Le malade « dit mental » : des pratiques inventives à l’hôpital psychiatrique de Sidi Chami


Insaniyat N°80-81 | 2018 |La santé au quotidien dans les pays du Maghreb|p.105-117 | Texte intégral


Samra BENHARRATS: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie
et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, GRAS, 31 000, Oran, Algérie.

Mohamed MEBTOUL: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie
et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, GRAS, 31 000, Oran, Algérie.


Introduction

Le trouble d’ordre mental, du point de vue socio-psychiatrique, est un évènement touchant le sujet dans son espace-temps référant au caractère aigu ou chronique de la maladie, et dans son espace physique et social induit par le caractère interactionnel avec son entourage familial, médical et avec son environnement socioprofessionnel. En effet, le sujet atteint de troubles mentaux n’est pas un « déviant » ou un simple consommateur de soin. Cette posture est défendue par le sociologue américain Parsons[1] qui appréhende la maladie comme une « déviance », interdisant au patient d’assumer ses tâches quotidiennes et étant donc «impuissant» à assurer ses différents rôles dans la société. Dans cette approche fonctionnaliste, le malade serait dans l’incapacité de déployer son statut « d’homo œconomicus »[2] (Benharrats, 2018).

Cette vision, très passéiste du patient devant se soumettre totalement au médecin qui aurait le monopole de la santé, a fait l’objet de critiques importantes, issues notamment du courant interactionniste américain, dont l’un des représentants les plus significatifs est Erwing Goffman (Goffman, 1968). Il montre bien que les malades dits mentaux déploient au quotidien des pratiques sociales complexes, indiquant les multiples contournements de l’ordre médical opérés par les patients-acteurs. Ils tentent, malgré tout, de donner sens à leur vie sociale, tout en étant atteint d’un trouble psychiatrique. Nous prenons ici appui sur les recherches importantes orientées particulièrement sur le quotidien des personnes ordinaires, celle de Michel de Certeau, qui a sans doute permis de dévoiler ce qu’il nomme « l’inventivité » des personnes de Certeau, 1990), n’étant jamais totalement prises dans l’engrenage du fonctionnement de l’institution la plus totale qu’elle soit, selon le mot de Goffman, en référence notamment à l’asile, la prison ou l’armée.

L’objet de l’article est donc centré sur la façon dont le malade « dit mental » construit activement son rapport à l’institution hospitalière. Il semble important de comprendre ce que Goffman nomme « l’arrière-plan » de l’hôpital, espace invisible qui permet aux malades de déployer un ensemble de pratiques sociales, mais aussi des propos qui dévoilent de la lucidité, des formes de coopération et de conflits entre eux et avec les professionnels de la santé (Goffman E, 1973). Espace qui permet également de comprendre les logiques de contournement des normes dominantes (les fugues de l’hôpital, leur rapport aux médicaments, et à la nourriture, etc.) et les inventivités déployées pour rendre le cadre institutionnel plus agréable, saisir des moments d’intimité qui leur permettent d’évoquer leurs proches parents, etc.

Nous avons réalisé une étude sociologique sur terrain, en adoptant une approche ethnographique et qualitative, il s’agit d’une étude descriptive analytique microsociologique (Gérin-Lajoie, 2002). L’intérêt de ce type d’étude est qu’il s’intéresse aux expériences quotidiennes des individus qui sont, dans notre contexte, les malades atteints de troubles mentaux et qui permettront de mieux comprendre leurs pratiques sociales. Et c’est à partir de leurs discours et pratiques que l’analyse s’effectuera.

Cette démarche méthodologique doit nous permettre de restituer, de traduire finement les logiques, de décrypter et de décrire les pratiques quotidiennes des patients hospitalisés au sein de l'établissement hospitalier spécialisé en psychiatrie (EHS) de Sidi Chami d’Oran. Cet hôpital présente une superficie de plus de 65 hectares et est considéré comme l’un des plus grands hôpitaux spécialisés en psychiatrie en Algérie, il est le seul dans la wilaya d’Oran. Il a été ouvert le 14 Janvier 1957 d’après un projet de construction établi en 1949 prévoyant une capacité théorique de 1200 lits, avec un total de 15 pavillons. Actuellement, il a une capacité limitée à 470 lits avec un total de 11 pavillons, car quatre ont été fermés suite à la dégradation de la structure (DSP, s.d.; Mohammedi, 2006). En dépit de cette réduction d’hospitalisations, il continue à recevoir les différents patients des différentes wilayas limitrophes par effet d’attraction, alimentée par l’histoire de cette structure.

Dans cette étude, notre démarche méthodologique est indissociable de notre immersion au quotidien dans l’espace hospitalier, en mobilisant conjointement les observations et les entretiens approfondis, dans le but de mettre en exergue les interactions entre les professionnels de la santé et les malades. La valeur heuristique de cette méthode est de restituer et de traduire les logiques sociales et les façons de faire des malades qui relèvent de l’ordre de l’inattendu et l’étonnement pour le chercheur, étant déployées à l’encontre des normes prescrites au cœur du fonctionnement du service hospitalier.

Pour ce faire, nous nous appuyons sur le paradigme interactionniste d’Erwing Goffman, en référence notamment à son ouvrage « Asiles » (Goffman, 1968). Il décrit les gestes, les façons de faire, les interactions entre les malades eux-mêmes, et entre ces derniers et les professionnels de la santé. Les travaux de Michel de Certeau, nous ont semblé très pertinents parce que l’auteur montre bien, notamment dans ses deux ouvrages sur « l’invention du quotidien » (de Certeau, 1990 ; de Certeau, Giard, & Mayol, 1994), l’importance de ce qu’il nomme les « tactiques » des dominés pour, malgré tout, redonner un sens à leur vie sociale.

Dans un premier temps, nous exposons dans cet article le processus évolutif de la définition de la maladie mentale et son influence sur le changement du statut du malade « dit mental » dans la société. Dans un second temps, nous illustrons les cas de malades atteints de troubles mentaux, acteurs dans le système de soins ayant fait l’objet de notre enquête au sein de l’hôpital psychiatrique d’Oran.

Quand le malade mental participe aux soins

La nomination de la maladie mentale a connu des transformations d’ordre sémantique importantes. Il est, donc, important de rappeler que le mot « fou », celui qu’on enfermait dans l’asile, espace fortement stigmatisé (Goffman, 1968), soumis à un traitement de choc pour tenter de le calmer, a été remis en question, de façon radicale, par une majorité de psychiatres. La référence au courant de l’antipsychiatrie des années 1960, semble ici importante. Il a permis d’interroger de façon critique la psychiatrie classique centrée sur la maladie en soi, en oubliant les différentes facettes de l’identité du malade. Le dépassement critique opéré par ce courant, s’est notamment traduit par la reconnaissance sociale de la personne atteinte d’une maladie dite mentale. Il montrait, au contraire, l’importance de l’insertion sociale du malade mental dans la société, refusant son enfermement dans un hôpital psychiatrique (Foucault, 1999).

En évoquant plutôt la santé mentale au détriment de la maladie mentale, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) se refuse à opérer un étiquetage négatif du malade « dit mental » pour, au contraire, l’inscrire dans un champ du possible qui est celui de la reconnaissance sociale, lui donnant le droit d’être une personne comme une autre, pouvant s’intégrer dans la société (WHO, 1946; WHO, 1986). La notion de santé est un fait social total, selon l’anthropologue Marcel Mauss, au sens qu’elle concerne la vie sociale de la personne. C’est donc moins la maladie comme un état qui semble représenter notre posture, mais plus la personne porteuse d’une histoire singulière qui agit dans la société, où le normal et le pathologique, s’entremêlent, au lieu de s’opposer de façon radicale (Canguilhem, 1966).

Jean-Charles Pagé, un ex-patient de l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu au Québec, a contribué aux changements ou à la révolution de la prise en charge psychiatrique dans les institutions médicales canadiennes. Il a dénoncé les conditions d'internement de cette institution psychiatrique dans son livre « Les fous crient au secours »[3]. Grâce à ses écrits, le ministère de la santé et des services sociaux du pays a mis en place plusieurs commissions d’enquêtes dans les institutions en vue de moderniser les services psychiatriques au pays. En 1998, le ministère a organisé un plan de transformation des services de santé mentale et a reconnu l'importance de la participation des personnes vivant « un problème de santé mentale » à ce changement qui les concerne au premier degré (Provencher, 2003 ; White, 1993).

Il semble important de rappeler l’insertion professionnelle et sociale de nombreux malades stabilisés dans la société. Aujourd’hui, la prise en charge des malades dits mentaux, semble connaitre une progression importante. Elle s’appuie sur d’anciens malades qui peuvent assurer un travail de proximité avec les patients, ce sont des médiateurs de santé. Ils sont intégrés dans les équipes de soins. Ils mobilisent leur savoir et expériences issus de leurs rapports avec les professionnels de santé mais aussi avec les malades, leur permettant de comprendre leurs langages, et leurs façons de faire. Cette interaction de proximité est centrale pour permettre une socialisation rapide et efficace des moyens et des techniques de soins. L’objectif est d’accompagner le malade pour qu’il puisse progressivement surmonter ses contraintes quotidiennes dans la société, pour accéder à un état de « rétablissement » connu par le terme de « movement recovery »[4].

Les médiateurs de santé sont aussi incontournables pour permettre aux malades de s’approprier le statut d’acteur social dans l’institution sanitaire, mais, aussi, dans la société. Le système « Working First »[5] autorise la constitution d’une équipe composée de professionnels de santé et des sujets atteints de maladie mentale rétablis sur le plan médical. Leur objectif est double : d’une part, intégrer le malade dans le système de soin comme acteur, tout en bénéficiant de ses expériences dans la promotion de la prise en charge ; d’autre part, permettre à celui qui reçoit cette prise en charge, une mise en situation de confort psychique, pouvant mieux recevoir cette aide si elle est issue d’une personne ayant connu les mêmes souffrances que lui.

Les formes « d’inventivité » du malade dit mental

Il s’agit à présent de montrer concrètement les logiques sociales déployées par les patients atteints de troubles mentaux. Nous nous appuyons sur des cas de malades observés, durant et en dehors de leur hospitalisation à l’EHS de sidi Chami d’Oran.

Le patient hospitalisé ne porte pas un uniforme ou un pyjama propre au malade de l’hôpital. Il peut donc être très proche du personnel de santé. On peut difficilement opérer un étiquetage sur sa personne, sauf s’il est trahi par son comportement. Ici, les malades « tentent, eux aussi, d’arracher un espace à eux, qui leur permet de donner sens de façon détournée à leur activité, en produisant leurs propres normes pratiques, quitte à être dans « l’anti-discipline », selon le mot de de Certeau » (Mebtoul, 2018 ; de Certeau, 1990). Le malade « dit mental » essaie, durant son séjour, de nouer une relation amicale avec le personnel du service en abordant la conversation sur des sujets intimes et personnels : « Vous avez pris un congé, je ne vous ai pas vu il y a quelque jours… Vous avez une meilleure mine… Est-ce que vous êtes marié ? Comment vont vos enfants ?... Hier, j’ai vu le chef du service, il semble qu’il va faire une inspection aujourd’hui ».

Ces expressions sont bien de l’ordre d’une interaction de proximité et même de familiarité avec le personnel de santé. Elles semblent significatives d’une volonté d’être aussi comme les autres personnes, réfutant avec force la déconsidération qui peut lui être attribuée en raison de sa pathologie. Le langage ordinaire (Wittgenstein, 1961) qu’il mobilise face au personnel de santé est une façon de démontrer qu’il est aussi informé des péripéties des uns et des autres présents dans le service. Il montre, enfin, qu’il a les capacités d’engager la discussion avec les soignants, en opérant une forme sociale de décloisonnement symbolique qui le met à « égalité » avec ces derniers. « Ces pratiques mettent en jeu une ratio "populaire", une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser » (de Certeau, 1990).

Certains malades hospitalisés optent résolument pour des tractations et des négociations avec le personnel de santé (Strauss, 1992). L’objectif est de pouvoir assurer certaines tâches dévolues en principe aux agents de service : essuyer le parterre, faire la vaisselle, donner à manger aux autres malades hospitalisés, faire les lits, signaler une tentative de fugue d’un malade et même aider à contenir une agitation. Parfois même, ils signalent un symptôme ou un comportement considéré comme pathologique d’un autre malade au médecin traitant : « Le soir [tel patient] est insomniaque, il dérange les autres malades… J’ai vu [tel patient] parler tout seul … [Tel patient] planifie de fuguer… [Tel patient] refuse le traitement… ».

Le personnel de santé accepte volontiers de déléguer certaines de ses tâches, le libérant ainsi d’une partie de son travail. En contrepartie et dans une logique de réciprocité, où le don et le contre-don, selon Mauss, semblent ici s’imposer. L’agent de service n’hésite pas à accorder certains privilèges au patient : plus de temps quand il reçoit de la visite, une cigarette de plus que les autres malades, une sortie en dehors du service pour aller au foyer ou dans d’autres pavillons de l’hôpital, même à l’insu du médecin traitant, qui peut ordonner le contraire par mesure médicale. Ce comportement va, parfois, à l’encontre des objectifs du malade. Mais pour lui, il est important d’exhiber ses aptitudes sociales. Le personnel peut refuser, avec le médecin traitant, la sortie, en invoquant le fait que le patient n’est pas très bien stabilisé pour le garder plus longtemps au service, afin de contribuer aux travaux et combler le manque de personnels. En théorie, le personnel paramédical considère le patient rétabli, s’il constate que sa participation dans les activités du service est assurée. En outre, le patient n’est plus dans une situation d’isolement psychique et physique. Lors d’une conversation entre une aide-soignante et une patiente dans un des pavillons de l’hôpital, nous avons observé une négociation concernant la sortie définitive de la patiente. L’aide-soignante dit : « je te conseille de participer au ménage du service comme les autres, si le médecin voit ça, il va se dire que tu es guérie et il décidera ta sortie » ; la malade répond : « Je n’ai pas très envie, tu ne peux pas lui dire que je vais bien et que j’ai déjà fait le parterre et la vaisselle pour qu’il voie (subjonctif)  que je vais bien, je ne veux pas rester longtemps ici. Je veux sortir».

La participation du malade, atteint de troubles mentaux,  aux activités du service, lors de son hospitalisation démontre le déploiement d’une forme d’empowerment[6]. Celui-ci désigne l’accroissement de sa capacité d’agir via le développement de l’autonomie, de la prise en compte de l’avenir et de la participation aux décisions le concernant en matière de soin (Ibarrart, 2013). Ce qui fait que l’empowerment est étroitement lié à la notion de rétablissement du patient atteint de cette maladie.

Cet autre patient hospitalisé est traité pour une schizophrénie en phase de rechute, à la demande de sa famille. Après une quinzaine de jours d’hospitalisation, il propose au médecin, chef du service, de peindre le pavillon où il est hospitalisé. Sa demande fut acceptée et on lui a donné les moyens pour la réalisation de son objectif. Durant cette période, les visiteurs du service, le personnel des autres pavillons ne voyaient pas le patient hospitalisé, mais le peintre-créateur qui produit de la beauté dans l’espace sanitaire, le remodelant de façon autonome. Son travail minutieux tente d’atteindre la perfection. Les teintes proposées dans les différentes pièces ont été bien choisies. Elles étaient différentes de celles des bureaux médicaux et des chambres des patients hospitalisés. Il disait:

« Je suis peintre de profession, ce que je fais m’occupe, et c’est un moyen aussi de dire à mon médecin traitant que je vais bien. En plus, il faut bien le faire car un service qui reçoit les malades, surtout ceux qui sont atteints de troubles mentaux, doit être propre, gai par ses couleurs comme si on est chez soi, n’oubliez pas qu’on est souvent hospitalisé ici pendant plusieurs mois, alors au moins qu’on soit dans un lieu propre comme si on est chez soi ».

En assurant gratuitement l’activité de peintre au profit de l’institution hospitalière, le malade « dit mental » montre explicitement ses capacités « d’inventivité » (de Certeau, 1990), remettant en question l’idée du strict enfermement asilaire du malade. L’identité du malade est bien plurielle, de l’ordre d’une construction sociale. En s’appropriant le statut de peintre, c’est une façon d’indiquer qu’il a le droit d’évoluer dans un espace propre et qui est le sien « comme si on est chez soi ». L’acte de ce patient renvoie aussi à une composante importante, celle du patient acteur dans le système de soin par son souci de l’hygiène, calquant l’acte de prévention que la médecine se procure le droit de propager dans son discours. Il a, en outre, le souci d’entretenir son bien-être psychique et celui des autres patients hospitalisés par la gaité des couleurs et la familiarité des lieux.

Erwing Goffman montre l’importance de l’adaptation secondaire du patient, lui donnant la possibilité d’inventer des « tactiques » pour être reconnu comme une personne (Goffman, 1968). « Les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente et aussi des jeux qu’il introduit dans les fondations d’un pouvoir » (de Certeau, 1990). Cette invention de tactiques est le signe d’un art de faire qui s’articule sur le détail du quotidien. C’est une forme d’intelligence élaborée par le malade « dit mental », similaire à ce qui a été décrit par les grecs : « mêtis[7]» ou « la ruse de l’intelligence » (Zine, 2010). Tout en étant malade, il déploie des ressources cognitives et affectives invisibles, pour affirmer sa présence active et critique dans l’institution psychiatrique. Elle est l’objet constant d’une recomposition opérée quotidiennement par les malades qui tentent, malgré tout, d’attribuer du sens à leur vie quotidienne.

Un autre patient hospitalisé dans la même structure a peint des tableaux de nature morte avec une forme de délicatesse, introduisant des couleurs multiples, donnant une forme de vie au service. La description de ces tableaux peints directement sur le mur de manière artistique, ne peut être équivoque à leur visualisation. L’auteur de ces tableaux disait que le malade voyait des murs, mais à travers ces derniers, il peut voir la vie et l’espoir, donnant le pouvoir au patient de s’évader en transperçant les cloisons psychiques. Ces tableaux sont une forme de thérapie, en se référant à l’art-thérapie[8]. Par la médiation de l’art pictural, le patient est un producteur de soins (Cresson & Mebtoul, 2010). La production de santé indique, ici, tout ce travail invisible, gratuit et souvent peu reconnu, qui permet aux patients d’accéder à cet art de faire, pour se prendre eux-mêmes en charge. Il s’exprime avec d’autres moyens que les mots souvent jugés, mal interprétés ou introduits d’emblée dans un cadre de verbalisation délirante ou hallucinatoire.

Le patient mobilise des ressources cognitives au profit des autres patients hospitalisés au service, confirmant que la prise en charge en psychiatrie ne consiste pas uniquement dans la médication chimique. À ce titre, l’auteur des tableaux disait : « Je veux donner un peu de vie dans ces services […] Les services sont fades et ennuyeux, on a besoin de plus de couleur et de vie […] Ces tableaux nous amènent là où on ne peut pas
aller». Cette prise en charge est aussi au cœur des actes quotidiens assurés par le malade qui démontre sa volonté de transformer son espace de vie, représenté par le service hospitalier, en le rendant plus agréable. L’esthétique intègre les postures des malades dits mentaux qui ne sont pas toujours ce que les gens pensent spontanément et de façon stéréotypée, pour les étiqueter de « fous ».

La contribution du malade atteint de troubles mentaux est une construction sociale, au sens où il favorise au sein de l’hôpital le déploiement de liens sociaux entre les différents patients. La solidarité informelle entre ces derniers est bel et bien prégnante dans l’espace hospitalier. Elle peut ainsi s’exprimer par le soutien psychologique ou affectif prôné à l’égard de son voisin malade, ou l’orienter, comme, c’est le cas de cette patiente vers un autre médecin plus avenant et considéré comme étant plus à l’écoute des malades. Certains patients s’octroient ainsi le statut de médiateur ou de conseiller au profit d’autres malades en souffrance et dont les traitements chimiques ne semblent pas avoir donné des résultats probants. Cette malade disait :

« Je lui ai conseillé de voir un autre médecin et de préférence une femme, car elle a un traumatisme dû à un viol, et le viol est mieux raconté chez un médecin du même sexe… Elle a suivi mon conseil et il semble qu’elle aille mieux car son premier médecin ne l’écoutait pas vraiment et ne faisait que prescrire un traitement, il ne lui a même pas proposé une personne avec qui, elle puisse discuter et vider son cœur et son chagrin » [Elle fait référence à un psychologue].

Ce cas témoigne d’un savoir-faire d’expérience qui a permis d’améliorer la prise en charge de la seconde patiente. Le psychiatre lui-même n’a pas pensé à cet aspect de la prise en charge. Une femme victime de viol peut difficilement se livrer à un thérapeute du même sexe du violeur, c’est un des déterminants qui aboutirait à l’échec de la prise en charge. L’expérience personnelle de cette patiente lui a permis aussi de savoir que c’est par la « parole » que les souffrances s’apaisent et non pas uniquement par le traitement chimique.

Les pratiques sociales au quotidien des malades « dit mentaux » permettent d’indiquer que ces derniers sont aussi des personnes qui tentent de construire leur champ du possible, en activant de façon  raisonnée et critique dans l’espace hospitalier: « Ce n'est pas un diagnostic médical qui détermine si une personne peut accomplir son rôle administratif, c'est son désir d'engagement au sein de l'organisme » (Provencher, 2003).

Conclusion

L’approche ethnographique au sein des services de l’hôpital psychiatrique de Sidi Chami d’Oran a permis de mettre en exergue une autre facette des patients hospitalisés, effaçant celle du « fou dangereux » redoutable. Il s’agit du patient actif, producteur et parfois innovateur dans le système de santé psychiatrique. Ceci se traduit par le déploiement d’un savoir d’expérience du patient durant la période d’hospitalisation ou de suivi médical, qui se traduit par cette volonté de s’impliquer activement pour tenter d’améliorer de façon relativement autonome ses conditions de vie au sein de la structure hospitalière.

Le malade « dit mental » est aussi, contrairement aux évidences, une personne réflexive qui contribue aux changements dans le domaine de santé. Il contourne parfois les règles de l’institution sanitaire, pour redonner du sens à sa vie sociale. Son regard sur la société et le système de soins déconstruit de façon significative les stigmates portés de façon rapide à son encontre.

Bibliographie

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(1) Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie
et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

(2) Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, GRAS, 31 000, Oran, Algérie.

(3) Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie
et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

(4) Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, GRAS, 31 000, Oran, Algérie.

[1] Talcott Edger Parsons (1902-1979), sociologue américain. Il a élaboré une théorie qu'il appelle fonctionnalisme systémique de l'action. Cette théorie emprunte des éléments à différents auteurs (Sigmund Freud, Émile Durkheim, Max Weber, etc.) et a permis de développer différentes approches plus « opératoires » de la socialisation.

[2] Homo œconomicus (homme économique en latin, par imitation des dénominations employées en paléoanthropologie), est une représentation théorique du comportement de l'être humain, qui est à la base du modèle néo-classique en économie : il est rationnel (c'est-à-dire qu'il cherche à atteindre des objectifs de la meilleure façon possible en fonction des contraintes qu'il a).

[3] « Les fous crient au secours » : est le titre d'un livre écrit par Jean-Charles Pagé en 1961 sur les hôpitaux psychiatriques du Québec des années 1950, Éditions du Jour.

[4] Le rétablissement en santé mentale ou « recovery » est tiré du verbe en anglais « to recover » (recouvrer). C’est une notion théorique et pratique conséquente du courant de la réhabilitation psychosociale. L’objectif de ce mouvement est de contribuer aux changements des pratiques des professionnels de la santé mentale en agissant sur le parcours de guérison connu sous le parcours de rétablissement dans le soin en psychiatrie (Koenig, 2013).

[5] Le Working First ou « l’emploi d’abord » en français est un programme qui offre un suivi intensif individualisé et illimité dans le temps à l'accès et au maintien de l’emploi sur le marché ordinaire du travail. Il s'adresse aux personnes vivant avec des troubles psychiques et en situation de grande précarité. Ce programme a été réalisé à Marseille (France). C’est une pratique orientée autour du rétablissement en santé mentale (HAS, s.d.).

[6] L’empowerment : littéralement « renforcer ou acquérir du pouvoir ». Ce concept renvoie à la capacité des individus tels que les malades atteints de troubles mentaux et même les collectivités à agir pour assurer leur bien-être ou leur droit de participer aux décisions les concernant notamment en matière de santé mentale (Calvès, 2009; Dane, 2007).

[7] Mêtis (en grec ancien Μῆτις / Mễtis, littéralement « le conseil, la ruse ») est une stratégie de rapport aux autres et à la nature reposant sur la « ruse de l'intelligence».

[8] L’art thérapie : « consiste en un accompagnement de personnes en difficulté (psychologique, physique, sociale, existentielle) mises en position de création artistique aboutissant à des œuvres plastiques, sonores, théâtrales, corporelles et dansées». Elle est introduite dans le processus thérapeutique par la création d’œuvres par les sujets atteints de troubles physiques et mentaux qui vont être interprétées et discutées avec le ou les thérapeutes (Klein, 2007; Klein, 2017).

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