La mobilité régulière des migrants vers le pays d’origine : une stratégie familiale pour la mise en contact des enfants avec la (les) langue(s) et la culture


Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 41-73 | Texte intégral


Mohammed Zakaria ALI-BENCHERIF: Université de Tlemcen, 13000, Oran, Algérie.

Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31000, Oran, Algérie.


Introduction

Située au carrefour de plusieurs disciplines, la problématique des langues et des cultures au sein des familles de migrants a été approchée sous différents angles. En tant que premier espace de socialisation et de transmission langagière et culturelle, la famille a toujours intéressé les sciences sociales comme la sociologie (Filhon, 2009), la psychologie (Mohammed, 1997), la démographie et l’anthropologie. La sociolinguistique n’est pas en reste du fait que l’étude de la socialisation langagière des enfants et leur scolarisation (Billiez, 2005) ont toujours été au cœur des recherches sur les migrations. Les recherches ont, d’une part, interrogé les pratiques langagières intra et extra familiales et, d’autre part, la réussite scolaire des enfants ainsi que leur insertion sociale, scolaire et professionnelle (Bauttier, 1990 ; Biichlé, 2007).

Au regard des résultats des travaux qui ont porté sur les pratiques langagières et culturelles des familles de migrants algériens en France, on relève des fluctuations entre la transmission du patrimoine linguistico-culturel[1] du pays d’origine et la maîtrise de la langue et la culture du pays d’accueil. Ces fluctuations ont provoqué chez beaucoup de sujets un double déracinement, voire une double fracture (Filhon, 2009). Les conséquences de cette dernière se manifestent à travers les problèmes identitaires, l’échec scolaire (Mohammed, 1997), l’insertion socio-professionnelle et les rapports ambigus aux deux pays. Cet état de faits concerne, en grande partie, les familles des migrants travailleurs que ceux qui sont partis dans le cadre d’une mobilité universitaire ou ayant un certain niveau d’instruction[2]. Ces derniers semblent très attentifs quant au devenir linguistique et culturel de leurs enfants. Cela dit, il s’agit de parents conscients du rôle de la compétence plurilingue et (inter) culturelle (Zarate, 1997), qui est, sans conteste, la clé de voute de la réussite scolaire et de l’insertion socio-professionnelle. 

Il est admis que les familles de migrants maintiennent la langue et la culture d’origine au sein de la sphère familiale et les transmettent à leurs enfants, et ce, malgré la prégnance de la langue et la culture françaises[3] dans leur quotidien (au travail, à l’école et ailleurs). À côté de la volonté affichée par les parents quant au maintien et à la transmission du patrimoine linguistico-culturel, les séjours dans le pays d’origine constituent un véritable projet familial[4] (Gohard-Radenkovic et Veillette, 2015). Ces séjours relèvent, en effet, d’une stratégie familiale sous-tendue par le principe que le contact des enfants avec les proches et la découverte de nouvelles pratiques sont un capital non négligeable qui augmente le sentiment d’appartenance à une culture vécue autrement « là-bas » dans le pays de naissance.

Questionnement et objet d’étude

Afin de rendre compte des faits qui résultent de cette forme de mobilité, nous allons présenter les résultats d’une recherche[5] menée auprès de familles de migrants algériens rencontrées lors de leurs vacances d’été en Algérie. Nous nous interrogerons à la fois sur le parcours migratoire des parents (ayant émigré vers la fin des années 90 et début des années 2000) et leur engagement dans le maintien et la transmission de la Langue-Culture d’Origine (désormais LCO)[6]. Nous mettrons plus particulièrement l’accent sur les apports de la mobilité régulière vers le pays d’origine sur la réactivation du répertoire verbal et l’appropriation d’un « smic » culturel entendus comme un capital de mobilité (Murphy-Lejeune, 2000). Cette forme de mobilité, qui permet de mettre les enfants en contact « direct » avec la LCO, est souvent envisagée comme une expérience faisant partie des stratégies qui s’inscrivent dans la « politique linguistique familiale » (Deprez, 1996). Nous nous restreindrons volontairement, dans notre contribution, à ne traiter que quelques éléments relatifs à la trajectoire et au parcours migratoires des parents (en tant qu’agents transmetteurs) qui renseignent sur leur volonté de mettre les enfants en contact avec le pays d’origine sans trop focaliser sur l’analyse des pratiques langagières. Parler de transmission conduit nécessairement à évoquer les enfants (en tant que récepteurs) et la façon dont ils s’approprient la LCO. Cela sera argumenté par quelques déclarations des parents et des enfants mais aussi à travers l’observation de leurs échanges. Ainsi, les descendants des migrants vivent, rappelons-le, lors des séjours qu’ils passent dans le pays de naissance de leurs parents, de nouvelles expériences éprouvantes (souvent renouvelées) où ils sont appelés à confronter leur parler avec celui de leurs interlocuteurs algériens (cousins, proches et amis) bi-plurilingues. Nous dirons aussi que les apprentissages induits par les séjours dans le pays d’origine des parents sont nombreux et complexes.

Méthodologie : outils, terrain et population

Notre étude s’appuie sur une enquête par entretiens semi-directifs réalisée auprès de familles de migrants (parents et enfants) interviewés lors des séjours passés en Algérie. Nous nous basons aussi, pour illustrer certains faits, sur deux outils méthodologiques complémentaires : un questionnaire écrit destiné aux parents et des conversations auxquelles ont participé descendants de migrants et leurs proches et amis. L’objectif principal est d’explorer, de décrire et de comprendre davantage ce qui ressort du discours déclaratif et des pratiques comme éléments qui renseignent à la fois les stratégies familiales et le rôle de la mobilité régulière dans la transmission et l’appropriation des éléments de la LCO. Nous nous attacherons, dans cette contribution, à analyser, selon une démarche résolument qualitative, les données émanant des questions portant sur les thématiques de la biographie langagière, de la mobilité vers le pays d’origine et de la transmission de la LCO.

Le terrain d’investigation : difficultés d’accès et complexité des faits

Les entretiens se sont déroulés, selon les cas, au sein de l’espace familial (Deprez, 1999) en Algérie et en France ainsi que dans des situations extra-familiales, et ont concerné principalement les parents. Quant aux enfants, nous étions confrontés, surtout pour la réalisation des entretiens, à des problèmes d’incompréhension, c’est pourquoi nous nous sommes contentés de discussions qui ont porté sur les thèmes retenus dans les différentes rubriques du questionnaire et du guide d’entretien.

Voici les principales rubriques retenues dans le questionnaire et le guide d’entretien destiné aux parents : l’âge des couples et leurs parcours migratoires, leurs études et professions, leur profil langagier leurs pratiques langagières familiales, leur mobilité France-Algérie : fréquence et motivations ; leurs motivations et stratégies quant à la transmission de la langue-culture d’origine (en France et en Algérie) et la mobilité virtuelle. Les questions destinées aux enfants lors des discussions ont porté sur les pratiques langagières intrafamiliales (parents, fratrie), les pratiques extrafamiliales (rue, école, etc.), l’emploi du français, l’emploi de l’arabe algérien, les réseaux de communication, la culture du pays d’origine, l’apprentissage de l’arabe standard, le contact avec les proches, les séjours en Algérie, etc. Nous étions amenés à noter les données après chaque discussion et à ne retenir que l’essentiel. Quel que soient les limites de notre observation et le volume des données, nous avons pu mettre le doigt sur certains faits saillants qui se produisent lors des séjours passés dans le pays d’origine des parents. Par ailleurs, même si l’échantillon n’est pas représentatif (statistiquement), il fournit du moins sur le plan qualitatif – outre les conséquences linguistiques et culturelles de la mobilité – des indicateurs qui renseignent sur la dynamique migratoire et sur une population de migrants différente, dans ses stratégies migratoires des précédentes[7]. Il ne s’agit pas de prétendre à une explication de tous les faits et les effets qui en ressortent, mais de mieux comprendre – selon des angles d’attaques que nous avons délimités – cette forme de mobilité (les vacances dans le pays des parents) dans sa complexité. Ce qui compte dans une démarche qualitative c’est surtout « le principe de significativité et non le principe de représentativité » (Blanchet, 2007 : 347) où « le rôle du corpus est d’exemplifier un repérage interprétatif des traits saillants proposés comme significatifs d’une situation sociolinguistique particulière, d’une dynamique en hélice où la fréquentation du terrain éclaire « le corpus » qui, à son tour, aide à rendre lisible la complexité du terrain. » (ibid. 344).

Notre population d’enquête est composée de 24 sujets dont 14 couples (pères et mères) qui ont répondu à un questionnaire destiné aux parents ; 04 pères soumis à des entretiens semi-directifs et à des discussions informelles sur le thème de la transmission et le maintien de la LCO, sur la mobilité régulière vers le pays d’origine ainsi que sur la politique linguistique familiale. Nous avons également interrogé et observé de près 06 enfants (deux filles et quatre garçons).

Profils langagiers des parents : plurilinguisme et conscience linguistique

Si les migrants possèdent, à leur arrivée dans la société d’accueil, un répertoire bi-plurilingue ou encore des compétences bi-plurilingues où la langue d’origine constitue le plus souvent la langue forte, leurs enfants l’acquièrent (par immersion sociale) dans un environnement où elle est minoritaire. En effet, la langue du pays de naissance des enfants laisse peu de place à la langue d’origine des parents même si cette dernière est présente[8] au sein du microcosme familial. Pour ce qui est des familles observées, nous dirons que les choses sont différentes surtout lorsque les parents ou l’un d’entre eux est allé en France pour étudier. Il s’agit, en effet, de familles dont les parents (ou un des deux) sont hautement qualifiés et possèdent des compétences communicatives bi-plurilingues où l’arabe algérien et le français sont les langues fortes. Il est à préciser que ces parents ont développé leurs compétences communicatives[9] en français lors des premières années de migration. Cet état de fait nous semble fort intéressant quant à la gestion des pratiques langagières et la transmission de la LCO. Voici les déclarations de deux enquêtés (N.M & T.A) pour illustrer cela :

Extrait 1 

N.M : « J’étais conscient dès mon arrivée en France que le français que je parlais ne me suffisait pas pour communiquer avec les français // je parlais un français de l’école // proche du  français académique//petit à petit j’ai développé mon français//là maintenant c’est comme ma langue maternelle//mon français ne me posait pas de problèmes de communication mais il fallait s’adapter//ceci m’a aidé aussi à accompagner mes enfants / les orienter et les corriger// mes enfants je leur parle en français et en arabe».

Extrait 2

T.A : « Je savais avant même de partir en France que j’allais être confronté à des situations différentes // je comprenais très bien et j’écrivais bien mais pour parler j’hésitais toujours surtout face aux Français // mais j’ai très vite appris // je me suis habitué // maintenant je parle et je crois que je n’ai même pas l’accent // mes enfants aussi // c’est une chance de parler plusieurs langues »

Il ressort de l’ensemble des entretiens que les parents sont unanimes à reconnaitre l’importance du plurilinguisme dans leur quotidien. Ils sont tous plurilingues et déclarent maitriser quatre langues (arabe algérien, arabe standard, français et anglais) dont au moins deux sont utilisées quotidiennement au sein de la sphère familiale : l’arabe algérien[10] et le français. L’arabe[11] (dit littéraire ou classique), en tant que langue sacrée[12] et du sacré (Haque, 2014), est également présent à côté du français et l’arabe algérien à travers les pratiques religieuses et les médias[13] (notamment les chaines de télévision algériennes). Les trois principales langues, à savoir l’arabe algérien, le français et l’arabe standard, reçoivent une image positive de la part des parents puisqu’elles ont toujours été présentes dans l’environnement social avant leur émigration et demeurent présentes dans leur environnement familial dans le pays d’accueil, et auxquelles les enfants sont exposés. Ostensiblement, la trajectoire migratoire a contribué à la recomposition de leurs répertoires verbaux (Billiez et Lambert, 2005) et au développement de leurs compétences communicatives en français. Par ailleurs, l’anglais occupe - en tant que langue apprise dans le cadre scolaire et universitaire en Algérie - une place non négligeable. Les enquêtés déclarent, en effet, que la maitrise de l’anglais était plus que nécessaire dans leur réussite universitaire. Ils affirment tous qu’ils ont développé leurs compétences en anglais au cours de leurs études. Enfin, l’arabe littéraire reste, et ce malgré les compétences lecturales et scripturales[14] des enquêtés, la langue la moins utilisée dans les échanges.  

Extrait 3 

Z.M. : « J’ai toujours parlé arabe algérien
et français côte à côte // l’anglais je l’ai appris à l’école // quand je suis arrivé en France l’anglais était obligatoire à l’université // j’étais obligé de renforcer mes connaissances // je lisais et j’écrivais en anglais »

Extrait 4

M.B. : « l’arabe classique c’est vrai je ne l’emploi pas car il n y a personne avec qui on peut parler cette langue // je lis et j’écris en arabe // je fais la prière en arabe oui / mais je ne le parle pas »  

À côté de toutes ces considérations, les données de l’enquête par questionnaire[15], présentées ici à titre complémentaire et illustratif, révèlent la part des langues à l’intérieur du réseau familial (entre parents, parents-enfants et au sein de la fratrie). 

Tableau 1 : Tableau récapitulatif des pratiques langagières familiales déclarées

 

Ainsi, nous dirons que le plurilinguisme parental est un atout qui aide à la gestion des échanges langagiers intrafamiliaux et permet de saisir les différences et d’accéder à la culture du pays d’accueil (de naissance pour les enfants). Par ailleurs, certains parents n’affichent pas un attachement à une langue particulière ou à un mode particulier. L’arabe algérien comme le français sont utilisés respectivement en modes monolingue, bilingue
et mixte selon les circonstances. Il faut juste préciser que les mères sont plus enclines à s’adresser à leurs enfants en arabe dialectal que les pères qui, eux, utilisent davantage le français et passent respectivement par les deux modes bilingue et mixte. D’autres optent pour le mode monolingue et opèrent des choix stratégiques, ils emploient soit le français soit l’arabe algérien. Dans l’extrait qui suit, nous soulignons une sorte de compromis entre les parents pour mener à bien l’éducation linguistique des enfants où le père leur parle dans une langue et la mère dans l’autre.

Extrait 5

K.C. : « chez nous nous parlons les deux langues // mais la conseillère pédagogique m’a recommandé de leur parler en français et laisser la maman s’occuper de l’arabe // depuis ils sont arrivés à parler les deux // puis je les envoie une fois par semaine pour apprendre à lire et à écrire l’arabe classique ».

On retiendra des déclarations que l’éducation linguistique des enfants est prise en charge par les parents. Ces derniers manifestent une conscience plurilingue qui s’avère fondamentale quant à la mise en place de la politique linguistique familiale dont l’objectif principal est le maintien et la transmission de l’arabe algérien ainsi que l’apprentissage de l’arabe littéraire. Les parents sont également soucieux pour ce qui est de la maitrise du français par les enfants. La majorité d’entre eux considère le français à la fois comme la principale langue des réseaux dans lesquels s’inscrivent les enfants en dehors de la sphère familiale, mais aussi comme la clé de la réussite scolaire. C’est pour cela qu’ils suivent de près leur progression et les aident à faire leurs devoirs. Ainsi, nous dirons que le plurilinguisme parental est une ressource déterminante dans l’éducation linguistique des enfants. Une réalité qui nous conduit, dans le cas de ces migrants hautement qualifiés, à parler d’une transmission plurilingue dont la gestion relève d’un haut degré de conscience linguistique.

La mobilité régulière comme projet familial : ressourcement et socialisation des enfants 

La mobilité régulière vers le pays d’origine est un projet familial vertical qui relève certes de la décision des parents, mais ces derniers se plient eux-mêmes, dans une certaine mesure, aux exigences de la famille élargie. Conscients du bien-fondé des vacances, parents et grands-parents sont co-acteurs de la mobilité[16] (Gohard-Radencovic, 2009), ils essayent d’offrir aux enfants des opportunités de contact afin qu’ils restent attachés aux proches et au pays. De surcroit, les enfants sont à leur tour co-acteurs de cette mobilité (les vacances) comme le précisent les propos d’un des enquêtés :

Extrait 6

N.M : « Depuis leur jeune âge mes enfants insistent pour que je les envoie au pays // je ne pouvais pas les accompagner pour des raisons professionnelles // et puis je ne pouvais pas moi rester deux mois au pays // chaque année je les envoie // ils me disent qu’ils aiment beaucoup l’ambiance familiale // ils ont leurs amis et leurs repères // Ramadan // l’aïd // la plage »  

Il n’est pas rare que les enfants, jusqu’à un certain âge, demandent à leurs parents de les accompagner ou de les envoyer au pays. Bien que les aspirations des enfants différent du projet familial, les séjours passés dans le pays d’origine des parents a, rappelons-le, un impact notoire sur leur socialisation linguistico-culturelle. Visiblement, les enfants occupent une place centrale dans ledit projet. Cette mobilité provoque, dans ce sens, une socialisation horizontale[17] (Santelli, 2009) qui relève soit d’une décision verticale soit d’une décision horizontale. Si nous mettons en relation ces considérations avec les réponses obtenues par le questionnaire destiné aux parents, il apparait à l’évidence une conscience affichée en ce qui concerne la mise en contact des enfants avec les langues mais aussi avec les pratiques culturelles.    

Tableau 2 : Les déterminants de mise en contact avec la LCO lors des vacances

 

Contrairement aux autres générations de migrants (celles des Trente Glorieuses) qui manquaient de moyens financiers, nos enquêtés travaillent pour la plupart dans des secteurs où ils occupent des postes importants. Les entretiens réalisés avec les parents mettent en évidence la mobilité comme projet familial pour lequel ils réservent un budget spécial, et ce, malgré la cherté du déplacement. Ce qui revient à dire que les parents en question possèdent les moyens de leur politique et essayent de gérer au mieux la mobilité (les vacances). Elle est donc organisée selon deux axes : celui du ressourcement et celui de la mise en contact directe des enfants avec la LCO. La valeur symbolique que recouvre la LCO est indéniable et requiert au même titre que le maintien du contact avec la famille élargie une place fondamentale. C’est une responsabilité vue ici comme un devoir envers les ascendants. Ce sont des questions qui reviennent beaucoup dans le discours des pères comme le montrent les extraits ci-après :

Extrait 7

N.M. : « Moi je fais mon devoir // mes parents ont toujours insister sur cette question // j’essaye d’assurer la continuité // leur monter d’où ils viennent // quelles sont leurs racines / leurs langues / leur religion // après c’est à eux d’assumer et de choisir le chemin qui leur semble juste // mais je souhaiterais qu’ils restent attachés à leurs racines // mes enfants ont leurs repères en France et c’est là où ils vont faire leur vie // moi j’ai fait la mienne »

Extrait 8

B.T. : « Je ne cesse de leur parler de la famille // des traditions // des principes // des origines
et j’insiste sur la religion // parce que si mes enfants savent d’où ils viennent ils peuvent aller loin sans se perdre // je les ai toujours accompagnés quand ils étaient enfants pour leur montrer des choses et les mettre en contact avec leurs oncles, tantes et cousins // maintenant ils viennent seuls // je suis content parce qu’ils parlent bien la langue / ils sont pratiquants et connaissent bien le pays // ils ont été un peu partout // qu’ils fassent la même chose pour leurs enfants » 
 

Il convient de signaler que les mêmes propos reviennent chez l’ensemble des sujets enquêtés. Dans cette optique, le souci de la continuité par la mise en contact des enfants avec les proches et la LCO requiert une place capitale dans la vie de cette catégorie de migrants pour qui le retour n’est pas envisageable.

Les citations ci-dessous tirées des réponses des enfants mettent en évidence l’utilité de la mobilité régulière vers le pays d’origine :

Extraits 9

« c'est agréable de passer des vacances en Algérie », « car c'est mon pays d'origine », « parce que c'est le pays de mes parents
et c'est aussi mon pays en plus il y a mes cousins
et cousines », « parce que c'est mon pays et là je rencontre mes oncles, mes tantes, mes cousins et cousines », « j'aime mon pays, j'aime le soleil du bled, la rencontre de la famille », « pour assister aux fêtes et les occasions comme le Ramadan », « proximité avec la famille, la religion et la culture », « voir la famille, passer les vacances, assister aux mariages ».

Il ressort clairement de l’ensemble des déclarations que l’importance affirmée de la mobilité vers le pays d’origine des parents est ramenée ici à la question identitaire où les pratiques culturelles occupent une place centrale. Les attraits de la mobilité sont nombreux et importants à leurs yeux et, à plus forte raison, lorsque certaines conditions se réunissent : les moyens financiers, l’accueil par les proches, etc. 

Les contacts entre les descendants de migrants et leurs interlocuteurs en Algérie : une mobilité linguistique et culturelle à l’œuvre

Le premier constat que nous pouvons avancer concernant les échanges langagiers des descendants des migrants avec leurs interlocuteurs « ici en Algérie » est qu’il s’agit, dans bien des cas, d’asymétries croisées des répertoires (Ali-Bencherif, 2009). La confrontation de l’arabe parlé des enfants de migrants avec celui de leurs proches, jugé légitime (Deprez, 2006), est une occasion pour eux afin de développer leurs répertoires verbaux et les réajuster tout au long du séjour qu’ils passent en Algérie. Ceci est valable aussi pour les proches qui développent d’une manière ou d’une autre des capacités à faire en français. C’est donc à travers les échanges bi-plurilingues que les descendants des migrants et leurs interlocuteurs développent les ressources de leurs répertoires respectifs. 

Les différents usages que nous avons pus enregistrer lors de notre présence parmi les migrants et leurs descendants, durant les vacances d’été (entre 2015 et 2017), montrent de manière manifeste la réactivation et le développement des ressources du répertoire. L’usage de l’arabe algérien croît en raison de la durée et le nombre des séjours passés dans le pays d’origine des parents. Si, pour les parents, l’emploi de l’arabe algérien relève des pratiques courantes, pour les enfants c’est une opération délicate même s’ils possèdent des compétences en cette langue dont les ressources correspondent en partie au « parler vernaculaire intra-familial » (Dabène et Billiez, 1987, p. 71). Toutefois, chez la plupart des enfants, l’insécurité linguistique n’est manifeste qu’au début du séjour. De ce fait, cette attitude explique leur réticence et la limitation de leurs interactions aux deux réseaux de la fratrie et des parents. Il ne s’agit pas, à notre sens, de déficit mais plutôt d’un blocage dû aux habitudes communicatives. Cela s’explique par l’élargissement des réseaux (cousins, amis, etc.) dans la durée où la participation aux échanges est plus importante.

Nous avons observé de près un groupe d’enfants composé d’un descendant de migrant et deux de ses proches ayant presque le même âge que lui, leurs échanges se déroulaient exclusivement en arabe algérien. Dans certaines situations, le descendant du migrant était plus dans la réception que dans la production. Cela s’explique par le nombre de signaux de feedback qu’il produisait (acquiescements) en réponse aux énoncés de ses interlocuteurs. Dans un autre cas similaire au premier, deux descendants d’un migrant (un garçon et sa sœur) ont rencontré les enfants d’un ami à leur père dans un jardin. Les quatre enfants ont passé plus d’une heure à jouer et à parler entre eux, la principale langue de communication était l’arabe algérien, le recours au français ne se produisait que lorsque l’enfant cadet s’adressait à sa sœur pour lui demander des explications. Par ailleurs, outre les échanges entre enfants, il arrive que les descendants de migrants emploient l’arabe algérien avec leurs interlocuteurs adultes. Tel est le cas de deux autres garçons (13 et 11 ans) qui passent, chaque année, deux mois de vacances chez leurs grands-parents depuis plus de dix ans. Nous avons constaté que ces deux garçons emploient, selon les cas, le français et l’arabe algérien avec les membres de la famille (grands-parents, cousins, etc.) en modes : monolingue, bilingue et mixte. Les déclarations de l’un d’entre eux montrent bien l’importance accordée à l’arabe algérien :

Extrait 10 

M.M : « J’aime bien revenir chaque année chez mes grands-parents // il y a beaucoup de choses qu’on n’a pas en France // tout le monde nous aime ici // oui les gens nous parlent en français // et nous nous leur parlons en français et en arabe // les premiers jours ce n’est pas facile mais après on s’habitue // mon père nous dit si vos résultats scolaires sont bons / je vous emmène en Algérie »

Quant aux pratiques culturelles, elles sont complexes et multiples. C’est par la découverte et par le questionnement que les faits culturels sont saisis par les enfants. Le développement des compétences culturelles émanant des pratiques effectives promues par les membres de la famille élargie grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines créent un espace de socialisation culturelle où les descendants de l’immigration apprennent par immersion sociale. Un des enquêtés (T.A.) nous a déclaré que son fils et sa fille âgés respectivement de 13 et 10 ans lui posent beaucoup de questions sur certains faits culturels qu’ils découvrent lors des vacances dans le pays d’origine. Par sa manière d’expliquer et d’expliciter mais aussi à travers les pratiques effectives de tel ou tel fait (rites ou cérémonies) occasionnées par les fêtes et les rencontres familiales (un diner par exemple), ses enfants développent des compétences culturelles remarquables, a-t-il déclaré. Ces pratiques font partie intégrante du patrimoine, voire de la mémoire familiale que les enfants évoquent à chaque occasion chez eux en France. À leur tour, les parents racontent des histoires réelles ou fictives (contes, légendes et mythes) en rapport avec l’imaginaire collectif et la culture d’origine. Au-delà de la valeur symbolique qu’ils recèlent, ces faits sont portés par les enfants comme un véritable capital (un bien immatériel) et en réclament à chaque occasion l’usage. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, le port d’une telle ou telle tenue, la préparation d’une recette typique, la célébration d’une fête religieuse, etc. Voici quelques extraits qui ressortent des déclarations des enfants :

Extraits 11

« Les fêtes, les mariages, la religion et les prophètes », « l'histoire des prophètes, les traditions de mon pays », « les coutumes et les arts de l'Algérie », « l'histoire de la guerre d'Algérie », « le Ramadan, la prière, la mosquée, l'Islam »

Les principaux éléments de la culture d'origine que les enfants souhaitent mieux connaitre sont ramenés à la religion et à laquelle les parents accordent une place primordiale. On voit bien, à travers les citations tirées des réponses des enfants, l’influence du discours parental notamment en ce qui concerne les pratiques cultuelles qui vont en parallèle avec les pratiques langagières et culturelles. 

Conclusion

Nous sommes partis de l’affirmation que la mobilité régulière vers le pays d’origine des parents induite par la politique linguistique et culturelle s’inscrit dans les stratégies familiales qui consistent à créer les conditions pour une meilleure socialisation langagière et culturelle des enfants. Les parents visent, en effet, à augmenter le sentiment d’attachement des enfants au lignage et à maintenir ce patrimoine immatériel inestimable qui est, selon leurs déclarations, indissociable de leur identité.   

Ces résultats relatifs aux différentes enquêtes menées auprès d’une population limitée à quelques familles de migrants, ne doivent toutefois  pas conduire à conclure que lors des séjours passés dans le pays d’origine, les enfants aboutissent à une maitrise parfaite de la LCO. Nous avons souligné que la mobilité représente un moment fort dans la vie des descendants des migrants étant donné que les relations sociales qu’ils établissent avec leurs interlocuteurs leur permettent de réajuster leurs répertoires verbaux, de développer leurs capacités à faire et de tirer profit des bien-fondés des pratiques culturelles qui sont le ciment de leur identité. Il en ressort que parents et enfants sont conscients de ce que représentent la mobilité et le contact avec les proches. Nous relevons également une conscience plurilingue et une identité plurilingue chez les parents qui affichent leur volonté de transmettre les principaux ingrédients à leurs enfants.    

Bibliographie

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Zarate, G. (1997). Pour l’amour de la France : la constitution d’un capital pluriculturel en contexte familial. In Marie Louise Lefebvre ; Marie-Antoinette Hily (dirs.), Les situations plurilingues et leurs enjeux. Paris: L’Harmattan.


Notes

[1] Nous pouvons parler également d’héritage linguistico-culturel (Matthey, 2010).  

[2] Nous nous référons à ceux qui sont partis étudier en France (boursiers ou autres) et qui ont, au cours ou à la fin du cursus, changé de statut pour devenir résidants. C’est ce qui correspond aux sujets qui ont été sollicités pour participer aux différents entretiens. 

[3] Même si la langue et la culture française prédominent, la France reste un pays plurilingue et pluriculturel. Concernant les jeunes issus des différentes migrations, la culture urbaine est l’une des références.   

[4] Parents, grands-parents et enfants sont dans bien des cas « co-acteurs de la mobilité ».

[5] Notons que nous avons mené plusieurs enquêtes auprès des familles de migrants algériens établis en France lors des vacances dans le pays d’origine (2005-2009 dans le cadre du doctorat ; 2012-2014 dans le cadre du projet PNR). Nous reprendrons volontairement certaines données de ces enquêtes pour illustrer nos propos. Une autre recherche est en cours et à laquelle nous participons en tant que membre du PE du CRASC intitulé : « Transmission des langues et de la LCO au sein des familles de migrants algériens en France, entre défis culturels et réussite socioprofessionnelle ».

[6] L’acronyme LCO est utilisé en sociolinguistiques et en sciences sociales et humaines pour désigner la langue et la culture d’origine des parents migrants qu’ils souhaitent maintenir et transmettre à leurs descendants. 

[7] Les parcours des migrants avec qui nous avons effectué les entretiens sont tout à fait différents des générations précédentes. Il s’agit d’individus urbains et très qualifiés qui aspirent à une mobilité sociale (Santelli, 2009) pour qui les enfants représentent le noyau dur.   

[8] Du moins chez les familles observées.

[9] Notons qu’à leur arrivée en France les sujets enquêtés possédaient (selon leurs déclarations) des compétences linguistiques scolaires et universitaires (en réception) qu’ils ont développées lors des échanges avec des locuteurs natifs ou experts.     

[10] Nous soulignons que nous n’avons pas dans le cadre de cette recherche effectué d’enquêtes auprès de familles berbères (kabylophones ou autres).

[11] Nous employons arabe littéraire compte tenu des catégorisations qui circulent parmi les locuteurs. Il s’agit pour eux d’un arabe écrit qui renvoie à la fois à la forme moderne (dite standard) et classique (lié à la littérature classique et au Coran).

[12] L’arabe classique appelé aussi « l’arabe du Coran » représente une valeur symbolique et l’accès à la religion constitue un véritable enjeu de sa transmission aux yeux des parents.

[13] Il est à noter que la télévision représente un véritable espace de ressourcement et de contact avec la réalité du pays pour les parents. Les enfants, quant à eux, découvrent la réalité du pays d’origine des parents à travers les différentes émissions. Beaucoup de parents nous ont affirmé (enquêtes de 2013) que ces chaines de télévision sont d’une importance capitale puisqu’elles offrent des opportunités non négligeables de découverte, de questionnement et de discussion. En s’y exposant, les enfants apprennent beaucoup de choses.

[14] Relatives à la lecture et à l’écriture (que les spécialistes appellent aussi littéracie).

[15] C’est une enquête réalisée auprès de familles de migrants entre 2012 et 2014 dans le cadre d’un projet PNR.

[16] Nous utilisons le terme de « co-acteurs de la mobilité » pour désigner les agents impliqués, dans un cadre familial, dans la stimulation,l’imposition et la planification de la mobilité vers le pays d’origine des parents.

[17] Nous tenons à préciser, que dans le même sens de la socialisation horizontale qui se produit dans le pays de naissance dont parle Emmanuelle Santelli (2009), lors des vacances dans le pays d’origine (de naissance) des parents, les enfants se retrouvent dans des situations (oncles, tantes, cousins et amis) où se multiplient les contacts qui produisent des effets sur leurs comportements langagiers et leurs pratiques culturelles.     

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