Significations plurielles des urgences médicales et chirurgicales. Étude sociologique au service des UMC au CHU d’Oran


Insaniyat N°80-81 | 2018 |La santé au quotidien dans les pays du Maghreb|p. 55-70 | Texte intégral


Abdelkrim HAOUARI: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie
et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.

Abdelmalek ADDA BOUDJELLEL: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.


Introduction

Notre étude consiste à mettre en exergue, à analyser et à décrypter les logiques sociales et professionnelles plurielles déployées au quotidien par des acteurs sociaux aux statuts variés, à l’intérieur de l’espace socio-sanitaire que représente le service des Urgences Médico-Chirurgicales (UMC) du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) d’Oran. Il s’agit de comprendre les sens et les significations attribués par les professionnels à leurs activités de médecins, d’infirmiers, à la nature des rapports sociaux qu’ils entretiennent avec l’organisation du travail en place, à leurs pratiques médicales et sociales qui en découlent. Cette recherche, s’appuie sur des notions clés, à même de nous aider dans notre travail de compréhension, à savoir la diversité, l’hétérogénéité ; l’ambivalence et la complexité des rapports des acteurs sociaux, l’organisation des structures des soins, la médecine et la santé. Cette diversité et cette complexité s’observent mieux dans les Services des UMC en général et particulièrement ceux du plus vieil hôpital du pays qui est le CHU d’Oran.

Les UMC se présentent comme étant une « porte d’entrée » de la ville à l’hôpital et constituent un lieu de croisements et de rencontres des « mondes extrêmes », (Peneff, 1992), de populations de toutes conditions sociales, des plus pauvres aux plus aisées, en provenance de tous les quartiers urbains, agglomérations semi urbaines et rurales et même des habitants des villes avoisinantes, porteurs de toutes sortes de pathologies, des plus simples aux plus compliquées, des malades évacués de toutes les structures de santé de la wilaya d’Oran et de toute la région Ouest du pays. Ils constituent ainsi, pour les chercheurs en sciences sociales, un observatoire de la société, riche en enseignements sur l’état de santé de la population qui n’est pas l’objet de cet article et sur le fonctionnement ou plutôt les dysfonctionnements de l’activité des différentes composantes du dispositif de soins en place, au double plan extrahospitalier et intra-hospitalier des UMC ainsi que les rapports complexes de la population avec l’offre de soins. S’intéresser aux urgences, c’est donc s’intéresser à l’ensemble du fonctionnement du système de santé. Nous nous limiterons, dans un premier temps, à définir sommairement certains concepts clés comme la santé et la maladie ainsi que les soins. Nous présenterons, ensuite, dans un deuxième temps, une description rapide du fonctionnement du service des urgences chirurgicales du centre hospitalier universitaire d’Oran. Nous aborderons, dans un troisième temps, l’ambigüité du statut et la fragilité de l’identité du médecin urgentiste ainsi que l’éclatement du système de soins à l’origine de toutes sortes de ruptures institutionnelles et socio-sanitaires. Nous montrerons, dans un quatrième temps, la représentation des médecins des urgences, de leurs pratiques quotidiennes et de leur service qui est loin de correspondre à leur imaginaire d’étudiant faisant d’eux de futurs « héros » et des sauveurs de vies humaines. Ils découvrent qu’ils sont là, confrontés aux problèmes sociaux et médicaux non résolus ailleurs, d’où ce sentiment d’exercer le « sale boulot ». Et nous finirons, dans un cinquième temps,  par montrer les différences entre les significations plurielles de l’urgence chez les médecins, d’une part, les patients et leurs accompagnateurs, d’autre part. Ces différences de signification sont à l’origine de malentendus, d’incompréhensions, de conflits et même de violences entre les médecins et les patients et leurs familles. 

Nous avons privilégié l’approche qualitative basée sur l’observation de longue durée et sur des entretiens semi directifs longs et approfondis. Nous avons recueilli et analysé vingt-cinq (25) entretiens d’une durée moyenne de deux (02) heures avec cinq (05) médecins chefs dont les services assurent l’accueil des urgences, avec cinq (05) anciens directeurs d’hôpitaux et d’établissements de santé et quinze (15) médecins urgentistes dont cinq (05) maitres assistants, cinq (05) résidents de différentes spécialités représentées au sein des UMC.

Pour les sciences sociales, la santé est une notion complexe qui ne se limite pas à l’absence de la maladie. Elle est analysée par ces disciplines comme un fait social total au sens de Marcel Mauss. Tous les aspects de la vie humaine dans son environnement physique, économique, social, culturel et politique exercent une influence variable sur la production de la santé. Tous les travaux d’anthropologie et de sociologie de la santé insistent sur le fait que la santé ne relève pas uniquement de la bio médecine mais aussi des interactions sociales quotidiennes entre divers acteurs sociaux qui font la société. « Tout phénomène social peut être aujourd’hui abordé et évalué en termes de santé. La santé est dans tout et tout est dans la santé » (Herzlitch, 1982).

La maladie, dans cette optique socio-anthropologique, n’est pas considérée simplement comme un état physique ou psychique marqué par des perturbations organiques, physiologiques ou mentales mais plutôt comme un évènement vécu par le patient comme une rupture avec sa vie antérieure, un changement profond des habitudes, des rapports à soi
et des rapports aux autres. « La maladie est l’événement malheureux qui vient menacer non seulement la vie organique d’un sujet mais son insertion sociale et donc l’équilibre collectif » (Herzlitch, 1982). Contrairement à la langue française qui n’utilise qu’un seul mot, celui de la maladie, la langue anglaise use d’une triple terminologie pour désigner la maladie. « Disease » : la maladie telle qu'elle est appréhendée par le savoir médical. « Illness » : la maladie telle qu'elle est éprouvée, ressentie  par le malade. « Sickness » : un état beaucoup moins grave et plus incertain que le précédent comme le mal de mer, le mal de cœur et plus généralement le malaise. Ces nominations montrent bien qu’il existe trois discours différents sur la maladie : discours du médecin, discours du sujet qui souffre et discours social.

La notion de soins ne se limite pas, aux gestes techniques de l’acte médical mais comporte tous les aspects relationnels psychologiques
et communicationnels entre les personnels soignants et les patients. Il ne s’agit pas simplement dans cette relation de « faire » les soins mais aussi de « prendre soin ». La langue anglaise traduit le mieux cette différence par l’usage des notions du « Cure » et du « Care ». Le verbe « to cure » signifie traiter en ôtant le mal et comprend tous les soins qui ont pour but de limiter la maladie en s’attaquant uniquement à ses causes organiques. Le terme « care », sans équivalent en français « caractérise une relation d’aide, familiale ou professionnelle. Il désigne tout à la fois l’activité de soins pour une personne et le souci de la réception de ce soin, sa singularité résidant dans cette combinaison affûtée de compétences techniques et émotionnelles (…) » (Benelli, 2010). Il englobe tous les soins d’entretien et de maintien de la vie au quotidien, relevant du souci de l’autre, de nature affective, psycho-sociale, relationnelle, domestique, ménagère, alimentaire, d’hygiène, d’écoute, d’empathie …, prodigués par les familles au sein du domicile et à l’intérieur des structures des soins
et par les soignants dans le cadre de leurs activités professionnelles qui demeurent invisibles, non reconnues et peu valorisées. (Mebtoul
et Gresson, 2003).

Les urgences médico-chirurgicales du CHU d’Oran

L’hôpital d’Oran, construit au XIXe siècle et qui a ouvert ses portes en 1883, est de type pavillonnaire. Il compte actuellement une cinquantaine de spécialités et chacune occupe un pavillon. Cette configuration montre l’éclatement de l’hôpital en une multitude de territoires cloisonnés constituant autant de mondes sociaux différents (Strauss, 1992). Cet éclatement caractérise tout le système de soins en Algérie
et particulièrement les urgences médicales assurées par une médecine publique et privée, médecine générale et médecine spécialisée, médecine hospitalière et celle dite de proximité. 

Jusqu’au début des années 80 du vingtième siècle, les urgences médicales et chirurgicales s’exerçaient dans des lieux différents. Les urgences chirurgicales étaient assurées dans les services même de chirurgie générale, alors que les urgences médicales étaient assurées au service « porte », à l’entrée centrale de l’hôpital. Une structure commune, regroupant les urgences médicales et chirurgicales, a été mise en place en 1997. Comme l’unification des urgences médicales et chirurgicales  nécessitait un espace plus grand, les pouvoirs publics de l’époque ont opté pour une ancienne garnison militaire coloniale située à l’extérieur mais pas loin de l’enceinte de l’hôpital.

Deux années après, il a été décidé de l’éclatement du service en trois : le service des urgences médicales, le service des urgences chirurgicales
et le service du plateau technique. Chaque service est dirigé par un professeur médecin chef. Cependant, sur le plan administratif, les trois services sont regroupés en une unité placée sous l’autorité d’un chef d’unité qui dépend directement du Directeur général.

Le fonctionnement du service des urgences chirurgicales est assuré par une équipe stable en journée, relayée, à partir de 17h, jusqu’au lendemain matin à 08h, par des équipes de garde de chirurgiens d’autres services (chirurgie générale, viscérale et orthopédie).

Aujourd’hui, la chirurgie est fragmentée par organe. De la chirurgie générale sont nées de nouvelles spécialités comme la neurochirurgie, la chirurgie thoracique, la traumatologie, la chirurgie orthopédique, la chirurgie plastique des brulés et la chirurgie de l’ORL… 

« Chaque service a sa petite spécialité de chirurgie. Même le chirurgien généraliste d’avant qui faisait tout, on a tendance aujourd’hui à l’appeler, le chirurgien viscéral, c'est-à-dire qu’il ne fait que les viscères abdominaux. S’il est confronté à une fracture, il ne saura pas la faire. C’est ça le problème… » (Chef de service des urgences).

Avec cette spécialisation accrue, les UMC et plus précisément son service de chirurgie fonctionne avec des équipes qualifiées un peu vite à notre sens de « multidisciplinaires ».

Nos observations ont montré qu’il s’agit, en fait, de plusieurs équipes de différentes spécialités qui sont présentes au même temps et au même lieu et qui interviennent généralement successivement et très rarement simultanément. Les équipes présentes qui assurent des gardes de 24h sont celles de la chirurgie thoracique, la neurochirurgie et la traumatologie. La chirurgie viscérale est assurée, à tour de rôle, par deux services, une fois tous les deux jours à partir de 16h. Chaque équipe des spécialités citées est formée de deux à trois résidents, conduite par un maitre-assistant. L’équipe de traumatologie comporte un (01) assistant et cinq (05) à six (06) résidents. L’équipe de jour qui n’assure pas la garde comporte sept (07) chirurgiens, un (01) docent et un (01) professeur. La composition de ces équipes montre bien que l’activité hospitalière et urgentiste est supportée notamment le soir par des équipes de médecins résidents et ce sont eux qui font fonctionner l’hôpital.   

D’autres spécialités assurent la permanence des soins en assurant des gardes dans leur propre service, c’est le cas de toutes les autres spécialités comme, par exemple, l’Urologie, l’ORL…. Mais tous ces services « opèrent » leurs patients au niveau du service des urgences chirurgicales des UMC. Les malades opérés sont évacués, le lendemain, vers les différents services pour surveillance et soins post opératoires. Les urgences ne sont pas toutes prises en charge au service des UMC. Il existe aussi des urgences des services qui assurent la garde H24 mais opèrent au niveau des blocs des UMC et d’autres services qui assurent
et les gardes et les interventions chirurgicales non programmées au niveau de leurs propres structures comme c’est le cas des urgences pédiatriques, les urgences obstétricales… . La chirurgie vasculaire qui, par contre, n’est pas assurée au niveau du CHU est prise en charge par le nouvel Établissement Hospitalier Universitaire (EHU).

La complexité est, en effet, ce qui caractérise le mieux le service des urgences médicochirurgicales mais aussi l’ambigüité et l’ambivalence. La complexité inhérente à la pluralité des demandes continues, variées et imprévisibles s’ajoute aux ambigüités, aux incertitudes et au flou organisationnel. Ambigüité d’un statut non reconnu, d’une identité professionnelle fragile, des rapports avec les autres praticiens hospitaliers et des rapports avec les populations en raison des représentations sociales différentes des urgences. Ces ambigüités multiplient les zones d’incertitudes, favorisant l’expression des pouvoirs informels donnant lieu à toutes sortes de négociations pour la réalisation d’une quelconque tâche, accentuant, par-là, le flou organisationnel, à l’origine de ruptures organisationnelles et sociales diverses (Crozier et Friedberg, 1994).

Statut ambigüe du médecin « urgentiste » : une identité fragile

Sur le plan des discours officiels, les UMC sont considérées plus importantes que les autres services. Tous les responsables successifs des secteurs de la santé insistent sur le caractère « prioritaire » des urgences qui sont la vitrine de l’hôpital et aussi de tout « le système » de soins. Les « urgentistes » rencontrés ont tous mis l’accent sur les spécificités de leur service et ses exigences supérieures en matière de la « variété » des compétences techniques et la « solidité psychique et mentale ».

« Les urgences : ce n’est pas une spécialité comme les autres. Les urgences ce sont plusieurs spécialités à la fois. Un urgentiste n’intervient pas sur un seul organe. Il intervient sur tous les organes. Un chirurgien urgentiste n’est pas comme un chirurgien de spécialité. Il ne peut pas dire, quand il est en face d’une personne en danger de mort, je n’interviens pas, ce n’est pas ma spécialité. Il est nécessaire d’être polyvalent» (urgentiste, 10 ans d’ancienneté). Et d’autres insistent sur « les dures » conditions de travail.

« Aux urgences, on ne se la coule pas douce comme d’autres. On travaille sans arrêt et souvent on est seul à faire face en même temps à plusieurs cas aussi graves les uns que les autres. On ne peut pas dire à un patient en état grave de prendre un rendez-vous, de revenir demain ou de reporter l’opération prévue par ce que tu n’es pas bien dans ton assiette. Tu n’as aucune excuse, aucune échappatoire. Il faut faire face. Faire face maintenant, tout de suite. Il faut être capable de le faire. Il faut être capable de concentration, de sang-froid face aux cris, aux insultes parfois des accompagnateurs des malades […]. Il faut avoir les nerfs solides pour supporter tout ça » (Médecin urgentiste UMC).

Ces spécificités et ces exigences n’ont pas abouti à la création d’un statut du médecin urgentiste. Les urgences ne sont pas reconnues comme une spécialité médicale. Il n’existe pas, comme pour les autres spécialités, une filière de formation universitaire débouchant sur un diplôme reconnu praticien spécialiste urgentiste.

« Il n’y a pas de résidanat en spécialité d’urgences. Mais pour les médecins généralistes, il y a depuis 20 ans, une formation pour l’obtention d’un CES (Certificat d’Études Supérieures). Cette formation n’a aucun impact sur la carrière, aucune suite d’avancement. Elle ne donne droit à rien. Cette formation, est bénéfique pour la sécurité des patients. La formation, ils peuvent l’avoir mais le diplôme n’est pas reconnu » (Professeur, chef de service).

Bien qu’eux aussi constituent un « monde médical » à part avec une organisation, des pratiques, des rites et une culture particulière, leur identité demeure fragile car pouvant faire l’objet, à tout moment, d’une mutation vers un autre service, une autre activité.

« J’ai participé à la formation de quelques promotions de CES d’aide médicale urgente. Des promotions constituées de médecins généralistes, affectés dans des urgences des zones reculées, certains venaient du Sud, il y avait aussi des médecins généralistes des SAMU, et aussi des UMC d’Oran. Et quand ils ont terminé leur formation, si le directeur désire sanctionner quelqu’un il lui change de poste. Il y a des gens qui m’ont appelé pour me dire que j’ai été formé dans les urgences et maintenant ils m’ont envoyé vers une structure de consultation des vaccinations ? » (Professeur, chef de service).

Le fait de n’être pas limité à intervenir dans le cadre étroit d’une spécialité donnée ne fait aucunement des urgences, une sur-spécialité. La polyvalence si appréciée, loin d’être un atout, devient un « handicap », car toucher à toutes les spécialités équivaut à n’en avoir aucune. Le médecin urgentiste se trouve relégué au statut « dévalorisant » de médecin généraliste. Quant au chirurgien des urgences, il ne bénéficie d’aucune autre « considération » que celle inhérente à sa spécialité d’origine.     

Ambigüité entre le droit à l’accessibilité et la nécessité du tri

La notion même de l’urgence comporte en elle-même une ambigüité fondamentale (Dodier et Camus, 1997). L’urgence est par définition tout ce qui ne peut pas attendre. Ce qui ne peut pas attendre, ne doit, en aucune manière, être retardé ou différé pour quelque raison que ce soit. La non-assistance à une personne en danger est un crime puni par la loi dans tous les pays du monde. Une seule et unique raison qui peut être invoquée est celle de ne pas être en mesure d’apporter l’aide nécessaire exigée. La notion d’urgence se réfère d’abord au principe d’accessibilité reconnu comme droit à tous. Aucune barrière, juridique, matérielle, géographique, ou culturelle ne peut être admise. D’un autre côté, les urgences portent en elles une autre notion qui est celle de la gravité que le modèle médical de l’urgence circonscrit à quelques pathologies ou de symptômes qui mettent en jeu un pronostic vital. Cette conception médicale est sous tendue par un autre principe, celui de la sélection ou du tri à l’entrée des urgences. Ainsi, le service des urgences est tiraillé entre le principe d’ouverture à tous, par l’accueil de « tout venant » consacré par la réglementation, d’une part, et le devoir d’opérer des tris par une sélection des cas « jugés » plus graves, ne pouvant pas attendre, d’autre part. Cette ambivalence est encore plus « pressante et stressante » quand il s’agit d’un dispositif de soin qui a pris pour modèle l’hospitalo-centrisme.

Les paradoxes de l’hospitalo-centrisme et ses conséquences sur l’urgence

L’Algérie a opté pour ce modèle par l’application du décret 86-25 portant sur la promotion de treize (13) hôpitaux généraux publics implantés dans une dizaine de grandes villes seulement, dont celui d’Oran au rang de Centre hospitalo-universitaire. On a ainsi opté pour un système de soins fortement hiérarchisé au sommet duquel se trouve les CHU qui concentrent en eux tous les moyens humains, matériels
et financiers et au bas duquel se trouvent les centres de soins de proximité dits primaires (salles de soins et polycliniques). L’adoption de l’hospitalo-centrisme a produit de nouveaux éclatements et a consacré une rupture institutionnelle qui vont accentuer les distances sociales
et professionnelles entre les mondes sociaux d’une médecine « d’élites » de spécialistes au CHU sensés produire une médecine « de pointe » et une médecine générale de « masse », traitant de la « bobologie et des petits maux » assurée par toutes les autres structures de santé dites
« périphériques ».

Á cet hôpital universitaire, voulu comme « haut lieu de soins et de technicité », la logique bureaucratique à l’origine de ce choix, n’aurait voulu que seuls les patients nécessitant des interventions urgentes en soins complexes et des explorations hautement spécialisées aient le droit d’accéder aux UMC. Tous les autres devaient bénéficier d’une prise en charge des soins primaires de base au niveau des Établissements Publics de Santé de Proximité (EPSP dotés de salles de soins et polycliniques publiques) et/ou cabinets privés. Si cette prise en charge s’avère insuffisante, les patients nécessitant des soins secondaires peuvent accéder, toujours selon cette logique, à des structures de soins intermédiaires tels les Établissements Publiques Hospitaliers (EPH), les Établissements Hospitaliers Spécialisés (EHS) et/ou les cliniques privées. Tous ces établissements sont dotés d’unités de garde ouvertes « H/24 ».

La réalité vécue par la population et les professionnels de la santé
et observée lors de notre enquête est toute autre. Elle ne correspond pas du tout au schéma arrêté par les pouvoirs publics. Les personnes ne sont pas passives et ne réagissent pas face à la santé et à la maladie comme voudraient les experts qu’ils le fassent mais elles ont d’autres logiques différentes et non dépourvues de sens et de rationalité. Les individus sont amenés, face au mal, à agir de façons différenciées en fonction des représentations, des croyances et de l’expérience qu’ils ont acquise au cours de leurs trajectoires sociales. Les sciences sociales ont montré qu’il n’y a pas de déterminisme en matière de conduites sociales des individus.

Au lieu que la grande majorité de la population se dirige, comme le veut le dispositif médical mis en place, vers ces structures de proximité des soins primaires et secondaires de sorte que l’hôpital ne s’occupe que des cas complexes « dits intéressants » pour la formation et la recherche, et que les structures des urgences ne s’occupent que des cas les plus graves, l’on assiste à un phénomène contraire où c’est l’hôpital, en général, qui se retrouve « envahi » et particulièrement à sa «porte d’entrée» : les urgences, contraintes par la réglementation d’accepter sans aucune condition tout venant.

Le bilan des activités des Urgences au niveau du CHU d’Oran pour l’année 2010 fait état de 232.296 consultations, soit une moyenne de 636 personnes par jour. Les admissions de moins de 24h ne sont que 38 116 personnes. Selon ces données, plus de 85% des patients qui se présentent aux urgences, retournent à leur domicile après une simple consultation. Les services d’urgence sont devenus, dans une part très importante, des services de consultation non programmés.

Des professionnels en proie à des ruptures socio professionnelles

Nos entretiens montrent bien que les professionnels de soins du service des UMC vivent mal ces grands décalages entre le modèle rêvé propagé par les séries télévisées de l’urgentiste « héros », aux prises avec la mort, réussissant des exploits de sauver des vies humaines, grâce à son savoir médical, son savoir-faire technique, les instruments techniques, les équipements technologiques mis à sa disposition et les réalités socio sanitaires « médiocres » réelles vécues au quotidien. Ainsi, le modèle médical enseigné de la façon à exercer l’urgence n’a que très peu de chance de se pratiquer tel qu’il a été prescrit lors de leur formation dans les structures des UMC hospitalières et encore moins dans les structures dites périphériques. Les urgences telles qu’elles fonctionnent réellement sont en décalage important avec l’objectif qui leur a été assigné au moment où elles ont été créées. Contrairement à leurs attentes, les médecins, quand ils ne se retrouvent pas face à des cas devant lesquels l’enseignement médical n’a rien prévu, comme ceux des personnes âgées ou en détresse psychosociale, vont être contraints d’exercer une médecine de routine, face à des cas banals, ordinaires qui n’ont rien à voir avec la « belle maladie » (Herzelich, 1973) qui fait la fierté d’être médecin.

« Les urgences de l’hôpital c’est pareil qu’un dispensaire. Tu passes ton temps à faire des consultations de routine. Tu as des chutes, occasionnant de petites fractures, des intoxications alimentaires, des maux de tête, rien de méchant, sauf vraiment de temps en temps qu’il y a des cas intéressants » (médecin généraliste au service des urgences médicales, 15 ans d’ancienneté).


 

Métiers et représentation « le sale boulot »

Les médecins des urgences médicales ont le sentiment de « s’acquitter des corvées » que les autres structures médicales « fuient ».  

« C’est la grande poubelle ici ! Arrivent chez nous, tous ceux dont les autres services, y compris dans l’hôpital, n’en veulent pas, ceux qui sont rejetés par les autres structures. Aux urgences de l’hôpital, nous ne pouvons inventer des prétextes pour renvoyer les malades. Ils ne l’admettent pas » (Médecin résident aux urgences, UMC).

Tous les travers d’un dispositif de soins éclaté apparaissent au grand jour au niveau des urgences. L’absence de toute passerelle, de toute communication, de coopération entre les différentes structures de santé, font que nous ne sommes pas en présence d’un système de soins qui suppose complémentarité et cohérence entre ses différentes composantes. Les urgences sont assurées par les services publics ; les médecins généralistes privés n’assurent pas la garde. Il existe certaines cliniques privées qui assurent la permanence des soins en maintenant un système de garde mais les prix pratiqués dissuadent une grande majorité de la population d’y recourir.

« Le médecin généraliste est le pivot du système de soins. Le médecin généraliste installé dans son cabinet devrait participer à l’activité de garde. Pourquoi, il ne participe pas, c’est le boulot du conseil de l’ordre. Il faut qu’il y ait une activité de garde dans le privé. J’ai vu une clinique privée dans laquelle il y avait une bonne activité de garde mais le problème c’est la couverture sociale. Si ces cliniques étaient conventionnées pour tous les actes médicaux et pas seulement la dialyse et la chirurgie. Nous, ce qui nous tue, c’est l’organisation, c’est l’absence de l’organisation » (maitre-assistant, 20 ans d’ancienneté). Les médecins généralistes privés font de plus en plus de consultations et rédigent de plus en plus d’ordonnances et font de moins en moins de pratiques médicales de soins. Le médecin de famille qu’on peut appeler à toute heure en cas d’urgence n’existe plus.

« On voit beaucoup de petits traumatismes, à hauteur de 30%, des gens qui sont tombés dans l’escalier et qui se demandent s’ils n’ont pas une fracture à la cheville, par exemple, pourquoi ne vont-ils pas chez leur médecin traitant ? Parce qu’ils savent qu’ici on va leur faire une radio […] Quand j’ai commencé la médecine, tout le monde suturait à domicile. Aujourd’hui, si vous vous faites une plaie d’01 cm, votre médecin traitant vous envoie à l’hôpital. Aucun médecin, de nos jours, n’accepte de fermer son cabinet quelques minutes pour aller voir un malade qui n’habite pas loin. Il faut avoir dans sa famille proche, un médecin. C’est pour ça que toutes les familles algériennes insistent pour qu’au moins un de leurs enfants et surtout si c’est une fille pour faire des études médicales [….] Celui ou celle qui a le malheur de ne pas connaitre un médecin parmi ses proches, il ou elle va galérer » (Médecin urgentiste, 10 ans d’ancienneté)

Si les gens se « détournent » des structures de soins dites de proximité, ce n’est pas par méconnaissance de leurs missions ou par « ignorance » comme le pensent souvent certains médecins, de la nature et de la gravité du mal qu’ils ont, mais par choix rationnel basé sur leur expérience sociale avec la maladie et les soins.

« Les gens préfèrent aller directement au grand hôpital, parce que pendant des années et des années, ils allaient aux polycliniques, il ne trouvait rien. Ni médecins, ni spécialistes, ni radio, ni médicaments…Rien. Rien… Les gens savent par expérience que les urgences des polycliniques sont fermées la nuit. Suppose que tu habites au quartier Maraval et tu as ta fille qui souffre et tu sais que si tu vas à la polyclinique d’à côté, tu ne trouveras personne, tu préfères gagner du temps et aller directement. Et nous, quand il vient direct, on ne peut pas le renvoyer. Les gens ont pris l’habitude, surtout après 16h, d’aller direct à l’hôpital. Ils sont sûrs de trouver les médecins sur place. En plus, ils peuvent avoir la radio, les analyses de sang. Pourquoi les polycliniques ne font pas les radios, les analyses… ? Même si la situation s’est améliorée parce que toutes les polycliniques ont été dotées de moyens et par conséquent, nous, au niveau des urgences de l’hôpital, on ne se tait plus. On n’accepte plus les évacuations ou les orientations non justifiées. On prend en charge mais le lendemain on signale les abus, on fait des rapports… Sauf que les malades continuent de venir directement par ce qu’ils n’ont pas confiance, ils ont toujours peur d’aller passer des heures au niveau de la polyclinique pour être renvoyés après » (Médecin, maitre-assistant aux UMC).

Un dispositif de soins qui ne fonctionne plus par les relations inter personnelles mais par les normes professionnelles revient dans les discours aussi bien des patients que des professionnels de santé qui reconnaissent l’importance du capital relationnel et symbolique pour bénéficier d’une meilleure prise en charge.  

« La difficulté d’accès aux soins à l’hôpital pousse les patients à aller aux urgences. Si un patient n’est pas envoyé par quelqu’un, il n’accèdera jamais directement à une consultation. Ce qui a conduit à ce que les urgences soient transformées en espace de consultations non programmées » (Médecin résident aux UMC).

Différences des représentations des urgences entre populations et professionnels 

De nos entretiens et de nos observations, il ressort clairement que la notion des urgences médicales a des significations différentes selon que l’on soit médecin ou patient. À notre question : « qu’est-ce qu’une urgence pour vous ? », nous avons des réponses différenciées. Les réponses des médecins et des patients ne coïncidaient pas. Les éléments du langage médical insistent sur une hiérarchisation de l’urgence selon, d’abord, les signes extérieurs présentés par le malade et, ensuite, par les instruments de mesure qui indiquent le degré de gravité des symptômes observés. Ainsi, les médecins évoquent par ordre de gravité décroissant les termes d’urgences vitales, qui sont des urgences absolues ou extrêmes, urgences vraies, urgences relatives et urgences différées. Autrement dit, des urgences prioritaires sans délais, des urgences semi prioritaires qui peuvent attendre un peu et des urgences simples. Une autre notion est celle d’urgence ressentie par les personnes. Dans cette catégorie, le personnel range toutes les situations qualifiées par les usagers d’« urgentes », même si objectivement, du point de vue personnel, la situation n’est pas de l’ordre de l’urgence. L’urgence provient ici de la sensation de douleur, qui pousse les personnes à rechercher un apaisement, soit d’une angoisse, ou d’une inquiétude, des personnes qui pensent véritablement que leur cas peut comporter des risques vitaux non négligeables. Les commentaires varient pour savoir jusqu’à quel point il faut classer ou non les urgences ressenties parmi les urgences vraies. Certains déclarent nettement qu’une partie des urgences ressenties appartient aux cercles des urgences vraies :

« On reçoit beaucoup de gens qui ont mal sans que ce soit forcément une détresse vitale. Mais je pense que la douleur en fait partie, une douleur à soulager, évidemment, c’est urgent. Une douleur dentaire, une douleur abdominale, quand le malade est plié en deux, c’est licite qu’il vienne aux urgences » (Médecin interne en stage aux urgences).

L’observation, dans les salles d’attente, nous montre aussi que les malades font ce travail d’observation des signes extérieurs de la maladie, interprètent ces signes et jugent du degré de la gravité selon la position couchée ou debout du malade, présence ou non de sang, de vomissements, de tremblements, des cris de douleur. Ils comparent l’état des uns par rapport aux autres et leur état propre par rapport aux autres. Aussi, nous avons été interpelés par le travail fourni par les malades et leurs accompagnateurs au niveau des urgences. En absence d’un service d’accueil, ce sont les malades qui s’organisent de telle sorte qu’ils se relaient pour surveiller l’ordre d’arrivée des patients. Des échanges sur la gravité des signes d’un patient par rapport aux autres s’engagent. Des négociations ont lieu pour démontrer le bienfondé des cas. Si les arguments défendus sont convaincants, la personne accepte de céder sa place d’elle-même ou sous la pression des autre malades. D’autres expriment un refus de laisser leur place à quelqu’un d’autre ; des conflits naissent et peuvent, soit aboutir à des compromis, soit à des affrontements. Il y a aussi un travail d’échanges d’informations, des connaissances sur les maladies, sur les remèdes, sur les compétences, les caractères des médecins et des infirmières. Il y a également un travail d’apaisement des tensions, des souffrances, d’encouragements, d’aide et même de soins dans le sens de faire attention à l’autre, se soucier de la santé des autres. Les accompagnateurs assurent la fonction de brancardier, de surveillance de l’état de santé de leur malade, de fourniture de produits ou de moyens non disponibles à l’hôpital et de médiation entre le malade et les différentes catégories du personnel. Ce travail invisible, non reconnu, est d’une importance telle qu’un chirurgien chevronné dira clairement : « je ne vous cacherai pas si j’ai un patient dont je suspecte une intervention chirurgicale, figurez-vous, j’ai peur si son entourage n’est pas là, j’aurai besoin de sang et ce n’est que l’entourage qui peut me ramener du sang ».

Conclusion

Notre étude, au niveau du service des UMC, révèle l’éclatement extrême de notre système de soins fortement hiérarchisé, construit du haut, marqué par de profondes ruptures entre son sommet à la tête de laquelle « trône » le politique incarné par le ministère de la santé et de la réforme hospitalière, tous les échelons et structures de soins intermédiaires, aux médecins généralistes des polyclinique publiques
et ceux privés de la ville jusqu’au niveau le plus bas représenté par la population. Cet éclatement produit de lourdes conséquences en l’occurrence la désaffiliation des médecins spécialistes à l’égard de l’hôpital (Castel, R., 1994), la dévalorisation de la médecine générale et la défiance de la population à l’encontre de tout le système de soins. Notre enquête, au niveau des urgences, montre bien l’absence de passerelles, de liens et de coordination entre les hôpitaux, les structures périphériques de soins primaires et secondaires et le secteur privé indiquant que l’on est face à un système de soins fortement segmenté
et faiblement régulé un système qui ne permet pas la participation
et l’adhésion des acteurs des soins à l’élaboration des normes et règles communes pouvant donner sens à leur activités. Cet éclatement, à l’origine de la fragilité de notre système de soins, découle, pour une large part, de la forte domination de la conception biomédicale qui continue d’occulter et d’ignorer les dimensions sociales, culturelles et politiques de la santé, de la maladie et de la médecine. L’enseignement des sciences sociales, dans nos facultés de médecine, demeure marginal, réduit à une portion infime de quelques heures à la fin du cursus. Il en a résulté l’édification d’un système de soins basé sur le tout curatif, reléguant la prévention à un discours unilatéral à sens unique, axé sur ce qui est appelé « sensibilisation » de la population pour amener les individus à se conformer aux « bons » comportements, voulus par les médecins, sans toutefois faire l’effort nécessaire de comprendre les logiques, les savoirs, les expériences, les attentes de ces derniers, sans chercher le retour de ces campagnes d’informations ponctuelles et conjoncturelles, menées sans objectifs précis et par conséquent sans évaluation de l’impact réel. En l’absence de prise en considération des logiques, des attentes et de la participation des malades et de leurs familles, vus comme de simples consommateurs de soins, les pouvoirs publics sont confrontés aux graves lacunes et dysfonctionnements du système de soins qui est à l’origine de la frustration et de l’insatisfaction générale. Ils continuent de privilégier la politique du nombre et de la quantité au détriment de la qualité, selon la seule logique médicale qui consiste à créer toujours plus de structures de soins et plus d’équipements techniques. Ainsi, au problème de l’engorgement des urgences au niveau des hôpitaux, la réponse demeure la multiplication des services des urgences et des points de garde au niveau de nouvelles polycliniques publiques reproduites à l’identique sans évaluation ou remise en cause profonde de leur fonctionnement
et sans consultation et participation des acteurs des soins et de la population, ces réponses reproduisent ainsi les tares et les faiblesses d’une organisation fragmentée qui est loin de correspondre à un véritable  système de soins cohérent, efficient et efficace.

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