Insaniyat n° 96, avril-juin 2022, p. 13-19
Ce numéro d’Insaniyat est pensé dans une logique de continuité des travaux sur la socio-anthropologie du religieux déjà consacrés à l’Algérie et à la région du Maghreb[1]. Aussi, il est question dans cette nouvelle édition d’élargir cette problématique à la Méditerranée à travers d’autres contextes locaux et diverses approches.
En ce sens, la recherche sur la région est liée au rapport du champ religieux et de ses acteurs institutionnels, laïcs et/ou religieux, aux questions relatives aux discours et aux pratiques. Celles-ci se rattachent principalement à l’identité, le sacré et ses manifestations, les tendances religieuses et les mutations, ainsi qu’à la quotidienneté « religieuse » des gens ordinaires.
Notre objectif est d’apporter, dans ce numéro, un éclairage sur les contenus des discours, la nature des pratiques et des représentations religieuses, au regard des mutations sociales, politiques et culturelles que connaissent les deux rives de la Méditerranée. La religiosité est perçue aujourd’hui en tant que panorama religieux ou religioscape (Appadurai, 1996), qui permettrait aux subjectivés de se construire en « expérimentant » le sacré à travers et au-delà des normativités socio-religieuses.
L'hypothèse, selon laquelle la religion disparaîtrait ou serait l’objet d’une privatisation (Habermas, 1991), du fait des processus de modernisation et de sécularisation (Lechner, 1997), ne s'est pas avérée acceptable dans la sphère méditerranéenne (Zuber et al, 2018). Selon Berger (1999), la religion serait en effet la caractéristique première de notre époque. Ce qui prouve plus sa pérennité que son déclin, comme l’attestent des contributions dans ce numéro et d’autres travaux connus...
À ce propos, nous pourrions rappeler l'analyse de Max Weber sur l'éthique protestante (1905) comme fondement moral de la montée du capitalisme, et celle d’Ernest Gellner (1992) selon laquelle le nationalisme correspondait en Occident à un discours ethnique sécularisé et idéalisé. Nous noterons, par ailleurs, que pour le monde arabo-islamique, l’idée est le retour à l'islam par la « purification » du religieux. À la complexité de la situation s’ajoute aussi le fait que « discuter de religion dans la rive sud de la Méditerranée, c'est discuter de l'Iislam » (Gellner, 1985), bien que l’histoire des minorités non musulmanes du Maghreb et celles du Proche-Orient, contredisent cette vision.
Certaines thématiques s’imposent aujourd’hui dans les études socio-anthropologiques sur le religieux, à savoir : la gestion des institutions religieuses, les formes de socialisation dans un contexte de mondialisation caractérisé par les mutations du marché (Rhazzali, 2018 ; Moussaoui, 2009) ; les dynamiques sociales et historiques selon des logiques de concurrence (Pace, 2009) ; les pratiques en rapport avec la « consommation » du religieux (Stolz, 2006 ; Gilsenan, 2000) ; les mutations religieuses dans les espaces médiatiques et les réseaux numériques (Djermouni, 2020) ; le religieux et la question du genre (Lipsyc et Benzenine, 2014 ; Wadud,2006 ). Il n’empêche que les débats sur les contenus des textes sacrés continuent à interroger différemment le sens (Assad, 2017 ; Ferjani, 2012 ; Arkoun, 1985) et à repenser le rapport sciences religieuses islamiques et sciences sociales dans un contexte de pluralité (Hanafi, 2021). Il importe de souligner que la religiosité a fait également l’objet d’analyses et de critiques théologiques de nouvelles formes de spiritualité (Roussou, 2017, Blanes et all, 2013), la diversité des croyances et des orthodoxies dominantes (Mapril, 2013 ; Saraiva, 2008), ainsi que leurs rôles dans l’internationalisation des réseaux religieux (Ambrosini, 2006 ; Riccio, 2003 ; Salzbrunn, 2002), les migrations internationales et les diasporas (Accoroni, 2018 ; Bava, 2010).
Il convient également de citer d’autres études qui se situent par leurs nature à la croisée de l’approche socio-historique et socio-anthropologique. En l’occurrence, il s’agit des travaux sur les ordres mystiques musulmans et les représentations de la religiosité populaire et les pratiques thérapeutiques des rites soufis (Loukili, 2020 ; Khelifa, 2005 ; Chlyeh, 1998), ainsi que les significations du charisme, « la Baraka », la sainteté et le don divin attribué aux saints (Nilly, 2006 ; Werbner, 2003).
En somme, les contributions de ce numéro actualisent certains de ces débats et offrent l’opportunité d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche en lien avec ces terrains d’études
Les réflexions de ce deuxième tome abordent le religieux ainsi que les stratégies des acteurs dans les « contextes transméditerranéens » en question. Elles contribuent aux discussions autour des enjeux de la migration et du statut des religions aujourd'hui, issues de l'islam et du christianisme en particulier.
À partir d’une étude de cas sur la vie religieuse d’un groupe d’immigrés musulmans, les Soninkés maliens, vivant dans un foyer en banlieue parisienne, Dafne Accoroni analyse la contestation symbolique s'articulant autour du discours républicaniste français. Le sujet des mutations concernant notamment les métiers et les pratiques des imams et l’analyse de leurs trajectoires professionnelles apportent des éclairages sur les stratégies et les formes de gestion du champ religieux.
L’étude de Mohammed Khalid Rhazzali, menée en Italie, traite les enjeux et les contraintes institutionnelles en rapport avec l’exercice des métiers des imams en quête de reconnaissance. L’auteur souligne les changements qui affectent leurs rôles traditionnels lorsqu’ils interviennent dans l’espace public. Ces fonctions englobent à la fois le spirituel et le temporel, qui s’apparentent à l’action philanthropique des prêtres.
L'article de Sophie Bava et de Farid El Asri retrace les parcours et les expériences des imams sénégalais à Marseille et marocains à Bruxelles. Ils révèlent ainsi, certains aspects des enjeux de ce métier entre le discours islamique « traditionnel » et la réalité d'un « marché religieux mondialisé » en Europe.
Partant d’une expérience différente, Enzo Pace présente les résultats d'une étude sur la circulation des pasteurs pentecôtistes et néo-pentecôtistes entre l'Afrique subsaharienne et l'Europe. Ces pasteurs considèrent leur mission ancrée à l’Italie, en particulier, en tant que « berceau du catholicisme » et terre de vocation missionnaire. Pensant être investis d’un monopole religieux, ils circulent au Sud pour répandre ce nouveau christianisme universel et réaliser l’activité perçue comme une entreprise charismatique au sens religieux du terme.
Dans la même lignée, Ibrahim Hamdaoui examine les attitudes et les représentations des étudiants du Maghreb, du Canada et de France au sujet des valeurs relatives à la religion, le divorce, le suicide, l'euthanasie… Son approche, basée essentiellement, sur les travaux du Survey international des valeurs, révèle des opinions divergentes pour l’ensemble des sujets à l’exception du divorce.
En vue d’enrichir ce numéro thématique, deux comptes rendus rapportent les observations sur les questions de l’islamophobie. Ils signalent, en substance, la montée des groupes religieux islamistes ainsi qu’une typologie des formes de réception du discours religieux dans la société égyptienne.
Ce deuxième tome enfin, consacre un hommage à l’historien Omar Carlier, décédé en 2021, et une considération au sociologue palestinien Sari Hanafi qui restitue son parcours et sa production scientifique à travers plusieurs réseaux (socialisant, islamisant, libéral…) au sud de la Méditerranée. Il engage ainsi l’ouverture du débat sur la relation entre les élites, dans un contexte de pluralité.
Coordonné par : Djilali EL MESTARI, Mohammed Khalid RHAZZALI et Dafne ACCORONI
Bibliographie
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Notes
[1] Les principaux numéros d’Insaniyat traitant la thématique du religieux :
- Le Sacré et le Politique, n° 11, CRASC, Mai- Aout 2004, coordonné par : Ahmed Ben Naoum
- Religion, pouvoir et société, n°31, CRASC, Janvier-mars 2006, coordonné par : Hassan Remaoun
- Discours littéraire et religieux au Maghreb, n°43, CRASC, 2009, coordonné par : Sidi Mohamed Lakhdar Barka.
- Communautés, Identités, et Histoire, n°47-48, CRASC, 2010, coordonné par : Hassan Remaoun.
