Insaniyat N°s 69-70 | 2015 | Les migrations vues du Sud| p. 127-138 | Texte intégral
Social invisibility and community integration - illegal migration experience of young Algerians While the terms of secrecy and integration challenge the reader in a paradoxical way, the aim here is to demonstrate, from a field of inquiry conducted in the District of “Barbès” in Paris of Algerian illegal migrants, that these marginalized individuals can integrate into the host society and face cumulative exclusion. Although the integration of migrants seems impossible from a logical point of view, migration networks are considered as structuring entities of human smuggling and play the role of regulator and integrator. It is clear that in the illegal migratory context, the possibility of logic of integration can take place but only from interpersonal relationships that unfold in one space limited and in dialectic of the close-knit community. It is a new form of integration, is the community integration. Keywords: Migration - hiding - integration - close-knit - community. |
Rim OTMANI: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie. Centre Maurice Halbwachs (CMH), Paris
Introduction
Dans un contexte de transition économique où différentes formes d’inégalités, d’exclusions et de précarités s’enchevêtrent, ni la fermeture des frontières européennes ni les risques bien connus de la mobilité maritime clandestine n’arrêtent le désir de l’ailleurs chez certains jeunes algériens. Cette détermination à quitter l’Algérie exprimerait à la fois un mal-être et une perte de repères, mais également la ferme volonté de changer de vie en s’inventant un avenir ailleurs que dans le pays d’origine
Bien que les politiques migratoires européennes soient de plus en plus restrictives et répulsives, la généralisation des visas dans l’ensemble de l’espace Schengen, limitant singulièrement les migrations légales, a contribué à l’accroissement des mouvements migratoires illégaux. Pour différentes raisons, la France représente, pour les candidats à la migration clandestine, le principal pays de destination et d’installation. Aventure réfléchie, la migration clandestine des jeunes algériens est une solution alternative à une situation que les enquêtés qualifient souvent d’insoutenable, une forme de libération vis-à-vis des contraintes familiales, sociales et économiques et un désir d’évasion réel face à une source profonde d’angoisse existentielle et d’insatisfaction plurielle. De ce point de vue, la migration illégale concerne une population jeune, au pic de sa productivité, qui accumule les exclusions et les précarités.
La question de la migration clandestine des jeunes algériens revêt un caractère transnational dynamique et concret. Source d’analyse exemplaire, elle permet de revisiter la question de l’identification flexible, de l’appartenance et de l’intégration. Ainsi, analyser la question de l’intégration dans le processus migratoire illégal, c’est aborder la question des réseaux sociaux que tissent les migrants clandestins au cours de leur parcours migratoire leur offrant des opportunités de découvrir de nouvelles expériences et de développer des stratégies de survie dynamisant les mécanismes de solidarité et de socialisation. Habituellement étudié dans le pays d’accueil ou dans le pays d’origine, le phénomène de la migration clandestine est ici décrit et analysé en Algérie et en France en se plaçant dans le mouvement même de l’expérience des acteurs migrants.
Fondée sur une analyse qualitative qui s’appuie principalement sur des entretiens semi-directifs, la population cible, étudiée dans le cadre d’un doctorat de sociologie à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris[1], est constituée de migrants clandestins (primo-migrants et récidivistes), âgés entre 18 et 30 ans, hommes et femmes, toutes catégories socioprofessionnelles confondues[2]. Cette dernière n’étant pas connue au départ, l’échantillon a été formé de manière progressive par la méthode « boule de neige », dicté par les exigences du terrain. Dans un premier temps, les enquêtes se sont déroulées en Algérie, à Annaba et Oran, Caractérisées par le poids non négligeable en matière de production de migration clandestine entre 2005 et 2010, elles ont en commun d’être des tremplins vers l’Europe de par leur proximité avec l’Italie et l’Espagne. Dans un deuxième temps, ces enquêtes se sont poursuivies en France, plus précisément dans le quartier de « Barbès » à Paris, identifié comme quartier ethnique et comme zone urbaine très fréquentée par des groupes de migrants clandestins.
Le présent article, appuyé par les résultats de cette enquête de terrain, s’intéresse plus particulièrement aux rapports que l’acteur migrant
entretient avec son espace de vie et son groupe d’appartenance afin de comprendre les différentes interactions et interdépendances. De ce fait, pour appréhender les stratégies d’intégration dans le processus migratoireillégal, nous allons, de prime abord, évoquer la logique de l’intégration au sens sociologique, puis nous abordons la question de la rupture migratoire qui conduit à une reconfiguration du lien social et à une reconstruction identitaire pour pouvoir saisir les notions du repli et de l’intégration communautaires. Enfin, nous traitons la question de l’identification aux lieux de sociabilité et la question des réseaux migratoires pour comprendre concrètement comment s’articule le concept de l’intégration fondé sur des dynamiques communautaires dans une dialectique de l’entre-soi. Cette réflexion s’inscrit dans le déplacement du débat de la sociologie de l’intégration vers une sociologie de la constitution du « savoir-être » et du « savoir-faire » migratoires.
Logiques sociologiques de l’intégration
La sociologie de l’intégration porte « à la fois sur l’intégration des individus à la société, et sur l’intégration de la société dans son ensemble »[3]. A partir de là, considérer les migrants clandestins comme des acteurs sociaux à part entière dans la société d’accueil conduit les institutions à s’ouvrir à la subjectivité de ces acteurs afin de les socialiser et de les intégrer. Or, les pouvoirs publics français, de par leurs politiques migratoires rigides, notamment en ce qui concerne la migration illégale, empêchent la réalisation d’un tel processus d’intégration.
Il est évident que la mondialisation et le transnationalisme, à travers les nouveaux modes de transport et de communication, permettent aux migrants en situation illégale de vivre par-delà les frontières. Ces moyens de connexion sociale et spatiale remettent en question les modèles d’appartenance politique fondés sur une affiliation exclusive à l’État-Nation. Les courants politiques anti-immigrés sont de plus en plus influents et exigent des mesures pour assurer la loyauté et l’unité nationale notamment par le biais de tests de citoyenneté, de murs-frontières et de l’expulsion rapide des personnes en situation irrégulière. Avec de tels dispositifs de dissuasion, d’exclusion et de sécurisation des frontières, les migrants clandestins algériens, à l’instar d’autres migrants clandestins, se soustraient de la sphère du droit et de toute régularisation administrative en France. Dans un tel contexte politique, la sociologie de l’immigration a tendance à se concentrer davantage sur les conséquences du phénomène migratoire et les problèmes d’intégration que sur les causes et les motivations de départ. Par ailleurs, la sociologie française de l’immigration a adopté une approche en termes d’intégration versus discrimination de l’« immigré » étranger dans les sociétés dites d’« accueil». Influencées par l’École de Chicago, elle se centre sur les questions d’intégration et de racisme dans une perspective intégrationniste, universaliste et républicaine, sur la base de l’acculturation des immigrés. Elle se distingue et s'affirme comme une sociologie de l’immigration, ce qui révèle sa posture ethnocentrée et explique, probablement, sa perspective intégrationniste après avoir été assimilationniste sur le modèle hérité de la colonisation. Cependant, la sociologie de l’intégration interdit de penser l’individu clandestin et son individuation dans la société d’installation. Elle étudie ce concept en s’intéressant à la société et à ses structures et en délaissant la part de l’individu et ses interactions. C’est pourquoi repenser la sociologie de l’intégration incite à repenser la sociologie de l’immigration qui relève d’une problématique définie en termes de territoire, d’identité culturelle, d’intégration sociale et institutionnelle.
Dans les années 1980, A. Sayad [4] montre les limites de cette posture ethnocentrée et avance la nécessité de s’intéresser à l’émigration pour comprendre l’immigration en même temps qu’il soulignait le lien de cet ensemble avec le colonialisme. La sociologie de l’immigration, telle qu’elle a été étudiée par A. Sayad, a permis de recadrer le rapport entre « immigrés » et « société d’accueil » qui ne pouvait se limiter qu’à une analyse en termes d’immigration, c’est-à-dire, du seul point de vue de la « société d’accueil », mais plutôt en tant que processus de reproduction de l’altérité relevant de la sociologie des relations interethniques.
Si la recherche sur les migrations clandestines a mis beaucoup de temps à se constituer, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de ses difficultés spécifiques, elle a produit au cours des vingt dernières années une somme considérable de travaux sur le phénomène des migrations internationales[5], notamment illégales, entre les deux rives de la Méditerranée. Afin de saisir comment s’exprime l’intégration dans le processus migratoire illégal, il faut s’intéresser au sujet migrant pour tenter de comprendre les mécanismes d’intégration chez cette population en mouvement permanent. Pour cela, il faut aborder la question de la rupture migratoire qui semble passer par une réflexion sur la question de la rupture du lien social[6] qui s’effectue au moment où le sentiment d’impuissance (désespoir) est remplacé par un sentiment de force (espoir). Cette rupture est intensément marquante au moment du départ car partir signifie rompre les liens avec ses groupes d’appartenance et avec sa terre natale pour reconstruire de nouveaux liens.
Articuler intégration[7] et migration clandestine
L’intégration des clandestins dans le pays d’accueil soulève des problèmes complexes et cela est d’autant plus vrai quand on veut appréhender l’intégration des migrants clandestins algériens en France car il s’agit d’un processus social à double sens qui met en jeu les acteurs migrants d’une part, et la société d’accueil d’autre part. L’un des principaux obstacles auxquels on se heurte lorsqu’on cherche à comprendre ce processus est la définition des termes essentiels. En fait, ni « intégration » ni « migrant clandestin » ne sont des mots très précis. Cela soulève un sérieux problème, celui des critères et des limites d’exclusion et d’inclusion, de visibilité et d’invisibilité des migrants clandestins dans la société d’accueil. D'ailleurs, peut-on vraiment parler d’intégration dans le cas des migrants clandestins ?
Parler d’intégration dans le cas des migrants clandestins, c’est évoquer une question qui ne devrait pas être posée. En réalité, la logique de l’intégration des migrants clandestins n’est pas envisageable voire illogique car l’invisibilité de ces individus n’est que le résultat d’une double absence[8] : d’une part, ils sont absents car légalement interdits d’entrée et de séjour sur le territoire français et d’autre part, ils sont considérés comme absents car représentés comme population indésirable et expulsable. Cette double absence montre que l’invisibilité des migrants clandestins mène à un processus relationnel paradoxal et marginal qui contribue à rendre visible les paradoxes et les contradictions de la société d’accueil. Ces migrants, liés à un contexte d’illégalité et d’informalité et ancrés sur des territoires extrêmement limités, produisent des solidarités communautaires spontanées à partir de liens de confiance et de réciprocité.
Force est de constater que l’invisibilité sur le territoire français se couple avec l’économie informelle qui constitue le soubassement d’un fonctionnement d’initiatives qui se met en place à travers des comportements et des pratiques à la fois singulières et collectives. L’intérêt de notre travail se porte sur les formes de solidarité et les valeurs communes d’une population minoritaire et aux logiques d’intégration par l’articulation des attitudes, actions et réactions de cette population qui vit à la marge de la société d’accueil. Ceci se traduit par l’inscription de ces individus dans des réseaux de solidarité où le lien communautaire constitue une tutelle pour eux. Dans le même temps, la dimension culturelle contribue à renforcer le lien de participation élective[9] dans une approche par la survie. Certes, l’acteur migrant n’est pas considéré comme un sujet dans sa plénitude mais comme un sujet en devenir. C’est-à-dire, qu’il ne sera pleinement sujet que dans un parcours de socialisation caractérisé par une dialectique de l’entre-soi communautaire. Cette démarche propose de repenser le processus de l’intégration des migrants clandestins dans un contexte qui renvoie à une série de « ruptures » et d’« oppositions » inhérentes à leurs parcours, constamment mises en avant comme un principe organisateur des expériences et des pratiques de contournement des dispositifs juridico-étatiques et de survie.
Rupture migratoire, repli communautaire et enfermement entre-soi
Les migrants clandestins algériens que nous avons enquêtés sont issus d’une société fondée sur le modèle familialiste[10] selon lequel les groupes de proximité ont une grande importance et dont l’identité passe par l’inscription concrète dans des systèmes de relations interpersonnelles fortes et quotidiennes. Chez ces sujets étudiés, la migration clandestine engendre une rupture difficile à porter où des désillusions accablantes détruisent rapidement les vies rêvées au départ et enclenchent chez nombre de migrants une crise identitaire[11] lancinante et aiguë. Le moteur de cette crise identitaire est le fait que l’identité ancienne, fondée sur des sentiments d’appartenance et des liens sociaux relativement forts, soit affectée par le simple fait de ne plus vivre dans le pays d’origine, loin de la famille et de l’entourage proche. En d’autres termes, l’acteur migrant qui a construit son identité sur le lien de filiation[12] et sur un tissu concret de relations vécues dans le pays d’origine, voit s’effacer progressivement cette identité et ces liens sociaux une fois installé en France.
Confrontés à la clandestinité, les sujets migrants créent des modèles communautaires qui interrogent leurs propres modèles familiaux et amicaux laissés en Algérie. De là, vivre clandestinement en France remet en cause le modèle familial algérien, si important pour ces individus marginalisés. Dès lors, la reconstruction d’une identité individuelle fondée sur des éléments personnels est enrichie par des expériences collectives dans le pays d’installation et par des éléments conférés à l’appartenance au pays d’origine. Elle est compensée par le lien communautaire qui repose fortement sur la dimension culturelle d’origine. Ce renforcement du rapport à l’origine est lié à une logique d’identité figée : « Je suis Algérien, Arabe ou Kabyle et Musulman ». Sur un plan micro-sociologique, ce sont les réseaux communautaires, porteurs de multiples engagements, qui constituent les liens les plus solides dans le processus migratoire illégal.
Dans une logique de l’entre-soi, les migrants clandestins interagissent dans un périmètre restreint et délimité par des frontières rigides. Cet espace de vie contrôlé rassemble des individus étroitement liés les uns aux autres par des parcours de vie similaires qui permettent de créer une cohésion profonde. Sans reprendre le développement conceptuel complexe de Max Weber, il faut rappeler qu’une relation sociale est « ouverte » vers l’extérieur « lorsque et tant que, d’après les règlements en vigueur, on n’interdit à quiconque qui est effectivement en mesure de le faire, et le désire, de participer à l’activité orientée réciproquement selon le contenu significatif qui la constitue » ; à l’opposé, une relation sociale est « fermée» vers l’extérieur « tant que, et dans la mesure où, son contenu significatif ou ses règlements en vigueur excluent, ou bien limitent, la participation, ou la lient à des conditions »[13].
En optant pour le repli communautaire, le migrant clandestin tend à être isolé des individus qui y sont extérieurs. Plus la proximité relationnelle se resserre, plus l’isolement vis-à-vis du monde extérieur s’élargit empêchant toute construction de liens plus distants. Effectivement, la relation fermée intra-communautaire ne supporte pas l’intrusion d’éléments extérieurs qui n’appartiennent pas à la communauté clandestine et interdit tout passage d’un espace clos intra-communautaire à un espace ouvert extra-communautaire. En ce sens, s’ouvrir vers l’extérieur suppose de sortir de la communauté en introduisant une certaine distance, ce qui représente un danger potentiel pour les migrants clandestins. C’est-à-dire qu’il existe un risque de devenir visible et repérable dans l’espace public. Pour garantir l’anonymat, les migrants clandestins choisissent alors de vivre dans un enfermement entre soi.
Le repli communautaire consiste, dans ce cas précis, à trouver refuge dans sa communauté d’origine avec l’espoir de remédier à l’isolement social. C’est de cette façon que les migrants clandestins construisent plus facilement le lien social fondé sur le lien de participation élective, c’est-à-dire un lien étroit avec des personnes choisies qui deviennent des ressources nécessaires en termes de soutien financier, d’entraide, d’échanges d’informations et de transmission de « savoir-faire » et de « savoir-être ». La question du refuge du migrant dans sa communauté d’origine a été particulièrement explorée par l’École de Chicago qui la voit comme un moment important dans le processus d’intégration, dans le sens où les liens communautaires peuvent faciliter l’adaptation du groupe à la société d’accueil. Dans les faits, la stratégie qui consiste à se replier sur la communauté d’appartenance montre de fortes tendances à déboucher sur un mode de vie qui reste essentiellement communautaire. Pourtant, l’intégration fondée sur la dimension communautaire est contraire au processus d’intégration sociale. Conscients de la situation, les migrants clandestins tentent alors de s’intégrer dans la marginalité par la validation de soi dans une dimension communautaire et par une visibilité morale de l’entre-soi communautaire. Ce processus moral de la visibilisation met en œuvre des liens qui s’appuient sur des interactions, des interdépendances, des codes, des valeurs et des normes très spécifiques à la communauté clandestine. Dès lors, l’affirmation de soi, dans une dimension strictement communautaire, est une démarche socialisante et intégratrice uniquement dans un enfermement entre soi.
« Barbès »[14], espace intégrateur d’une minorité visible qu’entre-soi
Dans une optique d’invisibilisation, les migrants clandestins optent pour la fermeture sociale en instaurant des « relations fermées ». Ils s’infiltrent dans le quartier de « Barbès », arrivent à s’approprier les lieux, à conserver une position discrète et à défendre leur territoire. Cette appartenance spatiale développe un sentiment de reconnaissance sociale par une visibilité qu’entre-soi. L’espace très limité fréquenté par les migrants clandestins est révélateur de la mise en scène des expressions identitaires. Leurs relations se créent au gré de leurs interactions dans le temps et dans l’espace et se concrétisent tant dans un contexte spatial statique que dans un contexte social mouvant. Néanmoins, le quartier de « Barbès », qui accueille cette population minoritaire et marginalisée, assure sa survie par la manifestation d’actions collectives, réciproques et visibles qu’entre-soi. Entre visibilité et invisibilité, les migrants clandestins se placent dans une position ambiguë, de proximité et de distance avec la société d’accueil.
La visibilité-invisibilité des migrants clandestins dans le quartier de « Barbès » s’inscrit dans un espace communautaire mobilisant des dispositifs réticulaires qui ignorent les dispositifs sécuritaires et les politiques migratoires. A la fois espace d’ancrage et point nodal pour les réseaux migratoires clandestins, « Barbès » devient un territoire de sociabilité, de ressourcement culturel et économique et support à partir duquel cette population fragile, vulnérable et isolée se configure au quotidien. L’appropriation du quartier de « Barbès » signifie l’ancrage spatial, communautaire et identitaire et constitue une stratégie de sociabilité mais aucunement une stratégie d’intégration sociale pour la simple raison que le migrant clandestin est non-citoyen. Cependant, l’intégration des migrants clandestins passe par le travail au « noir » qui organise la vie quotidienne, apporte une certaine sécurité et contribue à la création du lien social. Quant aux stratégies liées au logement, elles amènent les migrants clandestins à partager un même espace de vie et à renforcer les interactions et les solidarités. Finalement, la proximité par le travail et par le logement dans une dimension communautaire consolide les stratégies de survie et d’intégration qui s’opèrent toutefois à la limite de l’illégal, de l’informel et de l’illicite. Ce mode de réalisation de soi, loin de la famille traditionnelle et au-delà des frontières, repose sur une organisation communautaire et sur le lien de participation organique[15].
Conclusion
Les migrants clandestins disposent de ressources nécessaires pour contourner les lois, se maintenir illégalement en France et se réaliser dans l’ombre. Malgré cela, l’exclusion dans laquelle ils sont plongés en France, conditionne leur survie dans des conditions extrêmement précaires. Le cadre de vie détermine, dans une large mesure, les réseaux relationnels, les modes de sociabilité, les références culturelles et les pratiques illégales. Le repli communautaire dans un espace spécifique devient alors l’univers de référence et de sociabilité quotidienne, ce qui laisse peu de place à des relations avec la société d’accueil. Dans une proximité relationnelle, close spatialement et socialement, les migrants clandestins ne peuvent interagir que dans une dialectique de l’entre-soi développant une identité marginale et une culture de l’invisibilité.
Dans une démarche intégrationniste, les migrants clandestins ont la volonté de sortir de l’invisibilité sociale pour inscrire leur réalité dans l’espace public. Ce processus rend bien compte du parcours difficile des migrants clandestins et de l’expérience complexe qui renvoie au décalage entre les intentions de départ et la réalité d’un vécu ponctué de différentes formes de marginalisation et de marginalité. Transcender l’invisibilité sociale s’avère un enjeu majeur pour les personnes en situation illégale car la visibilisation brouille les réalités de ces personnes. Cette nécessité de visibilité répond à une demande tout autant imaginaire que réelle de validation et, plus fortement, de reconnaissance individuelle et sociale. Néanmoins, ce processus de visibilisation engagé dans une optique d’intégration communautaire ne permet pas l’intégration sociale car, trop éloigné de la réalité citoyenne, considérée comme une forme d’intégration spécifique.
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Notes
[1] Otmani, R. (2015), L’expérience migratoire illégale en France : le cas des migrants clandestins algériens, thèse de doctorat de sociologie sous la direction de Paugam, S., Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
[2] Au total, 95 entretiens ont été réalisés dans le cadre de cette recherche empirique : 55 entretiens en Algérie dont 24 à Annaba et 31 à Oran, et 40 entrevues à Paris.
[3] Schnapper, D. (2007), Qu’est-ce que l’intégration ?, Paris, Gallimard, p. 16.
[4] Sayad, A. (1984), « Tendances et courants des publications en sciences sociales sur l’immigration en France depuis 1960 », in Current sociology, Vol. 32, n° 3 (partie 2).
[5] Schmoll, C., Thiollet, H., Wihtol de Wenden, C. (dir.), (2015), Migrations en méditerranée, Paris, éd. CNRS.
[6] Paugam, S. (dir.), (2014), L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens
sociaux, Paris, PUF, collection « Le lien social ».
[7] Boucher, M. (2000), Les théories de l'intégration, entre universalisme et différentialisme, des débats sociologiques et politiques en France : analyse de textes contemporains, Paris, l’Harmattan.
[8] Sayad, A. (1999), La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil.
[9] Le lien de participation élective se construit sur une base affinitaire au sein de groupes divers (voisins, amis, communautés locales, institutions religieuses, sportives, culturelles, etc.) ; Cf. Paugam, S. (2008), Le lien social, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? ».
[10] Chauvière, M. (1987), « Familialisme et régulation sociale », in Annales de Vaucresson, n° 27, p. 207-226.
[11] Dubar, C. (2000), La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, collection « Le lien social ».
[12] Le lien de filiation repose sur la reconnaissance d’une parenté biologique entre l’enfant et ses géniteurs. Cf. Paugam, S. (2008), op.cit.
[13] Weber, M. (1995 [1921]), Economie et société, t.1, Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, Pocket, p. 82.
[14] Le quartier de « Barbès » se situe dans le18ème arrondissement de Paris. C’est un quartier d’accueil par excellence, populaire, historique, fonctionnant depuis plus d’un siècle comme lieu de concentration d’immigrés. Pour la communauté clandestine, le quartier de « Barbès » constitue un espace de ressourcement culturel mais, aussi, un espace de travail, un lieu de rendez-vous quotidien et un lieu de fréquentation rituelle. Cet espace offre un répertoire de modes de rencontres, de consommation, de vente et d’achat selon un rythme et des codes d’interaction qui permettent l’identification à un univers culturel lointain (le pays d’origine). Ce quartier est donc produit par cette pratique spécifique de l’espace public du quartier comme lieu de déambulation et de communication pour les individus qui se ressourcent à leur propre culture. C’est un lieu de socialisation dense pour les migrants clandestins qui retrouvent une façon d’être et de vivre ensemble entre-soi. Lieu de résidence subi ou choisi, lieu d’enracinement ou de passage, « Barbès » est la scène de cohabitation de multiples formes d’habitation, lieu de coprésence de diverses trajectoires résidentielles, configurations familiales et traditions culturelles. Chacun à sa manière produit son propre « Barbès» par la pratique et la représentation de cet espace urbain aux multiples facettes. Cf. Lallement, E. (2010), La ville marchande : enquête à Barbès, Paris, Téraèdre.
[15] Le lien de participation organique renvoie à l’intégration de l’individu dans le monde du travail. Cf. Paugam, S. (2008), op.cit.