Insaniyat N° 13 | 2001 | Recherches urbaines | p.203-205 | Texte intégral
André METRAL
Tunis est la capitale d’un jeune Etat qui s’est orienté, dès la fin de la décennie 1970, vers une voie libérale et extravertie de développement économique et n’a cessé de confirmer ce choix depuis lors. Une croissance forte (entre 5 et 7% de 1995 à 1998) payée par une inflation modérée (de l’ordre de 3 à 4% durant ces mêmes années) fait considérer la Tunisie comme le « bon élève » du Fonds Monétaire International, celui qui sait inspirer confiance aux bailleurs de fonds. Malgré tout, à la différence d’un certain nombre d’autres pays dits « émergents » d’Asie ou d’Amérique Latine, comparables quant à leurs trajectoires historiques, il manque encore à la Tunisie, pour mériter le qualificatif de « nouveau pays industriel », d’avoir réussi à se doter d’une industrie conséquente de produits semi-finis et de biens d’équipement.
Mais ce constat ne peut que laisser l’observateur sur sa faim : il ne précise pas dans quel sens évolue l’histoire. Ce manque n’est-il que provisoire ou en passe d’être comblé ? Derrière le spectacle statistique des taux de croissance impressionnants, se dessine-t-il un renforcement ou bien au contraire une détérioration du tissu industriel ? Pour répondre à ces questions, nous avons choisi de mettre l’acteur au centre de notre réflexion, et de l’observer à une échelle locale. Ce sont les entrepreneurs de la région de Tunis qui ont ainsi retenu notre attention.
Il s’avère alors que, tout en étant modelé par l’action humaine et notamment entrepreneuriale, l’espace industriel de cette région résiste à cette action d’une manière sinon unique, du moins spécifique.
Tandis que l’action des entrepreneurs de la région de Tunis cherche à transformer les contraintes en opportunités, l’espace – au sens de l’accumulation spécifique de circonstances propres à un contexte local, dont la dimension historique n’est évidemment pas absente – a le « don » de transformer certaines opportunités en contraintes. Par exemple, la rapidité des progrès accomplis par la Tunisie depuis son Indépendance dans le domaine de la scolarisation, couplée au caractère extrêmement récent de l’industrialisation de ce pays, débouche parfois, dans les entreprises, sur des conflits entre des générations différentes de salariés, qui se trouvent séparées par des fossés culturels s’ajoutant aux différences d’âge. Ces conflits ont pour enjeu l’emploi et le pouvoir à l’intérieur des entreprises ; ils peuvent y bloquer la circulation des informations entre salariés.
Autre illustration : avec la région qui l’entoure, la capitale tunisienne concentre encore aujourd’hui presque le tiers des entreprises industrielles du pays (environ 27% en 1998, si nous nous limitons aux trois gouvernorats qui composent le « District de Tunis ») : formidable opportunité qui devrait permettre aux effets d’agglomération de jouer à plein dans le sens de l’innovation et de la diffusion des innovations, et de contribuer en particulier à des processus de « remontées de filières ». Mais derrière cette concentration industrielle, mesurée à une échelle régionale, se dissimule souvent la dispersion des unités de production à l’échelle locale. Or, la première n’ est pas étrangère à la seconde. En effet, si la capitale concentre les hommes et les activités, c’est parce qu’elle constitue un lieu privilégié de communication et d’échange avec l’étranger ainsi qu’un réceptacle pour l’émigration régionale ; des réseaux familiaux et régionaux d’origines diverses y entrent en collision. La coexistence qui en résulte d’un code traditionnel et d’un code moderne est susceptible d’introduire à tout moment le malentendu dans la relation sociale, commerciale et d’affaires. L’anonymat propre aux grandes agglomérations, l’opacité des règles du jeu économique et social qui reflète la non moins grande opacité du régime politique s’ajoutent à ces facteurs, entretenant une méfiance préjudiciable à toute forme de coopération de proximité. Or, la méfiance tend à se projeter spatialement sous la forme de la dispersion des unités de production.
S’il est ainsi possible de défendre que la concentration débouche sur la dispersion, il est également possible de montrer que les entrepreneurs, tout en déplorant la dispersion, redoutent la concentration industrielle. C’est que les quelques zones d’une ancienne concentration ouvrière que l’on peut repérer dans la région constituent à la fois des gisements d’une tradition industrielle - dont ils ne cessent par ailleurs de déplorer l’insuffisance dans leur pays - et en même temps des ferments potentiels de lutte de classes qu’ils redoutent non moins farouchement.
Par ailleurs, l’espace tunisois, s’il produit de nombreux acteurs innovants, fonctionne aussi comme une machine à sélectionner avant tout les plus opportunistes d’entre eux. C’est que, parallèlement aux contraintes qu’il renferme pour les innovateurs, cet espace recèle une foule d’opportunités propres à dispenser de tout effort d’innovation les acteurs animés du seul mobile du lucre. Par exemple, le caractère souvent peu capitalistique des branches industrielles facilite tant l’imitation que l’internalisation par les entreprises de certaines activités au détriment de la spécialisation des unités et de la coopération locale ; le commerce s’avère parfois plus lucratif que l’industrie, ce qui se reflète dans la promptitude avec laquelle nombre d’industriels, anciens commerçants, sont prêts à le redevenir sous la menace d’une concurrence internationale attisée par la politique en cours dans la dernière décennie du XXème siècle (politique de « mise à niveau », certes, mais surtout de mise à nu de l’industrie tunisienne face à cette concurrence).
Il est vrai que l’on peut aussi considérer la pauvreté de la relation territoriale de proximité comme le résultat d’un choix : celui, pour les entrepreneurs, de s’inscrire préférentiellement dans des réseaux internationaux, à l’intérieur desquels ils espèrent jouir d’effets de polarisation. Ils sont encouragés en cela par les Pouvoirs Publics qui les incitent à nouer des relations dites de partenariat avec des confrères de la rive Nord de la Méditerranée.
Mais notre recherche nous a permis, sur ce point, de défendre l’idée que l’inscription des entrepreneurs dans des réseaux lointains, tant nationaux qu’internationaux, ne saurait tenir lieu d’alternative à la recherche et au développement des relations territoriales de proximité et qu’il vaut mieux la considérer comme complémentaire de cette dernière.