les paysans, les Kabyles ont vécu (cahin caha dans la restriction, il est vrai) des ressources que leur procurait leur montagne.

Pour ce faire, un nombre impressionnant de villages, rarement égalé ailleurs, couronnent la plupart des saillies rocheuses anguleuses. Les rigueurs du clan autant que les exigences d'une vie communautaire, nécessitaient à tout instant l'expression d'une assistance mutuelle rarement mise en défaut.

Ainsi, ces villages sont longs, étroits ou ramassés au gré de la morphologie imprimée par la configuration du relief. Ces villages, centres de l'activité kabyle, se présentent sous la forme d'une accumulation d'habitations, qui en apparence n'obéissent à aucune norme de lecture urbanistique. Parfois, cependant, contre le bon sens peut-être, ils sont distribués en quartiers réguliers. Les maisons basses se répartissent également de chaque côté d'une voie principale à laquelle de petites venelles aboutissent souvent dans un déboulement de pente. Une mosquée de pierres négligemment chaulée domine, dans certains cas, le tout. Elle sert souvent de dernier retranchement aux défenseurs du village, lors de combats, monnaie courante dans la région.

Pour certains, le choix du site relève de l'opposition traditionnelle et conflictuelle entre populations sédentaires et nomades d'une part, et entre les tribus voisines, d'autre part. «...les formidables dénivellements de la Kabylie interdisent au contraire la vie nomade tandis que la rigueur de son climat impose à l'homme la protection de la maison bâtie».

D'autres privilégient l'idée de défense contre 1'élément naturel qu'est l'eau. En zone de plaine l'abondance relative, avérée de l'eau présente deux risques majeurs, semble-t-il, qui auraient développé chez les populations un «complexe pathogène» à l'égard des régions basses; d'abord parce que l'eau qui y stagne favorise les épidémies, puis devient foncièrement destructrice, lors de crues hivernales. Le choix du site relève dans ce cas d'une situation favorable à l'hygiène.

A notre humble avis deux facteurs à la fois simples et importants justifient cette réalité :

- D'une part, il existe un sentiment, une volonté farouche de préservation exprimée par les habitants à l'endroit de la plaine «espace vital» déjà parcimonieux. «La terre étant rare, très pauvre, les habitations ont étés bâties sur des endroits arides comme les arêtes dénudées».

- D'autre part, les évènements qu'a vécus la région font que les autochtones ont rarement été maîtres de cet espace. L'indépendance recouvrée n'a en rien modifié la situation, puisque les fermes de l'Etat se sont en fait substituées aux fermes coloniales sur ces terres riches de plaines.

Toutefois, chez les Kabyles, les contraintes essaimées ça et là par une nature peu clémente comme autant d'obstacles, à l'évidence infranchissables, n'ont aucunement infléchi l'énergie de l'homme. Bien au contraire, elles semblent 1'avoir même exaspéré. Pour vivre sur ces terrains de roches aux sols pauvres, aux horizons superficiels fréquemment lessivés par les eaux de ruissellement, il s'est fait travailleur acharné, et arboriculteur sagace. Grâce aux efforts inlassables, aux soins répétés, les populations aménageant murettes de pierres et haies d'arbres ont réduit substantiellement les difficultés imposées par la nature. Une motte de terre s'amasse-t-elle entre deux roches, un frêne, un orme y serait judicieusement implanté, garantissant en sus un apport en fourrage aérien pour le bétail. Jusqu'à une altitude de 800 m voire davantage, on trouve entre autres variétés arboricoles dominantes, dont le produit constitue une ressource précieuse pour l'habitant du Djurdjura. Une activité qui prend alors la forme de la «coltura promuscua» ou «coltura mista» (termes italiens) désignant une culture de montagne spécifiquement méditerranéenne. Il s'agit là de culture simultanée de plusieurs espèces culturales, de variétés de plants, sur le même champ, habituellement l'une étant de type (arboricole) devant servir de support à l'autre, la vigne le plus souvent, ou d'autres espèces à rhizomes.

Toutefois, dans le cas de la Kabylie, on peut parler de « coltura promuscua » imparfaite, car le système de culture identifié comme tel, repose sur une culture de blé, d'orge (ou autres espèces herbacées) sur des parcelles où s'y trouvent plantées, des figuiers, oliviers et autres arbres fruitiers, ou plus simplement des plants naturels de frênes, d'ormes... Un peu au dessus parfois à la lisière des villages dans les profondeurs de vallées, les oliviers aux troncs énormes, vigiles séculaires ou millénaires étendent leurs bras noueux et leurs feuillages persistants.

Tandis que dans les hauts sommets dénudés par les rigueurs du froid, domaine de cèdres majestueux, du chêne zen, poussaient timidement quelques chênes verts dont le gland doux constituera, le moment venu, le temps «des vaches maigres», 1'ultime viatique dit montagnard quand la guerre ou quelque autre calamité naturelle l'aura chassé de sa Taddert (village).

Plus bas, tout à fait au fond de la vallée qui conserve encore un semblant d'humidité durant les journées caniculaires de l'été, de minuscules carrés de jardins, objet de soins minutieux, y sont individualisés. Domaine de prédilection de cultures maraîchère irriguées : tomates, haricots, poivrons... y poussent à l'envi. Dans la zone des piémonts, l'Azaghar (l'openfield) que les eaux atteignent en si faibles quantités, mais où la terre arable garde encore quelque profondeur, sont les champs de bechna (sorgho), d'orge ou de blé, qui composent le tableau général de l'agriculture vivrière de la région. Ainsi la population qui ne pourrait vivre du seul produit de la terre voit-elle une grande partie de ses enfants sillonner l'intérieur du pays, le «pays arabe» pour louer leur force de travail sur les exploitations agricoles ou pour exercer la métier de colporteur.

Conclusion

Les auteurs occidentaux s'émeuvent souvent sans raison, sur le sort qui est réservé à la femme dans la société Kabyle ; il est des plus misérable avancent-ils.

L'état d'infériorité de la femme se manifeste d'emblée, dès son entrée dans la vie. Ainsi, il est dit que la jeune mariée qui vient d'assurer la postérité mâle du mari par la naissance d'un fils, se pare orgueilleusement la tête du bijou de circonstance (tabzimt) qui doit révéler à son entourage qu'elle a donné naissance à un mâle...

Toujours en tutelle, la femme n'a pas la qualité de personne civile, non seulement elle ne peut faire valoir aucun droit à l'héritage (autant chez le mari que chez le père), mais elle est elle- même un bien meuble de la famille.

Pire, le mariage est simplement un acte de vente, le père disposant de pouvoirs incommensurables à l'égard de sa femme, de sa progéniture féminine. Le père dispose à son gré de sa fille, il en accorde la main à qui bon lui semble, sans  la consulter sur le choix du mari.

En vérité, il s'agit là de schémas, de visions réductrices, qui se réfèrent de manière inconsciente à des normes culturelles autres, celles de la civilisation européenne imbue d'autres références. Car le mariage en Kabylie comme d'autres régions d'Algérie par ailleurs, constitue un véritable «contrat social» qui ne saurait en aucune manière se passer de 1'avis de la communauté, du groupe et non de l'intéressé. Contrairement à l'idée avancée, les mariages font 1'objet de grandes préoccupations, occupations non seulement de la famille, mais de la Kharouba toute entière, voire du village.

La contradiction serait-elle volontairement assumée puisque les mêmes auteurs affirment plus loin, toute tentative de violence à 1'égard d'une femme, de simples propos malséants, un geste indécent, suffisent pour obliger sous peine d'infamie, le mari, le père, le frère ou un parent de la femme à tuer celui qu'elle désigne comme coupable. Les recueils de Kanouns foisonnent d'articles dans ce sens.

Ainsi un jeune garçon qui abuse d'une jeune fille paie 12 douros 1/2 d'amende.

- Elle punit sévèrement de 100 douros d'amende un adulte qui déflore une fille vierge.

- De même, elle punit de 50 douros, le seul fait de rencontrer sur le chemin une femme et de l'embrasser sur la bouche.

Pour nous résumer, de simples propos malveillants, allusions faites ou obscénités tenus à l'égard de femmes se règlent inévitablement dans un bain de sang.

Comment donc une société, qui, lorsqu'il s'agit des animaux et des égards qu'ils méritent de la part de l'homme, et dont la coutume confirme des droits à la hauteur des civilisations les plus humaines, peut-elle se rendre coupable d'un tel déni à propos de la femme ? Mieux, «jamais, chez ce peuple 1'oeil n'est affligé par les spectacles hideux que nous présentent les nations plus civilisées» :

- Ainsi le simple fait d'arracher les crins d'un cheval ou d'un mulet est puni.

- Les Kabyles comme les anciens germains font un délit du fait de s'emparer, sans la permission du maître, d'une bête de bât pour la monter ou lui faire porter un fardeau.

- La même amende frappe celui qui laboure sans autorisation avec les bœufs d'un autre.

- Le propriétaire qui surprend des bestiaux en dommages est puni s'il les frappe parce que ces bêtes ne sont pas conscientes des dommages qu'elle causent, précise l'article.

- Le chien Kabyle aux oreilles droites et à la queue touffue, parent mal civilisé du chacal est aussi l'objet de prescriptions particulières, il est défendu de le tuer ou même de le maltraiter.

-  La mort d'un chat se paye partout d'une amende.

- Tous les Kanouns des mâameras (écoles coraniques) disposent d'un article qui punit celui qui frappe seulement un chat

- Le taleb qui tue un chat est renvoyé.

Une société qui cultive avec amour et rigueur l’observance de tels préceptes, de telles prescriptions depuis une longue série de siècles, «alors qu'en France, la loi Grammont est toute récente» peut-elle en vérité se montrer aussi injuste à l'égards d'êtres humains, les femmes compagnes de tous les jours, de toutes les épreuves pour ces pauvres paysans ?

Contrairement aux idées avancées sous la foi de mauvaises lectures, mauvaghises interprétations ou plus simplement par le choix de référents inopérants, il existe une multitude de dispositions qui préservent les droits fondamentaux de la femme, la prémunissent de la déshérence, du dénuement et du pêché...

Et l'on voit bien des pères préférer souvent leurs filles, mêmes mariées, à des proches parents mâles en l'absence de fils.

Certes le testament est rarement employé, mais il y a la donation et on en fit beaucoup, semble-t-il. Il y a d'autre part, la vente active par le mari à sa femme, par le père à sa fille, cependant pèse le danger de les voir annuler à titre de donations déguisées (réprouvées dans certains cas). Dans le même ordre d'idées, le mari ou le De Cujus achète à des tiers un bien au nom de l'intéressée (femme ou fille) et pour parer aux surprises possibles, se fait délivrer par elle une procuration (un droit de tuteur) et bien d'autres dispositions ou artifices en faveur des femmes...

En tout état de cause la coutume admet que la femme dans le besoin a droit à l'usufruit d'une partie (généralement 1/3) des biens de son père ou de son mari. Entre autres procédés utilisés, la constitution des habous (ayant pour dernier dévolutaire une institution pieuse, zaouia) semble avoir la préférence des «testeurs». Il est cependant précisé que le bénéficiaire ne doit pas quitter la maison du « De Cujus ». Le Kabyle attribue rarement la pleine propriété de tout ou partie de son héritage à une femme, de peur de briser l'unité de son village en y introduisant un étranger, encore moins une terre qu'elle est par ses moyens incapable de travailler, qu'elle ne saurait davantage faire fructifier.

Références Bibliographiques

- Boulifa, S. : Le Djurdjura à travers l'histoire.- Alger, réédition, Berti, 1999.

- Grammont, H. De : Alger sous la domination turque.- Paris, édition E. Leroux, 1887.

- Hacoun-Campredon, P. : L'évolution des coutumes Kabyles, l'exhérédation des femmes Kabyles et la pratiques des habous.- Alger, édition maison-Bastide, 1932.

-Hanoteau et Letourneux : La Kabylie et les coutumes Kabyles.- Paris, édition Challamel, 1893,  tome II et III .

- Luc, B. : Le droit Kabyle.-  Paris, édition A Challamel, 1921.

- Patorni, F. : Délibération de l'année 1749, dans la Grande Kabylie.- Revue africaine n°39, année 1895.

- Remond, M. : L'élargissement des droits politiques des indigènes, ses conséquences sur la Kabylie.- Revue africaine n°68, année 1927.

- Vigier, R. : La femme Kabyle, sa succession légitime.- Edition VEGA.

 

 

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