Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 175-192 | Texte intégral
Colette NOYAU: UMR 7114 CNRS MoDyCo, Université Paris - Ouest- Nanterre-La Défense.
Introduction
Les recherches sur l’acquisition de l’écrit ont progressé ces dernières années avec l’apport des comparaisons interlangues menées en psychologie cognitive (Gombert 2009). Les processus du lire-écrire sont bien modélisés : assemblage et adressage pour la lecture des mots, voies ascendante et descendante pour la compréhension de textes, allocation de l’attention aux différents niveaux de traitement, interactivité des composantes du traitement, et la psychotypologie des langues amène à formuler des hypothèses sur des différences ou des spécialisations dans le traitement de l’écrit en fonction de la langue (Fayol et Jaffré 2008). La confrontation de deux langues comme l’arabe et le français apparaît alors comme particulièrement instructive: bien qu’il s’agisse de deux langues alphabétiques, le traitement de l’écrit en arabe et en français sollicite des stratégies différentes, et des degrés d’attention différents alloués aux divers aspects du traitement (Ammar 2002 ; Boukadida 2008).
Lorsque le même sujet passe du traitement de l’écrit dans une L1 à l’apprentissage de l’écrit dans une autre (L2), pour parvenir à la compréhension du message écrit en L2, il doit découvrir de nouvelles règles du jeu, et développer de nouvelles stratégies efficaces dans la L2. Selon les couples L1-L2 impliqués, il sera plus ou moins possible de transférer des aspects de la compétence de lecture et écriture développée en L1 à la L2 en cours d’apprentissage. Les études tant sur les lecteurs experts dans ces langues que sur les apprentis lecteurs de chacune doivent aider à gérer les situations d’apprentissage de l’écrit en contexte plurilingue.
Nous avons rencontré sur le terrain[1] une situation d’éducation où des élèves sont confrontés aux systèmes d’écriture de l’arabe puis du français, dans un contexte pluriglossique complexe. Nous avons constaté dans les écoles mauritaniennes les grandes difficultés auxquelles font face les élèves pour accéder à l’écrit du français. Le présent travail vise à approfondir l’analyse de ces difficultés, en s’appuyant sur les avancées de la psycholinguistique du traitement de l’écrit en contexte multilingue.
La problématique de l’accès à l’écriture en français seconde langue de scolarisation en contexte mauritanien
Du point de vue sociolinguistique, la Mauritanie est un pays à plurilinguisme complexe, étudié de façon approfondie par Taine-Cheikh (1988, 1994, 2002). L’arabe littéral y est langue officielle, avec une situation pluriglossique, où se parlent une variété d’arabe dialectal servant de véhiculaire, le hassaniyya, et quatre autres langues nationales : le zenaga, variété de berbère en situation récessive, et trois langues négroafricaines, pulaar, soninké et wolof, dans les régions du sud bordant le fleuve Sénégal. Le hassaniyya, langue la plus parlée, mais non écrite, est un dialecte arabe de type bédouin, très conservateur donc relativement proche de l’arabe littéral (Taine-Cheikh 1988), bien qu’il manifeste des spécificités aux plans phonique, morphologique, lexical. Le français a la fonction de « langue de travail », peu présent hors de l’école, mais très prisé pour l’accès aux métiers « modernes » (avantage des francisants sur les arabisants sur le marché du travail). L’étude a porté sur la zone hassanophone (capitale et alentours). Pour plus de détails sur la situation sociolinguistique et sur les enquêtes de terrain (Noyau, 2009)[2].
Sur le bilinguisme scolaire de la Mauritanie, dans le contexte de la pluriglossie mauritanienne : la réforme de 1999 a mis fin au double système scolaire antérieur du primaire au lycée : arabophone avec français langue matière / bilingue francophone avec langues nationales négroafricaines au primaire, selon les régions (voir dans Taine-Cheikh 1994 un historique des politiques linguistiques mauritaniennes). Cette réforme a installé une filière unique dite «bilingue» arabe / français pour tous : tout se fait en arabe littéral dès la première année de l’enseignement fondamental (désormais 1AF), première langue d’enseignement (L1e), une seconde langue déjà pour les élèves, les L1 qu’ils maîtrisent étant soit le hassaniyya, soit le soninké, le pulaar, le wolof ou le zenaga. L’initiation au français oral commence en 2AF, le français, d’abord, langue matière devient la seconde langue d’enseignement (L2e) pour les mathématiques dès la 3AF, et les Sciences s’enseignent en français dès la 5AF. Au secondaire, le français est la langue d’enseignement des matières scientifiques, l’arabe celle des domaines « sciences humaines » et « formation de la personne ».
Notre étude est fondée sur les observations de terrain dans des classes primaires d’un échantillon d’écoles proposé par le ministère de l’éducation mauritanien à notre venue, complété par des enregistrements de classe, des entretiens enregistrés avec les maîtres des écoles visitées et leurs directeurs, avec des conseillers pédagogiques et des inspecteurs du primaire, à quoi s’ajoutent les documents photographiés permettant de mieux cerner les pratiques de classe : photos des éléments portés au tableau, de pages des cahiers d’élèves, et l’exploitation détaillée d’un lot remis par le ministère d’une centaine d’épreuves anonymes des matières évaluées en français à l’examen de fin de primaire (cet aspect est développé dans notre étude de 2009 et, pour ce qui est des épreuves de certification, dans Noyau 2011). Toutes ces données, recueillies dans la perspective de la demande exprimée de dégager des modalités d’optimisation du passage L1-L2 en contexte multilingue, ont fait l’objet d’un traitement inductif à travers le filtre de la psycholinguistique de l’acquisition des langues et de l’écrit (voir les références à travers ce texte).
Nous avons été frappée, lors de cette enquête, par l’échec massif de l’accès à l’écrit du français observé chez les élèves mauritaniens, et en particulier celui de l’accès au principe alphabétique en français, avec comme conséquence un taux d’échec élevé en fin de primaire. Une partie des élèves n’ayant pas pu accéder au principe alphabétique en français au bout des 6 années d’école ne peuvent ni prendre de notes ni répondre aux tâches écrites qui leur sont proposées, mais simulent l’écriture en copiant des festons (Noyau, 2009).
Quels aspects de la situation linguistique et éducative de la Mauritanie peuvent contribuer à entraver à ce point les apprentissages de l’écrit en français L2e ? Quelle complémentarité s’établit entre les langues d’enseignement ? Dans le système « bilingue » généralisé depuis 2000 (cf., Mint-Mohamed Vall., 2015 ; Noyau, 2009), curricula et pédagogie sont conçus de façon séparée pour l’arabe et le français – malgré le cadre commun de l’approche par compétences (APC). Les maîtres arabisants sont majoritaires, les maîtres francisants en nombre insuffisant (avec un recrutement palliatif d’enseignants expatriés des pays francophones voisins), très peu de maîtres sont « bilingues », c’est-à-dire capables d’enseigner dans les deux langues, leur maîtrise de l’une et/ou de l’autre langue d’enseignement étant souvent insuffisante. Ce qui entraîne une absence de mise en relation entre L1 d’enseignement et L2 d’enseignement, ou entre langues d’enseignement et les L1 du milieu parlées par les élèves.
Entrée dans l’écrit en arabe et en français : éclairage psycholinguistique
L’arabe comme le français sont des langues réputées à l’orthographe difficile, c’est-à-dire relativement distante d’une représentation graphophonologique transparente (écarts par rapport au principe phonologique, représentation incomplète de l’oral, codage d’informations grammaticales ou lexicales non prononcées). Cependant, ces difficultés ne sont pas similaires dans les deux langues. Nous allons inventorier les différences typologiques entre les systèmes d’écriture des deux langues, pour en tirer des implications sur les types de traitement psycholinguistique exigés par chacun des deux systèmes orthographiques. Le tableau I ci-dessous[3] synthétise ces différences quant aux dimensions suivantes : écriture manuscrite / imprimée, tracé des lettres, correspondances graphophonologiques, orthographe grammaticale, orthographe lexicale, segmentation de l’écrit en phonogrammes, segmentation en mots, écriture et information linguistique, modalités de lecture dans l’apprentissage de l’écrit (ces éléments s’appuient notamment sur Dichy (1997, 2002) pour la structuration morphologique des vocables de l’arabe, et sur Grainger et al. (2003) pour les processus de reconnaissance de mots écrits en arabe), ainsi que sur les travaux psycholinguistiques de : Ameur-Amokrane 2006, Besse et al. 2007, Boukadida 2008 ; Romdhane, Gombert et Belajouza 2003 ; Khateb et coll. 2014 ; et les études descriptives de Neyreneuf et Al-Hakkak 1996 et Roman, 1974.
À ces contrastes typologiques entre systèmes d’écriture s’ajoute la situation de diglossie, voire pluriglossie (Dichy, 2017) entre la variété orale d’arabe parlée, le hassaniya, et l’arabe formel écrit et enseigné, dont la problématique est commune aux pays arabophones (Asadi et coll. 2014 ; Ibrahim, 2009 ; Ibrahim et Aharon-Peretz, 2005).
Les différences typologiques de représentation écrite de la langue orale entre arabe et français exigent un appui structuré pour permettre aux élèves de relier L1e et L2e, en vue du transfert de compétences de lecture et d’écriture de l’arabe au français en 3AF, et pour favoriser l’installation des stratégies de traitement de l’écrit propres à la L2e.
Tableau I : Systèmes graphiques de l’arabe et du français et leurs difficultés de traitement
Abréviations : M, MM = maître(s) ; E, EE = élève(s) ; L1e = première langue d’enseignement (arabe littéral) ; L2e = deuxième langue d’enseignement (français pour les matière scientifiques) ; G, D = gauche, droite ; N = nom ; V = verbe ; SN = syntagme nominal ; TAM = temps – aspect – mode
Comme le montrent les études expérimentales sur la reconnaissance du mot écrit en arabe par des adultes (Grainger et al. 2003) et sur le traitement du mot en français L2 par des arabophones comparés à des lusophones (Besse, Demont et Gombert, 2007), on doit retenir, pour mettre en place une didactique de l’écrit en français L2e (langue à alphabet latin) après l’arabe L1e du domaine sémitique, les contrastes suivants du traitement du mot :
- : faible sensibilité aux informations tenant à la lettre individuelle / Fr. : sensibilité au niveau de la lettre ;
- : une seule casse (et écritures manuscrite et imprimée similaires) : la représentation de la lettre est plus stable graphiquement donc plus liée à son tracé6 / Fr. : les changements de casse n’entravent pas la lecture, le niveau de représentation de la lettre est plus abstrait car très indépendant de son dessin physique (ex. a ≠ A) ;
- : appui sur la silhouette globale du mot (son enveloppe visuelle), ce qui réduit le rôle de la lettre individuelle / Fr. : appui impossible sur la silhouette globale du mot étant donné les changements de casse et les différences entre écriture imprimée et cursive;
- : rôle important de la racine consonantique dans la reconnaissance des mots / Fr. : rôle plus important des unités infralexicales : lettre, graphème, phonème. Ainsi, le traitement du français s’appuie sur la rime phonologique des syllabes, celui de l’arabe essentiellement sur l’attaque consonantique des syllabes ;
- : forte sensibilité aux aspects morphologiques (schèmes, dérivations s’appliquant à la racine), notamment conscience morphodérivationnelle, qui pourrait être transférable avec bénéfice au traitement du français.
Pour Besse et al. (2007), le changement de système d’écriture fait que l’apprenti lecteur arabophone du français L2e redevient un lecteur débutant focalisé sur ses connaissances phonologiques explicites (de la L2), ce qui entrave le recours à ses connaissances morphologiques, bien établies en L1.
Le problème cognitif des élèves mauritaniens pour entrer dans l’écrit doit aussi tenir compte de la situation de plurilinguisme dans laquelle ils grandissent. Raisonnons sur la situation la plus simple et la plus fréquente, celle des enfants dont la L1 est le hassaniya (en laissant de côté les enfants des zones du fleuve dont les L1 sont le pulaar, le soninké ou le wolof, avec tôt ou tard le hassaniya comme L2 véhiculaire orale (Halaoui 1997). Ce chercheur caractérise le hassaniya comme un véhiculaire dominant mais exclu de l’aménagement linguistique. Ces enfants font à l’école l’expérience d’un bilinguisme non exprimé entre leur langue quotidienne, non écrite et non conscientisée (l’équivalent fonctionnel de la darija en Afrique du nord), et une langue formelle, qui s’écrit plutôt qu’elle ne se parle, langue dans laquelle ils seront enseignés et seront amenés à lire et écrire, considérée par l’institution comme leur L1. Langue apparentée à leur langue première certes, mais qui en diffère aux plans phonologique, morphologique et lexical, l’arabe formel servira difficilement de repère pour leurs apprentissages.
Une majorité d’entre eux aura fait, avant l’école, l’expérience des petites écoles coraniques, lieu de récitation du texte sacré, où l’apprentissage est focalisé sur la restitution exacte dans leur forme des énoncés du Livre, à l’oral comme à l’écrit, sans faire l’objet d’explications ou d’élucidations. La valorisation de la restitution de la forme à l’identique devient, dès lors, un repère dans leur représentation de ce que c’est qu’apprendre et une valeur en soi. Et l’enseignement reçu en première langue d’enseignement L1e, qui est déjà une L2, les amènera à supposer que leur L1 est une version altérée de la langue arabe7. D’ailleurs, les recherches expérimentales consultées sur les relations entre arabe parlé et arabe littéral dans le lexique mental des adultes arabophones (Ibrahim 2009, recourant aux techniques de l’amorçage lexical) montrent bien que « malgré l’usage intensif de l’arabe parlé et de l’arabe littéral chez les adultes, et malgré l’origine commune de ces langues, elles ont un statut respectif de L1 et de L2 dans le système cognitif » (trad. par nous).
Dans cette situation de bilinguisme occulté, les enfants ne sont pas amenés à développer une conscience métalinguistique à l’oral dans leur langue première, ce qui a des conséquences sur l’entrée dans l’écrit en L1e, puis en seconde langue d’enseignement (L2e). Il ne peut alors être question de transfert des capacités à l’écrit entre la L1e et la L2e. L’écrit du français doit s’accompagner de la conscientisation métalinguistique (notamment métaphonologique et métamorphologique) nécessaire à son développement – et il faut prévoir un temps d’apprentissage suffisant pour que cette entrée dans l’écrit du français inclue, pour commencer, un entraînement métaphonologique efficace.
Les rapports O - E construits dans les pratiques de classe en L1e et en L2e
Les questions suivantes, à propos des activités didactiques et des échanges M-EE, ont guidé nos observations sur les classes, et ont structuré l’analyse fouillée de séquences de classe de la première à la cinquième année, en arabe et en français (présentée dans un autre article à venir) :
- Quel travail sur la langue est effectué ?
- Comment caractériser les comportements métalinguistiques des MM et des EE ?
- Quels transferts de compétences pourraient être opérés vers l’apprentissage du français ?
Rapports oral-écrit dans les pratiques de classe en arabe
1AF : Les couleurs
Bilan de cette séquence de travail sur la langue en ce qui concerne les relations O – E et l’apprentissage explicite de la langue arabe en fin de première année d’école : les EE ont déjà une certaine maîtrise de l’oral en arabe littéral (lexique approprié, alternances de schème vocalique pour le genre), et se concentrent volontiers sur le lexique des désignations de couleur mises en situation. Ils répètent après le M les énoncés situationnels et les consignes métalinguistiques tracées par le M au tableau, sans qu’on sache s’il s’agit de lecture ou de restitution de mémoire. Le travail métalinguistique s’effectue à l’oral et sur l’oral.
6AF : Arabe, orthographe : tâ marbûta
Bilan : a) Le choix pédagogique est de fonder l’apprentissage de la langue arabe sur la langue littérale, qui existe en tant que corpus écrit, en écartant la langue dialectale. L’objectif de la leçon est de permettre aux EE d’apprendre à orthographier en respectant les cas particuliers de la graphie qui s’appuient sur des traits morphologiques ou lexicaux sans correspondre à des faits phonologiques.
- b) Le vocabulaire métalinguistique utilisé comprend :
- des désignations de sons : [h] ha, [t] tâ,et de phénomènes phoniques : al-waqf (‘pause’, c’est-à-dire ellipse de la syllabe finale du mot)
- des désignations de lettres, et de variantes graphiques de lettres : tâ (marbûta / maftûha), âlif
- des désignations de classes de mots : kalima (mot), ism (nom)
- des désignations de notions morphologiques : féminin, pluriel externe, pluriel brisé, alif al-madd (a allongé), al-fath’ ([a] bref,ou cas direct).
Ce vocabulaire métalinguistique n’est pas sans ambiguïté du fait de sa multiplicité de fonctions et de l’imbrication des niveaux linguistiques dans les étiquetages de la grammaire traditionnelle. La leçon d’orthographe n’est pas présentée en tant que phénomène grammatical : on se concentre sur les différentes façons d’écrire le T.m., les fonctions grammaticales n’étant présentes qu’en arrière-plan.
Le M, dans sa démarche, use de certains comportements métalinguistiques : il sollicite des exemples correspondant à des règles explicites ; il écrit au tableau des règles d’emploi ; il ne rectifie pas les réponses erronées mais détourne l’attention vers d’autres questions ; il relie le thème à d’autres phénomènes par analogie graphique : ex. quand on efface les deux points au-dessus du ta’, le résultat se prononce –ha (il s’agit en fait d’une autre consonne).
Les comportements métalinguistiques des EE sont : donner des exemples de mots appropriés à une règle - particulièrement des mots complexes de la langue formelle : jumhûriyatun (république), hijratun ((é-)migration) ; décrire des contextes d’emploi : ex. après al-fatha (= voyelle a) ; utiliser quelques termes métalinguistiques : féminin, singulier, al-fatha, jam al-taksir (pluriel brisé).Les EE ne prennent pas de notes sur leurs cahiers.
Le travail sur ce thème de Tâ marbûta laisse supposer que le respect des deux graphies de Tâ est objet d’évaluation dans la notation de l’écrit aux examens quelques mois après. Plusieurs linguistes arabisants (communications orales avec l’auteure) estiment que c’est un détail d’érudition, peu exigible en fin de primaire, de nos jours. Les élèves mauritaniens de fin de primaire, eux, auront eu à affronter ce point de l’arabe écrit. Restera à le maîtriser par des applications et entraînements à l’écriture.
Mais les relations entre cet arabe formel et la langue du quotidien, le hassaniya, sont occultées, et on observe dans la parole des enseignants en classe, et dans les entretiens, le recours fluctuant à une assez large portion du continuum hassaniyya - arabe littéral, selon nos témoins (Noyau, 2009, II.1.1.), soit à des fins stylistiques, soit que les enseignants croient parler l’arabe littéraire de référence en parlant plutôt une variété proche du hassaniyya, comme plusieurs interlocuteurs l’ont suggéré à propos des écoles visitées. Ce qui soulève la question de la variété de langue qui sert d’input à l’acquisition de la L1 d’enseignement par les élèves, l’arabe littéral n’étant la langue maternelle d’aucun locuteur. Cette question apparaît traitée de façon naïve et peu sociolinguistique par les cadres éducatifs auxquels la question a été posée lors de nos entretiens :
« Le petit maure qui parle hassaniyya est plus perturbé par la parenté entre l’arabe et le hassaniyya qu’autre chose. Ça n’est pas un avantage. Le petit soninké ou peul n’a aucune langue qui le perturbe pour l’arabe, n’a aucune langue de référence ! il n’est pas lui perturbé par cette parenté ». (Interview d’un inspecteur ; traduit de l’arabe)
Or, si le modèle de langue de la L1 d’enseignement, celle dont les élèves sont censés s’être construits une image stable et structurée, loin d’être un modèle solide, est construit sur du bougé et de l’incertitude, l’acquisition de la L2 d’enseignement en pâtit également. En effet, la L1e fluctuante freine l’acquisition de la conscience métalinguistique requise pour entrer dans l’écrit. L’écrit de la L2e, le français, ne peut alors s’appuyer par transfert sur une représentation claire des relations entre sons et lettres (le principe alphabétique). Ce principe devra être compris et assimilé sur le français émergent en cours d’acquisition.
Oral et écrit et conscience métalinguistique en arabe : le lexique mental
Par ailleurs, la reconnaissance des mots lexicaux dans la chaîne écrite de l’arabe est opacifiée par les mots outils et morphèmes monosyllabiques accolés avant et après le lexème (avant : préposition, article ; après : pronoms clitiques, flexions suffixales). De fait, le mot graphique est une entité complexe, à distinguer du mot comme unité lexicale (Dichy, 2002). L’absence de l’information vocalique à l’écrit est compensée par les marqueurs pré- et post lexicaux qui servent d’indices de la classe et de la fonction du mot, permettant au lecteur de compléter la représentation du mot oral par les voyelles d’un schème morphologique connu : il faut s’appuyer sur la connaissance morphologique des schèmes et des flexions pour prononcer le mot graphique (Dallasheh-Khatib et al., 2014 ; Asadi et Ibrahim, 2014 ; Mutlak-Abu Dahud et al., 2015).
Or, l’arabe parlé possède sur l’arabe littéral des avantages cognitifs (mis en évidence expérimentalement, notamment dans les études suivantes) dont l’éducation pourrait se saisir : a) l’appui sur la morphologie dans le traitement linguistique est plus fiable en arabe parlé qu’en arabe littéral tout au long du primaire (Asadi et Ibrahim 2014) ; b) l’empreinte sémantique du lexique est plus forte en arabe parlé (Ibrahim et Aharon-Peretz, 2005).
Rapports oral-écrit dans les pratiques de classe en français
L’accès initial à la langue française est oral. On accède, ensuite, en 3AF, aux lettres et graphèmes qui transcrivent les énoncés oraux, alors que parallèlement, les mathématiques doivent être enseignées en français. L’entraînement aux relations O – E s’effectue via la lecture en chœur des phrases du tableau avec pointage. On s’entraîne peu à l’écriture individuelle, sur ardoise ou sur papier, entre les interactions M-EE frontales au tableau et les micro-tâches sur ardoise, ou les tâches plus longues par groupes de 8 avec un secrétaire. La lecture est essentiellement lecture à haute voix, sauf en dernière année où l’on prépare les EE aux examens. Des règles grammaticales de formulation complexe sont données telles quelles et copiées dans les cahiers (non déchiffrables ensuite pour une partie des EE). Les EE s‘acquittent des tâches collectives en s’appuyant surtout sur la mémorisation des énoncés ou groupes de mots, mais l’appropriation de ces savoirs et savoir-faire par et pour un travail individuel fait défaut.
Hypothèses explicatives sur les processus de traitement de l’écrit mis en œuvre par les élèves mauritaniens
Les données d’observation ont été analysées à l’aide d’une linguistique acquisitionnelle structurée par une démarche comparative (Noyau 2005), mettant en relief les propriétés des langues en présence induisant des modalités spécifiques de traitement de l’écrit, et éclairées par des recherches psycho- et neurolinguistiques récentes sur le traitement de l’arabe oral et écrit, de façon à cerner les tâches cognitives des enfants pour entrer dans l’écrit du français.
La typologie orthographique contrastée de l’arabe et du français induit des relations différentes entre traitement ascendant et traitement descendant à la lecture. Ainsi, l’arabe « littéral », paradoxalement, amène à privilégier une démarche descendante (allant du sens global de la phrase à l’identification des mots), alors que le français demande de privilégier une démarche ascendante (plus littérale) par les voies phonographique et sémiographique combinées. Cette opposition entraîne des conséquences pour ce qui est du passage de l’écrit en arabe L1e à l’écrit en français L2e chez les EE.
Comme le notent Besse et al. (2007), la référence aux acquisitions préalables de L1 n’est pas toujours exploitable en L2, étant donné la distance entre les langues : certaines compétences et stratégies « se développent directement en L2 sous l’effet de son apprentissage ». Il faut donc s’interroger plus en profondeur sur les types d’unités ou de règles construits en L1 et sur les stratégies propres à la L2 qui peuvent jouer un rôle à certaines étapes de l’acquisition de l’écrit en L2e. Sans oublier que le traitement du langage (phonologie, morphologie, accès lexical) est plus solide dans la langue première des enfants que dans la langue arabe formelle de l’école (Mutlak-Abu Dahud et al. 2015), et que c’est la L1 hassaniyya qui pourrait servir d’appui pour installer une prise de conscience métaphonologique (syllabes, sons et leurs combinaisons) en vue de comprendre ce que fait l’écrit dans une langue alphabétique.
En conclusion, les implications didactiques à tirer de notre étude
Pour aller vers des préconisations à partir de ces analyses, esquissons, d’une part, les conditions favorables à ménager chez les élèves, d’autre part, les conditions nécessaires chez les maitres pour pouvoir enseigner en instaurant ces conditions8.
Les capacités centrales à développer chez les élèves pour l’entrée dans l’écrit du français seraient les suivantes :
- représentation phonographique appuyée sur une juste représentation phonique du français oral L2e ;
- analyse des syllabes en graphophonèmes;
- lecture et écriture individuelles sur livre et cahier;
- copier, prendre en note et se relire.
Pour assurer ces apprentissages, les capacités à développer chez les maîtres seraient alors :
- mener des activités en analyse et synthèse de syllabes (segmentation et assemblage) ;
- détecter les blocages cognitifs des EE pour l’assemblage;
- faire lire pour le repérage et la prise de sens;
- fournir des rétroactions explicites sur les essais graphiques des EE (évaluation formative).
L’ensemble de ces points pourraient utilement nourrir la formation initiale et continue des maîtres des écoles mauritaniennes, et surtout dans un premier temps celle des inspecteurs et encadreurs pédagogiques garants du renouvellement des pratiques et de leur appui sur la recherche psycholinguistique des processus d’apprentissage de l’écrit.
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Notes
[1] Ce travail développe certains aspects d’une étude menée en 2008 pour le programme « Enseignement du français en contexte multilingue » de l’OIF.
[2] Abréviations utilisées : M, MM = maître(s) ; E, EE = élève(s) ; L1e = première langue d’enseignement (arabe littéral) ; L2e = deuxième langue d’enseignement (français pour les matières scientifiques) ; G, D = gauche, droite ; N = nom ; V = verbe ; SN = syntagme nominal ; TAM = temps – aspect – mode ; 1AF, 2AF, …, 6AF = 1e, 2e, …, 6e année du fondamental.
[3] Ce tableau, conçu pour des lecteurs francisants mais pas tous arabisants, développe davantage les traits comparatifs pour l’arabe.
4 C’est le cas dans les écoles primaires du Liban (observation L. Mansour). En Mauritanie, nous n’avons pas de telles observations.
5 Mot réel ≠ « mot graphique », selon Neyreneuf et al.
6 Notons, cependant, qu’il ne semble pas exister d’études expérimentales sur l’effet des variations de tracé (initial / médian / final) des consonnes dans la lecture en arabe.
7 Cette analyse vaut aussi pour les autres situations de scolarisation des pays arabophones, qui partagent cette mise à l’écart de la langue parlée dans laquelle grandissent les enfants au profit d’une langue formelle de l’écrit, premier obstacle cognitif à l’entrée dans le monde de l’école (Elimam 2003, à paraître ; Ibrahim et Aharon-Peretz, 2005).
8 On a laissé de côté, pour tenir compte de l’espace de cet article, quelques autres paramètres sur lesquels la formation des maîtres et les conditions concrètes de la classe doivent pouvoir influer : notamment, les entraînements à la fluidité de lecture, à la maîtrise du geste graphique, à l’écriture cursive, qu’il conviendrait de proposer pour l’entrée dans l’écrit du français.