Nora SEMMOUD et Pierre SIGNOLES (dir.), (2020). Exister et résister dans les marges urbaines. Villes du bassin méditerranéen. Éditions de l’Université de Bruxelles, 320 p.


Insaniyat N°90 | 2020 |Participation citoyenne aux projets de développement |p. 124 - 128 | Texte intégral



La bibliothèque des études urbaines vient de s’enrichir d’un nouvel ouvrage sur les marges urbaines. Rédigé par un groupe de 11 chercheurs appartenant à cinq pays situés des deux côtés de la Méditerranée, sous la direction de Nora Semmoud et Pierre Signoles, cet ouvrage édité à Bruxelles, assez loin des rives ensoleillées de la Méditerranée, est intéressant à plus d’un titre. Par sa parution plutôt septentrionale dans une ville assez éloignée de l’aire géographique étudiée tout d’abord, qui vient nous rappeler la cruelle universalité de la thématique de la marginalité en milieu urbain. Par son contenu riche et diversifié ensuite, multipliant les angles d’analyse et les croisements interdisciplinaires, qui vient nous rappeler aussi combien l’analyse des marges peut apporter paradoxalement des éclairages féconds sur les processus centraux qui animent les villes contemporaines aujourd’hui.

Aborder les phénomènes urbains globaux par leurs marges, par ce qu’ils fabriquent comme maux, problèmes et autres conséquences morbides et délétères des sociétés modernes n’est certes pas nouveau. La tradition classique de la recherche en études urbaines avait en effet forgé l’essentiel de ses outils et de ses prescriptions à partir de l’immersion des chercheurs, à l’instar de ceux appartenant à l’Ecole de Chicago, dans les quartiers défavorisés, les ghettos et autres avatars de l’urbanisation de l’époque industrielle. Mais cela a été souvent fait à partir d’un regard condescendant et misérabiliste d’empathie pour les « pauvres » et les exclus du miracle urbain, oublieuse qu’elle était de leur donner une voix, une reconnaissance de leurs qualités intrinsèques d’acteurs à part entière de la fabrique de l’urbain dans ses différentes dimensions matérielles et immatérielles.

Comme le souligne Nora Semmoud dans son introduction à l’ouvrage, si les marges étudiées sont géographiquement situées, elles ne constituent pas des isolats, des réalités urbaines curieuses et abritant des populations en marge du système urbain globalisé. Elles n’échappent aux forces actives de mondialisation des économies et des référents doctrinaux de l’action urbaine qui sont sous-tendues par l’application « de logiques néolibérales » [p. 9].

Selon elle en effet, reprenant les analyses de A. Osmont, (Osmont, 2006)

« la mondialisation actuelle, en plaçant les villes et les territoires au cœur des compétitions économiques internationales et de la division internationale du travail, en a fait des lieux par excellence de nouvelles formes d’échanges et d’accumulations », conduisant à produire « des villes utiles et celles qui ne le sont pas » et par conséquent, en forçant un peu le trait, autoriserait à dire qu’il existerait « des quartiers utiles et d’autres qui ne le sont pas ».

De ce fait, et par d’autres aspects ne tenant pas seulement à ce contexte général, mais aux contenus sociaux et aux processus internes qui se déploient dans ces mêmes quartiers, « placer la focale sur les marges urbaines » c’est placer d’emblée le débat sur le double plan de la généralité de ces formes et sur leurs spécificités locales, qui sont, de l’avis des rédacteurs difficiles à démêler. Se répartissant entre douze villes, cinq au Nord (Cagliari, Turin, Barcelone, Granade et Marseille) et sept au Sud de la Méditerranée (Rabat, Casablanca, Fès, Alger, Tunis, Istanbul et Ankara), les « terrains » choisis représentent dans leur diversité, leurs localisations, et les processus sociaux qui les animent, des convergences découlant de ce contexte mondialisé, mais aussi des divergences qui tiennent aux particularités de leurs formations et de leurs rapports au reste des autres quartiers.

Les partis pris d’analyse privilégiés par le programme de recherche dont l’ouvrage restitue les résultats, articulent ces deux dimensions selon trois entrées d’analyse. Il s’est agi en premier lieu d’envisager les marges « comme une construction produite par les représentations de stigmatisation qu’en forment les acteurs urbains dominants » [10], dans la mesure où ces représentations « reflètent les rapports de classes et de pouvoir » et « ont une efficience plus ou moins importante sur la violence symbolique vécue, intériorisée, détournée ou combattue » [10]. Il s’est agi ensuite d’aller dans l’approfondissement de la connaissance des populations de ces marges « au travers de leurs paroles, de leurs pratiques et de leurs perceptions » dans le souci « de saisir de façon plus intime le ressenti des habitants et le contexte de leurs mobilisations » dans le sens souligné par Lefebvre « de tension entre l’espace vécu d’un côté et l’espace vécu et perçu de l’autre » [10]. Il s’est agi enfin et en troisième lieu de saisir la manière selon laquelle ces processus ont contribué à « rendre visible la montée des résistances, des mobilisations et des contestations chez les populations des marges urbaines ».

Pour ce faire, c’est-à-dire pour démontrer et dérouler ces choix conceptuels, la démarche comparative a été privilégiée, dans le souci de « croiser les réflexions entre le Nord et le Sud » dans la perspective de « décloisonner les recherches qui traitent généralement de l’un ou de l’autre » et de permettre ainsi de souligner « les processus en cours, en veillant à contextualiser les différents cas et à ne pas lisser excessivement leurs spécificités ».

C’est donc une entreprise ambitieuse de mise en comparaison de quartiers marginaux très dissemblables du point de vue de leurs histoires et de leurs ancrages géographiques, mais aussi fortement semblables du point de vue des processus globaux qui les créent et qui les animent qui nous est proposée dans les cinq chapitres qui composent cet ouvrage.

Le premier chapitre, intitulé « Les marges au prisme des représentations. Mots, discours, images » se donne pour objet l’exploration « des conditions symboliques d’apparition de cette désignation (la marge) au prisme des représentations discursives et telles qu’exprimées par les images ». Les rédacteurs de ce chapitre ont fait un travail considérable non seulement de recension et d’analyse des mots, des expressions langagières et autres images qui ont été produites pour qualifier les marges de « l’extérieur », c’est-à-dire émanant des « acteurs dominants » et de ceux qui n’habitent pas ces espaces », mais aussi de « l’intérieur », c’est-à-dire des résidents de ces quartiers, qui expriment à travers leurs propres mots et images leurs vécus et surtout leurs volontés de révéler ces derniers comme « espaces d’appartenance », qui foisonnent de « ressources », et comme espaces permettant l’exercice d’une « autonomie normative par rapport au(x) pouvoir(s) ».

Le deuxième chapitre, intitulé « Duo de marges en tandem littéraire. Poursuite linéaire au Caire et exploration circulaire à Oran », nous embarque dans une approche qui mobilise la littérature comme ressource permettant de décoder certaines dimensions cachées, subjectives de l’univers des marges dans les villes du Maghreb et du Proche Orient.

Le troisième chapitre quant à lui s’est voulu résolument comme un travail « d’immersion dans la vie des populations » des quartiers marginaux. On y découvre, à travers des descriptions approfondies qui puisent leurs contenus dans un corpus considérable d’études et d’enquêtes de terrain qualitatives, la richesse, le foisonnement considérable et « multidimensionnel » de la vie sociale en œuvre dans les marges. Dans une première section, la marge est abordée comme « territoire-ressource » à travers l’analyse des trajectoires socio spatiales des ménages tandis que la deuxième section apporte des « illustrations et des éclairages qui confortent l’idée de la marge comme construction symbolique ambivalente ». C’est-à-dire comme espace travaillé par de puissants « mouvements contraires et souvent conflictuels de communautarisation et d’individualisation, portés par des attentes de promotion résidentielle et sociale ».

Les deux derniers chapitres, le quatrième intitulé « Marges, espaces contestés et contestations dans l’espace » et le cinquième intitulé « La fabrique de l’ordre politique dans les marges urbaines » développent des analyses de l’intrusion des « projets » et autres actions urbanistiques destinés à « normaliser » dans tous les sens du mot, ces quartiers et les réactions de leurs populations à ces politiques et manœuvres « spontanées » ou planifiées émanant d’acteurs privés ou publics externes. Les auteurs de ces chapitres développent l’analyse de l’extrême diversité des situations locales de résistance et de luttes des habitants de ces quartiers, mais ils montrent surtout la manière selon laquelle les autorités publiques essayent de diluer le caractère « subversif » de ces marges politiquement imprécises et indécises et comment se fabriquent souvent dans la « résignation » de nouveaux ordres politiques locaux.

Pour conclure cette présentation, nous pouvons dire que c’est un ouvrage extrêmement bien documenté, qui balaie systématiquement les diverses dimensions géographiques, sociologiques, politiques et symboliques des marges qui nous est proposé par un groupe de chercheurs appartenant aux deux rives de la Méditerranée, sous la houlette de Nora Semmoud et Pierre Signoles[1].

Ce livre constitue en quelque sorte le point d’orgue d’une réflexion sur l’urbain méditerranéen commencée il y-a plus d’une vingtaine d’années dans le laboratoire Urbama. Il contribue, par le pouvoir qu’apporte une démarche comparative bien conçue et bien maîtrisée, à débusquer, à souligner des processus en cours sur les deux rives de la Méditerranée qui font sens dans le contexte de l’urbanisation effrénée que connaissent les pays de la région. En l’occurrence, la production de nouveaux déséquilibres et dysfonctionnements dans le traitement éminemment politique que les pouvoirs en place infligent aux quartiers marginaux, comme s’ils étaient les réceptacles, les boucs émissaires des maux sociaux induits par leurs propres politiques néo libérales ou de « laisser faire ».

Notes 

[1] Les auteurs des divers chapitres sont : Raffaele Cattedra, Gülçin Erdi, Bénédicte Florin, M’hammed Idrissi Janati, Aziz Iraki, Olivier Legros, Fabrizio Maccaglia, Anna Madoeuf, Maurizio Memoli, Madani Safar Zitoun, Roman Stadnicki & Florence Troin.

Madani SAFAR ZITOUN

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