L’engagement en faveur de l’environnement : entre attente de redistribution et quête de reconnaissance


Insaniyat N°90 | 2020 |Participation citoyenne aux projets de développement |p.47 -59 | Texte intégral



Pour analyser l'engagement participatif des citoyens et des collectifs en lutte, est défendu le principe selon lequel il est nécessaire de séparer l’idéologie et sa production, du contenu des luttes et des actions. Il importe également distinguer le déclaratif des valeurs elles-mêmes, en saisissant les variations de sens qu’impliquent les idéaux mobilisés, revendiqués ou instrumentalisés en fonction des contextes et des acteurs concernés. Le cadre théorique présenté ici succinctement vise à mettre en parallèle deux théories émanant d’auteurs que les résultats opposent étroitement. Une lecture visant à relativiser leurs apports respectifs permet, à notre sens, de mieux appréhender cette réflexion sur les valeurs et l’engagement. 

La première approche théorique est celle élaborée par le politologue Ronald Inglehart (1983 / 2005). Elle repose sur l’hypothèse d’une hiérarchisation des besoins, qui serait universelle, et qui se caractériserait par une distinction entre des besoins matériels et des besoins post-matériels. Ce ne serait qu’une fois que sont comblés les besoins de base (se nourrir, le sentiment de sécurité, etc.), que pourraient être défendues des valeurs relatives à la démocratie, à la citoyenneté, à l’écologie, etc. La condition économique des individus est ici considérée comme primordiale. Bien qu’Inglehart admette le rôle joué par la socialisation primaire dans le processus de formation des valeurs, dans une perspective de mobilité sociale ascendante entre générations, il considère néanmoins qu’il s’agit d’un facteur secondaire au même titre que : l’âge, le sexe, le niveau d’étude, etc. Le capital culturel (Bourdieu, 1979) ou les options idéologiques des acteurs (Schweisguth, 1997), sont gommés par cette approche inspirée de la pyramide de Maslow, modèle de psychologie sociale largement controversé au sein même de la branche concernée.

La seconde lecture théorique au sujet de cette question des valeurs est celle de l’économiste Joan Martinez Alier (2014). Dans son ouvrage, il analyse quantité de mouvements de résistances qui émergent dans les marges urbaines des villes du Nord et du Sud, et en tire la conclusion suivante : les populations dont les conditions économiques sont les plus précaires et qui luttent pour plus de justice sociale, ont des revendications qui sont à la fois matérielles et post-matérielles. Selon lui, cette distinction hiérarchique formulée par Inglehart n’est pas avérée. Il démontre par ailleurs, que la défense de l’environnement est plurielle, qu’elle ne peut être classée unilatéralement comme valeur post-matérielle, car l’environnement peut être défendu comme paysage ou comme une valeur incommensurable (relative au sacré, à l’identité), mais peut aussi renvoyer à une question de santé publique, et parfois même, de survie. Il illustre ses propos en montrant à travers de nombreuses études de cas, que dans les pays développés, des habitants se battent contre des pollutions hautement toxiques et qu’au Sud certains se battent pour la préservation de la nature dans une optique désintéressée ou hédoniste. Joan Martinez Alier considère que les langages utilisés pour ces luttes sont disparates, et que chez les militants de condition modeste, la référence à l’écologie est parfois peu revendiquée. Ce qui ne veut pas dire, selon l’auteur, que ces luttes locales ne soient pas liées toutes entre elles, à l’échelle globale à ce qu’il considère être, bon gré mal gré, un « écologisme des pauvres » issu de conflits « écologico-distributifs », soit des mouvements populaires qui luttent pour l’écologie autant que pour leur survie, bien que ceux-ci soient, selon l’auteur, méconnus ou méprisés par les politiques, et invisibilisés au sein des sciences sociales. Selon cette hypothèse, ce qui rassemblerait les acteurs identifiés, ce ne serait pas une conscience ou des valeurs communes, mais des actes et des objectifs, qui se conjugueraient avec la logique écologique.

Deux remarques peuvent être formulées à la lecture de cette thèse. La première concerne le flou qui entoure la mesure de cet « écologisme des pauvres ». Le foisonnement d’exemples précis, prélevés aux quatre coins du globe, noie le lecteur plus qu’il ne lui donne l’occasion d’apprécier la représentativité de ces luttes à caractère « écologique » à l’échelle de la planète, auprès des «pauvres», qui représentent, comme le rappelle l’auteur, jusqu’à 1/3 de la population mondiale. Dans un second temps, on peut se demander si cet écologisme politique de fait, et donc non conscientisé, est réellement partagé par ces acteurs, et donc s’il est systématiquement favorable aux équilibres naturels. Les affinités écologiques, qui sont attribuées aux acteurs de mobilisations aussi diverses que celles menées par des paysans, des ouvriers, des éleveurs, au Brésil, aux Etats-Unis ou aux Philippines, au sujet des mangroves, des rivières ou des forêts, ne relèveraient-elles pas d’une surinterprétation ? Ne s’agirait-il pas d’une projection de la part de l’auteur, de ses propres valeurs de classes, attribuées à des groupes subalternes, affublés de convictions écologiques virtuelles ?

L’objectif de cet article est d’explorer les motifs de l’engagement participatif, en vérifiant les postulats proposés par les deux auteurs mentionnés. Il s’agit de comprendre si la valeur de citoyenneté est ou non l’apanage d’individus privilégiés ou de personnes ayant comblé leurs besoins matériels de base. Cet article entend, d’autre part, analyser les valeurs et les convictions des acteurs mobilisés au sujet de leur environnement naturel, afin de préciser quels sont les rapports (intériorisation, rejet, etc.) qu’ils entretiennent vis-à-vis de l’écologisme.

Les résultats qui suivent s’appuient sur un corpus rassemblant des entretiens et des observations sociologiques. Ils sont issus de ma recherche doctorale, et plus précisément d’enquêtes de terrain que j’ai réalisées à Alger et à Marseille, entre février 2013 et avril 2016, auprès d’habitants engagés pour la protection de l’environnement[1]. Le parallèle entre Alger et Marseille permet de mettre en lien deux contextes différents, où les populations ne sont pas confrontées aux mêmes dynamiques de développement, ni aux mêmes problématiques en matière de droit, de représentation politique, ou encore d’environnement et de risque. Ces villes ont toutefois en commun, outre leur proximité géographiques et l’histoire coloniale, d’être traversées par d’importantes inégalités sociales et économiques qu’illustre l’hétérogénéité des quartiers qui composent ces villes.

Ici, seule une partie des matériaux de ma recherche doctorale est mobilisée dans le cadre de cet article. Les interviews que j’ai menées avec des élus, des architectes, des urbanistes et des scientifiques ont été évacuées, pour se concentrer uniquement sur le profil des acteurs mobilisés pour défendre leur environnement. Je m’appuierais ici sur vingt-quatre entretiens, dont douze réalisés à Alger et douze à Marseille. Outre leur engagement en faveur de l’environnement, les profils des interlocuteurs ont été sélectionnés en tenant compte du statut social du quartier d’habitat, afin de diversifier les profils. In fine, les militants interrogés dans les deux villes sont relativement hétérogènes si l’on prend en considération à la fois leur capital social, économique, symbolique ou encore culturel. Lors des entretiens, les interlocuteurs ont été amenés à se positionner en décrivant et en définissant la portée de leur engagement, ou encore en expliquant le sens de leurs actions.

Ces entretiens ont été complétés par des observations directes, visant à saisir les modalités par lesquelles se déploient les actions en faveur de l’environnement. Que ce soit à Alger ou à Marseille, ces mobilisations peuvent être classées en deux grandes catégories. Celles visant la protection d’un espace naturel contre son délitement (détérioration, abandon, insalubrité), et celles visant à le défendre contre des projets immobiliers (empiétement, disparition, destruction). Qu’ils revendiquent une place dans les processus de décision ou d’action politique ou qu’ils rejettent le principe même de la représentation et de la concertation ; l’examen des entretiens a permis de saisir le lien entre les profils sociologiques des individus interrogés, soit leurs positions et parcours biographiques, les valeurs et les idéologies défendues. Les observations directes ont ensuite permis d’analyser les possibilités de mobilisation et les stratégies discursives adoptées par ces militants. On s’attardera en particulier sur une observation, celle réalisée en 2013 à Alger dans la cité du Bois des Pins d’Hydra, soit deux ans après le conflit ayant opposé les habitants et les forces de l’ordre. L’approche ethnographique qui est présentée ici permet d’interpréter le sens de l’action, plus qu’elle ne vise à mettre en évidence des régularités notamment objectivables par la statistique.

La question des valeurs au prisme des positions sociales

Sans grande surprise pour la sociologie, l’analyse des matériaux fait émerger un lien entre les positions sociales des individus et les valeurs défendues. De plus, les tendances sont similaires dans les deux contextes de l’étude. En effet, à Alger et à Marseille, les interlocuteurs qui appartiennent aux classes populaires, sont ceux qui ont le plus souvent fait référence, et avec le plus de constance, aux valeurs de la « participation citoyenne », de la « citoyenneté » ; ou encore de la « justice » et du « droit ». C’est-à-dire à des valeurs relatives à ce qu’Inglehart nommerait « post-matérielles ». Or, les habitants mobilisés qui disposent de positions sociales privilégiées et qui cumulent capital économique et culturel, dans ces deux villes, évoquent davantage leur participation en termes de « consultation », de « négociation », de « collaboration » et de « concertation ». Cette terminologie différenciée informe des rapports de pouvoir et aussi des rapports au pouvoir. Dans un cas, c’est le droit d’être entendu, le droit de participer qui est au fondement de l’action, soit le besoin de reconnaissance. Alors que dans l’autre, ce qui importe c’est de peser dans le débat, soit de l’influencer.

L’équation entre la proximité et la distanciation de ces interlocuteurs vis-à-vis des élus locaux et des décideurs, fait nettement apparaître des représentations différenciées. Les habitants dont les positions sociales sont privilégiées, tendent à reproduire et à véhiculer les discours étatiques. Il est fréquent que leurs actions soient influencées par les pouvoirs publics dont ils se font les relais, et que leurs mobilisations soient tournées vers la population et non pas adressées aux gouvernants. Cette convergence idéologique se retrouve, entre autres, dans les valeurs défendues, et celles qui sont revenues avec acuité à Alger, sont de l’ordre de la « sensibilisation » ou encore de « l’éducation du peuple ». Alors que les acteurs qui ne sont pas en mesure d’imposer des négociations avec les pouvoirs publics, ni de s’y opposer frontalement, ne disent pas chercher à tourner leurs efforts vers la population, ils envisagent plutôt de commencer à transformer la société en se changeant eux-mêmes, collectivement et surtout indépendamment des pouvoirs locaux, en créant notamment des réseaux affinitaires. Un autre élément issu de cette enquête tend à contredire la thèse de la hiérarchisation des valeurs : les individus les plus aisés, parmi ceux interviewés dans ces deux villes, ne se battent pas pour des valeurs qui seraient essentiellement « post-matérielles ». Au contraire, les résultats montrent que les mobilisations qu’ils engagent visent tout autant des retombées symboliques que des bénéfices matériels. Leurs luttes, à connotations environnementales ou citoyennes, ont souvent comme but de défendre des intérêts circonscrits, visant, par exemple, la préservation ou la revalorisation de biens immobiliers.

Mais rares sont les acteurs interviewés, dont les préoccupations soient strictement matérielles ou uniquement post-matérielles. Certains peuvent, par exemple, être animés par le besoin de sécurité ou bien être inquiets pour leur santé face aux pollutions urbaines ; et par ailleurs, se battre avec autant de ferveur pour la préservation d’un espace naturel, au nom de l’esthétique paysagère ou d’un attachement au lieu. Tant à Alger qu’à Marseille, les questions socio-économiques et environnementales sont régulièrement liées. Et les préoccupations des populations les plus pauvres articulent à la fois un besoin de redistribution matérielle et celui de la reconnaissance symbolique. La notion de redistribution renvoie aux injustices économiques alors que celle de reconnaissance cible les injustices culturelles, pouvant se manifester par le mépris. Selon Nancy Fraser (2004), la question de la justice articule à la fois le besoin de reconnaissance et de redistribution. Toutes les oppressions sont, d’après elle, de fait, une distribution inique et un déni de reconnaissance. Cette conception bidimensionnelle se retrouve d’après l’auteur, dans tous les mouvements sociaux alors qu’ils sont, écrit-elle, souvent pensés séparément ou en opposition.

Le désir de « parité de participation » (Fraser, 2004) se retrouve effectivement présent, à Alger et à Marseille, même auprès des individus de classes populaires. Si cet aspect bidimensionnel des mouvements sociaux peut être considéré comme une constante, il peut toutefois s’observer des préoccupations plus marquées dans certaines configurations. Il est clair, d’une part, que les pays dits développés n’ont pas pu venir à bout des inégalités, comme le rappelle l’auteur de l’ouvrage intitulé : « La fabrique du monstre » (Pujol, 2016), qui décrit le quotidien des habitants dans certaines cités de Marseille, dont le vécu résonne avec ces autres « quartiers », « zones » et ZEP de France, qui sont loin d’être « prioritaires ». Et d’autre part, la vision positiviste selon laquelle l’élévation du niveau économique permettrait l’élargissement du champ des attentes et des revendications vers des valeurs de participation ou de démocratie, est contredite par les faits. À Alger par exemple, le niveau de vie des populations s’est considérablement amélioré en 50 ans. Depuis l’indépendance, les conditions de travail, d’habitat, l’espérance de vie, l’accès aux soins, à l’éducation et à la nourriture ont nettement progressé. Pour autant, les postures individualistes et les revendications matérielles sont allées croissantes, comme en témoignent les précédentes études portant sur les comportements résidentiels des algérois et sur leurs rapports à l’habitat (Safar Zitoun, 2009). Si bien qu’apparaît un déplacement de valeurs entre la génération bercée par les idéaux révolutionnaires, dans un contexte de pauvreté élargie, et celle lui ayant succédé avec des revendications où se côtoient étroitement quête de consumérisme et de liberté, se déployant dans un contexte conjoint de libéralisation économique et d’autoritarisme politique.

L’articulation des valeurs matérielles et post matérielles peut être aussi appliquée à la question des valeurs environnementales. Dans ces deux agglomérations, l’environnement est défendu ou valorisé, tant pour sa valeur instrumentale que pour sa valeur intrinsèque. Autrement dit, il semble difficile de pouvoir distinguer des éthiques qui seraient définitivement anthropocentrées ou écocentrées, tant ces deux pôles s’enchevêtrent. Le motif de défense des arbres ou des espaces verts face aux détériorations, relatif aux arguments hygiénistes de santé publique, renvoie également souvent à la quête de dignité, de respect, ou bien encore aux aménités ou aux évocations de l’arrière-pays avec son lot de nostalgies, soit de représentations « idéelles » (Godelier, 1984).

Intériorisation, appropriation ou instrumentalisation des valeurs dominantes ?

Quand les interlocuteurs interrogés au sujet de leurs actions en faveur de l’environnement avancent des arguments relatifs à des valeurs telles que la « citoyenneté », la « démocratie », « l’écologie », ou le « développement durable », il peut s’agir d’arguments dont l’adhésion se fait par conviction, par instrumentalisation ou par effet d’intériorisation des normes dominantes et des discours véhiculés par les pouvoirs publics ou les médias. Le fait que certains individus se réfèrent le plus régulièrement à certains de ces termes, ne signifie pas nécessairement que ces valeurs affichées soient en correspondance avec le contenu de leurs luttes. Pour départir ce qui relève d’une stratégie de valorisation, d’une conviction ou d’une dépossession, il est nécessaire de comparer les discours véhiculés vers le grand public ou à l’égard des pouvoirs publics, avec les actions menées, tout en écoutant ce qui se dit en interne, au sein des collectifs, des associations ou des cercles de parentèle, pour observer, par exemple, les décalages éventuels entre les convictions des porte-paroles et celles des soutiens de base. Et en observant la réception sociale des arguments déployés, auprès des groupes assimilés, soit des acteurs qui s’identifient au mouvement.

Les inégales capacités qu’ont les agents sociaux à faire entendre ou à imposer leurs visions, et qui sont liées aux formes et aux volumes de capitaux, ne suffit pas à comprendre pourquoi certaines valeurs sont davantage appropriées et défendues par certains groupes plutôt que d’autres. Les contextes politiques dans lesquels les militants évoluent, déterminent aussi l’orientation des valeurs défendues.

Les valeurs véhiculées par l’internationalisation puis par l’internalisation de l’environnement en politique, sont relativement récentes sur le plan historique. L’environnement est devenu un domaine de l’action publique, qui dans le contexte algérien ou français, peine encore à acquérir une légitimité qui lui soit propre, tant sur le plan institutionnel, scientifique et sociétal. Les critiques adressées par les chercheurs en sciences humaines et sociales à l’égard du dit développement durable ou bien l’instrumentalisation de l’écologie scientifique par les politiques, montrent que la définition des objectifs assignés est objet de discordances. C’est ce qu’illustre, par exemple, la valse de dénominations ministérielles et des prérogatives révocables, qui ont eu lieu au cours des deux dernières décennies. Or, plus rarement ont été fait mention des cas couramment observés, d’instrumentalisation par le bas, de ces conceptions sur le terrain des mouvements sociaux.

Plusieurs mouvements de défense de l’environnement, animés par des habitants d’Alger et de Marseille ont été étudiés. Les rapports entretenus par ces acteurs vis-à-vis de l’écologie ne peuvent se résumer à la seule instrumentalisation puisque les valeurs accordées et les rapports à l’écologie sont multiples, et peuvent aussi renvoyer à des dynamiques de distanciation, d’adhésion, d’identification, d’appropriation, d’intériorisation, de rejet (…), selon les profils des habitants et les idéologies qu’ils défendent. L’exemple qui suit vise à mettre en relief les opérations de traduction et de nuances de valeurs, du terrain des luttes de proximité jusqu’aux arènes publiques, opérées par des militants ou des habitants appartenant aux classes populaires. Il montre que les discours écologisant ou naturalistes peuvent être instrumentalisés pour légitimer leurs revendications, comme un moyen pour se faire entendre, tout autant qu’ils peuvent changer de statut et de sens, au cours du mouvement.

Le conflit du Bois des Pins, à Alger, a défrayé les chroniques journalistiques et les réseaux sociaux, plusieurs mois durant le printemps 2011. Sur les hauteurs de la capitale, dans le quartier prisé d’Hydra, est implantée une copropriété, construite avant l’indépendance, composée de plusieurs barres d’immeubles dans un état assez vétuste. Cité à laquelle est adossé un espace vert collectif, qui était planté d’arbres, constituant la dénommée cité du Bois des Pins[2].

Les habitants recourent à la justice

Les pouvoirs publics décident en 2011, sans concertation publique, de projeter la construction d’un parking privé en empiétant sur l’espace collectif du grand ensemble, en misant sur l’imprécision des titres de propriétés. Alors que débutent les travaux, la wilaya autorise la coupe des arbres, sous les yeux ahuris des habitants. Se constitue le comité des Sages, un collectif d’habitants cherchant à établir un dialogue avec les autorités. Parallèlement, le comité organise des rassemblements dans le jardin, ainsi qu’une pétition réunissant plusieurs milliers de soutiens. Malgré cela, le chantier est mené à marche forcée, sous la protection de policiers. La présence policière était alors permanente, dans un contexte répressif accru : la Révolution tunisienne s’étant déclenchée en janvier 2011. Vécu comme une expropriation et comme une provocation, les habitants ont tout d’abord cherché à faire entendre leurs voix par la discussion. Mis à l’écart des négociations, et confrontés aux provocations policières, la surprise a laissé place à la révolte. Face à ce qui a été interprété comme un signe de mépris, les résidents, femmes et hommes, jeunes et âgés, ont souhaité s’interposer, et se sont exposés à des coups, et pour certains, à des blessures graves. Les habitants ayant participé au mouvement ne parlent pas de conflit, mais d’une « guerre » ou d’un « état de siège » pour décrire les mois de juillet, août et septembre 2011.

Ce qui a poussé les habitants au rassemblement, c’est tout d’abord, l’imposition d’un projet pour lequel ils n’ont pas été concertés, qui a été perçu comme une violation d’un droit d’usage. Ce qui a ensuite poussé les habitants à la révolte, c’est la présence surnuméraire de policiers postés aux abords du chantier et des habitations (et même sur le toit terrasse d'un des immeubles). Cette violation s’exprime par le sentiment d’attachement et d’identification au quartier : « toutes les rues qui sont là, ce sont nos rues » rétorque un des enquêtés, ayant emménagé avec ses parents en 1963 dans un de ces immeubles. Les habitants de la cité des Pins ont vécu cette intrusion comme une effraction. Un corps étranger (les policiers, l’État, le parking) est venu troubler la sérénité et la vie collective de la cité.

La défense des arbres n’intervient qu’une fois le conflit engagé sur la voie de la confrontation verbale. Le comité des Sages met en avant la défense des arbres contre le projet de parking. Les arbres deviennent des acteurs de premier plan dans la lutte. Les habitants invoquent alors deux arguments pour justifier la sauvegarde des arbres : la commune humanité et la création divine. Les arbres appartiennent au créateur et s’attaquer aux arbres revient à offenser la nature et le divin. Se battre pour des arbres, c’est se battre pour la nature, pour le principe du vivant, c’est refuser la logique marchande et spéculative, qui est à la source du projet de parking. Opposer le geste de gratuité face au mercantilisme, c’est s’assurer l’approbation et le soutien moral du voisinage étendu et cela permet de rendre l’injustice perpétuée universelle : « Ils ne se sont pas battus pour prendre l’argent, pour encaisser quelque chose, pour avoir un plus, c’est pour un arbre c’est tout », s’exclame un riverain. Au cours de la bataille judiciaire qui se profile tout au long du conflit, est alors confirmé le fait que l’espace vert est inclus dans le périmètre de la copropriété. En découvrant les précisions sur les titres de propriété, les arguments changent de camp. Ce qui est alors défendu, c’est le fait que le terrain et les arbres appartiennent aux habitants. L’argument universel est laissé de côté, et les riverains se mettent à revendiquer la protection de leurs arbres, de leurs terres.

Les habitants de la cité des Pins disent qu’au départ, leurs compatriotes informés par voie de presse, n’ont pas voulu croire qu’ils se battaient pour défendre des arbres, dans un sens collectif et désintéressé : « et ce qui est incroyable, c’est que dans une cité normale, des gens normaux, avec des jeunes qui prennent du haschisch, des cachets (…), du jour au lendemain, ils se battent pour des arbres ». Ces réactions rejoignent l’idée ancrée, selon laquelle il existerait une hiérarchisation des besoins impliquant une logique de priorité excluante. Les nombreux soutiens reçus et la surprise provoquée par le motif de la défense des arbres, dans une cité populaire et ordinaire d’Algérie, à laquelle de nombreuses familles peuvent s’identifier, a induit auprès des habitants de la cité, à la fois un motif de fierté et un défi à tenir. Pour le prouver, ils ont replanté de nombreux arbres, pendant que les pelleteuses creusaient le sol. Ce qui était devenue « l’affaire du bois des Pins[3], a transformé et revalorisée les jeunes gens de la cité. Pour les habitants, il y a eu un avant et un après, une rupture consumée. Un résidant membre du comité des sages déclare lors d'un entretien :

« avant 2011, allez dire à un Algérien : sors dans la rue et vas te battre avec la police à cause d’un arbre, c’est complètement débile, moi-même le premier, je ne le croirais pas ».

Les arbres replantés par des habitants ont été arrachés la semaine suivante par les opérateurs économiques, plus que ce que nécessitait le chantier, par provocation, comme en témoigne un des habitants rencontré lors d'un entretien :

« ils se sont dit ces gens-là qui se sentent tellement amoureux de ces arbres. Je crois qu’ils n’ont rien compris. Je crois qu’ils ont eu la même réaction que tout le monde : « comment ces arabes, ces bougnouls, peuvent aimer des arbres ».

Ces réactions que cet habitant souligne, relève de l’intériorisation d’un stigmate racialisant, d’une auto-dénégation, d’une attaque remontant au passé colonial. Rappelons aussi que l’arbre ornemental renvoie à la période coloniale, il a été notamment un symbole d’européanisation de la ville (Bekkouche, 2019).

Aux marges du mouvement, ce que les algérois interrogés ont retenu de ce conflit, ce n’est pas tant les arbres, la défense de l’espace vert, ou la référence à l’écologie évoquée par certains porte-paroles du mouvement, mais c’est surtout la lutte pour la défense d’un espace communautaire populaire, la lutte contre la classe politique, contre le « pouvoir » et ses acteurs occultes, qui a marqué les esprits. C’est l’idée de parité d’accès aux espaces publics, l’idée de justice spatiale, et notamment de « justice pour nos frères », qui était revendiqué par les cités voisines. L’arbre n’a été perçu, de l’extérieur, que comme l’étincelle ayant embrasé les cœurs, face au mépris. Mais la vision écologiste telle que définie par un des membres du comité des Sages est originale, car elle se détache de la vision techniciste usuelle. L’écologie : « c’est inné, ça fait partie de nous », il refuse de considérer l’écologisme comme une mode : « l’écologie, on l’a juste oubliée », mais il pense qu’elle est enfouie, et qu’instinctivement, elle se manifeste sous la forme de réflexes : « l’habitant du Maghreb et l’Algérien est un écologiste de gré ou de force », quel que soit son milieu de vie. L’écologie auquel cet habitant fait référence est bien plus liée à l’identité et à l’environnement social et culturel, qu’à des faits scientifiques tirés des laboratoires. Cette représentation rappelle les propos de cet autre habitant qui se présente comme un amoureux de la nature et qui refuse d’être qualifié d’écologiste, en rappelant le sens parfois burlesque de l’histoire :

« le Tiers-monde avait un siècle d’avance sur le Nord en matière de recyclage, de covoiturage, d’auto-construction, d’économie circulaire, etc.
Et après l’avoir convaincu de se « moderniser », au 21ème siècle, on lui dit qu’il a besoin de se moderniser à nouveau en apprenant au Nord ce qu’il avait inventé bien avant lui ». (Karim, 43 ans).

Toujours est-il que dans la plupart des mobilisations environnementales observées dans les quartiers de grands ensembles, à Alger et à Marseille, l’écologie apparaît à la marge des revendications, bien après la référence à la nature, à l’arbre ou à l’eau. Comme dans le cas de cet habitant d’Alger, qui avait choisi de transformer son action de volontariat de quartier en une association, en lui attribuant le nom de sa cité d’habitat social, suivi de l’adjectif : « écologica ». Bien qu’actif pour lutter contre les amas d’ordures et les dépotoirs présents dans sa cité pour les transformer en espaces verts, il dit s’être rendu à l’évidence que ce terme «d’écologique», loin de permettre l’adhésion du voisinage, provoquait moqueries et suspicions : celle de s’abandonner, à ce que le sociologue Rachid Sidi Boumedine (2013) nomme des « concepts intrus ». Le cas de ce volontaire qui a tenté sans succès de créer une association à vocation écologique alors qu’il s’agissait d’actions concrètement hygiénistes, n’est lui-même pas un militant écologiste convaincu et ne se revendique pas comme tel vis-à-vis de ses proches. Son but premier étant de sauver l’image et la réputation de sa cité, notamment en nettoyant les espaces communs, réputation qui a été « salie », selon lui, notamment par la presse, pendant et suite aux années du terrorisme. Il pensait alors encourager et stimuler son entourage en recourant à un terme novateur, qui pouvait, croyait-il, valoriser l’action des bénévoles et la rendre attractive pour susciter la participation.

Nombreux sont les habitants impliqués dans des mobilisations environnementales, qui ne s’identifient pas ou qui refusent d’adhérer à ce type de référentiel « écologiste » ou « durabiliste », considéré comme impérialiste ou globalisant. Mais l’argument du développement durable ou de l’écologie, peut être instrumentalisé à d’autres titres : par des acteurs associatifs qui acceptent d’adapter leurs actions en fonction des faveurs ou des financements disponibles, et par les autorités qui décident de créer des orientations thématiques et un périmètre d’influence déterminé.

Conclusion

Finalement, les valeurs attribuées à l’environnement naturel relèvent de considérations à la fois utilitaristes et intrinsèques, quelles que soient les sociétés, ces éthiques duales transcendent les catégories sociales et les éthiques culturelles. Mais pour autant, les nuances qui se font jour nourrissent des idéologies différentes qui ne peuvent être confondues. Celles-ci diffèrent entre les classes et si les termes parfois se recoupent, par effet d’imposition ou par instrumentalisation, le contenu des luttes et les intentionnalités ne peuvent être réduites aux référentiels exprimés.

Les valeurs ne sont pas immuables, statiques et définitives : des valeurs dominantes peuvent être réappropriées par le bas et devenir des vecteurs d’affirmation et d’émancipation. C’est le cas de la participation et de la citoyenneté, se retrouvant au cœur des revendications des quartiers populaires de Marseille mais aussi d’Alger (Metboul, 2019 ; Dirèche, 2019 ; Remaoun, 2012). L’écologie en revanche, ne correspond pas à une idéologie ayant été généralisée auprès des classes populaires à Alger. Le contexte d’émergence de cette notion écologique, fruit des concerts des nations, ne suffit pourtant pas à expliquer sa mise à l’écart par des populations, qui ne peuvent s’approprier qu’une écologie partielle, réduite aux périmètres autorisés, aux marges des sommets et des agréments associatifs délivrés par les autorités. L’hypothèse d’un « écologisme des pauvres » ne correspond que partiellement aux représentations des acteurs mobilisés en ce début de XXIème siècle. Cette qualification tend à évacuer les dimensions morales et politiques qui sont au cœur des mobilisations environnementales. Cet écologisme des pauvres supposerait une universalisation des représentations au sujet des problématiques environnementales à l’échelle internationale. Or, l’adoption de référentiels écologiques ne reflète pas une commune transformation des représentations sociétales vis-à-vis de la nature.

Bibliographie

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Safar Zitoun, M. (2009). Digressions sur « l'Algérois ». L’habiter des classes moyennes algéroises ou l’introuvable référent citadin. Les Cahiers d’EMAM, (18), p. 21-28.

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Notes 

* Laboratoire d’urbanisme Lab’URBA, Université Paris-Est, France.

[1] Thèse intitulée : La place de la nature dans la gestion et les usages des villes en Méditerranée. Héritage, rupture et perspective : une comparaison Alger-Marseille. Thèse de doctorat en sociologie, Aix-Marseille-Université, LabexMed, LPED, 570 p, soutenue le 14 janvier 2019 à la MMSH d’Aix-en-Provence.

[2] Cité Bois des Pins à Hydra : Les habitants recourent à la justice. El watan, 14 Juillet 2011.
Les habitants de la cité Bois-des-Pins (Hydra) s’organisent. Le Matin d'Algérie, 17 Juillet 2011.

[3] L’expression usitée par les habitants rencontrés et véhiculée par les journalistes n'est pas neutre. Elle renvoie au monde judiciaire et au procès mené, mais surtout elle fait écho au terme ''affairiste'' que les algérois mentionnent régulièrement tout au long de ce conflit.

 

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