Ammara BEKKOUCHE (2019). Cultiver l’urbain, où résident les paradoxes? Réflexion mésologique. Oran : CRASC, 143 p.


Insaniyat N°92 | 2021 |Vivre et (re)penser la ville : nouvelles perspectives| p. 88-92  | Texte intégral


 


Á un moment de son parcours de recherche, Ammara Bekkouche nous livre un ouvrage fort stimulant, dont le titre interpelle le lecteur potentiel sensible à l’espace et son organisation d’une part et s’intéressant plus particulièrement à la ville d’Oran, d’autre part. Ce titre  constitue à lui seul une thèse se situant dans le prolongement des différents travaux de l’auteure (1998, 2004), notamment sur les rapports qu’entretient la ville avec les espaces verts. Il faut certainement noter qu’au cours de l’histoire, la nature et la ville ont été tantôt antagonistes tantôt intimement associées. Aujourd’hui, à l’époque du développement durable et du discours écologique que revêt la nature urbaine, nous percevons grâce à cet ouvrage que ce tandem amène de nouvelles perspectives dans la pensée de la ville. À partir de l’exemple d’Oran,  l’auteure repense les concepts de milieu et d’anthropisation, à travers la théorie mésologique. La question que nous soulevons, à la suite de  la lecture de cet ouvrage, est de savoir « en quoi le système logique et sémantique, que nourrit la perspective mésologique adoptée, a-t-il permis à l’auteure de déterminer les principaux paradoxes, dans la « culture de l’urbain » ?

« Cultiver l’urbain », est un ouvrage d’une grande densité notionnelle et conceptuelle.  Il est structuré en trois chapitres, mettant en lien la ville, l’eau et l’arbre. Dès l’introduction de son livre, l’auteure annonce qu’elle adopte une perspective mésologique d’inspiration berquienne dans l’approche de ces trois entités.  L’urbanité se définit d’abord comme une capacité de vivre en société, c’est un capital qui n’est pas seulement constitué de biens matériels collectifs mais de rapports sociaux « fondateurs », permettant ainsi aux humains de vivre dans un milieu commun. À la suite des travaux d’Augustin Berque (1997), l’auteure précise que le milieu peut être perçu comme une relation. 

« Dire que le milieu est à la fois naturel et culturel, collectif et individuel, subjectif et objectif, revient à dire qu’il faut essayer de le penser dans sa dimension propre ; laquelle n’est ni celle de l’objet ni celle du sujet, mais celle des pratiques qui ont engendré le milieu au cours du temps, et qui l’aménagent/le réaménagent sans cesse » (Berque, p. 148-149).

La notion de milieu, dans la théorie mésologique, se révèle polysémique dans le sens où la réalité des choses diffère selon les milieux de chaque espèce ou culture ; l’objet n’existe pas en soi mais selon sa relation au sujet. Dans la mésologie, la question de la perception tient une place centrale, chaque espèce percevant le donné environnemental brut d’une manière qui lui est propre, et constituant par là son milieu spécifique. Aussi, le milieu n’est pas le synonyme d’environnement, il est plus riche puisqu’il englobe la réalité sociale. Berque  (2014, p. 21). L’anthropisation est entendue comme la transformation de ce milieu sous l'action de l'homme. Comme chacun le sait les milieux non anthropisés sont rares, quand il s’agit de villes.

« Le site et la ville » est le titre donné au premier chapitre (p. 21-46) permettant à l’auteure de débusquer les spécificités de l’espace en question et son organisation. Elle souligne que le site méditerranéen de la ville d’Oran est composé « du Mont Murdjadjo et d’un littoral abrupt marquant une anse prédestinée aux activités portuaires. Une des particularités de la ville, dit-elle,  tient à l’existence du ravin de Ras el-Aïn qui fut décisif de son implantation » (Bekkouche, 1998).  Le concept de mésologiecentral dans ce premier chapitre (p., 16, 17, 18, 19, 21,…), nous laisse entrevoir les différences entre  milieu et environnement et comprendre que la réalité des choses  diffère selon la culture si on considère le même objet.  « Le site d’Oran constitue une concrescence » (au sens de croître ensemble [cum crescere]. Il comprend une chaîne tellienne qui se développe sur 25 km environ culminant à 589 mètres aboutissant à la mer. Marqué par une ligne côtière échancrée, il associe sebkha, oueds, plaines et djebels aux inclinaisons variables » (p. 21). « Une lecture d’Oran à travers les écrits et les traces de son urbanisation nous instruit sur quelques aspects de son caractère façonné au gré des besoins, des politiques du moment et des disponibilités foncières. Elle permet d’apprécier la diversité des opérateurs ainsi que l’importance et la nature de leur apport dans la construction de la ville » (Bekkouche, 2004).

L’approche utilisée dans la détermination des principales particularités de l’anthropisation  de ce site a révélé un certain nombre de paradoxes. « Le site d’Oran se caractérise  par certains aspects  morphologiques propres au milieu méditerranéen » (p. 44), se distinguant par :

« mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers.  Non pas une civilisation mais plusieurs civilisations superposées. La Méditerranée est un carrefour antique. » (Braudel, 1999).

Autre paradoxe, depuis qu’elle existe et malgré les guerres, la Méditerranée est la mer  de tous  les métissages humains et culturels. Durant plus d’un siècle, déclare l’auteure, les aménagements d’Oran se sont effectués en partie contre son site naturel et sa population d’origine ; ceci « provoquant déviation et rupture des liens ancestraux et urbanisation du littoral [tournant le dos à la mer] » (p. 45).

L’eau dans la ville est au centre du second chapitre (p. 47-101), dont l’objectif est d’ « apporter un éclairage sur le rapport d’Oran à l’eau, depuis sa création» (p. 48). La relation entre l’eau et la ville est à la fois fondamentale et partiellement méconnue. Ce chapitre montre l’importance de l’accès à l’eau pour le développement urbain. L’auteure rappelle qu’en Algérie, les programmes des réserves en eau et les plans d’aménagement urbain sont soumis à la condition géo-climatique semi-aride de la rive sud de la Méditerranée. Dans cette configuration, Oran est présentée  comme étant la ville littorale la plus contrainte aux incertitudes de la disponibilité de l’eau. Un premier paradoxe est que, si l’attention est essentiellement portée sur les usages directs d’eau liquide, la consommation urbaine d’eau est, en fait, majoritairement indirecte. La plus grande partie de l’eau consommée est intégrée dans des processus de transformation des biens de consommation destinés aux populations urbaines.

Un second paradoxe qualifié par l’auteure d’urbain que renvoie « la double image d’Oran est celui des ravins en friches qui se transforment en un ramassis de déchets alors qu’ils constituent des potentiels de valorisation urbaine naturellement  liée à l’eau» (p. 89). Un troisième paradoxe est inhérent à l’ambivalence rareté versus gaspillage de l’eau en tant que matière première épuisable. L’eau dans les tuyaux est l’objet d’un autre paradoxe, souvent méconnu. En effet, les kilomètres de canalisations ont tendance à croître, suivant l’évolution spatiale de villes. En revanche,  si les tuyaux sont toujours plus nombreux et les réseaux toujours plus étendus, il y circule de moins en moins d’eau. Le paradoxe de l’eau à Oran, selon l’auteure, se reflète à travers des investissements importants pour garantir une denrée potentiellement limitée.

« L’arbre pour la ville » est l’intitulé du troisième et dernier chapitre (p. 103-121).Au même titre que l’eau, l’arbre est de plus en plus l’objet d’actions de sensibilisation sur son importance vitale  pour l’humanité. Il est en effet fondamental dans l’économie de la vie que ce soit sur le plan proprement biologique écologique, géologique et/ou climatique. Il est producteur primaire de l’énergie dont les autres vivants dépendent. Il est à la base de la structuration de la quasi-totalité des écosystèmes et représente l’immense majorité de la biomasse. De nos jours, déclare (Bekkouche, p. 121) « la problématique de l’arbre est liée à la crise de l’environnement qui traverse le monde ». La situation de l’arbre en Algérie,  ajoute-t-elle, renvoie l’image d’une apparente inattention à l’égard du patrimoine arboré. La question soulevée est de savoir comment transcender l’antinomie de l’arbre à l’interface des antagonismes  de destruction et de préservation ?

« Cultiver l’urbain » nous amène à nous interroger sur l’agriculture comme infrastructure de la ville dite « durable » et comme contribution à l’avènement d’une ville plus prospère et plus saine. Le concept d’agriculture urbaine à la base de la réflexion mésologique menée par Ammara Bekkouche, constitue un intérêt grandissant de la recherche et concerne plusieurs disciplines dont un des enjeux scientifiques est de l’intégrer dans le processus de conception de la planification urbaine. Solution de compromis dans l’écosystème urbain, l’agriculture urbaine est désignée par l’auteure comme « voie de résilience adaptable aux perturbations des espaces plantés ». En se végétalisant, la ville ne participe-t-elle pas à l’enjeu global de transitions écologique et environnementale ? « Cultiver la ville » participe de la transition écologique, si on considère que « la transition environnementale » désigne une évolution vers un nouveau modèle de relations entre espaces et sociétés, renouvelant ainsi les modes de produire, de consommer et de vivre ensemble. En contribuant à verdir, à embellir, à réintroduire un peu de « nature » en ville en particulier dans des quartiers d’où elle était quasi exclue, le développement des jardins, ne s’inscrit-il pas dans la recherche d’une justice environnementale ?

L’ouvrage « Cultiver l’urbain » issu d’une réflexion mésologique, à partir de l’analyse de la ville d’Oran, met en avant la représentation d’un paysage où se reflète une singularité du rapport entre l’espace urbain et l’espace cultivé. Le rôle heuristique de cette relation abonde dans le sens d’un renouvellement de la définition des voies dans la conception, la planification et l’aménagement urbains. Il est certes d’un apport inestimable pour les urbanistes mais il répond aux nombreux questionnements des chercheurs en socio-anthropologie et en écologie.

Bibliographie

Bekkouche, A. (1998). Aux origines d’Oran : le ravin de Ras el-Aïn. Insaniyat, 5.

Bekkouche, A. (1999). Les espaces urbains publics. Lieux de sociabilité et éléments de composition urbaine. Insaniyat.

Bekkouche, A. (2004). Images d’Oran. Insaniyat, 23-24.

Berque, A. (1995). Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse. Paris : Hazan.

Berque, A. (2014). Poétique de la terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie. Paris : Belin.

Braudel, F. (1977). La Méditerranée, l’espace et l’histoire. Paris : Arts et métiers graphiques.

Aïcha BENAMAR

 

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