Insaniyat N°80-81 | 2018 |La santé au quotidien dans les pays du Maghreb|p. 13-16 | Texte intégral
Ce numéro d’Insaniyat, portant sur la santé au quotidien dans les pays du Maghreb, a pour objet de mettre en lumière les pratiques
socio-sanitaires mises en œuvre par les différents acteurs de santé dans les sociétés maghrébines. Il s’agit de redonner du sens à leur façon de dire et de faire, face aux maladies chroniques. L’enjeu est de montrer que la santé, loin d’être un état statique prise en charge uniquement par des professionnels, demeure indissociable du fonctionnement familial. Elle prend racine dans un processus dynamique, complexe et contradictoire qui s’incruste dans les différents espaces familiaux.
Les différentes contributions ont cette valeur heuristique de mettre en exergue les activités de santé invisibles, gratuites et socialement peu reconnues, assurées quotidiennement par les patients et leurs proches parents (Cresson, Mebtoul, 2010).
Il est de plus en plus difficile d’ignorer ou de sous-estimer le travail de santé complexe et diversifié des familles et associations dans la prise en charge des malades (Houari Benkada et Mohamed Mebtoul). Celles-ci sont contraintes de compenser les insuffisances et les dysfonctionnements des institutions qui oublient le patient-acteur porteur d’une trajectoire de la maladie (Strauss, 1992) en se fixant, de façon mécanique, sur la pathologie.
Ce malentendu consiste à considérer de façon réductrice les patients
et leurs proches parents comme de simples consommateurs de soins.
En revanche, l’orientation théorique de l’ensemble des articles est de caractériser la famille comme un espace de production de santé au cœur d’enjeux sociaux et politiques qui traversent les sphères privées
et publiques (Mebtoul, 2010).
Les contributeurs de ce numéro décrivent et décryptent un arrière-plan de la santé au quotidien déployé par les patients et les membres de la famille, à la fois dans les espaces domestiques et professionnels, notamment les services hospitaliers. Il est possible de le caractériser par les multiples investissements affectifs, cognitifs et financiers assurés dans une logique de don et de contre-don, entre-soi, c’est-à-dire entre les proches parents du malade chronique, tout en soulignant avec force que cet arrière-plan fonctionne à la marge du système de soins officiel.
La cacophonie organisationnelle des services des urgences des CHU dévoile deux éléments majeurs : d’une part, la fragilité de l’identité professionnelle du personnel de santé « impuissant » à répondre rapidement aux demandes des patients en raison de multiples incertitudes et aléas techniques et sociaux qui freinent la prise en charge de la maladie (Abdelkrim Haouari et Abdelmalek Adda Boudjellel) ; d’autre part, la défiance des patients anonymes, sans capital relationnel, à l’égard du service des urgences de l’hôpital, se traduit par le nombre important des membres de la famille qui accompagnent le malade. Les crispations, les frustrations et les contre-violences des patients montrent bien que le service des urgences s’apparente au « miroir » de la société. Tout semble indiquer, enfin, la complexité de la question importante des recours aux soins dont les décisions sont prises dans la structure familiale.
(Marc-Éric Gruénais et Élise Guillermet). La « gratuité » des soins et la proximité géographique de la structure de soins sont loin de représenter des éléments suffisants pour permettre de construire des rapports de confiance entre les différents acteurs de la santé. Et pour cause ! Le système de soins recouvre des enjeux sociaux et de pouvoir qui sont essentiels pour pouvoir objectiver les multiples inégalités non seulement dans l’accès aux soins mais aussi dans la prise en charge de la maladie chronique entre les différentes catégories de patients. La complexité du sens du mal est attestée par la prégnance du registre religieux qui permet aux personnes malades atteintes de Sida, de construire leurs interprétations qui ne sont pas séparées de la manière dont ils envisagent de lutter contre cette maladie dans les sociétés musulmanes
(Bouchaib Mejdoul).
Dans les pays du Maghreb, l’une des mutations brutales du système de soins durant ces deux dernières décennies est incontestablement la forte marchandisation des soins. La montée importante et brutale du secteur privé des soins en Algérie, durant les années 1990, a pu se concrétiser grâce au soutien des pouvoirs publics et à la déliquescence des hôpitaux publics, se traduisant par la désaffiliation des médecins spécialistes qui intègrent les cliniques privées. Ces deux éléments ont permis la constitution d’une élite médicale puissante qui accède à la réussite sociale et professionnelle dans le secteur privé des soins. (Mebtoul, 2010).
Cette mise en perspective rapide du système de soins permet d’indiquer le renforcement des inégalités sociales de santé, conduisant les différents patients à recourir à une médecine à deux vitesses. Dans le secteur privé, les ressources financières sont impératives pour se soigner. Dans le secteur étatique, la détention du capital relationnel devient une norme pratique mobilisée par les patients privilégiés. Par ailleurs, le retrait de l’État représente la dimension essentielle dans la redécouverte de la famille comme productrice de soins (Martin, 2007).
Les contributions de ce numéro se sont appuyées, de façon dominante, sur une approche qualitative et microsociale pour tenter de mettre au jour les différents « sens du mal » (Augé, Herzlich, 1984). Ils permettent de faire ressortir les interprétations des patients et de leurs proches dans leurs confrontations quotidiennes à la maladie chronique. Ils font aussi valoir un savoir d’expérience important et socialement peu reconnu, résultant de leurs investissements auprès de leurs enfants en situation de handicap. La posture fusionnelle et de proximité avec leurs enfants les autorise à une compréhension plus fine de leurs souffrances et des stigmates produits dans et par la société à leur égard (Karima Araoui
et Hocine Fsian). Plutôt que d’évoquer le terme de soutien apporté à ces enfants, bien en deçà de la réalité quotidienne, nous privilégions la notion importante de charge de travail physique et mentale. Elle suppose une attention et une disponibilité permanente et soutenue de la mère, durant la journée et la nuit. Celle-ci « oublie», selon son propre terme, de prendre soin de sa personne. Cette charge de travail, portée à bout de bras par les femmes, est impérative pour permettre à leurs enfants en situation de handicap de faire face aux contraintes quotidiennes.
L’anthropologue de la santé traque l’évidence et le sens commun. Il s’oblige à questionner ce qui est convenu de nommer le « fou » étiqueté comme une personne dépourvue de « raison », incapable de « s’adapter » aux différentes situations, rejetée à la marge de la société. Une enquête dans les services hospitaliers montre que le malade, dit mental, est en mesure d’infirmer sa marginalité sociale, par le déploiement de compétences sociales et techniques qui contribuent à donner plus d’allant et de propreté au service hospitalier. Certains malades hospitalisés sont loin d’être passifs ou enfermés sur eux-mêmes. Ils participent activement au fonctionnement de l’hôpital psychiatrique (Sarra Samra Benharrats et Mohamed Mebtoul).
Nawal Boudechiche montre bien, à partir, de la notion de littératie, l’importance d’objectiver de façon précise l’information dans tous les domaines de la vie sociale. L’objectif est de conduire la personne à une réflexivité pertinente sur la production des savoirs profanes.
In fine, cette livraison d’Insaniyat avait pour motivation première d’appréhender le quotidien de la santé, pouvant représenter une clé de lecture de la société algérienne. Il semble important d’accéder ultérieurement à un approfondissement de ces contributions en intégrant une perspective diachronique et comparative, concernant le fonctionnement des systèmes de soins au Maghreb, en référence aux multiples inégalités de santé au cœur de nos sociétés respectives.
Mohamed MEBTOUL
Coordonnateur du numéro