Entretien Avec Robert HÉRIN


Insaniyat N°90 | 2020 |Participation citoyenne aux projets de développement |p.13 -27 | Texte intégral



Depuis plusieurs années, le monde est entré dans un système d’économie mondiale très interdépendant. La dimension globale des échanges, de la mobilité, de la culture, bouscule la définition même de la notion de « territoire ». Notre société moderne aspire à de nouvelles pratiques et de nouvelles approches sociétales qui mettent à l’épreuve les gouvernements et leurs modèles de « gouvernance ». Cette combinaison « territoire – gouvernance » est confrontée à la succession des crises que le monde traverse depuis peu de temps : crises économico-financières, crises environnementales, crises géopolitiques, crises sociales, crises sanitaires, etc.

Dans le but de comprendre la relation complexe qui existe entre la gouvernance et les territoires en temps des crises, nous avons établi le présent entretien avec Robert Hérin. Géographe et professeur émérite à l’Université de Caen-Normandie, Robert Hérin fut un des fondateurs de la Géographie sociale en France dans le début des années 1980 et qui continue à contribuer à l’enrichissement et à l’actualisation de cette discipline à travers sa production scientifique très riche (cours magistraux, projets de recherche, livres, articles, colloques et conférences internationaux, etc.).

Hayette NEMOUCHI* : Robert HÉRIN, pourriez-vous nous donner un aperçu sur l’apport de la géographie sociale aujourd’hui ?

Robert HÉRIN : La géographie sociale a pour objet l’étude des dimensions spatiales (ou géographiques) des faits de sociétés, en donnant des faits de société une définition extensive : les faits économiques, les faits sociaux proprement  dits (relations sociales, sociabilité…), culturels, politiques. La géographie sociale telle que je la conçois et la pratique consacre une place importante à l’étude des dimensions spatiales des inégalités sociales et aux rapports sociaux de leur production et de leur reproduction, dont les facteurs géographiques.

Au sens large, les rapports sociaux désignent les relations, les interactions ou les liens qui s’établissent au sein d’une société entre les individus, sous-entendu les individus entre eux, les groupes entre eux, entre les individus et les groupes. Les rapports sociaux sont inhérents à toutes les activités humaines, de l’économie aux loisirs et à l’information. Ils structurent les sociétés, déterminent les inégalités de toute nature (revenus, formation, mobilités, santé, environnement, informations, etc.) qui les traversent. Ils sont les moteurs de leurs évolutions et mutations.

Géographie des rapports sociaux, géographie des inégalités, la géographie sociale s’inscrit dans les sciences sociales et contribue ainsi, de façon spécifique, à la connaissance des sociétés. La géographie sociale à laquelle je me réfère est animée par la conviction que la connaissance scientifique doit contribuer à réduire les injustices sociales.

Hayette NEMOUCHI : Vous venez d’évoquer le concept de « rapports sociaux », ce dernier a été, souvent, l’objet majeur dans les études des sciences sociales comme la sociologie et l’anthropologie. Comment les rapports sociaux sont-ils envisagés par la géographie sociale ?

Robert HÉRIN : C’est à partir du concept de rapports sociaux (rapports entre des hommes vivant à un moment donné en un lieu déterminé ; rapports des groupes qu’ils constituent avec d’autres groupes)  que se construit l’un des deux versants de la géographie, celui de la géographie comme science sociale, l’autre versant étant celui de la géographie comme science naturelle.

Les rapports sociaux sont à envisager sous différents aspects :

- Selon les fonctions par lesquelles ils s’établissent, fonctions économiques, habitat, démographie, santé, éducation, loisirs, cultures et croyances, information, etc.

- Selon les structures sociales, des structures sociales élémentaires (la famille, le voisinage) jusqu’aux ensembles vastes des classes sociales ou des nations, voire des grandes aires culturelles.

- Selon les périodes de l’Histoire. Dans les sociétés humaines primitives, les rapports à la nature (rapports écologiques) étaient et restent vitaux. Les sociétés contemporaines sont caractérisées par une diversification de plus en plus grande des fonctions qui sont à l’origine des rapports sociaux, une efficacité sans cesse accrue des techniques de production, de transport, de commercialisation, de communication et d’information.

Hayette NEMOUCHI : L’intérêt que porte la géographie sociale aux rapports sociaux doit sûrement être corrélé à une connaissance du territoire sur lequel s’établissent ces rapports. Comment la notion de territoire est-elle mobilisée lorsqu’on pratique la géographie sociale ?  

Robert HÉRIN : Depuis une vingtaine d’années, l’usage du mot territoire est devenu courant, banal, un mot commode pour exprimer la complexité des liens entre des hommes, des groupes sociaux et les espaces de leurs existences. Mais un mot ambigu.

La notion de territoire peut se décliner selon trois registres :

- Le territoire désigne une circonscription politico-administrative. Parmi les usages les plus fréquents, le territoire désigne une circonscription administrative sur laquelle s’exerce une autorité politique : la commune, le département, etc. Le territoire ainsi défini correspond à un espace le plus souvent continu, dont les frontières sont tracées sur les cartes, avec une capitale, du village chef-lieu de commune à la capitale nationale. Ses habitants s’y reconnaissent, le territoire concourant à leur identification (les Alsaciens ou les Caennais...).

- Le territoire désigne un espace géographique, c’est-à-dire un espace constitué par les composantes matérielles et immatérielles qui y sont localisées : les activités et leurs sièges, les divers réseaux, la population et ses caractéristiques (urbaine ou rurale, d’âge et de sexe, de mobilités, de niveaux de formation et de qualification...), les flux de toutes sortes, les dynamismes et les blocages économiques, sociaux, culturels... On évoque les ressources des territoires, (voire l’intelligence des territoires), ressources dont l’inventaire donne lieu à des statistiques, des rapports, des cartes, à des atlas, dont tiennent compte (ou non) les acteurs du territoire, individuels ou collectifs, publics ou privés, locaux ou extérieurs.

- Le territoire est un espace vécu, dans lequel se déroulent les existences des individus, des groupes, des sociétés... Ainsi conçu, le territoire est comme le socle commun de groupes sociaux dans lequel ils se projettent, qu’ils façonnent, qui est le cadre de leurs vies, auquel ils se réfèrent, ils s’identifient et qui influencent leurs comportements et leurs attitudes. Un tel territoire a ses limites, plus ou moins floues et changeantes, en fonction des réseaux matériels et immatériels qui le structurent.

Ces registres ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Par exemple, les projets de développement de tels ou tels territoires prennent en compte à la fois les territoires administratifs, les activités existantes ainsi que les flux divers (scolaires, de travail, d’achats, de loisirs…) qui innervent l’espace vécu des habitants. Le territoire est ainsi souvent compris comme un espace ayant une unité dans l’espace et une continuité dans le temps, qui correspondent à l’inscription spatiale d’un groupe humain stable ayant en commun les mêmes activités, les mêmes lieux de vie, les mêmes références, valeurs et comportements, bref une identité, dont le territoire est l’assise, voire l’enjeu. Pensons à des conflits récents ou en cours : le Haut Karabach entre Arménie et Azerbaidjan, le conflit sur le Sahara Occidental, l’Ukraine orientale, etc.

Hayette NEMOUCHI : Je voudrais revenir sur une notion qui constitue l’objet même du présent entretien et peut être le vecteur principal entre les rapports sociaux et le territoire, il s’agit de la « gouvernance ». Que pourriez-vous nous dire sur le concept de gouvernance ?

Robert HÉRIN : La gouvernance désigne la manière dont un domaine d’activité est gouverné. Emprunté à l’Angleterre, où il est apparu à partir des années 1970 pour désigner la gestion des entreprises privées, le concept désigne maintenant deux principaux types de gouvernance : la gouvernance privée pour le secteur privé, entreprises et associations  et la gouvernance publique pour le secteur public, des collectivités locales aux états et aux organisations supra-nationales.

Pour ceux qui se revendiquent de la pensée et des pratiques du libéralisme, la gouvernance vise au désengagement de l’État providence et de son gouvernement et le glissement de l’intérêt général vers celui des particuliers. Dans un sens plus large et consensuel, la gouvernance vise à faire évoluer l’organisation et les fonctions de l’État ou de telles autres entités politiques (la Région par exemple) de telle sorte qu’ils régulent plus efficacement les enjeux de l’économie et des sociétés, afin de lutter contre les inégalités, contre les corruptions, l’opacité de l’information, les dégradations de l’environnement, etc. On parlera alors de « bonne » gouvernance.

Gardons donc bien en tête ces ambiguïtés de la notion de gouvernance et interrogeons-nous sur les conditions politiques d’une bonne gouvernance. Implique-t-elle les habitants en tant que citoyens et acteurs ? Est-elle nécessairement démocratique.

Hayette NEMOUCHI : Malgré son ambiguïté, «gouvernance» devient, aujourd’hui, le terme le plus utilisé pour qualifier certaines situations de crise: la mauvaise gouvernance territoriale, la mauvaise gouvernance financière, la mauvaise gouvernance des ressources naturelles, etc. Est-ce la diversité des crises qui est à l’origine de l’utilisation abusive du terme gouvernance ?

Robert HÉRIN : Les crises sont de nature, d’intensité, d’extension et de durées différentes. Elles peuvent être d’origine climatiques, les pluies violentes, les ravinements, les crues et les inondations qui en résultent ravageant un bassin versant, emportant ponts, routes, maisons et des habitants des hameaux, villages, villes ; mais aussi sécheresses désastreuses, tempêtes et ouragans… Ou d’origine géologique, un tremblement de terre, l’éruption d’un volcan, un raz de marée… Ou d’origines biologiques, les sauterelles par exemple, une épidémie. Comme elles peuvent être d’origines humaines : économiques, écologiques (incendies en Australie, en Californie, en Algérie… par exemple), démographiques (émigration brutale, ou au contraire immigration massive de réfugiés par exemple), politiques (guerres et invasions, génocides, etc.).

Les crises peuvent être locales (les conséquences d’une fermeture d’usine par exemple) ou de grande extension (les conséquences du réchauffement climatique sur l’économie et les pays du Sahel ; ou encore les dimensions mondiales de la crise sanitaire actuelle).

Les crises peuvent être soudaines et brèves, avec éventuellement des conséquences durables, par exemple le tsunami qui a ravagé en quelques minutes les côtes de la Malaisie et de Sumatra ; ou de longue durée : la crise économique mondiale des années 1930.

Effectivement le terme de gouvernance est fréquemment utilisé pour désigner les causes d’une crise : mauvaise gouvernance de massifs forestiers, mauvaise gouvernance du potentiel industriel d’une ville, d’une région, d’un état (la France par exemple qui a laissé son industrie pharmaceutique se délocaliser en Inde, en Chine) et inversement pour caractériser des interventions appropriées et efficaces telles la bonne gouvernance des ressources en eau, des politiques de santé dans tel pays confronté à la pandémie de la covid 19.

Hayette NEMOUCHI : Comment les crises peuvent-elle transformer les territoires et leurs fonctionnements ?

Robert HÉRIN : Les crises marquent plus ou moins profondément et durablement les paysages, les activités économiques, les habitats, les populations, leurs modes de vie, leurs sociabilités, leurs rapports à la vie et à la mort. Des territoires ne s’en remettent pas, abandonnés par leurs habitants ou marginalisés, ainsi des montagnes vidées de leurs habitants ou des bassins miniers que l’on a cessé d’exploiter, réduisant les mineurs et leurs familles à une crise sociale sans issue, sinon de partir. D’autres se reconstituent, plus ou moins à l’identique, après les ravages d’une inondation ou la crise d’un système agricole pourtant vital (cf le phylloxéra), d’autres renaissent sur des bases nouvelles, ainsi les mutations des bassins houillers et sidérurgiques en nouvelles zones industrielles de l’industrie automobile par exemple, ou des territoires de montagne devenus des hauts lieux touristiques, mais dont les activités sont maintenant menacées par le réchauffement climatique et la pandémie du Corona virus.

Hayette NEMOUCHI : Cette diversité des territoires en crise relève d’une diversité d’échelles géographiques (local, régional, national, mondial). Cela implique la question des échelles dans la gouvernance également, pourriez-vous nous en parler davantage?

Robert HÉRIN : Dans nombre de crises sont effectivement souvent impliquées les différentes échelles territoriales. Par exemple, dans le contexte de la mondialisation, il n’est guère de crise locale qui n’ait d’une façon ou d’une autre des dimensions plus vastes, jusqu’à mettre en cause des échelles mondiales. Le ravage d’un bassin versant de quelques centaines de km² renvoie au réchauffement climatique. La crise actuelle provoquée par la covid-19 en fournit maints exemples. La diffusion du virus part de cluster souvent très localisés (une équipe de rugby célébrant sans précautions sa victoire sur l’Irlande, un festival où les gestes barrière ne sont pas respectés, une maison de retraite) pour atteindre des dimensions régionales, puis mondiales, ainsi la diffusion des variants anglais, sud-africain, brésiliens, puis indien. La production et la diffusion des vaccins mobilisent, également, toutes les échelles géographiques et géopolitiques. La gouvernance des territoires et de leurs habitants est remise en cause depuis les échelles locales vers l’État : l’Europe, l’OMS, les stratégies des grandes firmes de l’industrie pharmaceutique, les banques et les états qui les financent

Hayette NEMOUCHI : Le monde vit aujourd’hui une crise sanitaire sans précédent, et sa gestion a été contestée dans tous les pays du monde, y compris ceux du monde occidental qui sont censés être au sommet de la technologie et des méthodes de gestion des crises. Comment expliquez-vous ce mécontentement social envers les gouvernements ? 

Robert HÉRIN : La crise sanitaire du Corona virus a maintenant atteint des dimensions mondiales. Elle perdure de vagues en vagues et l’on désespère d’en voir la fin, d’autant plus que les mutations du virus en accélèrent la diffusion et en remettent en question les traitements et les vaccins. La crise sanitaire suscite, inégalement selon les pays, les classes d’âge et les milieux sociaux, des mécontentements dont les sondages donnent les mesures, les motivations et les fluctuations. Les contradictions dans le discours des gouvernements, soulignées par les médias, alimentent ces mécontentements. Mais ils révèlent aussi les contradictions des populations : par exemple en France environ un Français sur deux s’est dit opposé au vaccin, puis la vaccination débutant les mêmes se sont scandalisés de ses retards et une forte majorité souhaite maintenant être vaccinée. On peut comprendre ces fluctuations des opinions et les inconséquences des gouvernants. Lorsqu’il apparaît, le virus est inconnu des chercheurs spécialisés dans ce secteur de la recherche médicale. D’abord minimisées, la rapidité et l’ampleur de sa diffusion surprennent.

Hayette NEMOUCHI : Peut-on dire, alors, que cette pandémie du corona virus a aggravé la crise de la gouvernance des territoires dans le monde ?

Robert HÉRIN : Face à la pandémie de la covid-19, d’un pays à l’autre, les gouvernements appliquent des politiques différentes, qui varient dans le temps, du confinement rigoureux comme en France à la libre circulation et l’ouverture des lieux publics comme en Suède, l’Allemagne étant la référence. Le gouvernement français indique d’abord que les masques sont inutiles mais il s’avère que les stocks de masques sont périmés, ou ont été détruits, et n’ont pas été renouvelés, ce dont les médias se font largement l’écho, contribuant à discréditer le gouvernement et les responsables de la Santé au plus haut niveau. Ajoutons les incertitudes des scientifiques, leurs divergences et les campagnes qu’elles alimentent, reprises par telles ou telles personnalités politiques. Les fakes news et nombre d’interventions sur les réseaux sociaux contribuent à décrédibiliser les déclarations de ceux qui sont en première ligne, ministres, hauts fonctionnaires, conseils scientifiques, etc. Dans la situation de méconnaissance du virus et d’incertitudes des barrières et des actions médicales à instituer, il me semble quant à moi qu’il aurait été de meilleure politique d’adopter la prudence et la transparence.

Le virus nous est largement inconnu ; on ne sait pas comment y faire face ; nous ne sommes pas assurés de l’efficacité des différentes mesures que nous sont imposées. Nous tâtonnons. La distanciation sociale, le lavage des mains, puis le masque nous semblent des mesures de bon sens pour réduire les contaminations; mais elles ne peuvent éviter couvre-feu et confinement. Les promesses des vaccins mis au point dans l’urgence se précisent et deviennent réalité, avec les lenteurs, les retards et plus encore les inégalités de leur diffusion. Tout cela peut s’expliquer, plutôt que de voiler les difficultés de nature diverse et les enjeux économiques, sociaux et politiques. Dans le domaine de la santé, les résultats des recherches et de leur mise en industrie comportent toujours des approximations. L’action politique, entre incertitudes, choix cruciaux entre la santé ou l’économie, s’oblige à prendre des décisions qu’il importe de justifier, d’expliquer, en montrant que l’on s’appuie sur les connaissances que l’on a (qui sont plus ou moins assurées), en disant les choix de société qui guident vos actions. La gravité de la situation est telle qu’elle oblige à un rigoureux esprit de responsabilité, à se refuser à toute démagogie, à s’obliger à un exercice de citoyenneté et de démocratie.

Hayette NEMOUCHI : Robert HÉRIN, pourriez-vous nous donner d’autres exemples de crises de territoires et de leurs conséquences sur la relation entre la société et ses gouvernements?

Robert HÉRIN : Prenons l’exemple français, que je connais mieux et avec lequel je vis. Depuis une trentaine d’années maintenant des chercheurs en sciences sociales, dont des géographes, et les politiques de tous bords, évoquent les fractures de la société française, des fractures qui sont multidimensionnelles et interdépendantes : économiques, sociales, culturelles, politiques, qui caractérisent des territoires et opposent ceux que l’on qualifie de nantis et ceux marginaux. Ces fractures qui procèdent de crises durables se matérialisent à des échelles locales, (entre les quartiers d’une ville par exemple), aux échelles régionale et nationale.

Simplifiant, on constate que ces fractures, les crises qui les sous-tendent, sont soit urbaines soit rurales.

Urbaines : dans les agglomérations urbaines même de taille modeste, se sont constituées et renforcées au cours des 40 et 50 dernières années les inégalités entre quartiers : paupérisation aux composantes multiples des uns, confortement des statuts sociaux des quartiers les plus aisés ; deux monde qui bien souvent s’ignorent. Essentiellement sociale jusqu’au début des années 2000, la fracture a maintenant d’autres dimensions, notamment religieuses. Déscolarisation, chômage, insécurité, rejet des institutions et principes de la République, trafics illicites, affrontements des jeunes avec les forces de police, violences, voire révoltes, qui font dire que certains de ces quartiers sont devenus des quartiers de non-droit. Ces ségrégations fracturent les opinions des Français et exacerbent les clivages politiques.

Rurales : l’exode rural est un courant assez général de par le monde, ici flux continu mais lent depuis deux siècles, là récent et massif, déclenché par exemple par une catastrophe naturelle ou la crise d’une économie agricole basée sur l’exportation et brutalement privée de ses débouchés internationaux. En France, avec des variations locales et régionales, la crise rurale est caractérisée par la dépopulation, la disparition des services publics (l’école, la poste, la gendarmerie, etc.) et des services privés (les commerces, les médecins, les artisans, etc.). Certaines de ces campagnes avaient réussi à conserver des usines anciennes ou implantées dans les années 1955/1975 exploitant  une main d’œuvre rurale relativement bon marché. Nombre de ces usines ont fermé, victimes de la concurrence des pays à bas coûts de main-d’œuvre comme l’Europe de l’Est, la Chine, etc.

Ici aussi la crise est multidimensionnelle. Elle nourrit chez nombre d’habitants des sentiments d’être abandonnés par l’État au bénéfice des métropoles, voire d’être méprisés. Ces sentiments se traduisent par l’abstention électorale, l’adhésion aux idées de l’extrême droite et de façon spectaculaire par le mouvement des gilets jaunes qui a fait irruption en 2018 dans la vie des Français.

Hayette NEMOUCHI : Peut-on ici faire le parallèle avec ce qui se passe dans le monde arabe en général et en Algérie en particulier, c’est-à-dire le soulèvement social (populaire). Comment l’observez-vous ? Est-il le résultat d’une crise des États?

Robert HÉRIN : Il est difficile depuis l’étranger, encore plus depuis la France, de porter un jugement argumenté et serein sur ce qui se passe dans le monde arabe et en Algérie plus particulièrement. Je dirais que, de mon point de vue, la bonne gouvernance nécessite la mobilisation de toutes les ressources humaines dans l’intérêt général et avec le projet d’une répartition équitable, non seulement des contraintes mais aussi des acquis, des bénéfices des actions entreprises. Cela suppose donc des processus démocratiques de consultation, de décision et d’évaluation des résultats. Autant que je sache le soulèvement populaire en Algérie a ses racines dans une crise (largement reconnue) de l’État. Cela vaut aussi pour les « printemps » qui ont remis en cause les gouvernements dans nombre de pays arabes, des printemps souvent réprimés qui ont été suivis de l’instauration d’états autoritaires, pour le moins, ainsi en Egypte, ou de situations de guerre civile, comme en Lybie ou dramatiquement en Syrie.

Hayette NEMOUCHI : Quels sont les territoires qui subissent plus de crises que d’autres ?

Robert HÉRIN : Sans doute des territoires subissent-ils des crises plus souvent et plus gravement que d’autres, ceux en particulier qui sont plus que d’autres soumis à des aléas d’origine naturelle (fréquence des sécheresses, des ouragans, des tremblements de terre par exemple) ou à des situations d’origine humaine qui remettent en question, voire détruisent les bases économiques, ou sociales, ou politiques de leurs sociétés : crise d’un système agricole spéculatif due à la concurrence internationale par exemple, effondrement d’activités industrielles, charbonnages des régions minières ou disparition d’un tissu industriel récent dont les productions sont non concurrentielles du fait de leur obsolescence ou / et de leurs coûts élevés de production ; ravages de l’insécurité, des conflits politiques, ou / et militaires : l’Afghanistan, le Sud du Soudan, le Liban, la République centrafricaine, etc.

Inversement, nombre de métropoles ou des territoires résistent aux crises, où l’adaptabilité, la résilience, l’innovation sont inscrites dans les mentalités. Et des territoires, qui furent en crise, peuvent connaître un développement spectaculaire l’industrie de la bicyclette au Portugal par exemple…

Hayette NEMOUCHI : La crise est-elle le moment opportun pour réaménager les territoires et reformuler les échelles de la gouvernance ?

Robert HÉRIN : Selon l’adage, gouverner c’est prévoir. Une « bonne » gouvernance devrait s’appuyer pour affronter une situation de crise sur une connaissance aussi complète que possible de l’état des territoires en même temps que de leur environnement aux différentes échelles, dont l’échelle mondiale. Quelles sont les conditions de l’établissement de telles connaissances ? De leur diffusion ? De leur prise en compte, à supposer qu’elles soient connues et acceptées de ceux qui sont en charge des affaires publiques, dans les décisions des décideurs, les politiques mais aussi les décideurs économiques, les acteurs sociaux qui comptent ?

La « bonne » gouvernance suppose, en outre, une vision prospective dans laquelle s’inscrivent les solutions proposées, ce qui oblige à réfléchir non pas seulement dans l’immédiat mais aussi à moyen et long terme, en ayant une vision globale des contextes dont dépendent la pertinence et l’efficacité des décisions prises. Mais la gouvernance peut, aussi, être facteur de crise, par méconnaissance des situations et des risques qu’elles portent.

La gouvernance peut contribuer à la sortie de crise, en tirant les enseignements de la crise et l’adéquation ou inadéquation des mesures décidées. Par exemple, promouvoir dans le domaine médical une politique d’équipements, de formations et de recherche pour faire face aux pandémies qui ne manqueront pas de se produire dans les prochaines années. Aux échelles locales, réaménager en mobilisant habitants, élus, techniciens, administrations un bassin versant ravagé par une suite d’inondations, en se fixant des objectifs non seulement de restauration mais aussi d’innovations dans les activités, l’adaptation du peuplement, etc.

La crise peut effectivement être le moment opportun pour réaménager les territoires et reformuler les échelles de leur aménagement et de leur gestion, gouvernement ou gouvernance, en mobilisant dans une concertation ouverte, large, démocratique, les différentes compétences des habitants et des usagers et en coordonnant les échelles d’intervention des acteurs, des acteurs locaux à ceux des niveaux supérieurs.?

Hayette NEMOUCHI : Qu’en est-il aujourd’hui de la pratique de la géographie sociale à l’issue de toutes ces situations de crises des territoires ? Peut-on voir une nouvelle géographie sociale, différente de celle qui était fondée et pratiquée depuis 1980 jusqu’à aujourd’hui ?

Robert HÉRIN : Constatons tout d’abord que les sciences sociales sont, pas seulement en France, depuis une vingtaine d’années l’objet de vives critiques : inutiles, leurs conclusions contribueraient à la confusion, elles procèderaient de partis pris non objectifs, par exemple dans leurs recherches sur les populations de quartiers dits difficiles. Les sciences sociales, dont la géographie sociale, sont confrontées à des mutations radicales, historiques, dont la pandémie du corona virus est une démonstration.

La géographie sociale des décennies passées n’est pas à renier, même si elle est restée discrète, voire effacée, ce qui ne remet pas en question l’intérêt des nombreuses recherches réalisées. Les temps que nous vivons sont historiques. Les lendemains de l’humanité sont remis en question par la conjonction des crises : climatiques, écologiques, économiques, financières, sanitaires, sociales, politiques, scientifiques, culturelles. En tant que scientifiques des sciences sociales, nous devons réaffirmer le rôle que nous nous devons de tenir dans nos sociétés. Des grands chantiers de réflexion sont à entreprendre, dans un esprit de respect mutuel, pour informer et éclairer les actions qui s’imposent dans nos sociétés.

  • En ces temps de fake news et d’ignorances scientifiques, s’imposent la rigueur scientifique, l’attitude critique ainsi que et l’interdisciplinarité : vérifier les informations, expliciter les relations de causalité, établir des diagnostics territoriaux et sociaux aussi rigoureux et incontournables que possible, éclairer les emboîtements des échelles des espaces, des temps et des groupes sociaux. Considérer l’espace et les relations qui s’y inscrivent dans toutes leurs dimensions, objectives, subjectives, historiques, métaphysiques même.
  • Les menaces écologiques habitent désormais nos vies quotidiennes. La sidération que la pandémie suscite, sa mondialisation et ses vagues successives nous renvoient à nos modes de développement économique et à nos pratiques sociales, ainsi qu’aux incertitudes de nos connaissances. La crise écologique nous renvoie aussi à notre histoire au long cours. Et remet en question notre place dans la Nature.
  • Des échelles locales aux échelles mondiales, la crise écologique et la crise sanitaire aggravent les inégalités sociales qui fracturent les territoires, les fractures entre territoires relayant les fractures entre classes sociales des siècles passés.
  • Les moyens actuels de communication et d’information bouleversent nos rapports au monde. Les réseaux sociaux virtualisent nos rapports aux temps, aux espaces, aux autres. S’accélèrent les vitesses. Les cohortes de followers ne remédient pas aux solitudes individuelles. Nous sommes de plus en plus nombreux à vivre passifs nos relations aux autres et aux espaces à travers les écrans de nos appareils de communication.

La géographie sociale doit contribuer pour sa part à la formation à l’esprit de rigueur et partant à l’éducation à la citoyenneté, c’est-à-direà la fois à la formation individuelle des personnes et à l’exercice critique de leurs responsabilités collectives.

En dernière ressort sont en question, les valeurs qui nous animent comme citoyens attachés à la démocratie.

Publications choisies de Robert Hérin 

Hérin, R. (2013). Chemin faisant, parcours en géographie sociale. Caen : Éditions des presses universitaires de Caen.

Hérin, R. (1996). Quelques réflexions à propos de réseaux, territoires et identités. Dans Mobilité, identité, insertionCahiers de la Maison de la Recherche en Sciences humaines de Caen Basse-Normandie, p. 81-84.

Hérin, R. (1984). Quelques convictions pour la géographie sociale. Revue de Géographie de Lyon.

Notes 

* Géographe et maître de recherche au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.

 

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