Présentation


Insaniyat n° 95, janvier-mars 2022, p. 17-24


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Ce numéro d’Insaniyat est pensé dans une logique de continuité des travaux sur la socio-anthropologie du religieux déjà consacrés à l’Algérie et à la région du Maghreb[1]. Aussi, il est question dans cette nouvelle édition d’élargir cette problématique à la Méditerranée à travers d’autres contextes locaux et diverses approches.

En ce sens, la recherche sur la région est liée au rapport du champ religieux et de ses acteurs institutionnels, laïcs et/ou religieux, aux questions relatives aux discours et aux pratiques. Celles-ci se rattachent principalement à l’identité, le sacré et ses manifestations, les tendances religieuses et les mutations, ainsi qu’à la quotidienneté « religieuse » des gens ordinaires.

Notre objectif est d’apporter, dans ce numéro, un éclairage sur les contenus des discours, la nature des pratiques et des représentations religieuses, au regard des mutations sociales, politiques et culturelles que connaissent les deux rives de la Méditerranée. La religiosité est perçue aujourd’hui en tant que panorama religieux ou religioscape (Appadurai, 1996), qui permettrait aux subjectivés de se construire en « expérimentant » le sacré à travers et au-delà des normativités socio-religieuses.

L'hypothèse, selon laquelle la religion disparaîtrait ou serait l’objet d’une privatisation (Habermas, 1991), du fait des processus de modernisation et de sécularisation (Lechner, 1997), ne s'est pas avérée acceptable dans la sphère méditerranéenne (Zuber et al, 2018). Selon Berger (1999), la religion serait en effet la caractéristique première de notre époque. Ce qui prouve plus sa pérennité que son déclin, comme l’attestent des contributions dans ce numéro et d’autres travaux connus...

À ce propos, nous pourrions rappeler l'analyse de Max Weber sur l'éthique protestante (1905) comme fondement moral de la montée du capitalisme, et celle d’Ernest Gellner (1992) selon laquelle le nationalisme correspondait en Occident à un discours ethnique sécularisé et idéalisé. Nous noterons, par ailleurs, que pour le monde arabo-islamique, l’idée est le retour à l'islam par la « purification » du religieux. À la complexité de la situation s’ajoute aussi le fait que « discuter de religion dans la rive sud de la Méditerranée, c'est discuter de l'Iislam » (Gellner, 1985), bien que l’histoire des minorités non musulmanes du Maghreb et celles du Proche-Orient, contredisent cette vision.

Certaines thématiques s’imposent aujourd’hui dans les études socio-anthropologiques sur le religieux, à savoir :  la gestion des institutions religieuses, les formes de socialisation dans un contexte de mondialisation caractérisé par les mutations du marché (Rhazzali, 2018 ; Moussaoui, 2009) ; les dynamiques sociales et historiques selon des logiques de concurrence (Pace, 2009) ;  les pratiques en rapport avec la « consommation » du religieux (Stolz, 2006 ; Gilsenan, 2000) ;  les mutations religieuses dans les espaces médiatiques et les réseaux numériques (Djermouni, 2020) ; le religieux et la question du genre (Lipsyc et Benzenine, 2014 ; Wadud,2006 ). Il n’empêche que les débats sur les contenus des textes sacrés continuent à interroger différemment le sens (Assad, 2017 ; Ferjani, 2012 ; Arkoun, 1985) et à repenser le rapport sciences religieuses islamiques et sciences sociales dans un contexte de pluralité (Hanafi, 2021). Il importe de souligner que la religiosité a fait également l’objet d’analyses et de critiques théologiques de nouvelles formes de spiritualité (Roussou, 2017, Blanes et all, 2013), la diversité des croyances et des orthodoxies dominantes (Mapril, 2013 ; Saraiva, 2008,), ainsi que leurs rôles dans l’internationalisation des réseaux religieux (Ambrosini, 2006 ; Riccio, 2003 ; Salzbrunn, 2002), les migrations internationales et les diasporas (Accoroni, 2018 ; Bava, 2010).

Il convient également de citer d’autres études qui se situent par leurs nature à la croisée de l’approche socio-historique et socio-anthropologique. En l’occurrence, il s’agit des travaux sur les ordres mystiques musulmans et les représentations de la religiosité populaire et les pratiques thérapeutiques des rites soufis (Loukili, 2020 ; Khelifa, 2005 ; Chlyeh, 1998), ainsi que les significations du charisme, « la Baraka », la sainteté et le don divin attribué aux saints (Nilly, 2006 ; Werbner, 2003).

En somme, les contributions de ce numéro actualisent certains de ces débats et offrent l’opportunité d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche en lien avec ces terrains d’études.

Les contributions du premier tome : « Réceptions et pratiques dans des contextes locaux », entament le débat sur le sujet à travers deux entrées : l’une, d’ordre épistémologique et l’autre, d’ordre socio-anthropologique. D’une part, l’objectif consiste à re-questionner le sens à travers l’approche du texte coranique ; d’autre part, deux pistes se distinguent pour explorer cette question. La première est celle des acteurs institutionnels et les supports culturels, la seconde évoque la spiritualité « traditionnelle » dans la société saharienne du sud de la Méditerranée, et les « nouvelles » spiritualités au nord.

En ce qui concerne l’entrée épistémologique, la contribution de Lotfi Hicham Zerga focalise sur des questions d’ordre méthodologique dans l’appréhension du texte coranique. En partant de ce qu’il qualifie de « réelle expérience textuelle », l’auteur soutient la thèse d’une révision des approches critiques dominantes appréhendant le texte de l’extérieur. L’auteur opte pour une compréhension du sens à partir d’une lecture du texte coranique de l’intérieur afin de questionner sa structure langagière. Dans cette optique, il est pertinent de tirer profit de l’outil informatique pour l’élaboration d’une base de données qui permet de cerner des matrices langagières et stylistiques.  

S’agissant des jeunes, Djilali El Mestari, Fouad Nouar et Mustapha Medjahdi discutent les formes de la reconnaissance - ou non - chez les nouvelles générations en Algérie aujourd’hui à l’égard des référents religieux. Les études de terrain, durant une décennie, confirment que l’indifférence et le déni de confiance qu’expriment les jeunes à l’égard des discours des référents religieux, y compris « le référent religieux national », sont la résultante de longs changements ayant affectés l’espace religieux. Les conséquences sont liées au déclin du programme institutionnel traditionnel et à l’apparition d’un nouveau programme, ainsi que la bureaucratie religieuse et l’émergence d’un « public » de jeunes hétérogène.

Dans la même perspective, Houda Grimli propose une étude qualitative du discours identitaire des jeunes marocains dans l’espace numérique. L’analyse du contenu des pages Facebook révèle l’influence du numérique dans la construction de l’identité religieuse. L’auteure constate que le flux des discours véhiculant des modèles culturels
et symboliques contribue à la formation d’une identité religieuse hybride. Celle-ci, rassemble à la fois le réel et le virtuel, le local et l’international, l’individuel, le communautaire et le sociétal. C’est dans ces interactions que se construit la « religiosité numérique ».

La lecture critique du « Rapport sur la situation religieuse en Tunisie 2011-2015 », présentée par Safouane Trabelsi, Nadia Echaouch, Aya Ben Mansour, Nedjma Kamji et Rabaa Kasmi porte sur le processus de mutation qu’a connu la scène politique et religieuse dans ce pays. Les auteurs distinguent entre trois périodes qui permettraient de comprendre les changements institutionnels et leurs origines historiques : la période de la « république émergente » et le défi de la sécularisation, la « déviation en 2011 » et le défi de la stabilité, et en dernier, la période de la « deuxième république » et le défi des libertés individuelles, notamment des droits des femmes et de la liberté de conscience.

En ce qui concerne les spiritualités « traditionnelles », Abdelhamid Faiz, étudie une expérience spirituelle dans les sociétés sahariennes au sud de la Méditerranée. Il s’agit du rite de Tazubba ou la malédiction et la violence des saints. L’auteur montre comment se déplace la violence d’un imaginaire culturel et spirituel fondé sur la paix vers une symbolique violente exploitable dans le champ politique. Il s’agit d’un passage de la figure du « saint pacifique » à celle du « saint combattant ».

Dans la continuité des représentations spirituelles et en s’appuyant sur une étude socio-anthropologique, Eugenia Roussou décrit le changement qui s’opère au niveau des pratiques religieuses de l’orthodoxie chrétienne en Grèce. Elle constate un changement de la croyance unique liée à l’identité ethnique, en faveur d’une diversité des croyances. Cela s’explique par l’émergence de nouveaux mouvements religieux tel que celui du « nouvel âge » qui renégocie avec l’héritage chrétien les questions du genre et du pouvoir.

L’entretien avec Charles Stewart, chercheur britannique, spécialiste de l’anthropologie des religions évoque les mutations profondes de la question religieuse au nord de la Méditerranée. Ces mutations ne peuvent être comprises sans prendre en compte le contexte de la mondialisation, des migrations et de la crise économique. Selon lui, l’apparition de nouveaux mouvements spirituels, comme le « nouvel âge » ou les « Douze Dieux olympiens » est une réaction face à la crise de l’incertitude dans la vie quotidienne.

Ce numéro consacre un hommage au chercheur syrien, feu Mohammed Shahrour. Il rend compte aussi des travaux de Lahouari Addi : La Crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, de Sari Hanafi : Sciences de la charia et sciences sociales. Vers un dépassement de la rupture et de Varlik Nükhet : Plague and Contagion in the Islamic Mediterranean.

Coordonné par : Djilali EL MESTARI
Mohammed Khalid
RHAZZALI
et Dafne
ACCORONI

Traduit par Mustapha MEDJAHDI

Bibliographie 

Accoroni, D. (2018). Du monde francophone aux francophonies des migrants : l’équation d’un héritage entransformation et spécificité des migrations ouest africaines. Revue Internationale des Francophonies, (4).

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سلامة العامري نللي، (2006). الولاية والمجتمع مساهمة في التاريخ الاجتماعي والديني لإفريقية في العهد الحفصي. بيروت: دار الفارابي.

Notes 

[1] Les principaux numéros d’Insaniyat traitant la thématique du religieux :

  • Le Sacré et le Politique, n° 11, CRASC, Mai- Aout 2004, coordonné par : Ahmed Ben Naoum
  • Religion, pouvoir et société, n°31, CRASC, Janvier-mars 2006, coordonné par : Hassan Remaoun
  • Discours littéraire et religieux au Maghreb, n°43, CRASC, 2009, coordonné par : Sidi Mohamed Lakhdar Barka.
  • Communautés, Identités, et Histoire, n°47-48, CRASC, 2010, coordonné par : Hassan Remaoun

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